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SEMINAIRE DE RECHERCHE ET DE FORMATION A LA RECHERCHE BIOGRAPHIQUE Ce séminaire, tenu de novembre 2009 à juin 2010, a été organisé par Christine DELORY-MOMBERGER et par Christophe NIEWIADOMSKI de l’ASIHVIF en collaboration avec l’Ecole doctorale ERASME de Paris 13/Nord, le laboratoire EXPERICE (Paris 13/Nord-Paris 8), la revue internationale de recherche biographique « Le sujet dans la Cité ». Vous (re)trouverez ici toutes les interventions des quatre rencontres du séminaire. Les documents préparatoires ne sont pas reproduits ici, certains étant publiés sur des sites mais sont couverts par un copyright. Mais vous pouvez en retrouver les liens sur le site de l’ASIHVIF.

(version au 10 août 2010)





Intervention introductive de Christine Delory-Momberger (professeur en sciences de l’éducation à l’Université de PARIS 13/Nord)

Le biographique : quel espace de recherche dans les sciences humaines et sociales ? Cette première journée de notre cycle de recherche et formation se fixe un objet ambitieux : si l’on fixe la barre très haut, il ne s’agit de rien moins en effet que d’interroger le cadre, le contenu et - d’une certaine manière - la légitimité de « la recherche biographique », en tant qu’elle pourrait constituer un domaine propre de recherche au sein des sciences humaines et sociales. Si l’on est plus modeste et plus propédeutique, - et telle sera ma position dans cette première intervention - il s’agira de se demander quel espace de recherche peut être reconnu au biographique dans le champ des sciences humaines et sociales. La présentation que je vous propose en ouverture de cette journée ne peut être qu’une introduction à ce questionnement, qui sera repris, précisé, documenté, débattu dans les interventions suivantes et dans les échanges suscités avec les participants. Il m’a semblé qu’une des façons d’aborder notre sujet pouvait être de relater brièvement ma propre évolution de chercheur vers cette idée d’un espace de recherche biographique ; non pas tant pour retracer un parcours personnel que pour mettre en histoire (mettre en intrigue) quelques-uns des éléments qui me semblent constitutifs de cette orientation de recherche et – puisque l’ASIHVIF est l’organisatrice de ce cycle de rencontres - pour situer l’émergence de cette orientation au sein de notre courant de formation ; dans un deuxième temps, je tenterai de proposer des éléments de définition, de situation, de contenu à partir desquels pourrait être questionné le champ de validité et d’investigation de la « recherche biographique ».


Vers un espace du biographique I. Je pourrais résumer l’ensemble de mon parcours de chercheur comme une interrogation sur « le biographique » et comme l’approfondissement évolutif de cette notion dans ses multiples dimensions individuelles et sociales. Mes premiers travaux partagent les intérêts et les préoccupations des théoriciens et des praticiens engagés dans la mouvance du courant des « histoires de vie en formation », en particulier sous un double focus : d’une part, comprendre et analyser les processus de changement à l’œuvre dans les démarches de formation fondées sur l’élaboration d’une histoire personnelle ; d’autre part, situer ces démarches dans une histoire (dans une historicité) des pratiques de soi et des formes que prennent selon les époques et les cultures les constructions biographiques. A partir de cette prise en compte de l’inscription sociohistorique des processus de construction individuelle, j’en suis venue à la question qui me semble être au cœur de l’anthropologie sociale, (qui mobilise aussi bien l’histoire que la sociologie et nombre de disciplines des sciences de l’homme et des sociétés), et dont je reprends la formulation à George Duby : la question qui revient toujours, écrit-il, est de savoir comment les individus deviennent des individus ? Question qui en convoque aussitôt beaucoup d’autres qui interrogent le complexe de rapports entre l’individu (la manière dont l’individu se constitue comme individu) et ses inscriptions et environnements historiques, sociaux, culturels, linguistiques, économiques, politiques, etc. Ce qui m’intéresse ici, c’est de comprendre, de préciser le type de travail qui s’effectue dans cette opération de constitution, de genèse socio-individuelle. Pour ne citer qu’elle(s), la sociologie ou plutôt les sociologies apportent des réponses à ces questions : pour le dire à très grands traits, les unes répondent par l’incorporation, l’assimilation ou l’intériorisation des règles et des comportements sociaux, faisant appel à une sorte de mécanique opérant de l’extérieur ; d’autres répondent par l’interaction, la subjectivation, c’est-à-dire par l’activité d’acteurs ou de sujets interagissants engagés dans des « définitions de situations » (Ecole de Chicago, interactionnisme symbolique), confrontés à des « épreuves » (Touraine, Martuccelli), etc. Je me sens à l’évidence plus proche de ce dernier type de réponses, mais ce qu’elles disent de


ces processus me laissent en quelque sorte sur ma faim, ne me semblent pas encore permettre de rendre compte de l’interface de l’individu et du social et de la forme de travail qu’il requiert ou qu’il met en mouvement du côté des individus. C’est à ces préoccupations que « le biographique » me semble pouvoir apporter des éléments de réponse. II. Il faut maintenant que je précise ce que j’entends sous ce terme de biographique, ce qui me permet de constituer ce terme en notion. Et dire aussi les liens d’origine, de fondation avec des objets plus familiers à notre « courant des histoires de vie en formation », comme précisément histoire de vie, récit de vie, formation. Et là encore, je vais m’autoriser à faire rapidement l’histoire de mes objets notionnels – de mes objets de recherche qui sont comme bien souvent dans nos histoires de chercheurs des objets émotionnels. Mon premier objet de recherche était clairement l'« histoire de vie » telle qu'elle s’élabore dans le récit qu'un individu fait de sa propre existence ou de larges pans de son existence. Cette « histoire de vie » pouvait se présenter de façon générale (récit de vie) ou thématisée selon des domaines spécifiques (récit de formation, récit d'immigration, récit de pratiques professionnelles, par exemple) : elle n'en correspondait pas moins à un récit développé, produit le plus souvent dans le cadre d’une demande spécifique répondant à des besoins spécifiques (de formation, de connaissance, de soulagement ou de réparation thérapeutique, etc.). Un premier infléchissement s'est produit lorsque j'ai été amenée à considérer le « raconter-lavie » comme une activité des plus communes et quotidiennes, à laquelle invitent de multiples occasions de la vie sociale : une très large partie des échanges humains, en famille, à l'école, sur les lieux de travail, dans les cercles de socialité, se fait sur le mode du récit-de-la-vie et d'une forme de dialogue où chacun s'adresse à l'autre en racontant des fragments de sa propre histoire. Dans ces échanges narratifs, l'objet « récit » n'est cependant plus tout à fait le même : c'est un discours partiel, éclaté, souvent inachevé, qui n'a plus le développement du récit de vie (il peut tenir en quelques mots) et qui tire sa cohérence moins de la logique interne qui le porte que de son articulation thématique et argumentative à l'objet de l'échange ; la dimension performative est peut-être d'ailleurs le caractère dominant de ces récits-arguments


qui assument une fonction immédiate d'auto-présentation et permettent à leurs auteurs d'affirmer leur présence dans l'échange. Cette prise en compte de la discursivité narrative dans les relations sociales quotidiennes élargit considérablement les formes assignées au « récit de vie » (d’un récit développant dans la durée une syntaxe narrative complexe à un motif narratif quelquefois à peine ébauché), en même temps qu’elle invite à examiner le fonctionnement de cette activité d'auto-narration dans des situations sociales communes : ce qui en ressort, c’est la fonction de position assurée par le récit, son rôle dans l'économie de l'échange, la manière dont il permet à son auteur de tenir sa place en le constituant comme partenaire de la relation. C'était donc là un premier degré de reconnaissance de la dimension de socialisation en acte du récit, de sa fonction comme instrument de positionnement et de négociation sociale. L'étape suivante, et à mon sens la plus importante de ma réflexion, est celle qui m’a amenée à entrevoir un espace du biographique, intégrant le récit oral ou écrit comme une de ses formes, mais recouvrant de façon beaucoup plus large l'ensemble de l'activité par laquelle l'être humain est capable de se représenter l'inscription de son existence dans le temps. Je ne vous dirai pas ici tout ce que je dois à la tradition allemande, aux développements de Dilthey sur l’autobiographie comme modèle 1

d’intelligibilité, à Wilhelm Schapp

qui a développé une phénoménologie de 2

« l'homme racontant » et a montré combien l'être humain est intriqué et se confond 3

avec les histoires qu’il se raconte de lui-même . Sur la voie de cette phénoménologie 4

ouverte par W. Schapp et revisitée par Paul Ricoeur , j'ai fait réflexion de cette inscription incessante de l'agir et du penser humains dans des figures orientées et articulées dans le temps, qui organisent mentalement le moindre de nos gestes, de

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nos comportements, de nos actions selon la logique d’une raison narrative. L’être humain vit chaque instant de sa vie comme le moment d’une histoire en cours (quelque chose commence, quelque chose est en cours, quelque chose prend fin) : histoire d’un instant, histoire d’une heure, d’une journée, histoire d’une vie. Dès lors l'activité biographique n’est plus cantonnée au seul discours, aux seules formes orales ou écrites d'un verbe réalisé, mais relève d’abord d’une attitude mentale et comportementale, d’une forme de compréhension et de structuration de l'expérience et de l'action, s'exerçant de façon constante dans la relation de l'homme avec son vécu et avec le monde qui l'environne. Le recours aux termes de biographie et de biographique pour désigner, non pas la réalité factuelle du vécu, mais le champ de représentations et de constructions selon lesquelles les êtres humains perçoivent leur existence, souligne combien cette compréhension narrative de l'expérience ressortit à une écriture, c'est-à-dire à un mode d’appréhension et d’interprétation du vécu ayant sa dynamique et sa syntaxe, ses motifs et ses figures. Il permet par ailleurs de prendre en compte le caractère historiquement et culturellement construit de la figuration narrative et la variabilité de ses formes selon les époques et les sociétés. Les néologismes (se) biographier et biographisation que j’emprunte à l’allemand marquent le caractère processuel de l'activité biographique et renvoient à toutes les opérations, conscientes ou inconscientes, intentionnelles ou non-intentionnelles, mentales, comportementales, verbales, par lesquelles l'individu ne cesse d’inscrire son expérience et son action dans des schémas temporels orientés et finalisés. L'espace du biographique s'en trouve alors singulièrement agrandi. Dans sa dimension et son orientation temporelle d’abord : il n’est plus limité au seul point de vue rétrospectif de la remémoration ou de la reconstruction du passé, il est aussi le modèle d’intelligibilité de l’expérience présente comme il permet de donner une forme à notre avenir proche ou lointain. Dans ses fonctions ensuite : ce que cette approche fait apparaître en effet, c'est la dimension socialisatrice de l’activité biographique, le rôle qu'elle exerce dans la manière dont les individus se comprennent eux-mêmes et se structurent dans un rapport de co-élaboration de soi et du monde social. Qu'il s'agisse de notre temporalité la plus immédiate, - celle qui par exemple, au réveil, nous fait mentalement envisager l’emploi du temps de notre


journée -, ou de la reprise de vastes pans de notre histoire de vie professionnelle (dans un curriculum vitae, dans un bilan de compétence), qu’il s'agisse encore des projets que nous nous fixons, des souhaits ou des rêves que nous formulons pour notre avenir, les « histoires » que nous racontons sur nous-mêmes et que, pour certaines, nous adressons à d'autres, loin de nous renvoyer à une intimité inaccessible, à une sorte de « grand secret » inatteignable, ont pour effet de relier, d’articuler notre espace-temps individuel à l'espace-temps social. Effet qui ne peut être obtenu que parce que la séquence narrative que nous construisons, dans ses formes et ses contenus, implicite une connaissance des contextes, des institutions, des pratiques, parce qu'elle met en intrigue une rationalité sociale à laquelle nous sommes mêlés, parce qu'elle constitue un espace d’intermédiation entre le monde social et nous-mêmes. Dans les multiples occasions de récit que nous offre chaque jour, nous ne cessons de fait de participer à la construction (en nous et hors de nous) de la réalité sociale en la déclinant selon les multiples motifs et intrigues qui nous lient à elle. En quelque sorte, nous ne pouvons pas faire que les histoires que nous racontons sur nous-mêmes et à nous-mêmes ne soient en même temps des histoires de société. Le biographique pourrait ainsi être défini comme l’interface qui permet à l'individu, dans les conditions de son inscription socio-historique, d'intégrer, de structurer, d'interpréter les situations et les événements de son vécu. L'activité de biographisation apparaît comme une herméneutique pratique, selon laquelle l'individu construit les formes et le sens de ses expériences au sein du monde historique et social. Et dès lors, la problématisation de la question biographique n'est plus de savoir comment démêler dans les récits personnels la subjectivité individuelle de ce qui serait l'objectivité sociale, elle ne consiste plus à interroger la validité du matériau biographique pour la mise à jour de constantes et de règles générales ; elle consiste prioritairement à prendre en compte le fait biographique lui-même, à en définir l’espace et la fonction dans le rapport de l'individu et du social, à en interroger les multiples dimensions - anthropologique, sémiotique, cognitive, psychique, sociale - aux fins d'aider à mieux comprendre les liens et les processus de production et de construction réciproque des individus et des sociétés. Tel est, tel serait l’objectif général que se fixerait la recherche biographique et que je vais maintenant essayer de préciser.


Vers la recherche biographique : éléments de définition et de situation I. Lorsque je veux faire comprendre à mes étudiants l’approche qui pourrait être celle de la recherche biographique, - et je pourrais évidemment faire la même chose avec vous ici et maintenant-, je les invite à réfléchir à la situation « universitaire » qui nous réunit, eux et moi, dans tel lieu, à telle heure, pour tel type de tâche, pour telle finalité, etc. Nous tentons de recenser aussi précisément que possible l’ensemble des traits qui permettent de décrire cette situation : dans son espace-temps institutionnel (une salle de cours dans une université, un horaire programmé relatif à une unité d’enseignement, etc.), dans ses fonctionnalités et ses finalités sociales (un cours, un cursus, une formation, etc.) dans les rôles et les rapports sociaux qu’elle induit (« enseignants »/ « étudiants »), dans les tâches auxquelles elle correspond (apprendre/comprendre/débattre, etc.). Sous l’ensemble des ces aspects, nous pouvons dire que cette situation nous est « commune » : nous partageons cette situation, nous la vivons ensemble. Pouvons-nous dire cependant que nous vivons la même situation ? Oui si, prenant le point de vue du sociologue, nous considérons sa dimension collective (sociale, institutionnelle, culturelle). Mais assurément non, si nous considérons la forme et le sens qu’elle prend pour chacun de nous. En effet, chacun parmi nous vit cette situation en tant que situation individuelle, personnelle, et à ce titre singulière. Pour pouvoir saisir cette singularité, il faudrait que chacune des personnes présentes puisse formuler la manière dont la situation en question vient s’inscrire dans son équation personnelle, comment elle vient « prendre place » et comment chacun lui « fait place », consciemment ou non, dans son existence ; dans son existence ou plutôt dans les représentations que chacun se fait de son existence et dans l’histoire qu’il en construit, dans sa biographie. Pour saisir cette expérience singulière, il faudrait que nous comprenions comment chacun rapporte cette situation à lui-même et à son histoire, comment il biographie ce lieu et ce moment, cet ensemble de tâches et de fonctions auxquels il participe. Ce serait assurément une entreprise très considérable d’expliciter ce rapport singulier, parce qu’il faudrait saisir l’ensemble des composantes

(intellectuelles

et

cognitives,

mais

aussi

sociales,

familiales,


domestiques, psychologiques et affectives, et encore historiques et géographiques) qui, dans l’espace et dans le temps, des plus proches et circonscrits (par ex. le trajet que chacun a fait pour rejoindre l’université) aux plus lointains et aux plus larges (par ex. l’ensemble de l’histoire de l’existence), construisent pour chacun le faisceau très complexe de ses relations avec la situation présente. Or cette expérience et cette construction singulière que nous faisons du monde social et culturel (au sens anthropologique) auquel nous appartenons sont pour chacun de nous l’objet d’une activité constante. Nous ne cessons en fait de rapporter à nous-mêmes les situations socialement et culturellement déterminées auxquelles nous sommes mêlés et de faire de ces situations notre expérience propre, nous ne cessons de biographier les contextes et les environnements qui sont ceux de notre inscription historique, culturelle et sociale5. II. Tel serait alors l’objet de la recherche biographique : explorer les processus de construction des individus au sein de l’espace social, montrer comment les individus donnent une forme à leurs expériences, comment ils font signifier les situations et les événements de leur existence, comment ils agissent et se construisent dans leurs environnements historiques, sociaux, culturels, politiques. Et conjointement, comment les individus, par les langages culturels et sociaux qu’ils actualisent dans ces opérations de biographisation, - langages pris ici au sens très large : codes, répertoires, figures de discours ; schémas, scripts d’action, etc. – contribuent à faire exister, à reproduire et produire la réalité sociale. Dans cet interface de l’individuel et du social qui n’existent que l’un par l’autre, qui sont dans un processus incessant de constitution réciproque -, l’espace de la recherche biographique serait donc de rendre compte de la relation singulière que l’individu entretient par son activité biographique avec le monde historique et social et l’étude des formes construites 'qV GDQV VRQ OLYUH IRQGDWHXU +LVWRLUH HW KLVWRLUHV GH YLH 0DUFR )HUUDURWWL HPSUXQWDQW j OD WKpRULH VDUWULHQQH GH OD SUD[LV KXPDLQH FRPPH XQLYHUVHO VLQJXOLHU DYDLW SURSRVp XQH WKpRULVDWLRQ GH FH SURFHVVXV HQ PRQWUDQW TXH WRXWH SUDWLTXH LQGLYLGXHOOH KXPDLQH HVW XQH DFWLYLWp V\QWKpWLTXH SDU ODTXHOOH O¶KRPPH VLQJXODULVH O¶XQLYHUVDOLWp G¶XQH VWUXFWXUH VRFLDOH XQH WRWDOLVDWLRQ DFWLYH SDU ODTXHOOH LO LQGLYLGXDOLVH O¶KLVWRLUH VRFLDOH FROOHFWLYH ©/¶LQGLYLGX Q¶HVW SDV XQ pSLSKpQRPqQH GX VRFLDO 3DU UDSSRUW DX[ VWUXFWXUHV HW j O¶KLVWRLUH G¶XQH VRFLpWp LO VH SRVH FRPPH S{OH DFWLI V¶LPSRVH FRPPH SUD[LV V\QWKpWLTXH %LHQ ORLQ GH UHIOpWHU OH VRFLDO O¶LQGLYLGX VH O¶DSSURSULH OH PpGLDWLVH OH ILOWUH HW OH UHWUDGXLW HQ OH SURMHWDQW GDQV XQH DXWUH GLPHQVLRQ FHOOH GH VD VXEMHFWLYLWp ,O QH SHXW HQ IDLUH DEVWUDFWLRQ PDLV LO QH OH VXELW SDV SDVVLYHPHQW DX FRQWUDLUH LO OH UpLQYHQWH j FKDTXH LQVWDQW ª )HUUDURWWL )UDQFR +LVWRLUH HW KLVWRLUHV GH YLH /D PpWKRGH ELRJUDSKLTXH GDQV OHV VFLHQFHV VRFLDOHV 3DULV /LEUDLULH GHV 0pULGLHQV S


qu’il donne à son expérience. Pour dire les choses d’une façon schématique, si, par rapport à la figure de l’individu, l’objet de la sociologie est l’individu saisi dans ses structures et ses déterminations sociales, si celui de la psychologie est l’individu saisi dans ses affects et ses fonctionnements psychiques, l’objet que se fixe la recherche biographique serait l’étude des modes de constitution de l’individu en tant qu’être social singulier. Mais pour ce faire, la recherche biographique se doit de tenir ensemble, de prendre ensemble ce qui constitue précisément l’interface qu’elle se fixe pour objet d’analyser et de comprendre : à la fois l’agentivité individuelle et la structure sociale, à la fois l’expérience singulière et les « cadres de l’expérience », à la fois, pour reprendre une distinction anthropologique (Marshall Sahlins) la « culture vécue » et la « culture constituée » (ou transposée dans un langage plus sociologique : la « société vécue » et la « société constituée »). Comment comprendre en effet ce que vivent et ce que construisent les individus si l’on n’a pas une connaissance précise, analytique des mondes sociaux dans lesquels ils vivent, et en particulier des représentations, des modèles, des injonctions biographiques dont ces mondes sociaux sont porteurs ? Comment comprendre la manière dont les enfants et les adolescents font l’expérience de l’école - dont ils la font signifier dans les images et les figures qu’ils ont d’eux-mêmes - si l’on ne dispose pas d’une analyse conséquente de l’ordre et de la culture scolaire, des injonctions biographiques dont l’école est porteuse, du rapport qu’établit l’institution scolaire au langage et au savoir ? Comment comprendre les difficultés biographiques du public de l’insertion sociale et professionnelle si l’on ne confronte pas les attentes, les dispositions, les projets des personnes avec les logiques d’entreprise et les programmations biographiques de la société de marché ? Et pour revenir au récit, comment accéder à une compréhension des récits individuels et des constructions biographiques dont ils sont le lieu si l’on ne se donne pas les moyens d’une réflexion sur les conditions de production et de réception du récit biographique selon les époques et les sociétés, si on ne dispose pas en particulier d’analyses précises sur les fonctions du récit biographique dans le rapport contemporain de l’individu au social, sur les formes de contractualisation et l’instrumentalisation dont il est par exemple l’objet dans la mise en œuvre des politiques sociales ?


III. En quoi, se demandera-t-on, la recherche biographique se différencierait-elle ici d’une sociologie de l’individu maintenant bien représentée et soucieuse elle aussi de rendre compte de la subjectivité individuelle ? Il me semble que l’on pourrait assez précisément répondre : en ceci qu’elle introduit la dimension du temps, de la temporalité biographique de l’expérience et de l’existence dans l’interface de l’individuel et du social. Je m’explique en reprenant une métaphore que j’ai quelquefois utilisée, et que je construis d’ailleurs à partir de la façon elle-même métaphorique dont nous parlons de la « société ». Nous avons coutume en effet de nous représenter la « société » comme une figure dans l’espace. Les mots dont nous usons pour la nommer en témoignent : nous parlons d’espace social, de milieu social, d’environnement social, et nous discernons au sein de la « réalité sociale » des relations, des interactions, des réseaux, des stratifications, des structures, tous termes qui renvoient à un mode d’objectivation spatiale des phénomènes que nous voulons désigner. Si nous prêtons un instant une « réalité » à cette figuration spatiale de la société et si nous considérons la manière dont les individus la vivent et l’expérimentent, que constatons-nous ? L’« entrée » de l’individu dans l’espace social se fait dans le temps, la relation qui inscrit l’individu dans le monde social (autre métaphore spatiale) est une relation temporelle : l’individu vit l’espace social sur le mode du temps. Cette dimension temporelle de l’expérience individuelle, les sciences sociales ont peine à en rendre compte, dans la mesure où leur démarche la plus habituelle, même lorsqu’elles recourent au matériau biographique, est précisément de la mettre en parenthèses, dans une sorte d’épochè épistémologique et méthodologique, pour retrouver le « terrain » d’une géographie ou d’une cartographie du social. Restons sur le terrain de la métaphore : l’individu, pourrions-nous dire, est dans l’espace social comme le marcheur dans le paysage. Et de même que, pour le marcheur, le paysage n’existe que dans le déroulement temporel de la marche, dans la perception successive des points-de-vue qu’elle organise, de même, pour l’individu, le monde social ne prend réalité que dans la successivité de son existence et de son expérience. Quels sont, pour le marcheur dans le paysage comme pour l’individu dans le monde social, les effets de cette « temporalisation » de l’espace ? Elle entraîne une transformation dans la perception et la construction de l’espace,


organisé

dès

lors,

non

plus

selon

des

règles

abstraites

et

formelles

(géomorphologiques pour le paysage, sociologiques pour l’espace social), mais selon le point de vue et la durée de celui qui le traverse. La biographie est au monde social ce qu’est le récit de voyage aux pays traversés par le voyageur : l’histoire d’une mise en forme de l’espace dans la temporalité d’une expérience individuelle. C’est ici que la recherche biographique doit trouver sa posture spécifique. Quelle que soit l’attention portée par la sociologie contemporaine aux comportements et aux pratiques individuelles, sa préoccupation première reste de « dresser la carte » du monde social et d’y rechercher des régularités, des constantes, des lois. Dans ce sens, les matériaux biographiques sont conçus comme le reflet, la traduction, l’expression individuelle de comportements sociaux et culturels collectifs. La recherche biographique a un autre objet : elle se donne pour tâche de comprendre comment « le marcheur construit le paysage », comment l’individu, au fil de ses expériences dans le temps, produit en lui-même et hors de lui-même l’espace du social. Cette position, si elle a quelque pertinence, n’est pas simple à faire reconnaître : dans le champ des sciences humaines et sociales, on ne comprend pas bien sur quelle frontière vague et insaisissable la recherche biographique prétend se situer, entre sciences sociales, sciences psychologiques, sciences cognitives, etc. Mais c’est justement, - et c’est bien en cela que consiste l’enjeu épistémologique et méthodologique de la recherche biographique -, c’est justement qu’elle ne se situe pas entre ces approches, mais qu’elle prétend constituer par elle-même une approche autonome, parce que son objet est le fait biographique pris en lui-même et que cet objet est à la fois de nature sociale, psychique, cognitive, sémiologique, discursive, etc. La recherche biographique doit donc trouver sa place, non comme un sous-produit ou comme une annexe de la sociologie ou de la psychologie, mais comme une approche qualitative spécifique au sein de l’anthropologie sociale. Quelle que soit l’attention portée par la sociologie contemporaine aux comportements et aux pratiques des individus, sa préoccupation première reste de décrire la réalité sociale dans ses régularités et ses constantes. Dans ce sens, les matériaux biographiques sont conçus par le sociologue comme le reflet, la traduction, l’expression individuelle de comportements sociaux et culturels collectifs. La recherche biographique a un


autre objet : elle voit dans le biographique, non pas l’instrument d’un savoir extérieur, mais le phénomène même à étudier et à interpréter. Je reprendrai volontiers pour conclure la citation de Lévi-Strauss que nous avons mis en exergue de notre cycle de rencontres : « Les faits sociaux, écrit-il, sont vécus par des hommes et cette conscience subjective, autant que leurs caractères objectifs, est 6

une forme de leur réalité. » En décrivant la manière dont les individus vivent et construisent leurs expériences au sein du monde historique et social, c’est à la réalité subjective des faits sociaux que la recherche biographique voudrait tenter de donner corps. Et c’est ce dessein, ce projet, - avec toutes les incertitudes, peut-être les ambiguïtés, sans doute les interrogations qui l’accompagnent -,

que je soumets

maintenant à vos réactions, à vos questions et à vos débats.

Bibliographie Ferrarotti (F.), 1983, Histoire et histoires de vie. La méthode biographique dans les sciences sociales, Paris, Librairie des Méridiens. Lévi-Strauss (C.), 1973, Anthropologie structurale deux, Paris, Plon. Ricoeur (P.) (1983), Temps et récit I, Paris, Seuil. Schapp (W.) (1992), Empêtrés dans des histoires. L'être de l'homme et de la chose, trad. de J. Greisch, Paris, Editions du Cerf; titre allemand de l’ouvrage In Geschichten verstrickt. Zum Sein von Mensch und Ding, Wiesbaden, B. Heymann, 1953 (3ème éd., Frankfurt/Main, Klostermann Verlag, 1983).

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« En écho » : Christophe Niewiadomski (maître de conférences à l’Université LILLE 3)

Quelle place pour le biographique dans l’interface entre individu et société ? A l’occasion de cette première journée du cycle de recherche et de formation organisé par L’ASIHVIF-RBE, et en écho au texte de Christine Delory-Momberger, nombreux sont les points qui mériteraient d’être commentés tant la thématique abordée s’avère arborescente et stimulante. Soucieux de respecter le cadre que nous nous sommes fixé, je me limiterai cependant à centrer brièvement mon propos sur l’un des aspects abordé dans l’argument : la place du biographique dans l’interface entre individu et société. Je voudrais ainsi vous soumettre trois points que j’espère de nature à alimenter nos échanges à l’occasion de cette table ronde : Ma première remarque tient à la place « des sociologies » dans la question de la genèse socio-individuelle des individus. Christine Delory-Momberger, fort justement, identifie les deux grands courants actuels de la sociologie contemporaine qui s’attachent à travailler cette question. D’une part les sociologies qui mettent l’accent sur les processus de fabrication sociale des individus au travers l’intériorisation de normes et de schèmes d’actions, d’autre part, les sociologies plus attentives aux complexités individuelles du sujet social et qui s’intéressent, entre autres, aux processus de subjectivation. Cependant, si cette distinction est parfaitement pertinente, elle ne rend pas suffisamment compte, à mon sens, du travail des sociologues qui se penchent aujourd’hui sur l’étude des articulations entre processus de socialisation, de subjectivation et d’individuation et pour lesquelles l’usage du biographique joue désormais un rôle déterminant. Vincent de Gaulejac, dans son dernier ouvrage, indique à ce propos : « On ne peut plus séparer l’étude de la société de celle de l’individu. Nous n’avons plus là deux entités dissociées, mais un ensemble de processus complexes qui relient en permanence le registre individuel et


le registre social. » (2009 : 46) Il me semble que nous avons ici des « compagnons de route » qui inscrivent leur travail au cœur du projet de la recherche biographique. Ma seconde remarque concerne l’activité de biographisation, entendue comme une herméneutique pratique susceptible de rendre compte de l’interface entre l’individu et le social. La complexité de cette notion de biographisation, finement éclairée par l’exemple donné par Christine Delory-Momberger à propos de situations sociales partagées et néanmoins toujours vécues de manière singulière, est tout à fait centrale et, à mon sens, particulièrement heuristique. Pour ma part, elle m’a permis d’opérer des connexions avec un modèle déjà assez ancien qu’évoquait Kurt Lewin (1959) à propos de la notion de « champ », c'est-à-dire de

l’inscription des

personnes dans des espaces de vie déterminés par des frontières et, surtout, avec les travaux de Georges Lerbet à propos de la notion de « système-personne » (1993). Pour résumer très rapidement cette approche, il importe d’indiquer que l’auteur définit la personne comme un système ouvert, c'est-à-dire un système actif sous tension qui gère avec son environnement des flux d'échanges entrants et sortants. Ce système s'organise selon le modèle suivant :

Environnement Extériorisation Intériorisation

Ego

Décentration Centration Milieu

Bien entendu, il existe des systèmes personne plus ou moins complexifiés et plus ou moins « fermes ». Dans cette perspective, la fermeté d'un système est corrélative à l'étendue de son milieu et à la richesse de son organisation. Une fermeté plus grande


permet au système personne de complexifier son Ego et son Own world. Le système possède alors plus de souplesse d'adaptation, plus de variété, ce qui lui permet de résister davantage aux agressions de l'environnement. Ce système fonctionne selon le groupe logique suivant : Intériorisation, décentration, extériorisation et centration. Pour Lerbet, ce groupe de quatre fonctions est considéré comme isomorphe du groupe INRC (identique, négative, réciproque et corrélative) décrit par Piaget et qui régit les processus humains les plus évolués. Ainsi, la personne échange en permanence des flux d'informations avec son environnement par l'intermédiaire de ce groupe de quatre fonctions. L'intériorisation, qui marque le développement de l'Own world, et la décentration, qui marque le développement de L'Ego, sont des processus intégratifs qui permettent au système personne de se complexifier, d'acquérir plus de variété et donc plus de possibilités d'adaptation à l'environnement. Lorsque ces fonctions prédominent, il y a gain de néguentropie. Le systèmepersonne tend à s'organiser. Au contraire, les processus d'extériorisation (réduction de l'own world) et de centration (réduction de l'Ego), sont des éléments facteurs de désintégration pour le système personne. Dans le cas où ces fonctions prédominent, l'entropie est croissante et le système tend à se désorganiser. De mon point de vue, l’un des grands mérites de ce modèle est de proposer une distinction claire entre l’environnement, extérieur à la personne, l’Ego, que l’on pourrait sans doute trop rapidement désigner par le « noyau intérieur » de la personne et enfin, à l’interface de ces deux espaces, le milieu personnel, c'est-à-dire la zone d’interaction et d’appropriation de l’environnement par le sujet. Pour le dire autrement, si nous partageons tous des situations où nous sommes placés dans le même environnement que nos semblables, nous avons chacun un milieu différent. On voit ici le lien avec le processus de biographisation décrit par Christine DeloryMomberger et combien le biographique constitue sans doute l’approche élective permettant de comprendre comment l’individu construit les formes et le sens de ses expériences singulières à l’interface avec le monde historique et social. Plus encore, il est probable que l’activité narrative, en tant que telle, peut parfois contribuer, pour reprendre les fonctions utilisées par Lerbet, à un gain d’intériorisation et de décentration et donc de fermeté pour l’individu, ce qu’avaient, entre autres auteurs, parfaitement bien perçus Gaston Pineau et Jean-Louis Le Grand lorsqu’ils écrivaient


: « Cet acte si simple d’énonciation n’apporte pas seulement de façon brute une matière première à traiter. Il annonce un sujet, comme l’énoncent si bien les herméneutes. » (1993 : 46) En tout état de cause, on l’aura compris, s’ouvre ici, pour la recherche biographique, de multiples domaines d’investigation au cœur des liens complexes qui se tissent entre l’individu et le social. Enfin, ma troisième remarque sera de nature plus empirique et concerne un exemple, parmi tant d’autres, d’application potentielle de la recherche biographique à un champ d’investigation que j’ai découvert il y a peu : celui des inégalités sociales de santé. Pierre Aïach, collègue et ami qui m’a fait l’amitié de co-diriger un ouvrage sur ces questions (1993), considère que les inégalités sociales de santé peuvent finalement être envisagées comme le produit ultime de l’ensemble des autres inégalités sociales. En outre, à propos des inégalités sociales de santé en matière de cancer, il suggère d’approfondir l’hypothèse selon laquelle l’apparition et le développement des pathologies cancéreuses pourraient se trouver influencées par une accumulation de dommages biologiques résultants d’un vieillissement social différentiel. Celui-ci serait la conséquence d’un affaiblissement qualitatif du capital cellulaire disponible, se trouvant finalement altéré par les effets cumulatifs des désavantages sociaux et des épreuves existentielles rencontrées par les individus au cours de leur vie. En outre, des effets d’amplification et de synergie entre facteurs de risques se coupleraient avec les dispositions socialement différenciées à adopter des conduites de prévention et à s’approprier les bénéfices des progrès thérapeutiques. Face à la complexité de tels phénomènes qui interrogent de manière cruciale l’interface entre l’individu et le monde social et historique, la recherche biographique, sans nul doute, peut, ici encore, apporter une contribution décisive au débat scientifique.


Bibliographie De Gaulejac V. (2009) Qui est « Je » ? Sociologie clinique du sujet. Paris : Seuil Lerbet G. (1993) Système personne et pédagogie. Paris : ESF Lewin K. (1959) Psychologie dynamique. Paris : PUF Niewiadomski C. & Aïach P. (dir.) (2008), Lutter contre les inégalités sociales de santé. Politiques publiques et pratiques professionnelles. Rennes : Presses de l’EHESP Pineau G. ; Le Grand J-L. (1993) Les histoires de vie. Paris : PUF, p. 96



« En écho » : Jean-Michel Baudouin (professeur à l’Université de GENEVE)

Repérer les convergences Le cahier des charges de cet écho est de « tenir » en cinq minutes. Il s’agit donc d’un genre bref, qui invite au propos resserré à forte densité. Du moins, espérons. On peut se demander en quel sens il est possible d’évoquer « une » ou de « la » recherche biographique en sciences humaines et sociales ? Il n’existe pas encore un domaine labellisé comme tel, et cependant il est incontestable qu’il existe pour un ensemble hétérogène de chercheurs des convergences que l’on peut lister, qui forment une série de convictions débattues, souvent objet de controverses, mais qui font absolument partie du paysage scientifique.

Le biographique comme unité d’analyse Par exemple, il n’est plus insensé d’aborder le biographique comme unité d’analyse pertinente dans la perspective de comprendre la formation des subjectivités, mais également le repérage de régularités psychologiques, sociales ou historiques. La chose semble mieux admise aujourd’hui qu’aux temps du structuralisme triomphant. Régularités et singularités : deux dimensions classiques du biographique. Pour rester dans le champ de la formation des adultes, les travaux sociologiques de Claude Dubar (1980, 1991) constituent une illustration typique de cette prise en compte du biographique comme unité d’analyse de processus sociaux, comme par exemple le rapport différentiel à la formation continue : pour comprendre la mobilisation personnelle dans la formation ou au contraire le non-investissement radical, il est nécessaire d’identifier les dynamiques biographiques antérieures des sujets concernés. Le biographique devient ainsi le facteur réellement explicatif des processus saisis par l’analyse statistique. La prise en compte des singularités des


parcours de vie et des subjectivités que ceux-ci développent permet progressivement l’identification de régularités différentielles.

Le biographique et la question empirique Comme on le voit, se préoccuper du biographique, c’est nécessairement poser une orientation empirique forte. Ce que vivent (et pensent, et font) les gens, c’est la question de recherche primordiales, dès Thomas et Znaniecki (1918-1920), dès Sève (1969), dès de Certeau (1980), dès Bertaux (1977). Il faudrait également citer Les Enfants de Sanchez d’Oscar Lewis (1963), dont la réception sera déterminante pour la prise de conscience de l’identité du champ biographique et l’enjeu empirique qui le définit. On veut connaître les formes de vie, pour témoigner, faire savoir, ou dénoncer selon les cas. Pour comprendre et expliquer. Une recherche biographique sans enracinement empirique n’a pas d’objet. Ce point est capital, en tant qu’il est également indissociable d’une perspectives militante et éthique : démocratiser l’autobiographie par une reconnaissance des formes de vie ordinaire, faire mémoire de ce qui, sans le récit, n’aura jamais été su (Benjamin, 1971).

Le biographique et l’enjeu épistémologique L’enjeu empirique du biographique ne comporte pas seulement un enjeu éthique. Il y a une autre convergence, qui tient à la prise en compte des puissances épistémiques du récit. Pas de manière exclusive, mais de manière significative. Le récit est une modalité de la production scientifique. Pas seulement un corpus qui provoque ou contredit la montée en généralité trop rapide du chercheur, ce qui est déjà une vertu louable, mais plus en profondeur une forme irréductible du savoir. Comprendre mieux, c’est raconter davantage. Les travaux de Ricœur dans le champ de l’historiographie en particulier sont décisifs dans la perspective de saisir à la fois la spécificité et le caractère indépassable d’une raison narrative, non réductible aux formes de causalisme propres aux sciences de la nature. Le biographique est ainsi simultanément

une

épistémologique.

unité

d’analyse,

un

ancrage

empirique

et

un

enjeu


Le biographique et le thème critique Mais on l’imagine sans peine, le biographique définit également une perspective critique. Il interroge les « horizons d’attente » propres à l’élaboration épistémique et son projet cohérent de dés-historiciser en partie ses produits. Le biographique constitue une régulation critique des prétentions intellectuelles, non pas qu’il ait le dernier mot, mais il permet d’en restituer les conditions de production et les enjeux. Le biographique peut être aussi le moyen de rendre compte de la formation intellectuelle des chercheurs, et des évolutions de celle-ci. Il ne constitue pas une trivialité rassemblant quelques anecdotes contingentes, mais définit les perspectives culturelles et restaure les divers enjeux qui peuvent traverser la production scientifique.

Les temporalités du biographique Le biographique pose ainsi la question du temps. C’est incontestablement un point central. Dans le champ des sciences de l'éducation, on parle par exemple de « processus » de formation. C’est-à-dire de quelque chose qui s’inscrit dans une durée,

même

euphémisée

dans

les

métaphores

spatiales

habituelles

du

« longitudinal » (parcours, par exemple d’insertion, étapes, trajectoire biographique, etc.). En ce sens, le biographique pose les problèmes les plus difficiles d’évolution ou d’involution, de devenir, de rupture, d’imprévu. En tant qu’unité d’analyse, le biographique s’inscrit dans le temps. Il est diachronie, successivité et « simultanéités confuses » (pour reprendre le mot de Gide), chronologies plurielles.

Le quantitatif Le biographique n’est pas que recherche qualitative. La recherche quantitative longitudinale est en plein développement et son potentiel critique est remarquable (sociologie des parcours de vie par exemple, mais pas seulement). Nous avons besoin de l’une et de l’autre pour décrire et comprendre ce qui affecte en profondeur les biographies contemporaines, et qui est en rupture avec les biographies des


générations antérieures. Ces convergences, la liste n’est ici pas exhaustive, n’excluent nullement des spécificités irréductibles selon les ancrages disciplinaires ou facultaires. Mais elles peuvent définir un corps unifié de préoccupations.

Références Benjamin, D. (1971). Le narrateur. In Poésie et Révolution. Paris : Denoël. Bertaux D. (1977). Destins personnels et structures de classe. Paris : coll. Politiques. PUF. Certeau, M. de (1980). L'invention du quotidien. 1. arts de faire. Paris : Editions Gallimard. Dubar, C. (1980). Formation permanente et contradictions sociales. Paris : Editions sociales. Dubar, C. (1991). La socialisation, construction des identités sociales et professionnelles. Paris : Armand Colin. Lewis, O. (1963). Les enfants de Sanchez. Paris : Gallimard. Ricœur, P. (1983). Temps et récit. 1. L'intrigue et le récit historique. Paris : Seuil, Coll. Points. Sève, L. (1969). Marxisme et théorie de la personnalité. Paris : Editions sociales. Thomas, W. & Znaniecki, F. (1918-1920/1974). The Polish Peasant in Europe and America. Boston : Richard G. Badger


Intervention de Michel Manson (historien, professeur à l’Université de PARIS 13/Nord)

Écrire une vie, ou la biographie comme genre historique. Avec les vingt et quelques pages dactylographiées que je vais vous raconter, je vais prendre un peu plus de temps que les vingt minutes qui me sont accordées… Mais ce n’est pas grave puisqu’on a tout l’après-midi devant nous ! En fait, je peux mettre tout ce que j’avais prévu de côté en fonction de tout ce qui s’est dit depuis ce matin et je vais donc improviser. J’avais en effet prévu d’essayer de vous montrer comment l’histoire s’est effectivement confrontée à la biographie au cours d’une historiographie, je voulais reprendre ce qui en a été des histoires de vie et de la façon de raconter la vie des autres, de ceux qui ont vécu dans le passé. Faire une biographie de quelqu’un, cela s’est fait depuis l’Antiquité d’une façon qui a changé au cours de l’Histoire et j’aurais voulu vous montrer qu’il y a eu des tournants qui ont été finalement fondamentaux dans notre culture occidentale. Ces modes d’écriture d’une vie des autres, dont François Dosse décrit trois grands types, se prolongent en parallèle, c'est-à-dire qu’on peut encore faire une biographie aujourd’hui comme à l’âge classique. Je viens ici d’apprendre à l’instant lors de l’intervention de Habib Tengour que lorsque les migrants racontent leur vie, ils sont dans le même état d’esprit que les Grecs ou les Romains pour lesquels, avec Plutarque et Suétone, on considérait que ce qui comptait, c’est l’idéal type que représentait une vie, les valeurs qu’elle incarnait et la façon dont ses valeurs étaient portées par un individu. Par conséquent, finalement, le destin individuel et la singularité de la personne n’intéressaient pas. On a là à faire à des structures mentales, des façons de percevoir par l’individu sa place dans la société et les histoires racontées ne sont pas des histoires de vie mais ce sont des vies exemplaires. Fumaroli a même dit qu’on n’écrivait que des vies jusqu’au 17ème siècle et c’est après seulement qu’on a fait des biographies ; c’est du reste à ce moment là que le terme et la notion émergent. Effectivement, l’historiographie de la biographie est liée profondément non seulement à l’histoire, au statut de l’histoire et à la façon


de se pencher sur le passé des personnes, mais elle est aussi liée tout aussi profondément au statut de la personne et de l’individu dans la société. Je pourrais rentrer dans les détails ; mais je dirais seulement qu’à chaque fois qu’il y a une phase d’accélération de l’individualisation dans la société, il y a émergence de biographies qui apparaissent renouvelées. On trouve cela par exemple dans le tournant du 12ème au 13ème siècle où l’hagiographie change, l’individu devient un peu plus prégnant dans la société, le saint s’affronte au monde et connaît des difficultés. On retrouvera cela au 15 ème et 16 ème siècle avec la montée de l’individualisation de la Renaissance. Une phase supplémentaire se fera au 17ème siècle, où l’érudition historique accompagne la nouvelle hagiographie des bollandistes. Donc à chaque fois qu’il y a des phases dans cette histoire de l’individu, il y a des transformations du genre biographique. La gageure du genre biographique, c’est ce dont on a parlé depuis ce matin. C’est faire coïncider le singulier avec le général, l’individu avec la société. Quel dosage faire ? De quelle façon faire ? Il y avait le mode traditionnel de faire des biographies avec les vies des hommes illustres, des hommes célèbres, des héros. La vision du héros change à partir du 18ème siècle et sera remplacée par la notion des grands hommes. On va donc garder les héros comme images, par exemple, des identités nationales et on va s’intéresser aux grands hommes. Il faut citer une phrase de Voltaire en 1735 disant « J’appelle grands hommes tous ceux qui ont excellé dans l’utile ou dans l’agréable. Les saccageurs de province ne sont que des héros ». Cette transformation du regard que l’on porte sur le rôle des individus dans la société a évidemment profondément marqué l’évolution de la biographie. Mais les biographies traditionnelles, classiques telles que les faisait André Maurois, par exemple, consistaient à prendre un individu de la naissance à la mort, à créer une forme littéraire d’œuvre d’art qui bouche tous les trous de la documentation. Même si l’on va chercher une documentation historique sur la personne, on essaie de comprendre sa psychologie et de mettre notre intuition, notre capacité à saisir cet individu là où aucun document ne nous dit rien sur lui. Et dans cette vision linéaire, et là je rejoins aussi un problème d’écriture de la biographie, laquelle est constamment entremêlée avec ce problème de l’écriture, il n’y a pas moyen de faire autrement le


récit de vie, justement si on veut que ce soit linéaire et si on veut suivre le personnage, reconstituer sa cohérence, du coup on met un contexte qui est une espèce de toile de fond, plus ou moins travaillé. La biographie était devenue au 19ème siècle et dans toute la première moitié du 20ème siècle un genre mineur laissé aux journalistes, à l’anecdote, profondément méprisé y compris, depuis la période romantique, par les historiens eux-mêmes qui ont mis en place, à la place, une biographie que François Dosse appelle « modale », c'est-à-dire en fait thématique qui va traiter un problème à partir de la biographie mais les historiens savants n’en faisaient rien. Par exemple, dans la revue des Annales, depuis le début, entre 1929 et 1976, il y a de 0 à 0,7 % du contenu des articles qui concernent le biographique, la biographie. Donc une exclusion du monde du savant et un mépris profond pour ce qui relevait de l’anecdotique, de la singularité. Cela m’a intéressé d’entendre, ce matin, deux ou trois fois des personnes différentes, parlant d’éléments différents aussi bien de leur itinéraire de vie que de leur recherche, évoquer les années 1980. François Dosse dans son ouvrage, Le pari biographique – écrire une vie (lui-même a écrit une vie de Paul Ricœur et une autre de Michel de Certeaux donc on peut dire qu’il s’est bien armé sur le plan des outils conceptuels pour comprendre les choses et il fait beaucoup d’historiographie), montre ce tournant des années 1980, au cours duquel d’un seul coup la biographie va rentrer non pas seulement dans l’histoire, mais aussi dans toutes les autres sciences sociales, par exemple la reprise par Daniel Bertaux en sociologie, mais aussi tout le courant des histoires de vie et des récits de vie dans les différentes sciences humaines se situe dans les années 1980. En histoire, cela amène à déconstruire le modèle traditionnel de la biographie linéaire ; cela amène à se rendre compte qu’il ne faut pas boucher les trous, qu’il faut construire quelque chose qui va être finalement fait de discontinuités temporelles. Exactement l’historien qui justement s’intéresse à cette partie qui est le temporel d’une vie est obligé de se rendre compte qu’il y a des discontinuités dans ses sources et il va être obligé de positionner son regard suivant des échelles variables. Il y a un problème de focale. Quand je disais tout à l’heure le contexte, c’est une toile de fond, si c’est une toile de fond, cela n’interagit pas. Si on veut commencer à comprendre comment se fait l’interaction entre le sujet, l’individu dont on raconte la vie et la société, il faut prendre


les différents milieux dans lesquels a évolué l’individu et changer d’échelle. Prendre les milieux les plus restreints, familiaux, etc.…, prendre les milieux de sociabilité professionnelle, dresser les toiles de fond économique et sociale qui permettent de situer ces milieux-là et cette modification de focale va permettre de faire jouer le rapport entre l’histoire de l’individu et l’histoire de la société avec toutes les interactions possibles. Et on va aussi s’intéresser à la façon d’habiter. En lisant le livre de François Dosse en vue de cette intervention (on peut dire que Christine Delory-Momberger est à l’origine d’un certain nombre de mes mutations intellectuelles, je n’hésite pas à le dire, et en particulier de mon tournant vers le biographique), j’ai décidé d’écrire une biographie, ce dont je rêvais depuis longtemps et que je n’osais pas faire. Je me suis lancé sur la biographie de Julie Gouraud, une auteure de livres de jeunesse, la littérature de jeunesse étant l’un de mes champs de recherche, mais que je n’avais jamais abordé par la biographie. Et j’ai été justement confronté tout de suite en mettant en place le début du dossier au problème des lieux, par la sociabilité de son lieu de naissance, le changement de Tours à Paris, les milieux médicaux de son père par rapport à des milieux de l’édition, de l’imprimerie et des milieux littéraires (puisqu’elle lorsqu’elle a vécu son enfance, à côté d’elle, il y avait le petit Balzac, le père de Balzac, son père à elle, chirurgien et le père d’Alfred Mame, le grand éditeur de livres pour la jeunesse, ils étaient tous les trois dans la même loge maçonnique). Reprendre les réseaux de sociabilité, voir les lieux que parcourent ces personnages, s’apercevoir par les archives qu’ils habitaient des maisons toutes proches dans la grande rue principale, voir les changements d’adresse à Tours, permet de comprendre bien des choses. Quand on parle des lieux, les lieux imaginaires et les lieux réels, j’ai été passionné par le fait que tous ces gens-là ont eu leur mère née à Saint Domingue et que, lorsqu’on est auteur, certains fantasmes, certaines choses racontées par sa mère fait que l’auteure pour la jeunesse a des perroquets qui se baladent dans un certain nombre de ses livres, des plantes tropicales qui fleurissent là où on ne les attend pas et un certain nombre de choses qui ne peuvent émaner que de l’itinéraire maternel y compris, du reste, un livre qui s’appelle Les deux enfants de Saint Domingue, dans lequel bien évidemment la petite fille a le même prénom que sa mère et fait le trajet vers la France après la révolution de 1791 de Toussaint Louverture. On se rend bien compte ainsi que lorsqu’on veut faire cette histoire d’une vie, aujourd’hui, on est obligés


d’être en plein dans la recherche biographique puisque toutes les façons de prendre et de comprendre une vie dont nous parlons quand on parle des récits de vie appliqués à la formation, je les pose et je me les pose quand je dois faire une histoire de vie de quelqu’un du passé. Et du coup, je dois inventer les sources c'est-à-dire trouver les moyens d’apporter tel élément de contextualisation nécessaire à la compréhension, dresser des fils entre l’écriture d’un auteur et sa vie, bien que ce ne soit pas ici la vieille problématique d’un auteur et de son œuvre. Avant, dans les disciplines littéraires, c’était circulaire ; on comprenait l’œuvre en faisant l’histoire de la vie de l’auteur et après on comprenait la vie de l’auteur en allant regarder dans l’œuvre. Cette circularité là, il faut la briser évidemment. Il faut recréer des discontinuités mais avoir des échappées, avoir des biographèmes comme disait Roland Barthes qui vont se mettre en place et qui vont nous faire comprendre des choses pointues mais essentielles dans l’individu. Essentielles à un moment de sa vie, pas forcément essentielles à tous les moments de sa vie. C’est en fait retrouver un plaisir de découverte qui est sans fin puisque le principe même des biographies c’est qu’on les recommence à chaque génération d’historiens. A chaque génération d’historiens, on refait la biographie des hommes célèbres. Pourquoi le fait-on ? Parce qu’on est dans ce que François Dosse appelle l’âge herméneutique de la biographie, c’est lui qui le dit et je n’emploie pas ici ce terme pour faire simplement plaisir à Christine, c'est-à-dire l’âge dans lequel on se rend bien compte que l’ancrage dans le présent de l’historien qui fait une biographie lui amène ces questionnements, ce rapport entre son histoire de vie à lui et l’histoire de vie qui l’intéresse, qu’il essaie de retracer, et qu’il suffit donc de changer de période pour, d’un seul coup, avoir de nouvelles thématiques, de nouveaux problèmes et aussi, entre les individus, différents auteurs écrivent différemment les biographies de la même personne parce que justement ça interfère avec la leur. Tout le monde a noté que justement un certain nombre de biographes vivent une espèce, presque, d’osmose avec le personnage biographé. Il ne s’identifie pas mais il rentre tellement à l’intérieur de la vie dans laquelle il se plonge pendant plusieurs années. C’est long d’écrire une biographie ; il y a vraiment une masse documentaire énorme à soulever. Mais en même temps, on ne sait plus trop parfois si la biographie ne renseigne pas plus sur le biographe que sur le biographé. Il me semble que c’est


une aventure sans cesse à recommencer mais qu’il faut absolument essayer de vivre dans une vie d’historien. C’est ce que je vais essayer de faire en écrivant la biographie de Julie Gouraud.


Intervention de Mathis Stock (géographe, professeur à l’Université de KURT BOESCH de SION, Suisse)

Les dimensions spatiales du biographique : Habiter dans les sociétés contemporaines

Je vais maintenant vous dire deux ou trois choses sur les dimensions spatiales des biographies, de ce que j’appelle habiter. Je vais parler des habitants. Pour me présenter rapidement, je suis géographe et à ce titre, j’ai une déformation professionnelle, je vois tout à travers le prisme spatial. Je ne peux pas m’en empêcher. Ainsi, si vous me parlez biographie, je vois quant à moi dérouler des lieux, tous les lieux qu’un individu peut avoir fréquenté dans le passé. Et c’est cela qui est mis en récit en quelque sorte dans une temporalité de l’expérience. Ainsi, si vous me racontiez votre vie, je serai toujours attentif aux différents lieux que vous auriez fréquentés, des différentes frontières que vous auriez traversées, les places que vous auriez prises ou laissées, les distances que vous auriez parcourues, et les référents géographiques de l’identité. Bref, pour un géographe, l’espace compte. Donc pour les biographies, j’essaierai de vous rendre attentifs aujourd’hui au fait que l’espace compte à la fois dans la pratique, dans les pratiques de soi qui ont été évoquées tout à l’heure, mais aussi dans les récits. Le récit est aussi toujours plein de lieux. Je vous parlerai aujourd’hui des différentes façons dont on peut habiter ; je veux vous rendre attentifs à la dimension des habitants. Dans un premier temps, je vais vous dire ce que j’entends par habiter, à ne pas confondre seulement avec résider. Je vais essayer d’être clair sur ce point. Ensuite, je vais vous dire rapidement les conditions de l’habiter aujourd’hui. J’ai inventé un terme pour exprimer ces conditions, ce que j’appelle un habiter poly topique, habiter plusieurs lieux et non pas un seul lieu. Puis je vais vous rendre compte d’une


recherche sur ce sujet qu’on vient de terminer et où les récits et les itinéraires résidentiels ont eu de l’importance pour comprendre quelles sont les conséquences des différents types d’itinéraires résidentiels pour la constitution de la biographie et donc aussi de l’individu. Qu’est-ce que j’entends par habiter ? Très rapidement, on peut comprendre habiter comme une action spatiale individuelle : dès qu’on fait avec l’espace, on habite. Ça veut donc dire beaucoup plus que résider. Cela signifie appropriation des lieux. Cela veut dire aussi simplement une localisation de la pratique : quand vous faites par exemple, de la plongée à Cassis en tant que parisien, cette pratique-là fait partie de votre habiter. C’est la question de se placer, de se déplacer. Là aussi bien sûr, il y a une dimension temporelle quand on se déplace. Dans cette idée de l’habiter, il y a aussi déjà la dimension temporelle contenue. C’est aussi utiliser des compétences d’ordre spatial, savoir gérer des lieux, savoir gérer les distances, ça s’apprend. Il y a des lieux avec lesquels on a des difficultés. Quand on part en vacances à l’étranger, par exemple, quand on est face à des lieux inconnus, face à une altérité qui est grande, on a du mal à gérer. Mais selon les individus, ce problème là est plus ou moins important. Ainsi, on a des compétences qu’on peut mettre en œuvre. C’est aussi utiliser les technologies spatiales : par exemple, un train ou une voiture individuelle. Selon qu’on dispose d’un moyen de transport particulier, on ne fait pas le trajet de la même façon. C’est aussi tout cet univers de la symbolique. Quels sens donnons-nous aux différents lieux qu’on fréquente ? Quels sens donnons-nous aux différentes limites ? Quels sens donnons-nous aux différentes distances ? C’est ça l’univers d’investigation d’un champ de rechercher centré sur l’habiter. Comment est-ce que cela se passe aujourd’hui ? Aujourd’hui, de plus en plus, on met en œuvre un habiter poly topique parce qu’on n’a pas un seul lieu qui est important pour les individus contemporains. Sans doute ça ne l’a jamais été. Mais on a beaucoup construit en sociologie, en géographie, en anthropologie, l’idée d’une sédentarité et d’une immobilité et d’une fixité des individus. Le discours sur la sédentarité a été très important. Et je vous invite dans vos recherches sur les biographies d’être attentifs aux multiples lieux qui peuvent émerger dans une vie, donc dans les récits de vie, puisque ce sont les multiples lieux qui prennent une importance aujourd’hui pour la constitution de l’individu. Notamment concernant


l’identité, on constate une multitude de référents géographiques de l’identité. Et juste peut-être sur ce point, cela me traverse l’esprit, en ce moment, on aborde beaucoup en France la question de l’identité nationale. Hier, le journal Libération a fait tout un dossier autour de ce problème, entièrement écrit par où des philosophes qui ont endossé le rôle de journalistes. Dans ce numéro, beaucoup de philosophes très intelligents traitent de cette notion d’identité nationale. Mais là où j’éprouve une gêne, c’est qu’ils ne parlent uniquement que d’un seul référent géographique de l’identité, à un seul niveau d’échelle qui est l’Etat-nation. Or, il y en a une multitude de référents géographiques de l’identité. Il y a le niveau d’échelle local, l’échelle régionale, continentale,

mondiale,

l’humanité

aussi

comme

étant

un

des

référents

géographiques de l’identité. Et déjà au niveau local, il y en a une multitude. Ainsi si vous racontez votre vie, vous constatez que tel lieu a eu de l’importance, là j’ai grandi, là j’ai passé mon bac, là j’ai fait telle ou telle expérience marquante… Ces expériences font partie du récit de vie et de la constitution d’un individu. Ici intervient le regard du géographe : attention, il y a toujours une multitude de lieux qui fonctionnent comme étant des référents géographiques de l’identité. Un regard de géographe signifie aussi de prêter attention aux différentes dimensions scalaires, c'est-à-dire niveaux d’échelle auxquels se passe la vie. Cela ne se passe pas simplement à l’échelle locale ou nationale. Je trouve donc que le débat actuel en France sur l’identité est très focalisé sur le niveau national. On pourrait en faire la déconstruction ; nous disposons d’un certain nombre d’outils dont on pourrait se servir pour critiquer davantage ces discours qui enferment au lieu qu’ils ouvrent. On pourrait dire très longuement et en détail revenir sur quelques conditions sociétales contemporaines qui favorisent cette poly-topicité : performance des moyens de transport, accessibilités accrues, individualisation accrue, mondialisation accrue, spécialisations spatiales accrues, segmentations accrues, coordinations spatio-temporelles plus précises, chaînes d’interdépendances plus longues, mobilité accrue etc. Il y a plein de choses mais je ne vais peut-être pas insister là-dessus ; je souhaiterais attirer votre attention à de multiples lieux lorsque vous réfléchissez sur les histoires de vie et aussi la constitution de l’individu qui est justement formée par de multiples lieux.


Comment pourrait-on travailler sur les différentes dimensions biographiques de l’habiter ? Je vais vous raconter très rapidement quelques itinéraires résidentiels qui sont issus d’une recherche qu’on a conduite sur trois lieux différents, à la fois sur ce qu’on appelle la métropole lémanique (située entre Lausanne, Genève, Montreux) et puis deux autres lieux que sont Los Angeles et Tokyo. Dans chaque lieu, on a demandé à une trentaine de personnes de raconter entre autres leur itinéraire résidentiel, c'est-à-dire où ils ont habité, où ils ont résidé au fil du temps. On a pu mettre en évidence plusieurs types. Il y a des personnes qui ont uniquement déménagé dans leur ville par exemple. A Genève, par exemple, nous avons interrogé une dame de quarante-quatre ans de Vernier, née à Genève, déménagé au Petit Saconnet, une banlieue de Genève à vingt-cinq ans avec son mari, pendant cinq ans, avant d’emménager dans la maison actuelle à Vernier, qui est la proche banlieue résidentielle constituée de petites maisons pavillonnaires, où elle réside depuis quatorze ans. On a d’autres exemples ; à Los Angeles, une personne de trente-sept ans qui habite au centre de Los Angeles, née dans l’Iowa et qui a résidé à Port Oregon jusqu’à quatorze ans. Ensuite, elle déménage à Westlake Village dans l’agglomération de Los Angeles. Ensuite Seattle pour ses études. Elle revient ensuite à Los Angeles et s’installe à Santa Monica avant d’emménager à Downtown. Donc là déjà on a plusieurs lieux qui sont pratiqués pas seulement sur une ville en quelque sorte. Un autre type de trajectoire résidentielle où il y a des référents culturels multiples. Par exemple, toujours une personne à Genève qui habite aux Avanchets, une banlieue faite plutôt de grands ensembles, née à Luanda en Angola avant de partir à l’âge de dix ans à Lisbonne. A seize ans, il part à Genève où il travaille, fait des études, se marrie et devient père de trois enfants. Ses référents culturels sont genevois, lusophone et africain ; ses référentiels urbains sont Luanda, Lisbonne et Genève. Nous avons là des trajectoires très différentes que j’ai essayé de rendre par une cartographie c'est-à-dire que nous avons là des itinéraires résidentiels au sein d’un même ensemble urbain, là des itinéraires résidentiels avec des allers retours autour d’un centre, ici c’est Genève, où on déménage à plusieurs reprises à des lieux relativement lointains. Ici c’est un itinéraire plus complexe avec des allers retours dans tous les sens avec des lieux de travail pendant de courtes périodes dans les pays asiatiques. Là aussi c’est centré sur Genève. Ce sont des itinéraires qu’on peut mettre en évidence dans une recherche biographique.


Maintenant, que peut-on faire avec ce genre de résultats ? Que peut-on en dire une fois cette recherche effectuée ? Dans un premier temps, ce qu’on peut dire, c’est qu’à travers ces itinéraires résidentiels qu’on peut étendre à toute sorte d’expérience de lieux il y a l’accumulation d’un capital spatial. L’individu se constitue en se constituant un capital de lieux qu’il maîtrise. C’est un premier élément intéressant parce que cela lui permet éventuellement de gérer plus facilement de nouveaux lieux. Par exemple, si on a l’expérience des très grandes villes, parce qu’on a fréquemment déménagé dans des grandes villes, on est plus à même de gérer, lors d’un nouveau déménagement, la ville en question. Ça peut être aussi converti en capital spatial qu’on peut utiliser lors des vacances. Un Parisien qui va pour la première fois à Madrid, une grande ville où il y a des métros, saura utiliser sans problème le système des transports en commun alors que quelqu’un qui n’a pas accumulé cette expérience là aura plus de difficultés. Donc c’est ici la question de l’accumulation d’un capital spatial qui me semble très intéressante. Mais ces trajectoires résidentielles peuvent aussi conduire à d’autres conversions qui sont aussi possibles dans le quotidien. Par exemple, ce que j’ai appelé devenir insider c'est-à-dire avec une immobilité résidentielle, avoir ainsi toujours vécu à Genève, peut être convertie en avantage : obtenir une place de crèche pour son enfant. On sait comment fonctionne le système, on est insider. Tiens il faut aller d’abord à tel endroit, ensuite il faut parler avec telle personne pour obtenir la place en crèche. Quelqu’un d’autre qui est outsider ne le peut pas. On peut dès lors voir apparaître ces différenciations individuelles à travers les trajectoires individuelles avec, par exemple, des déménagements fréquents qui mènent à des situations d’outsider et des immobilités qui mènent à des situations d’insider. En tout cas, ceci est très important selon moi car on dit souvent aujourd’hui qu’il faut être mobile, qu’il y a un avantage à être mobile certes parce qu’on peut avoir accès à de multiples ressources mais il y a aussi des avantages à rester immobile. Par conséquent, l’histoire n’est pas close et il y a ce genre d’investigation qu’on peut faire en mobilisant ces concepts d’insider et d’outsider. Je ne sais pas si vous avez lu cet ouvrage, c’est d’ailleurs dans celui-ci que j’ai pris ce terme d’outsider, de Norbert Élias quand il a travaillé avec Scotson sur la communauté de Winston Parva, quand il a montré comment on stigmatise un autre groupe de personnes au sein d’une communauté. C’était aussi une question de dimension spatio temporelle chez des


personnes qui étaient localisées ailleurs et plus récemment en place. Donc on les construisait comme outsiders, on les stigmatisait. Ici c’est autre chose, c’est le fait de s’intégrer, de savoir gérer le lieu ou pas ou, du moins, avec plus ou moins de difficultés. Un dernier exemple que je voudrais donner, c’est la question d’apprendre à être touriste qui est aussi issue justement de la biographie. Comment apprend-on à être touriste ? Comment sait-on ce qu’il convient de faire dans des situations touristiques ? Comment apprend-on les pratiques qui sont convenables lorsqu’on part en vacances ? Il s’agit de multiples pratiques et les compétences qui sont apprises. Je le relie aussi du coup aux compétences d’ordre spatiale et c’est aussi cela habiter, c'est-à-dire savoir en tant que touriste gérer des lieux, gérer l’altérité, savoir prendre un train, savoir réserver une chambre d’hôtel et là on voit très bien apparaître le sens, la limite des produits touristiques que peuvent offrir les tours operators ou les agences de voyage. A quoi cela sert finalement un tour operator qui vous propose un forfait ? Cela sert entre autre à diminuer les difficultés d’avoir accès aux lieux. Il vous donne accès à des lieux auxquels vous n’auriez pas accès sinon. Pourquoi ? Parce que vous n’auriez pas su comment vous y prendre. Par exemple, pour réserver une chambre d’hôtel au Maroc, si on ne parle pas la langue arabe, ce n’est pas évident d’avoir accès à des lieux. Et un tour operator vous donne accès à des lieux. Or on peut apprendre à être touriste et apprendre à se débrouiller en quelque sorte, donc apprendre les compétences à être touriste sans passer par les tours operators. Il y a donc aussi une question d’autonomie qui apparaît dans la constitution de l’individu à travers les expériences spatiales et dans les compétences d’ordre spatial dont cet individu est capable. Juste pour conclure, ce que Christine a dit tout à l’heure sur la sociologie m’a beaucoup intéressé qui parle en termes de métaphores spatiales sur l’espace social. Pour la géographie, cela c’est une affaire très sérieuse. On ne les prend pas comme étant des métaphores mais on essaie justement de les transformer en concepts qui nous disent quelque chose sur les lieux concrets. Ce n’est pas l’espace social, ce n’est pas la stratification sociale mais ce sont des lieux concrets, ce sont des distances concrètes qu’il faut parcourir, ce qui prend du temps et où il y a de l’effort. C’est un vrai travail, c’est une vraie épreuve. Tout à l’heure, nous avons parlé très


rapidement de la sociologie de l’épreuve et, en effet, aller dans des lieux, traverser des lieux, c’est une épreuve d’ordre spatial et pas seulement une épreuve d’ordre social. Par conséquent, la constitution de l’individu est pleine d’épreuves d’ordre spatial puisque sans cesse on est confrontés à des lieux qu’on a parfois du mal à gérer, des distances qu’il nous coûte de parcourir, des limites qu’on traverse en mettant en place des ruses, des compétences spatiales qu’on acquiert en étant confrontés aux difficultés.



Intervention de Habib TENGOUR (poète, romancier, sociologue, maître de conférences à l’Université d’Evry)

Biographique et narration

Je vais prendre le détour du biographique pour expliquer l'intérêt que je porte au récit de vie malgré une formation sociologique marquée par les courants holistes. Je m’y suis intéressé à la fois en tant qu'anthropologue et en tant que poète, les deux démarches n’étant pas inconciliables. C’était dans les années 1980. J’enseignais à l’Institut de sociologie de l’Université de Constantine et faisais partie d’une équipe de recherche en anthropologie sociale et culturelle à Oran. A l’époque, le parti unique régentait l'Algérie. Un régime autoritaire, prétendument détenteur de la légitimité historique, monopolisait le discours sur la société. Les intellectuels de ma génération avaient soutenu « l’option socialiste » en déchantant au fur et à mesure que les années s’accumulaient sans débarrasser le pays du sousdéveloppement. Notre formation marxiste nous portait à examiner les structures de la société plutôt que l’action des hommes. Les analyses théoriques d’alors, ne nous permettaient pas de comprendre la restructuration de la société postcoloniale, l’action de l’Etat ni le fonctionnement "bureaucratique" du politique. La société civile n’était pas prise en considération en tant que moteur du changement et le rôle de l’Etat surévalué. C’est dans ce climat que notre équipe de recherche a commencé à travailler sur l’oralité et la biographie. Cette démarche nous forçait à nous confronter au terrain pour aller chercher l’information au lieu de nous enliser dans des débats idéologiques sans issue. La devise « un seul héros, le peuple » avait permis d’éliminer du « sérail » nombre de concurrents potentiels et désincarné l’histoire de la guerre de libération. L’approche biographique s’imposait pour y voir clair et comprendre de l’intérieur les dynamiques à l’œuvre dans le processus révolutionnaire. On savait que l'analyse en terme de structures était battue en


brèche dans les champs des sciences sociales et que les analyses qualitatives recouraient de plus en plus aux récits de vie et aux trajectoires des acteurs pour comprendre les mouvements sociaux. L'ouvrage de Franco Ferrarotti : Histoire et histoires de vie, la méthode biographique dans les sciences sociales allait nous ouvrir de grandes perspectives de travail et nous inciter à nous pencher sur les travaux de l'école de Chicago. Beaucoup d'études américaines sur le Maghreb s'intéressaient aux élites et à leurs biographies. Des bourses étaient proposées aux chercheurs pour appréhender ce domaine. Par ailleurs, nous découvrions qu’à l’époque coloniale, il y avait énormément d'études et de rapports sur les notabilités et les personnalités religieuses. Des répertoires biographiques étaient constitués pour permettre un examen microsociologique

de la

société permettant un meilleur cadrage.

Le

biographique était un instrument utilisé par les autorités coloniales pour capter des catégories sociales et assurer leur maintien. Des anthropologues s'en servaient pour cerner à l’intérieur de la société segmentaire quels étaient les différents segments d’appartenance de chacun et déterminer les lieux de fusion ou de fission caractéristique d'un tel système. La théorie segmentaire, développée par Durkheim, a été énormément utilisée par l’anthropologie anglosaxonne pour pénétrer et dominer des sociétés tribales, arabes notamment. Nous la redécouvrions à partir de l'ouvrage d'Ernest Gellner : The saints of the Atlas qui n'était pas encore traduit en français.

J'étudiais alors la révolution agraire ou plus exactement le monde agraire et la déstructuration du système traditionnel. Mais je voyais que je n’arrivais pas à comprendre par le biais des structures. J’ai commencé dans le cadre de cette équipe à faire des études sur certains personnages qui avaient joué un rôle dans l’histoire de la guerre de libération mais qui ne figuraient pas dans l’histoire officielle. Nous avons débuté nos travaux par confectionner des histoires de vie et procéder à un examen critique des biographies de l'époque coloniale. Elles étaient souvent réalisée avec finesse et présente un grand intérêt pour la recherche.


Après l’éclatement du parti unique, suite aux « émeutes » d'octobre 1988, on a assisté à une flopée de récits autobiographiques/biographiques parce que les gens pouvaient enfin s’exprimer et raconter leur propre histoire, comment ils ont pris le maquis ou pas, les tensions au sein du mouvement national, etc.

Mon approche du biographique était inscrite dans la démarche de Jack Goody concernant scripturalité et oralité et celle de Carlo Ginzburg sur la dialectique cultures savantes/cultures populaires. Je cherchais par le biais de l’oralité à comprendre la spatialisation traditionnelle de la société maghrébine. Par spatialisation, j'entendais l'inscription des individus et des groupes dans l'espace et le milieu. En fait, la spatialisation traditionnelle ne considère que la singularité de la personne mais pas au sens d'individu, la conscience collective étant le lot de tous. A quelle configuration renvoie un récit de vie ? Comment le narrateur s'inscrit dans cette configuration ? Ces questions rejoignaient mes préoccupations littéraires concernant le statut du « je » dans la narration.

Dans ma recherche sur la spatialité culturelle traditionnelle au Maghreb, j’avais discerné trois grands espaces : l’espace matériel, biologique, celui de la tribu et de l’identité à l’intérieur des liens de parenté (tribale, clanique…). Le second relève de la dimension spirituelle. Dans la société traditionnelle maghrébine, le pendant de la tribu est la confrérie religieuse qui joue un rôle très important de médiation. Aujourd’hui elle est en perte de vitesse parce qu’elle est remplacée par l’intégrisme. Et le troisième espace est celui de l’imaginaire où le culte des saints et les mythes d'origines tribales imprègnent l'oralité. C’est cette dimension de l’imaginaire qui m’intéressait. Je l'ai beaucoup travaillée.

A partir de récits de vie, j'ai voulu montrer l'emprise de la culture traditionnelle dans un espace plus ou moins intégré même s’il était en éclatement. Ce que Bourdieu et Sayad avaient constaté dans les années soixante quand ils parlaient de déracinement, de « société paysanne dépaysannée ».


Quand je suis arrivé en France, j’ai voulu voir dans le monde de la migration comment les immigrés maghrébins et algériens en particulier, faisaient le récit de leur vie. Là, l’exil accentue la désorganisation sociale. Toutefois, malgré les transformations matérielles considérables, l'imaginaire continue à se reproduire dans les trames de la narration parce que les formes du récit, sans être fixes, bougent lentement. Je cherchais à mettre en évidence les éléments de la culture traditionnelle mobilisée dans le récit de vie.

Il s'agit là d'une interrogation plutôt littéraire et artistique qui concerne les modalités de la narration, les mots employés, leur récurrence, l’intonation accordée à tel vocable, la mobilisation du corps pour faire le récit, etc. Cet aspect n’est pas si formel qu'il pourrait le paraître. La forme est essentielle pour comprendre la mise en œuvre du récit et les tensions qui l'animent. C'est à travers la forme du récit, me semble-t-il, que se décèle un sens du vécu.

J’ai eu à mener plusieurs enquêtes de type anthropologique dans des foyers de travailleurs. Elles ont donné lieu à des rapports que j’ai peu exploité académiquement. Christine l’a dit : je me suis davantage investi dans mon écriture littéraire. En tant que sociologue anthropologue, c’est la dimension générale du "je" du biographique qu'il me fallait élucider. Un récit de vie doit pouvoir nous dire des choses sur l'ensemble de la société ; le chercheur doit être en mesure de généraliser son analyse d'un récit C’est toute la difficulté. Combien faut-il de récits de vie pour passer du singulier au général ?

Par contre, j'ai eu une commande d'écriture poétique avec un photographe concernant de vieux migrants dans des hôtels à Marseille, dans le quartier de Belzunce. J'ai dû mobiliser toute mon expérience du biographique pour réaliser ce travail. D'abord s'attacher à la façon dont les vieux migrants racontent leur vie, puis trouver la forme pour restituer poétiquement leur récit. La question n'est pas tant le récit que la vie : qu’est ce qu’une vie quand elle va se dire ? Philippe Lejeune avait développé la notion de « photobiocopie » pour caractériser le côté calque sur les textes de l'école primaire des biographies


ordinaires. Les modèles sont acquis durant l'apprentissage de la langue dans les manuels scolaires, le biographe n'ayant plus qu'à les reproduire pour découper sa vie dans les mêmes schèmes. On retrouve le même processus dans la société orale traditionnelle où l'oralité et non l'école conditionne les personnalités.

Quand on fait le récit de sa vie, on ne parle pas de sa vie, ou plutôt on n'expose pas sa singularité. Dans la tradition musulmane, le "moi est haïssable". Le "je" (ana) est toujours accompagné d'une formule rituelle de rejet. C'est pourquoi, seule une vie exceptionnelle et édifiante peut se dire (celle des prophètes et des saints). Sinon, le "je" se confond avec un "nous" qui rend le récit licite. C'est ce traitement ambigu du "je" de l'énonciation où récit de vie singulier et histoire collective se confondent qui donne une résonnance particulière à la trame de la narration. Le locuteur masque tout autant qu'il expose sa vie grâce aux éléments qu'il mobilise pour mener à bien son récit. Je pense qu'on retrouve plus ou moins le même procédé dans les cultures ouvrières ou populaires dans d'autres régions. Les spécificités culturelles ne jouent que dans les variations de la trame, mais quelle que soit la culture le processus se retrouve. Je me méfie toujours des spécificités culturelles quand on aborde un groupe particulier. Par contre dans chaque culture, il y a des façons de dire qui sont propres.

Dans une trame relevant de la conscience collective, quel est l’espace permis à une inscription plus singulière. Car tout récit s'énonce au singulier. Aussi l'inscription du "je" dans l'énonciation est elle capitale. Tout le travail littéraire renvoie à ça : qui trame le récit, qui le module ? C'est ce qui génère la forme.

Tous les récits que j’ai pu recueillir ne se présentent jamais dans la linéarité. C’étaient des récits éclatés, fragmentés. En ce sens, c’est plutôt moderne comme forme. L'écriture aujourd'hui, privilégie la discontinuité et l'éclatement du récit. Le temps n’est jamais un temps linéaire. Cet aspect du récit de vie est pour moi fondamental. Il s'agit d'un travail sur le temps et l’espace de la


narration qui interroge l'écriture et qui rejoint aussi des auteurs comme Kateb Yacine dans son texte Nedjma faisait exploser les genres de la narration pour rendre compte de la perturbation coloniale. Ce texte, qui paraissait incompréhensible à sa parution en 1956, est d'une limpidité à toute écoute attentive.

Le temps, c’est la narration telle qu’elle se donne dans le récit de vie traditionnelle avec ses différents mouvements et la difficulté de l’énoncé. Le démarrage est souvent laborieux et après chaque arrêt se repose la question comment on va repartir. C’est pourquoi le récit de vie demande beaucoup de temps. On ne peut pas le réaliser en un seul entretien. Et la conclusion qui est toujours plus importante, la finalité du récit qui doit être édifiante sinon on ne peut pas le faire.

Voilà très rapidement ce qui m'intéresse dans le biographique aujourd’hui et qui rejoint aussi une dimension de mémoire. Dans le récit de vie, les personnes ne sont pas interchangeables parce qu'elles habitent leurs propos. Chacun va inscrire sa personnalité dans un récit commun. Cette subtilité du récit se donne à l'écoute.

Je termine par le "slogan" de Rimbaud : "la vraie vie est ailleurs !" En effet, face à l’injonction de la pensée d’État qui veut que le migrant soit inscrit dans un seul lieu, celui-ci rétorque par sa résidence dans ce que j’ai appelé l’ailleurs là. C’est l’inscription dans plusieurs lieux qui est à la fois l’ailleurs et l’ici. Merci.




Intervention introductive : Christophe Niewiadomski

(Maitre de conférences en sciences de l’éducation. Laboratoire CIREL Université Charles de Gaulle. Lille 3)

Clinique narrative et recherche biographique

A l’occasion de cette seconde rencontre du séminaire de recherche et de formation à la recherche biographique, nous avons le plaisir d’accueillir Pierre Dominicé, Vincent de Gaulejac et Gilbert Siegrist afin de débattre de la notion de « clinique narrative ». Pierre Dominicé, membre fondateur de l’ASIHVIF, est Professeur honoraire à l’université de Genève. Il a développé depuis plusieurs décennies des recherches dans le domaine de la biographie éducative, et, plus récemment, s’est intéressé de manière particulièrement féconde au secteur de la santé. Vincent de Gaulejac, professeur de sociologie et directeur du laboratoire de changement social à l’université de Paris 7 est par ailleurs membre fondateur de l’Institut International de Sociologie Clinique. Ses travaux de recherche le situent aujourd’hui comme l’un des penseurs incontournables éclairant la notion de « retour du sujet » en sciences sociales. Gilbert Siegrest est interniste et diplômé de médecine depuis 1964. Il s’installe comme médecin praticien en 1972 et pratique une médecine de quartier orientée vers une médecine de famille. Il s’intéresse aux problèmes de la relation médecinmalade dès le début de sa pratique médicale et participe à des groupes Balint, puis de psychodrame Balint. Il est président de la Société suisse de médecine psychosomatique de 1986 à 1989. Il est animateur Balint aux Journées Balint d'Annecy depuis de nombreuses années et animateur d'un groupe Balint à Lausanne avec Madeleine Joss. Il a été intervenant dans de nombreux colloques et journées d’études et a publié des articles dans diverses revues.


Il me revient d’ouvrir cette séance en présentant, sans prétention à l’exhaustivité, quatre grands domaines dans lesquels se déploient aujourd’hui la parole et le récit de soi dans une perspective clinique. Ces quatre grands domaines, recouvrent la médecine, la psychanalyse, les sciences de l’éducation et de la formation et enfin la sociologie clinique. Vous l’aurez immédiatement compris, ces disciplines correspondent également aux champs de compétences des trois invités qui nous ont fait l’honneur d’être présents aujourd’hui.

I. La clinique médicale : succès et impasses. De manière classique, le terme clinique renvoie en tout premier lieu à la pratique du médecin au chevet du malade. Celui-ci, à l’aide de l’inspection, de la palpation, de la percussion et de l’auscultation a longtemps exercé son art « à mains nues ». Ce n’est que tardivement que la clinique médicale s’enrichira des examens dits « para cliniques » (dosages biologiques ; examens histologiques, imagerie médicale…) qui permettent aujourd’hui de mesurer et d’objectiver certains symptômes que présente le patient en affinant considérablement les règles d’inférence diagnostiques. Activité thérapeutique, la clinique médicale, appelée parfois encore clinique « biomédicale » pour souligner l’importance du rapport entre sémiologie et nosologie, doit cependant être distinguée d’une clinique moins instrumentale, attentive à la dimension relationnelle qui s’établit entre un praticien et un ou plusieurs interlocuteurs. Historiquement, la proximité entre médecine, magie et religion, caractéristique des médecines anciennes, est une donnée anthropologique que l’on retrouve dans toutes les cultures. Dans les sociétés traditionnelles, les conceptions de la maladie étaient habituellement reliées à des conceptions plus générales telles que le rapport à l’univers, aux dieux etc. Dès lors, les pratiques médicales incluaient fréquemment des éléments religieux : séances de divination pour tenter d’identifier l’origine de la maladie, exorcismes, voire sacrifices. Presque toujours le médecin était également prêtre ou sorcier. Contre les affections dont les causes matérielles étaient indiscernables, toutes les médecines dites « archaïques » ont en effet fait appel à la


magie, à la prière et à la divination. La maladie était considérée comme une sanction surnaturelle infligée à l’individu par une puissance démoniaque ou divine, étrangère à lui : seuls les sorciers, les prêtres, les devins … pouvaient intervenir utilement dans un tel conflit. Hormis la période de la Grèce antique, on peut dire que jusqu’au XIIe siècle, la médecine demeurera en Europe occidentale l’apanage de clercs qui exerçaient leur activité sous le contrôle sévère des autorités ecclésiastiques. Ultérieurement, une orientation nouvelle se dessinera sous l’effet de l’apport oriental et sous l’impulsion des premières universités laïques : Bologne (1123), Padoue, Montpellier (1220). Les maîtres français furent principalement des chirurgiens instruits par de rares dissections anatomiques réalisées malgré l’hostilité et la surveillance méfiante de l’Église. Fondée en 1253, la Faculté de médecine de Paris s’était pour sa part montrée, dès son origine, hostile à toute innovation et étroitement soumise à l’orthodoxie religieuse, aux règles de la scolastique, au dogmatisme d’un enseignement purement livresque et traditionnel. Quant aux chirurgiens, considérés comme des manuels et ravalés au rang de « barbiers », ils furent contraints de se grouper en organismes corporatifs méprisés par les docteurs de la Faculté. Les conceptions physiologiques ne s’étaient pas modifiées depuis l’Antiquité. Le diagnostic reposait encore sur l’allure de la fièvre, la qualité du pouls, l’aspect de la langue et des urines. La thérapeutique se bornait à la prescription de préparations végétales à base de « simples », de drogues aux pouvoirs supposés magiques, de saignées, de cautérisations, de clystères... Les grands fléaux collectifs – peste et lèpre, entre autres – suscitaient une crainte quasi religieuse, tandis que le mysticisme et les superstitions exerçaient un ascendant considérable sur l’ensemble du corps social. La médecine scientifique apparaîtra sous un jour radicalement nouveau, alors qu’à la fin du XVIIIème siècle

s’amorce un changement décisif. Michel Foucault1,

philosophe et fils de médecin, a très finement décrit les mécanismes complexes qui vont conduire à une transformation des savoirs médicaux et de leur généralisation. A cette époque, l’expérience clinique du vivant bascule en effet vers l’expérience )RXFDXOW 0 1DLVVDQFH GH OD FOLQLTXH 3DULV 38)


anatomique et l’avènement d’une « clinique des corps morts » dans laquelle on interroge le cadavre pour mieux comprendre le vivant. On assiste alors au développement d’une médecine anatomo-clinique, laquelle fait reposer son activité sur trois principes : - Grâce au rapprochement des médecins et des chirurgiens, on pratique désormais des autopsies de manière systématique. Dès lors, la maladie n’est plus associée à un ensemble de symptômes confus, mais résulte d’un ensemble de lésions organiques clairement identifiées. - Les cliniciens développent avec beaucoup de précision « l’observation au pied du lit du malade. » qui donne naissance à l’approche clinique moderne. - Les observations réalisées s’appuient sur de nouvelles méthodes d’investigation : la percussion et l’auscultation. La théorie des humeurs, héritée de la tradition hippocratique, est définitivement abandonnée alors que l’on commence à décrire avec une précision accrue de très nombreuses pathologies que la médecine n’avait jusqu’alors pas identifié. Par ailleurs, un autre courant de la médecine contemporaine va commencer à se développer au milieu du XIXème siècle et prendre ainsi le relais de l’approche clinique. Claude Bernard, médecin et physiologiste, pose les bases de la médecine expérimentale à partir des concepts empruntés à la physique et à la chimie2. Pour Claude Bernard, la maladie est la résultante de mécanismes qui opèrent des effets en chaîne, produisant ainsi des altérations fonctionnelles elles-mêmes à l’origine de lésions et finalement de maladies. Pasteur, puis Koch, prendront ensuite le relais dans le domaine des maladies infectieuses. On considère désormais que chaque maladie infectieuse a une cause spécifique et l’on isole progressivement les germes responsables en cherchant à mieux comprendre comment l’organisme peut leur résister. Suivront ensuite les travaux relatifs à l’asepsie et aux vaccinations, puis la découverte en 1895 des rayons X qui donneront naissance à la radiographie, permettant aux médecins d’affiner considérablement leurs capacités diagnostiques. Avant la Seconde Guerre mondiale, des progrès sensibles sont menés dans le domaine de l’anesthésie et dans le traitement de certaines maladies. Ainsi, la découverte de l’insuline permet de traiter efficacement le diabète et les sulfamides %HUQDUG & ,QWURGXFWLRQ j O pWXGH GH OD PpGHFLQH H[SpULPHQWDOH 3DULV *DUQLHU )ODPPDULRQ


sont employés pour lutter contre les maladies infectieuses. Mais c’est surtout après la Seconde Guerre mondiale que la médecine va réaliser des progrès spectaculaires. La découverte et l’introduction des antibiotiques dans la pharmacopée vont permettre de guérir rapidement des patients atteints de maladies infectieuses pour qui l’issue aurait été fatale sans l’utilisation de ce type de traitement. Ces médicaments opèrent une véritable révolution en médecine alors que s’impose progressivement l’idée d’une « toute puissance » de la médecine moderne. Cette idée est par ailleurs renforcée par les succès réalisés dans le domaine chirurgical. La première greffe cardiaque, réalisée en 1967, s’inscrit dans ce sentiment général d'optimisme médicotechnique. Les indéniables succès diagnostiques et thérapeutiques rencontrés par la médecine scientifique vont ainsi durablement asseoir le fondement d’un raisonnement médical se traduisant par la notion contemporaine « d’evidence based medicine », c'est-àdire par une action médicale basée sur la preuve. Pourtant, cette foi dans la toute puissance de la médecine est aujourd’hui mise à mal par plusieurs phénomènes : - l’hyperspécialisation des pratiques médicales et le fractionnement qui en résulte quant aux soins apportés aux patients - l’apparition de problèmes économiques imposant la limitation du développement exponentiel des frais médicaux - les problèmes d’accompagnement au long cours des patients atteints de pathologies chroniques et de la prise en compte de leur subjectivité. En d’autres termes, alors que le raisonnement médical affirme son incontestable légitimé scientifique, le positivisme biomédical trouve cependant ses limites dans l’occultation relative du discours du patient sur sa maladie. Ainsi, la distinction entre norme et normativité, proposée par G. Canguilhem3 dès 1966, devient actuellement un enjeu clinique majeur pour les praticiens de santé alors qu’émerge aujourd’hui, en particulier dans les pays anglo-saxons,

la notion de « médecine narrative »

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(narrative medicine)4 dont l’objectif est de favoriser une meilleure écoute du patient aux fins de rendre compte de l’importance du vécu du patient dans la prise en compte de sa maladie.5 L’expérience clinique de Gilbert Siegrist et les travaux de Pierre Dominicé6 nous permettront de mieux saisir quelques-uns des enjeux actuels de cette perspective.

II. La psychanalyse : d’une clinique du regard à une clinique de l’écoute Il serait difficile d’évoquer ici la notion de clinique, et tout particulièrement la notion de clinique narrative, sans dire la dette que l’on devine à l’égard de la psychanalyse. En effet, les sciences, qu’elles soient naturelles ou humaines, sont nées dans l’atmosphère positiviste de la seconde moitié du XIXème siècle. La logique médicale n’échappe guère à cette règle et le postulat d’objectivité impose que l’observateur se situe en totale extériorité par rapport à l’objet étudié. Tout autre sera la posture de la clinique psychanalytique. En effet, pour cette dernière, il importe d’assumer sa participation et son implication dans l’interaction au bénéfice du processus de connaissance. Ainsi, Freud, dès l’origine de son travail, n’aura de cesse d’articuler sa démarche de recherche clinique avec une entreprise d’auto-analyse, de telle sorte que la production de connaissances se trouve ici intimement liée à l’autoconnaissance de l’observateur ; comme si ouverture à soi et ouverture à l’autre s’avéraient indissociables. C’est d’ailleurs à cette occasion que Freud découvrira l’importance du transfert et du contre transfert dans la cure analytique. Freud va ainsi opérer une véritable révolution en matière de clinique. Jusqu’alors, celle-ci s’organise à partir d’une pratique médicale d’investigation et de traitement qui s’appuie sur l’observation des symptômes présentés par les malades. Dans cette perspective, le malade est passif, soumis au regard du praticien chargé de déchiffrer la maladie et non le malade dont la subjectivité n’est envisagée au mieux que comme un symptôme parmi d’autres. &KDURQ 5 1DUUDWLYH PHGLFLQH $PHULFDQ 0HGLFDO $VVRFLDWLRQ 'RPLQLFp 3 :DOGYRJHO ) 'LDORJXH VXU OD PpGHFLQH GH GHPDLQ 3DULV 3UHVVHV 8QLYHUVLWDLUHV GH )UDQFH 'RPLQLFp 3 :DOGYRJHO ) ,ELG


Neuropathologiste, Freud arrive à Paris en 1885. Il assiste aux présentations des malades de Charcot à la Salpêtrière. A l’occasion de ces séances, le corps des hystériques est offert au regard des spectateurs à l’occasion de présentations cliniques qui sont de véritables événements mondains. Très impressionné par le travail de Charcot, Freud soutient que dans le cas de l’hystérie, les paralysies et les anesthésies des parties du corps que présentent les malades ne sont pas délimités selon une logique anatomique, mais bien selon une logique de représentation. En d’autres termes, ce sont ici les conflits psychologiques du patient qui s’expriment dans des symptômes somatiques en l’absence de toute lésion organique. Mais, pour Charcot et le mouvement de la psychiatrie naissante de l’époque, c’est le psychisme de l’individu qui se trouve regardé à travers le corps. Les hystériques de la Salpetrière sont ainsi photographiés, montrés, mis en scène… La clinique porte sur ces patients un regard de type objectivant. D’une autre manière, Freud va se trouver progressivement conduit à quitter la pratique du regard, qu’il considère comme inducteur, partiel et finalement partial, au profit de l’écoute clinique. Le malade n’est plus alors un objet soumis au regard savant et inquisiteur. Il acquiert avec Freud le statut de sujet : Le malade parle et a « des choses à dire ». Plus encore, Freud considère que c’est le sujet lui-même qui détient le sens de ses troubles, même à son insu, du fait de la logique du fonctionnement de l’inconscient. Ce cheminement de la pensée de Freud va s’effectuer selon plusieurs étapes. Dans un premier temps, Freud va s’intéresser à l’hypnose et à la suggestion. L’hypnotisme est alors utilisé pour tenter de supprimer le symptôme en suggérant au patient que celui-ci n’existe pas. Mais très vite Freud se sert de l’hypnose pour favoriser la remémoration des souvenirs refoulés. Ces souvenirs, réévoqués par le sujet avec une intensité parfois dramatique, permettent au patient de décharger des affects qui, initialement liés à l’expérience traumatisante, avaient été réprimés. Freud parle à l’époque de méthode cathartique. En effet, l’effet thérapeutique recherché est une catharsis (purification, purgation) des événements traumatiques. Cependant, la prise en compte des résistances et du transfert dans la cure l’amène bientôt à se fier aux seules associations libres du patient. La recherche insistante d’un élément supposé pathogène s’efface progressivement au bénéfice de l’expression spontanée du patient qui se trouve invité à exprimer « tout ce qui lui


passe par la tête », dans l’ici et maintenant de la séance. Pour Freud, cette règle de libre association trouve sa justification dans l’analyse des chaînes associatives qui guident par exemple les rêves. Par ailleurs, la règle de libre association va permettre de contourner la censure et révéler ainsi la logique de l’inconscient du sujet. Dès lors, le rôle du psychanalyste va être d’écouter le discours du patient de telle sorte qu’un certain nombre de signes, de paroles lacunaires, de lapsus… puissent s’ordonner jusqu’à ce que le sens latent de ce discours apparaisse et se trouve finalement réapproprié par le sujet. Dans cette perspective, les signes cliniques, les symptômes

que

présente

le

malade au

clinicien

deviennent

relativement

secondaires, puisqu’il s’agit en fait pour le clinicien de comprendre comment ces symptômes se sont finalement installés en lieu et place d’une parole qui ne pouvait se dire. L’enjeu du travail clinique sera alors de favoriser l’émergence de ces « paroles impossibles » dans le cadre de la cure, de telle sorte que le sujet puisse s’entendre dire « quelque chose » lui permettant d’accéder au sens. Appliquée au champ de la recherche biographique, Guy de Villers, psychanalyste et spécialiste des histoires de vie, a très bien montré la richesse du recours à l’épistémologie psychanalytique en matière de narration de soi et de construction identitaire. Il propose en particulier de recourir à la notion « d’effet sujet » pour qualifier l’effet de production du sujet qui se parle dans l’activité de narration. Cependant, attentif à ne pas céder trop vite aux seules sirènes de l’autopoïèse, il souligne également l’impossible réduction du sujet à ce qu’il dit en rappelant l’existence de la division fondamentale du sujet: “ Dès lors que le sujet parle, qu’il s’adresse à l’Autre, il lui revient l’évidence qu’il est à distance de son propre message et il reconnaît que ce qu’il a fait n’est rien d’autre que de se faire représenter dans le message qu’il a émis. Autrement dit, le sujet fait l’expérience de sa division fondamentale. Il réalise qu’en tant que sujet de la parole, il est un sujet séparé de lui-même, divisé entre ce qu’il est et ce qu’il dit de son être. ”7 'H 9LOOHUV * /¶DSSURFKH ELRJUDSKLTXH DX FDUUHIRXU GH OD IRUPDWLRQ GHV DGXOWHV GH OD UHFKHUFKH HW GH O¶LQWHUYHQWLRQ /H UpFLW GH YLH FRPPH DSSURFKH GH UHFKHUFKH IRUPDWLRQ ,Q 'HVPDUDLV ' 3LORQ - 0 VRXV OD GLUHFWLRQ GH 3UDWLTXHV GHV KLVWRLUHV GH YLH 3DULV /¶+DUPDWWDQ S


III. Clinique et sciences de l’éducation et de la formation A n’en point douter, l’héritage de la clinique psychanalytique a très fortement influencé les sciences sociales contemporaines. Ainsi, les chercheurs et les praticiens préoccupés d’intentionnalité clinique et qui interviennent auprès d’adultes en formation peuvent désormais recourir à des savoirs et à des pratiques qui s’inspirent, entre autres références, des recherches à orientation psychanalytique développées dans le domaine de l’éducation et de la formation8. Ces travaux conduisent à l’étude de ce qui fonde le lien éducatif 9, de ce qui oriente le rapport au savoir10 ou encore permettent de définir les contours d’une clinique de l’accompagnement des professionnels11. On pourrait également citer ici les recherches menées dans le domaine de la clinique de l’activité12 ou encore de la pédagogie institutionnelle13. En bref, nous pourrions multiplier les références qui montrent, s’il en était encore besoin, que la clinique, devenue une méthode centrale en sciences humaines et sociales, se déploie actuellement dans des espaces et des dispositifs très divers qui débordent très largement les seuls domaines de la médecine, de la psychiatrie ou de la psychologie. Nous avons, pour notre part, indiqué dans une intervention précédente14 quelles pouvaient être, selon nous, les contours de ce que nous avons appelé une « posture clinique éducative » susceptible de se déployer, par exemple, dans les domaines de la santé, du travail social et de la formation des adultes. Pour rappel, celle-ci s’appuie sur la prise en compte de la parole du sujet via la narration des %ODQFKDUG /DYLOOH & HW DO 5HFKHUFKHV FOLQLTXHV G¶RULHQWDWLRQ SV\FKDQDO\WLTXH GDQV OH FKDPS GH O¶pGXFDWLRQ HW GH OD IRUPDWLRQ ,Q 5HYXH )UDQoDLVH GH 3pGDJRJLH Q S &LIDOL 0 /H OLHQ pGXFDWLI FRQWUH MRXU SV\FKDQDO\WLTXH 3DULV 38) %HLOOHURW - %ODQFKDUG /DYLOOH & 0RVFRQL 1 GLU 3RXU XQH FOLQLTXH GX UDSSRUW DX VDYRLU 3DULV /¶+DUPDWWDQ %ODQFKDUG /DYLOOH & 3RXU XQH FOLQLTXH G¶RULHQWDWLRQ SV\FKDQDO\WLTXH HQ VFLHQFHV GH O¶pGXFDWLRQ ,Q 5HYXH &KHPLQV GH IRUPDWLRQ 1 (GLWLRQV 7pUDqGUH S &ORW < /H WUDYDLO VDQV O¶KRPPH " 3DULV /D 'pFRXYHUWH ,PEHUW ) 9HUV XQH FOLQLTXH GX SpGDJRJLTXH 9LJQHX[ 0DWULFH 1LHZLDGRPVNL & $SSURFKH ELRJUDSKLTXH HW SUDWLTXHV G¶DFFRPSDJQHPHQW pGXFDWLYHV YHUV OD FUpDWLRQ GH © VDYRLUV GH UpVLVWDQFH ª " &RPPXQLFDWLRQ SUpVHQWpH GDQV OH FDGUH GH OD MRXUQpH G¶pWXGH GH O¶$6,+9,) 5%( +LVWRLUHV GH YLH HW UHFKHUFKH ELRJUDSKLTXH HQ pGXFDWLRQ 3DULV MXLQ


multiples aspects composant sa trajectoire biographique, sur la pluridisciplinarité des références théoriques convoquées et sur la nécessité d’un travail sur soi dans la perspective d’une meilleure prise en compte de son implication transférentielle et contre-transférentielle. La clinique recouvre donc aujourd’hui les pratiques d’intervenants et de chercheurs qui s’affrontent à la complexité des interactions entre le sujet et un environnement en perpétuelle mutation. Ainsi, on sait combien les conséquences individuelles et collectives de phénomènes macro-sociaux que des sociologues tels que Giddens15 ou Beck16 nomment la « seconde modernité » confrontent désormais l’individu contemporain à un environnement « liquide »17 et mobile où il convient de construire sa propre trajectoire dans un contexte par ailleurs soumis à l’injonction à l’excellence et à la « réalisation de soi »18. Ehrenberg, en particulier, a parfaitement bien montré comment le culte de la performance19 qui marque ainsi nos sociétés post industrielles conduisait parfois à l’épuisement et à la « fatigue d’être soi »20. En conséquence, de plus en plus de formateurs d’adultes se trouvent aujourd’hui confrontés à des apprenants en situation de « malaise psychique », alors même que les racines de cette souffrance subjective s’inscrivent dans des situations sociales objectives qui influencent en retour le psychisme des individus sans qu’il soit pour autant légitime de référer de manière univoque aux catégories classiques de la psychopathologie des individus. En d’autres termes, l’origine « sociale » du malaise psychique de l’individu contemporain impose sans doute une nécessaire prudence quant à la « psychologisation » trop rapide de ces phénomènes. Claudine BlanchardLaville, évoquant son travail clinique auprès des enseignants, propose ici une distinction particulièrement féconde : « J’insiste souvent dans la présentation de mes travaux pour indiquer que je travaille sur la souffrance professionnelle des

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enseignants, sur la psychopathologie de leur quotidien professionnel, au sens freudien, en aucun cas sur leurs dysfonctionnements pathologiques. »21 Nous reviendrons ultérieurement plus en détail sur ces questions des rapports entre souffrance sociale et souffrance psychique.

Pour l’heure, et pour revenir plus

spécifiquement au domaine des sciences de l’éducation, il importe de souligner combien l’attention portée au discours de l’apprenant, en permettant de mieux saisir les processus de construction du rapport au savoir, trouve ici un écho manifeste à ce que rencontrent les professionnels de santé dans leur activité de soin. Pierre Dominicé et Stéphane Jacquemet, dans une récente note de synthèse consacrée aux liens entre formation et santé,22 ont fort légitimement attiré l’attention sur les liens existant entre les champs de la clinique médicale et des pratiques de formation d’adultes. Ainsi, nous savons combien la prise en compte des récits de formation d’apprenants participant à des démarches de « biographie éducative » renseigne très efficacement sur les styles d’apprentissages des participants et sur la manière dont ils élaborent leurs savoirs dans une dynamique de formativité 23. En d’autres termes, le récit de formation donne accès à la manière dont les individus biographient24 leurs expériences de formation. De manière sécante, et dans la perspective ouverte par la médecine narrative, le récit de vie du patient lui permet de mieux saisir les enjeux biographiques des problèmes posés par sa maladie et attire l’attention non plus sur la seule norme biologique en matière de santé, mais bien sur la normativité25, c'est-à-dire sur le rapport affectif qu’entretient le patient avec son trouble.

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IV. La sociologie clinique : le souci de favoriser une « clinique de la complexité » Le projet de la sociologie clinique26, qui rejoint à notre sens nombre des préoccupations de la recherche biographique27, est de chercher à travailler dans une perspective interdisciplinaire, au carrefour du subjectif et de l’objectif, de l’individuel et du collectif, du psychique et du social afin de mieux saisir quelques-uns des effets de récursivité qui affectent parfois de manière particulièrement délicate la relation entre un individu de plus en plus incertain au sein d’une société dont l’horizon d’attente est désormais affecté par la « crise de sens » lié au malaise de la modernité 28

.

Refusant les cloisonnements disciplinaires, la sociologie clinique s’intéresse tout particulièrement à l’étude des interactions entre processus psychiques et processus sociaux en cherchant à éviter deux écueils : le « psychologisme », vision qui se centrerait sur l’analyse des phénomènes intra-psychiques au détriment de la prise en compte des structures sociales dans lesquelles vivent les individus, et le « sociologisme » qui envisagerait le sujet comme le produit de déterminants sociohistoriques qui le dépassent et sur lesquels il n’aurait aucune prise. Vincent de Gaulejac précisera tout à l’heure, beaucoup mieux que je ne puis le faire, l’intentionnalité de cette perspective qu’il a par ailleurs très largement contribué à fonder. A n’en pas douter, la sociologie clinique participe activement du développement d’une clinique de la complexité dont les travaux de Vincent de Gaulejac29, de Max Pagès30, de Michel Legrand31 et de bien d’autres se sont fait l’écho ces dernières 'H *DXOHMDF 9LQFHQW +DQLTXH ) 5RFKH 3 GLU /D VRFLRORJLH FOLQLTXH (QMHX[ WKpRULTXHV HW PpWKRGRORJLTXHV 3DULV (UHV 'HORU\ 0RPEHUJHU & 1LHZLDGRPVNL & GLU 9LYUH VXUYLYUH 5pFLWV GH UpVLVWDQFH 3DULV 7pUDqGUH 7D\ORU & /H PDODLVH GH OD PRGHUQLWp 3DULV &HUI

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années. Ainsi, pour Michel Legrand32, il n’existe pas de définition simple d’une posture clinique. Celle-ci se caractérise par une pluralité de dimensions : 1° La première recouvre l’attention portée au singu lier en tant qu’il ménage un possible chemin vers la connaissance de l’universel. L’approche compréhensive de la singularité du sujet offrirait ainsi la possibilité de s’interroger sur des conduites anthropologiquement partagées33. 2° La seconde insiste sur l’importance de l’implica tion de l’intervenant et de l’analyse de la propre subjectivité du clinicien dans les processus interactionnels dans lesquels il se trouve pris et engagé. De manière apparemment paradoxale, l’objectivité n’est ici possible qu’au prix d’une auto-élucidation des résonances que produit la situation d’intervention et de l’analyse fine des phénomènes intersubjectifs qui ne manquent pas de se déployer dans toute situation clinique. 3° La troisième insiste sur les liens entre disposi tif d’intervention et production de connaissance. Lacan évoquera à propos du dispositif psychanalytique la notion de « praxis », c’est-à-dire la construction d’une « théorie de la pratique » pour rendre compte de la complexité de ces liens. En d’autres termes, ce sont bien ici les modalités d’action pratiques mises en œuvre dans l’« ici et maintenant » de la situation par le clinicien qui constituent la source possible d’une production de savoir et non la seule application mécaniste d’une méthode ou d’une technique construite en totale extériorité par rapport à la situation rencontrée. Pourtant, cette attention portée à la situation clinique et au dispositif ne saurait bien évidemment faire l’économie d’un solide background théorique pour le clinicien. Par exemple, comment l’attention portée à la singularité du sujet s’accommode-t-elle aujourd’hui de repères théoriques pluriels de plus en plus complexes, visant à prendre en compte des variables économiques, sociales, culturelles ou ethniques en constantes mutations.

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Ainsi, à l’heure où nos sociétés postindustrielles amènent au croisement de populations d’origines géographiques très diverses, « l’universalité » des références théoriques que nous mobilisons habituellement doit sans doute être relativisée, alors même que les dispositifs cliniques mis en œuvre peuvent utilement participer au développement et à l’enrichissement des connaissances théoriques sur lesquelles nous tentons d’étayer nos actions. 4° Enfin, la quatrième perspective insiste sur le r enouvellement du rapport entre normal et pathologique. Ici encore, la psychanalyse a ouvert la voie vers un décloisonnement fécond entre ces dimensions et tenté de montrer combien l’étude du pathologique pouvait renseigner sur le normal. Dans le domaine de la sociologie clinique, l’attention portée aux phénomènes de souffrance psychique qui s’enracinent pour partie dans l’objectivité des situations liées aux positions sociales occupées par les individus représente sans aucun doute un bon exemple d’analogie clinique autour de cette problématique. Par ailleurs, et pour revenir à la question des rapports entre souffrance psychique et souffrance sociale, se pose aujourd’hui le problème de la clinique du « lien défait »34, c’est-à-dire, tout particulièrement dans le champ de la santé mentale, une attention nouvelle

portée

à

psychopathologiques35.

l’incidence

des

faits

sociaux

sur

les

troubles

Nous avions en 2006, organisé le colloque interne de

l’Institut International de Sociologie Clinique autour de cette thématique et j’avais eu la charge de rédiger le petit argument qui suit: Conséquence d’une souffrance subjective en lien avec une origine sociale bien réelle, les effets psychiques de la souffrance sociale, paraissent devoir trouver leurs racines dans l’évolution de nos sociétés contemporaines. Il convient de souligner que dans ses premiers usages, la notion de « souffrance sociale » a d’abord qualifié la souffrance des intervenants confrontés à des publics en grande difficulté avant de désigner la souffrance des victimes elles-mêmes36. Or, ces victimes sont aujourd’hui de plus en plus nombreuses. Elles sont représentées en premier lieu par des acteurs 5DYRQ % 9HUV XQH FOLQLTXH GX OLHQ GpIDLW ,Q ,RQ - HW DO 7UDYDLO VRFLDO HW VRXIIUDQFH SV\FKLTXH 3DULV 'XQRG 9RLU j FH SURSRV OH FpOqEUH GRFXPHQW LQWLWXOp © UDSSRUW /D]DUXV ª LQ /D]DUXV $ 8QH VRXIIUDQFH TX¶RQ QH SHXW SOXV FDFKHU 5DSSRUW LQWHUPLQLVWpULHO ,RQ - HW DO 7UDYDLO VRFLDO HW VRXIIUDQFH SV\FKLTXH 3DULV 'XQRG


sociaux qui ne disposent pas du socle de ressources économiques et sociales leur permettant d’assurer le minimum vital nécessaire à leur subsistance. « Exclus », « désaffiliés sociaux », « individus par défaut », se caractérisent ainsi par des figures du manque (de sécurité, de considération, de biens assurés, de liens stables…) qui, précise Castel, n’ont rien à voir avec le manque psychanalytique : « un nombre croissant d’individus ont décroché des supports de la propriété sociale, ou ne parviennent pas à s’y inscrire. Ainsi, le chômeur de longue durée, ou le jeune en quête

d’emploi,

ou

encore

les

représentants

de

trajectoires

chaotiques

professionnelles et sociales qui tendent à se multiplier et qui alternent des périodes d’activité et de chômage, lorsqu’ils ne sont pas déclarés « inemployables ». On ne peut leur refuser la qualité d’individu, mais ils sont très problématiquement des individus, si, une fois encore, être vraiment un individu, c’est être capable d’une certaine indépendance sociale et d’une certaine maîtrise de sa conduite, qui sont effectivement des qualifications que l’on attribue à l’individu moderne. »37 En d’autres termes, l’ébranlement de la société salariale a progressivement entraîné la massification des problèmes rencontrés par des populations qui ne disposaient justement pas de capitaux économiques, culturels et symboliques susceptibles de leur éviter les conséquences les plus pénibles d’une désaffiliation durable. Sentiment de vacuité et effondrement du narcissisme se conjuguent alors pour rendre particulièrement

problématique

la

construction

d’une

image

de

soi-même

suffisamment assurée pour faire face à l’âpreté du monde contemporain. D’une autre manière, les individus qui occupent aujourd’hui un emploi connaissent des conditions de travail de plus en plus difficiles en raison de l’instabilité de fait du salariat et des injonctions à l’excellence qui marquent de plus en plus le monde de l’entreprise. Christophe Dejours38 a ainsi parfaitement bien montré combien cette situation génère une souffrance au travail qui semble actuellement croître de manière exponentielle et donner lieu aux pathologies désormais parfaitement bien décrites par les praticiens de la psychologie du travail. &DVWHO 5 /D IDFH FDFKpH GH O¶LQGLYLGX K\SHUPRGHUQH O¶LQGLYLGX SDU GpIDXW ,Q $XEHUW 1 VRXV OD GLUHFWLRQ GH« /¶LQGLYLGX K\SHUPRGHUQH 3DULV (UqV S 'HMRXUV & 6RXIIUDQFH HQ )UDQFH /D EDQDOLVDWLRQ GH O¶LQMXVWLFH VRFLDOH 3DULV 6HXLO


Enfin, à côté de la souffrance des « exclus » du monde du travail, de celle des salariés soumis à des pressions de plus en plus importantes, s’ajoute celle d’individus qui personnalisent à l’excès la face « flamboyante » de l’individualisme contemporain. Ayant particulièrement intériorisé les injonctions de l’hypermodernité, ceux-ci vivent dans un excès permanent et se consument parfois dans une hyperactivité qui semble n’avoir aucune limite. Aux pathologies de l’excès et de la « défonce » destinées à soutenir un rythme de performance toujours accru, s’ajoute parfois l’épuisement et le « burn out » qui laissent le sujet dans un état de profonde dépression voire de sidération. Outre l’écueil classique de la « psychologisation » par certains intervenants des problèmes que rencontrent aujourd’hui ces acteurs sociaux, il convient d’ajouter le « brouillage » des références habituelles relatives aux modalités d’accompagnement qui peuvent être proposés, que celles-ci relèvent du secteur éducatif ou encore du registre de la psychologie, voire de la psychiatrie : « Sur le terrain, c’est l’impossibilité de nommer, de trouver la bonne appellation qui fait d’abord souvent problème pour l’intervenant. Quand les catégories habituelles cessent d’être opératoires, quand les ressources des savoirs et des savoir-faire s’avèrent impuissantes à maîtriser les situations, alors surgissent des références qui traduisent ce malaise dans la relation, telles celles empruntées au vocabulaire de la psychologie. C’est ainsi que les notions de « souffrance psychique » ou de « souffrance sociale » tendent à être utilisées lorsque les mots du social ordinaire ne peuvent plus dire la réalité vécue. (…) C’est bien parce que les catégories ordinaires d’appréhension du réel se trouvent mises en défaut que les modes usuels d’intervention se trouvent eux aussi interrogés. C’est parce que les ressources habituelles ne sont plus disponibles ou s’avèrent inefficaces que d’autres appuis, aussi bien sémantiques que matériels, se trouvent sollicités. »39 L’on voit ainsi combien la sociologie clinique, depuis de nombreuses années, s’attèle à une meilleure compréhension de ces questions et a développé une réflexion approfondie sur la démarche clinique et sur la manière dont peut être mobilisé le récit de vie. Vincent de Gaulejac, à n’en pas douter, saura tout à l’heure nous éclairer sur

,RQ - ,ELG S


les multiples dimensions qui se trouvent convoquées via la clinique des histoires de vie : « La clinique des histoires de vie est un complément qui ouvre la voie à une « clinique de la complexité » qu’avec Max Pagès40, nous appelons de nos vœux. Il s’agit d’offrir des espaces ouverts, pluriels, pluridisciplinaires, au sein desquels les bénéficiaires peuvent effectuer un parcours à la carte, combinant différentes approches

par

exemple,

psychanalyse,

gestalt,

psychodrame,

thérapies

corporelles, récits de vie, dynamique de groupe, expression non verbale, créativité, clown analyse, socioanalyse -, différentes façons de travailler – individuellement ou en groupe -, différentes modalités d’intervention. C’est ce que nous souhaitons construire au sein de l’Institut International de Sociologie Clinique en lien avec le courant de la psychothérapie intégrative animé par jean Michel Fourcade. (...) Dans le domaine de l’humain, nous sommes toujours dans le pluralisme causal. Tout phénomène social dépend d’une pluralité de causes sans que l’on puisse en isoler une de façon définitive. C’est la raison pour laquelle il convient d’introduire dans la clinique une dimension sociologique dans la mesure où le social et le psychique sont irrémédiablement liés, ce qui devient une évidence lorsque l’on écoute un récit de vie. » 41 V. Pour ne pas conclure... Comme on le voit, la clinique narrative se déploie à travers un ensemble de pratiques riches et polysémiques susceptibles d’alimenter de manière féconde le domaine de la recherche biographique. Les intervenants qui nous ont fait l’honneur et l’amitié d’être avec nous aujourd’hui sauront, chacun à leur manière, éclairer quelques-unes des facettes les plus saillantes de l’objet qui nous occupe dans cette seconde séance du séminaire de recherche et de formation à la recherche biographique. Pour ma part, je voudrais, en guise de piste de travail, reprendre brièvement une idée qui m’avait été soufflée par un collègue et ami de l’université de Lille 3, Danilo 3DJqV 0 3V\FKRWKpUDSLH HW FRPSOH[LWp 3DULV 'HVFOpH GH %URXZHU 'H *DXOHMDF 9 ,QWURGXFWLRQ /¶KLVWRLUH GH YLH D W HOOH XQ VHQV " LQ 'H *DXOHMDF 9 /HJUDQG 0 ,QWHUYHQLU SDU OH UpFLW GH YLH (QWUH KLVWRLUH FROOHFWLYH HW KLVWRLUH LQGLYLGXHOOH 3DULV (UqV S


Martuccelli. Ce dernier, à l’occasion de la clôture d’une journée d’études consacrée au vieillissement, suggérait d’entreprendre des recherches croisant la prise en compte de deux types de variables : le « potentiel vital » et les capitaux (au sens de Bourdieu42) dont disposent les individus. Chacun comprendra aisément combien ces variables sont très inégalement réparties au sein de l’espace social. En effet, on sait combien la répartition différentielle des capitaux économique, social, linguistique, culturel, symbolique s’organise de manière particulièrement inégalitaire en fonction de la position des acteurs dans la structure sociale. Par ailleurs, il est probable que le « potentiel vital » de l’individu et son « capital santé » fasse également l’objet d’une répartition tout aussi inégalitaire. Or, ces inégalités peuvent et doivent être lues sur le double registre du collectif et de l’individuel. En effet, elles touchent toujours des individus singuliers, irréductibles à d’autre sujets en tant qu’il biographient leurs expériences de manière spécifique, mais qui se trouvent également soumis à un ensemble de surdéterminations à la fois sociales et probablement biologiques. En d’autres termes, les caractéristiques objectives qui marquent les individus doivent également être interrogées à travers la position subjective des individus, c’est-à-dire à partir du sens que ces derniers confèrent à leur histoire, à leur singularité et aux situations qu’ils vivent. A l’évidence, la recherche biographique, via le recours à la clinique narrative, dispose ici d’un puissant outil d’exploration de phénomènes qui se situent à l’interface du biologique, du psychologique et du social.

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« En écho » : Jean-Michel Baudouin (professeur à l’Université de GENEVE)

Pour une performativité narrative en analyse Comme chacun le sait dans le cadre de notre séminaire de recherche, le cahier des charges de cet « écho » est de « tenir » en quelques cinq minutes, en rassemblant et serrant son propos plutôt qu’en le développant. Tentons à nouveau l’expérience.

Recherche biographique et performativité narrative La problématique de la clinique narrative définit une dimension fondamentale pour la recherche biographique en éducation. Elle réunit en effet trois éléments décisifs : le premier tient au récit (le narratif) et à la prise en compte des formes d’intelligibilité que lui seul rend possible, le deuxième se situe dans la continuité de cette intelligibilité et renvoie à la caractérisation de ce qui est identifié (ce que l’on nommerait le diagnostic dans une orientation médicale assumée), le troisième renvoie à la question des effets du travail narratif sur la personne, et qui définit sans doute le cœur de la préoccupation clinique. La clinique narrative conduit ainsi à questionner la performativité du récit et les conditions requises pour que celle-ci soit effective. Du côté de la performativité du récit, il est intéressant d’observer que le lien entre mimèsis et catharsis réalisé par Aristote à propos des effets de la tragédie (et de la musique d’ailleurs) sur les spectateurs est intégré dans la lecture de Ricœur (1985) à l’intrigue même que le récit organise. La performativité du récit définit dans la perspective cathartique l’effet produit sur les destinataires : c’est une problématique de la réception (les effets sur autrui) que le travail autobiographique invite à étendre à soi ( les effets du récit sur soi-même).

Learning et caring La clinique narrative pose le problème rémanent des rapports entre formation et thérapie ou développement personnel, entre learning et caring. Dès les travaux précurseurs propres aux histoires de vie en formation (Dominicé, 1990), la question des effets de formation sur les sujets produisant leur récit de vie est posée. Dans le champ des approches biographiques dans les sciences humaines et sociales, elle définit sans doute la particularité du courant des histoires de vie, qui se préoccupe des possibilités de développement de l’adulte en formation, par contraste avec les travaux en sociologie, où cette préoccupation n’est pas thématisée, et où le sujet semble en premier lieu un support d’information. Il s’agit alors d’accumuler des connaissances sur une catégorie ou une dimension sociale dont on vise la « saturation » (Bertaux, 1977, 1997) par accumulation de témoignages analysés et recoupés.


Quel que soit le positionnement adopté concernant le débat thérapie/formation dans le champ des histoires de vie, il est indéniable que la pratique des histoires de vie définit une intervention dont le cadrage et les effets attendus ont fait l’objet d’un traitement approfondi au sein de notre association (cf. charte de l’Asihvif). Sur les quarante dernières années de pratique, il est sans doute possible d’observer une évolution concernant ces effets attendus : durant les années 70/80, s’émanciper d’une éducation reçue estimée aliénante et découvrir de nouveaux registres de développement personnel ; puis dans les années 90/2000, reconstruire des cohérences au sein de parcours de vie décousus et souffrant d’un manque de soutien et de structure ; enfin, dans la période actuelle, recherche de capacités d’agentivité et de marges d’action dans une structure sociale difficilement lisible, mais aux verdicts non moins agissants.

Primat de l’empirique, encore et toujours : analyser la performativité narrative La clinique narrative en tant que programme de recherche définit une orientation empirique, dès lors qu’elle privilégie, conformément à son étymologie, la valeur de ce « qui s’établit par l’observation directe et non par la théorie » (Rey, 1994, p. 434). Elle invite à investiguer en premier lieu dans ce que faute de mieux on peut appeler une problématique des « effets de formation » (Pita, 2005 ; Vanini, 2004) : quelles sont les réflexions des adultes ayant participé à des séminaires histoire de vie ? Des évolutions sont-elles observées ? Des décisions ont-elles été prises ? Comment décrire le travail opéré ? Très peu de travaux sont réalisés de manière systématique sur ces questions cependant essentielles, dès lors que l’on souhaite soutenir les hypothèses de travail sur des éléments indubitables d’observation (ce qui définit précisément une perspective clinique). On pourrait dans ce cadre se demander si il y a une spécificité de l’effet histoire de vie, en tant qu’elle repose sur la production d’un récit de vie, définissant un genre de texte particulier. Nous pourrions explorer l’hypothèse de différents régimes narratifs, selon la nature des textes produits, qui pourraient être mis en lien avec différents effets de formation ou logiques de développement personnel. L’opération narrative développée sur son parcours de vie définit un travail qu’il convient d’identifier dans sa spécificité, et qui invite sans doute à demeurer prudent sur les montées en généralité trop hâtives. Elle n’est pas qu’un processus : elle est aussi un produit, texte oral ou écrit, disposant d’une clôture, qui permet des prises de conscience, de nouveaux questionnements L’analyse pourrait également aborder le cas des « échecs » ou des « demiréussites », c’est-à-dire les situations où la personne ne peut véritablement développer un travail de type autobiographique, ou ne peut se satisfaire du travail réalisé, voire s’exclut en totalité d’un travail de cette nature.


Vers la pluralité interprétative Au cœur du travail interprétatif se joue une tension entre identification de singularités potentielles et mise en regard de généralités établies et objectivées. Il n’y a pas récit sans particularismes narratifs et sans caractéristiques biographiques spécifiques. La clinique narrative, on l’a vu peut-être un peu trop brutalement à l’ouverture de cet écho, pose la question du diagnostic. La formule est abrupte, en tant qu’elle définit l’aboutissement d’un processus d’examen clinique, alors que le travail interprétatif propre à l’analyse de récits de vie préfère sans doute l’ouverture de la « pluralité interprétative » (Baudouin & Pita, à paraître), un éventail d’hypothèse le plus large possible, et non pas le resserrement sur quelques alternatives de caractérisation et de « traitement ». Références Baudouin, J.-M. & Pita, J.-C. (à paraître). Récit de vie et pluralité interprétative en sciences de l'éducation : le cas des histoires de vie. In A. Petitat : La pluralité interprétative. Lausanne : Editions universitaires. Bertaux, D. (1977). Destins personnels et structures de classe. Paris : coll. Politiques. PUF. Bertaux, D. (1997). : Les récits de vie. Paris : Nathan Université. Dominicé, P. (1990). L'histoire de vie comme processus de formation. Paris : L'Harmattan. Pita, J.-C. (2005). Ecriture et démarche histoire de vie. Mémoire de licence en sciences de l'éducation. Genève : FPSE. Ricœur, P. (1985). Temps et récit. 3. Le temps raconté. Paris : Seuil, Coll. Points. Rey, A. (1994). Dictionnaire historique de la langue française. Paris : Le Robert. Vanini, K. (2004). Histoire de vie et effets de formation. Mémoire de licence en sciences de l'éducation. Genève : FPSE.



« En écho » : Christine Delory-Momberger (professeure en sciences de l’éducation à l’Université Paris 13/Nord)

Clinique narrative et recherche biographique Je voudrais d’abord remercier Christophe Niewiadomski et, si sa modestie le permet, lui dire mon admiration pour la manière extrêmement précise et éclairante dont il a situé les fondements et les enjeux de la clinique narrative à travers les quatre grands domaines qu’il a explorés. Cette présentation de Christophe ouvre, me semble-t-il, des perspectives très riches à la recherche biographique. Elle nous montre d’abord combien, entre théoriciens et praticiens de divers champs disciplinaires et professionnels (éducateurs et formateurs, médecins, psychanalystes, sociologues, psychosociologues, travailleurs sociaux, etc.), nos questions, nos recherches, nos pratiques peuvent se recouper et se rejoindre. Et je ne m’étonne pas dès lors de l’invitation lancée par Vincent de Gauléjac et que tu as rappelée, Christophe, d’ouvrir des espaces de réflexion et d’intervention où puisse converger une pluralité d’approches et de modalités de travail. D’une certaine manière, Danilo Martuccelli va dans le même sens lorsqu’il suggère, sinon de réconcilier, du moins de conjuguer les référentiels et de faire agir ensemble une approche en termes de capitaux et d’habitus et une approche en termes de « potentiel vital ». Je crois que nous ne pouvons que nous réjouir de ces appels à la convergence et pleinement y souscrire pour notre part : une convergence d’approches et de méthodes, qui n’est pas la fusion (ni la confusion), mais qui est appelée par une compréhension holistique partagée de l’individu humain, un individu humain qui, à l’évidence, ne se « découpe » pas en spécialités et sous-spécialités disciplinaires et que nous tentons les uns et les autres, autant qu’il est possible, d’appréhender dans ou à partir de sa globalité. Mais ce qui invite également à la convergence – et c’était très sensible dans tout ce qu’a dit Christophe – c’est la reconnaissance et la prise en compte, fondatrices dans


toutes ces approches, du point de vue de l’individu et de ce qu’il dit sur lui-même et sur le monde autour de lui ou à partir de lui : dès lors la parole, le récit de soi, dans les différentes instances d’adressage de cette parole individuelle (instance médicale, analytique, éducative, socio-professionnelle, etc.) n’est pas seulement le moyen d’accès à un diagnostic clinique, il est le lieu même de la clinique : dans chacun des domaines évoqués, le processus de trans-formation auquel appelle la clinique narrative ne passe pas seulement par la parole, il se passe dans la parole. Et cette parole n’est pas une parole solipsiste, une parole que l’individu tiendrait exclusivement à lui-même pour lui-même, c’est une parole adressée (à un interlocuteur unique, à un groupe, à une instance collective), et c’est dans ce mouvement d’altération, pour reprendre l’expression d’Ardoino, et dans les effets qu’il provoque que la parole peut faire retour sur son destinateur devenu en quelque sorte destinataire de lui-même à travers sa parole. Je crois que, sur ce fonctionnement et ces effets de la parole de soi que j’essaie d’esquisser avec beaucoup de maladresse et sur lesquels nous manquons assurément de travaux précis, la clinique narrative peut beaucoup nous apprendre. Enfin, l’exposé de Christophe et les contributions qui vont tout à l’heure le préciser et le développer ne peuvent manquer de nous interroger – de continuer à nous interroger – sur le positionnement de la recherche biographique. Il me semble que nous voyons conforté l’espace du biographique, l’espace de recherche et d’intervention qui peut être reconnu au biographique dans le champ des sciences humaines et sociales comme dans les pratiques de formation, d’accompagnement, de soin, etc. qui caractérisent le travail avec autrui. Mais il me semble également que ces éclairages, venus d’autres référentiels et d’autres pratiques que ceux et celles qui nous sont plus familiers dans le champ de l’éducation et de la formation, permettent de mieux comprendre le biographique dans sa multidimensionnalité à la fois biologique, écologique, psychique, sociale, culturelle, politique. S’il ne s’agit pas de reproduire les clivages disciplinaires, il s’agit de tenir ensemble les composantes multiples de l’expérience humaine et de les saisir dans leurs interrelations constitutives. Si la recherche biographique, en tant que posture d’investigation et d’intervention, prétend atteindre à une certaine pertinence théorique et pratique, elle doit la


rechercher et l’éprouver dans sa capacité à appréhender les multiples formes de la biographisation, - à commencer par la parole et le récit de soi -, au sein de cette pluralité complexe qui compose l’individu humain et qui inscrit le singulier de son expérience et de son existence dans le monde, l’histoire et la société. Je suis convaincue que les intervenants de cette matinée vont largement contribuer à nous éclairer dans ce sens et nous aider à poursuivre dans cette voie.



Intervention de Pierre Dominicé (professeur en Sciences de l’éducation à l'Université de Genève)

Le récit du patient comme enjeu clinique Mon toucher relais m’oblige à vous voir. Rassurez-vous, je ne m’arrêterais là. Le toucher n’ira pas plus loin. Sauf les gens que j’ai eu plaisir de revoir et que j’ai embrassés en leur souhaitant la bonne année. Gilbert Siegrist a dit, je le cite : « Nous parlons souvent des mêmes problèmes avec des mots différents. » J’essaierais de travailler sur cette proximité de deux champs que la notion de clinique rassemble et qui sont ceux de la formation et de la santé. Dans une note de synthèse de la revue Savoirs avec mon collègue et ami Stéphane Jacquemet, comme Christophe l’a évoqué, nous avons essayé de faire une recension de ces deux domaines pour voir à quel moment ils différaient, ils interagissaient et comment ils pouvaient se compléter. Donc mon propos, parce que je n’ai jamais réussi à choisir entre l’oral et l’écrit, j’ai fait donc une espèce de mixte, j’ai mis six points sur le papier (texte ci-joint), pour ceux qui sont fatigués, vous pouvez vous référer au texte et si à un moment donné, une idée vous amène quelque part, vous ne savez plus où vous en êtes, vous avez un fil conducteur. Dans ce premier point, je voudrais insister sur la difficulté de rapprocher ces deux univers et de les faire interagir. Un jour, Rosette Poletti qui a été une pionnière dans le champ des soins infirmiers, et qui a introduit tout un travail théorique portant sur les soins, m’a dit alors qu’elle était ma collègue : « la santé est une question éducative. » Et j’ai failli tomber de ma chaise parce que ça me paraissait tellement évident et, cependant, au niveau de l’institution universitaire dans laquelle je travaillais, nous étions dans deux bâtiments différents qui n’avaient rien à faire l’un avec l’autre pour les gens qui habitaient ces bâtiments. Il s’est trouvé qu’à un


moment donné, nous avons essayé d’introduire dans le champ des sciences de l’éducation où se trouve un nombre énorme, et c’est la même chose en France, de formateurs qui travaillent dans le champ de la santé ou qui sont dans la formation du personnel soignant et qui vont se réfugier en sciences de l’éducation, nous avons essayé d’introduire la santé comme thématique en sciences de l’éducation. Et pour nommer professeur Rosette Poletti, j’ai eu une séance avec le décanat de médecine dont je ne ferais pas la description, par respect pour la faculté de médecine, mais le mépris manifesté à l’intention des infirmières est resté gravé en moi. Et j’ai compris là qu’avec la médecine scientifique hospitalière, nous avions affaire à un monopole qu’il était extrêmement difficile d’ébranler. J’ai vécu des expériences dans le cadre de la diabétologie, à travers l’activité du professeur Jean-Philippe Assal qui est un autre pionnier, qui a introduit des programmes d’éducation thérapeutique des patients chroniques et qui m’a invité à travailler avec lui dans le champ de la formation de ces patients. J’ai aussi été dans la commission universitaire qui l’a nommé comme professeur et, à tout moment, la seule chose qui intéressait ses collègues à propos de l’éducation thérapeutique des patients chroniques, c’est de savoir s’il pouvait fournir la preuve des changements intervenus suite à la formation. Autrement dit, la vérité médicale de son travail tenait à la preuve qu’il pouvait fournir quant à son activité. Et troisième chose, juste pour vous dire comment je suis entré dans l’univers hospitalier. Un jour, l’infirmière chef générale de l’hôpital m’a demandé de travailler avec les infirmières spécialistes cliniques pour tenter d’identifier les savoirs de référence qui caractérisaient cette spécialisation professionnelle. J’ai accepté par intérêt pour ce monde qui me fascinait un peu et l’infirmière chef m’a dit : « Je vous confie ce mandat mais vous devez commencer par mettre la blouse blanche, vous taire, circuler dans les services avec les infirmières et quand vous aurez compris quelles sont leurs questions, on pourra effectivement mettre en place un projet de recherche. » Et ce qui me frappe après avoir entendu mon ami Gilbert Siegrist c’est que comme médecin praticien de quartier, considérant ce lien entre santé et éducation, il dit toute une série de choses qui sont effectivement très proches de ce dont nous débattons. Au niveau de la production des connaissances, entre la médecine et les sciences de l’éducation, nous sommes dans deux univers épistémologiques et méthodologiques qui sont presque antagoniques. Et dans un ouvrage récent que nous avons publié avec un professeur de médecine interne qui a travaillé pendant trente-cinq ans dans un hôpital universitaire, nous avons essayé à


sa demande de travailler sur les carences de la médecine d’aujourd’hui. Je l’ai écouté, j’ai essayé de réagir. Nous avons produit un ouvrage qui s’appelle Dialogue sur la médecine de demain et comme les Presses Universitaires de France ne font pas de publicité, je vous signale qu’il est sur la table ici. Mais ce qui était intéressant dans ce dialogue entre nous provenait du fait que nous étions originaires de deux mondes théoriques qui d’abord s’ignoraient dans la pratique des activités réciproques des uns et des autres, et qui faisaient référence à des cadres extrêmement différents. Nous avons discuté, par exemple, des heures de la différence entre anamnèse et récit parce que l’anamnèse est un peu en fermée, comme le curriculum vitae par rapport à l’histoire de vie, dans une sorte de catégorisation nosographique qui relève de l’information donnée par le patient bien sûr mais selon la logique de compréhension du médecin. Alors que le récit est un travail beaucoup plus spontané qui se situe dans le vécu du patient et s’exprime dans le langage qui est le sien au moment où il en parle. Sur ces deux termes que nous pourrons reprendre dans la discussion, parce qu’ils sont assez clés, apparaissait un débat de nature épistémologique à propos duquel je me suis rendu compte à ce moment-là de mes carences scientifiques comme représentant des sciences humaines. Mais j’ai aussi découvert à l’inverse que mon collègue ne savait pas ce qu’était l’herméneutique ; il m’a d’ailleurs demandé de la définir pour que notre dialogue ait un sens. Et bien maintenant que j’ai fait le toucher relais, je vais m’asseoir parce qu’on est mieux tout de même assis. Je devine les gens dans le fond. Le deuxième point que j’aimerais souligner dans ce jalonnement du rapport entre deux univers qui s’ignorent c’est que si le raisonnement médical est axé sur la maladie, le récit est l’expression du vécu et notamment de la souffrance du malade. Et peut-être que là il y a quelque chose à saisir c'est-à-dire que l’optique de médecine narrative, qui a encore été très peu introduite dans le monde francophone et qui provient du monde anglo-saxon, notamment des Etats-Unis et d’Angleterre, Narrative Medicine, met l’accent sur la possibilité d’accès à travers la parole du patient à la souffrance qui est la sienne. Vous savez qu’en anglais, il y a deux termes, illness et desease, qui sont du reste magnifiquement complémentaires parce que desease indique le problème de la maladie alors qu’illness porte sur la


souffrance du malade. Et peut-être que si nous explorons cette différence, nous entrons dans une perspective médicale qui vient compléter une approche qui est restée principalement biomédicale. J’insisterais aussi sur le fait que la médecine narrative vise à donner du sens à la maladie c'est-à-dire travaille non seulement sur le vécu de la maladie mais sur l’inscription de ce qui advient en raison de la maladie dans l’histoire du patient. Le troisième point que je vais développer concerne la singularité sur laquelle nous avons beaucoup insisté dans le champ des histoires de vie à propos de la formation. Comme disait Paulo Freire, personne ne forme personne, ce qui veut dire que la formation caractérise celui qui se trouve dans une démarche d’apprentissage. Un jour, pour tout vous avouer, ayant eu le privilège d’être le patient, pendant un certain nombre d’année, du Docteur Gilbert Siegrist. A propos d’un problème de tension, il m’a dit : « Ecoute, il serait préférable que tu prennes tel remède. » Je ne vous dirais pas lequel, ça pourrait vous inquiéter. Et je lui ai dit : « Es tu sûr que je dois le prendre ? » Il m’a dit : « Non, parce que la médecine ne répond pas à ta question ». Pourquoi ? Parce que la médecine dit en gros, je reprends un peu ses paroles : « sur la base des éléments diagnostiques, dans une interprétation qui est celle du généraliste, il est préférable que tu prennes ce remède. » Et comme par ailleurs, je suivais un acupuncteur qui travaillait sur l’énergétique chinoise, je n’étais pas très sûr que lui approuverait la prise du remède. Donc je me trouvais avec un médecin qui disait « ça sera peut-être bien pour toi. » et un spècialiste de médecine alternative qui me disait : « Tu peux t’en tirer autrement. ». Cette singularité fait que la médecine narrative pour être une contribution doit entrer dans la prise au sérieux du malade en tant que sujet. Et là on est dans un débat tout à fait intéressant parce que, ce que certains sociologues ou socio-économistes appellent la médicalisation de la société, tend effectivement à déposséder le patient de sa maladie. C’est une critique qui a été faite il y a quelques décennies par Ivan Illich qui a utilisé l’expression d’expropriation de la santé, en parlant de la même chose. Et je me suis dit ce que nous revendiquons, nous comme formateurs, à propos des démarches d’apprentissages des gens avec lesquels nous travaillons, - à savoir que l’apprenant soit au centre de la démarche d’apprentissage - , connaît dans l’univers parallèle de la médecine un même débat. Ce qui m’a beaucoup libéré dans l’optique de médecine narrative, c’est de découvrir notamment dans les travaux d’Arthur Kleinmann qui a écrit un bel


ouvrage intitulé « Illness Narratives », mais malheureusement son ouvrage n’est pas traduit en français. Ce qui est frappant dans son propos, ce qu’il dit dans le fond, tout ce qui tourne autour de l’univers du patient, de sa souffrance, de la modification de ses relations sociales, etc., tout ça ne fait pas partie du champ de la recherche dans le domaine de la médecine. Ce sont des zones d’ombre qui sont complètement délaissées. Et l’intérêt de la médecine narrative c’est qu’elle entre dans ces zones inexplorées qui sont celles du malade pris en tant que sujet. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas asymétrie dans la relation médecin/malade mais ce qui signifie que cette asymétrie ne condamne pas le patient à la dépendance. Et ça c’est très important parce que, si vous êtes comme moi, je faisais un effort chez Gilbert Siegrist, mais si vous êtes comme moi, quand vous entrez chez le médecin, qui est en blouse blanche, très sérieux, formel, vous avez tendance à mystifier ce qu’il va vous apporter et à discréditer le travail que vous faites vous-même sur votre propre santé. Et là il y a une chose que j’aimerais ajouter brièvement c’est que dans la question des frontières, à un moment donné, - et Gilbert Siegrist l’a dit - , il y a ce qui ne relève plus du psychosomatique mais qui renvoie à la psychothérapie. Il n’y a pas d’ailleurs que la psychothérapie. Parmi les accompagnements possibles, à côté de ce qu’offre le médecin comme connaissances qui permettent d’être acteur de sa propre santé, il y a un nombre incalculable aujourd’hui d’approches dont certains disent qu’elles ne sont pas encore validées mais qui ont l’avantage de faire en sorte que la souffrance des patients diminue. J’en arrive là à mon quatrième point sur le succès indéniable des médecines parallèles. D’après des enquêtes qui ont été faites dans nos pays, il y a à peu près 50 % des gens qui fréquentent des spécialistes de médecines parallèles, l’ostéopathie, l’énergétique chinoise dont j’ai parlé tout à l’heure, mais aussi le tai-chi, le yoga, qui peuvent en être le prolongement en termes d’hygiène de vie. Les patients découvrent, à travers les démarches dont ils bénéficient dans cet univers parallèle, une sorte de globalité de leur histoire et de leur personne qui a été en quelque sorte occultée par le découpage requis par la précision des examens sur lesquels se base la médecine scientifique. Là on retrouve ce qui était évoqué tout à l’heure,

notamment

par

Christophe

Niewiadomski,

sur

les

méfaits

de

l’hyperspécialisation et sur les différents clivages qui font qu’on est balloté en tant que patient entre un univers hospitalier et une pratique ambulatoire. Et là je dirais


qu’il y quelque chose d’un peu dramatique du point de vue des patients, que l’on constate quand on écoute des gens parler de ce monde de la médecine parallèle qui vient compléter ce que leur offre l’univers de la médecine traditionnelle. Il y a une sorte d’errance… Et toi tu vas où ? Et ça t’a aidé ? Et tu as été à combien de séances ? Et ça coûte combien ? Etc. Il y a une sorte d’errance des malades à trouver les lieux dans lesquels leur corps sera pris au sérieux et le corps dans toute sa résonance biographique et dans toutes ses répercussions dans l’histoire de vie. Or ce que j’aimerais essayer de clarifier, et je ne suis pas au bout de cette recherche, ce sont les formes possibles de récits axés sur les histoires de santé, c'est-à-dire que le médecin ne peut pas dans la pratique usuelle, chez nous en tous les cas vu le temps imparti par le remboursement des assurances se le permettre. J’ai observé cela à l’hôpital avec les spécialistes cliniques qui ne peuvent accorder qu’une heure à un patient qui a été amputé d’une jambe, qui a subi une opération pour des raisons de gangrènage suite à un diabète et qui a peur de se retrouver dans la société alors que le médecin lui dit, ce qui n’est pas vrai : « Bah, n’y pensez pas. On va vous réparer ça. Puis vous tapoterez un peu sur un substitut de jambe et vous allez retrouver votre vie sociale. ». Le travail des spécialistes cliniques, notamment dans le temps accordé à la parole du patient, n’est pas envisageable dans une situation de pratique ambulatoire en cabinet. Et alors ma question devient : quelles sont les fonctions, parce que comme je le disais, il n’y pas que les psychothérapeutes, quelles sont les fonctions, les personnes qui pourraient contribuer à la construction de cette histoire de santé ? En s’appuyant sur quel type de collaboration le médecin pourrait-il apprendre ce qu’il n’a pas le temps de découvrir et qui viendrait crédibiliser, je dirais, l’ingéniosité de démarches qu’il a découvert à tâtons au plan de l’alimentation, de son hygiène de vie, etc. Ce que m’a apporté la biographie éducative, dans les récits que j’ai entendus, c’est que bien en deçà et au-delà de la formation scolaire et professionnelle, les adultes ont appris par des moyens informels, à travers des réseaux de relations, toute cette dynamique de l’apprentissage qui vient compléter ou ajuster l’informel au formel et réciproquement. Il y a certainement à découvrir quelque chose au niveau de l’histoire de vie des patients. J’ai tenté quelques expériences mais je ne suis pas au bout de ma recherche.


En cinquième point, nous sommes aujourd’hui saturés d’informations sur la médecine en tant que patient. Et dans la société de la connaissance, il y a accès à travers Internet notamment toute une information qui fait que, comme on le constatait dans les pratiques d’éducation thérapeutique des patients diabétiques, il faut commencer par désamorcer une série d’informations auxquelles les patients ont eu accès par des documents, par des conversations, par des données fournies par Internet. Un diabétique notamment se renseigne avant d’aller chez son médecin ou parallèlement il parle de cela autour de lui. Comment les fausses images et les représentations erronées peuvent-elles être verbalisées pour que le patient prenne en charge adéquatement ce qui lui appartient à savoir l’amélioration de sa santé ? J’ai été très impressionné par les démarches d’éducation thérapeutique des patients diabétiques dont j’ai brièvement parlé tout à l’heure parce que, par exemple dans le cadre d’une table ronde entre patients dans un séjour hospitalier qui comprenait un temps de formation, les patients pouvaient dire ce que signifiait l’atteinte du diabète dans leur vie quotidienne et ainsi partager leur expérience de la maladie avec les autres patients, et accéder en quelque sorte à un récit qui avait, au-delà du diagnostic qui était porté sur leur diabète, une portée thérapeutique. Ce travail là devrait pouvoir être formalisé de différentes façons parce qu’il y a aujourd’hui des démarches, vous avez lu probablement, certains d’entre vous, les ouvrages de David Servan-Schreiber qui s’appellent Guérir et Anticancer, Les gens lisent cela et ne savent pas trop quoi en faire au plan de leur quotidien. Je pense aussi au magnifique travail de Thierry Janssen et à son ouvrage qui s’appelle « la solution intérieure ». Il y a toute une série d’incitations éducatives à portée thérapeutique. Elles mériteraient qu’il y ait des espaces de patients à l’intérieur desquels ces pratiques-là puissent prendre forme. Je vais dire quelque chose qui pourrait être mal compris. Aujourd’hui la médecine coûte beaucoup trop cher. Les montants budgétaires des hôpitaux sont incroyables et nous sommes habitués par les Trente Glorieuses à avoir accès à ce qu’offrent le domaine hospitalier et le champ de la médecine. Ceci n’est plus possible. Au lieu de revendiquer que les dépenses soient aujourd’hui analogues à celles d’hier, il y a une prise en charge de la santé à laquelle il faut contribuer et qui est peut-être une des tâches du champ de la formation, si elle veut bien dépasser son asservissement actuel au monde de l’entreprise. Et une des raisons pour lesquelles d’ailleurs j’ai écrit la note de synthèse dans la revue Savoirs, c’était pour essayer de désigner l’urgence de ce travail de prise en charge.


Dernier point. Nous l’avons dit, Christine Delory-Momberger et Christophe Niewiasdomski

aussi,

de

manière

générale,

la

formation

doit

devenir

pluridisciplinaire. Il importe notamment dans le champ de la médecine qu’il y ait une ouverture à d’autres disciplines en vue d’une plus grande intelligence clinique. Je voudrais juste lire un bref passage de ce que dit une femme qui est aujourd’hui chef de clinique, qui a une trentaine d’années. Parce qu’on dit que tout a changé avec les nouvelles générations… Un certain nombre de choses ont effectivement changé dans l’écoute, dans la relation. J’ai néanmoins été frappé - parce que l’ouvrage sur la médecine, nous l’avons fait en collaboration avec une jeune médecin, Anbreen Slama-Chaudhry, aujourd’hui chef de clinique à l’hôpital universitaire de Genève, par ce propos : « Je me revois dans cette chambre d’une unité de médecine hospitalière. Jeune médecin, expliquant à la famille de mon patient la maladie aigüe dont leur parent souffre et qui va se péjorer progressivement, peut-être rapidement. Je sens leur regard empli d’incompréhension et d’attente. La colère dans cette chambre individuelle est palpable. Le malaise est présent. Mais ce jeune médecin, donc ellemême, ne les voit pas. N’étant pas consciente de la détresse dans laquelle l’entourage familial se trouve, je sens monter en moi une sorte d’impatience, me dictant de régler la situation au plus vite pour aller m’occuper des autres patients de l’unité. » Cette impatience là, nous l’avons constatée à l’hôpital soit pour nousmêmes, soit pour les gens que nous allions voir de façon répétée. Elle est inadmissible c'est-à-dire que la médecine ne peut pas continuer à délivrer des diagnostics et à laisser les gens les assumer, les patients, les malades, en se retirant ensuite sous prétexte que la demande du patient suivant doit être satisfaite. Et mon analyse, après avoir passé des heures d’échanges avec mon collègue professeur de médecine c’est que les carences actuelles de la médecine sont en grande partie la résultante de la manière dont s’élabore, au cours des études et des stages, ce que j’appelle, la pensée médicale. La formation à la pratique clinique requiert de multiples dimensions comme celles de l’écoute, de la communication, de nos jours de la sensibilité interculturelle, indispensables à une médecine narrative le plus souvent absente des cursus classiques. Et là j’ajouterais, parce que c’est Gilbert Siegrist qui me l’a souvent dit, ce qui manque c’est le travail que le médecin doit nécessairement faire sur lui-même pour être réceptif à une perspective plus narrative. J’ajouterais une remarque qui m’a été faite par un autre professeur de médecine, la chirurgie a


joué un très mauvais service à la médecine parce qu’elle a été un levier de reconnaissance sociale de la médecine scientifique qui vient disqualifier les compétences valorisées dans une pratique clinique ouverte à la narration du patient. Ce dont nous entendons parler à propos de la médecine porte sur le travail chirurgical miraculeux dont les médias nous donnent connaissance. Ce dont le Docteur Gilbert Siegriest a parlé tout à l’heure, en revanche n’a pas l’heur d’être narré dans les grands quotidiens. Alors ma conclusion sera celle-ci. Les patients ont droit au récit. Dans la recherche avec les infirmières spécialistes cliniques, j’ai découvert que la mort et la souffrance ne faisaient pas partie de ce dont on parlait entre soignants en milieu hospitalier. Et quand je dis les patients ont droit au récit, c’est parce qu’il y a en quelque sorte un monopole de la médecine scientifique à combattre pour que l’accès à la parole soit possible non pas seulement pour ceux qui ont les moyens et les possibilités d’entrer dans une relation psychothérapeutique ou de faire un travail analytique mais qui sont là à se débattre avec leur souffrance et dont on sait pour nous qui sommes des spécialistes du récit, que le support du récit peut devenir un appui thérapeutique indispensable à la qualité de leur santé.



Intervention de Vincent de Gaulejac (du Laboratoire de Changement Social – Université Paris Diderot - Membre

fondateur de l'institut international de sociologie clinique)

Et bien, je vais faire comme Pierre, d’abord me lever pour vous voir et pour que vous puissiez me voir. Je suis aussi très heureux d’être là. Effectivement, j’étais aphone la dernière fois. Je n’avais pas à côté de moi quelqu’un qui pratiquait la médecine narrative qui m’a permis d’en parler longuement. D’ailleurs, je ne suis pas là pour en parler non plus, simplement essayer de compléter ce qui a été dit. Je suis aussi heureux de participer à votre réflexion sur une clinique narrative plurielle avec ces regards croisés. L'introduction rédigée par Christine et Christophe propose de répondre à la question suivante : comment les dispositifs d’accompagnement centrés sur le récit de soi peuvent-ils répondre à des formes de souffrance physique, psychique, sociale et engager des processus de réparation, d’allègement, de réorganisation de l’existence ? Je vais tenter de répondre en quatre points : • Quelle clinique ? Comment caractériser cette posture ? Alors il y a beaucoup de choses qui ont déjà été dites sur ce point que je vais compléter du point de vue de la sociologie clinique que Christophe a abordé tout à l’heure. • Quel récit ? Derrière le terme de clinique narrative, ou de médecine narrative, comment le récit est-il mis au travail ? Et dans quel dispositif on le met au travail ? • Quelle souffrance ? Quand on met en rapport le physique, le psychique et le social, comment aborder cette question en particulier pour intégrer aussi cette dimension sociale ? • Et puis quel lien entre ces trois registres c'est-à-dire comment on fait à partir de là de cette réflexion plurielle pour essayer de comprendre, en particulier une question qui a été soulevée, qu’est-ce que cela produit ? Pourquoi cela


produit-il des choses ce type de travail qu’on essaie de développer à côté des pratiques traditionnelles de la médecine, de la psychothérapie ou de la formation ?

Quelle clinique ? Pour moi, la clinique a commencé par une rencontre avec Carl Rogers. Je cite Rogers parce que je trouve qu’il est bien oublié et bien méprisé parfois ; d’ailleurs dans le champ académique en particulier, on dit que "Rogers est arrivé en France dans les bagages du plan Marshall". Alors pour les sociologues évidemment, et pour les psychanalystes, ce n’est pas sérieux. Les sociologues, dont je fais partie, critiquent aussi l’utilisation qui a été faite de Rogers dans les pratiques de développement personnel utilisées par les managers et les gestionnaires pour favoriser l’adhésion des individus à des objectifs de production. Mais Rogers, c’est tout de même un apport formidable à une clinique centrée sur la personne, sur l’écoute. Le renversement dont Christophe a parlé fait que l’écoute devient en effet centrale. L’un de ceux qui m’a appris à pratiquer ce renversement et à comprendre ce qu’il peut avoir de révolutionnaire par rapport aux pratiques positivistes, objectivantes, c’est Rogers. Quand on définit la sociologie clinique non pas au chevet du lit du patient mais au plus près du vécu des acteurs, Rogers donne une clé sur la façon dont on peut faire cela à la fois du côté de l’écoute, du côté de ce qui est dit verbalement, mais aussi de l’écoute du côté de l’éprouvé. On n’entend pas seulement avec ses oreilles, on entend également avec ce qu’on sent et ce qu’on ressent. Réintroduire la question des sentiments, des émotions et de l’éprouvé dans la discussion est tout à fait important. La narration ce n’est pas simplement raconter une histoire, c’est aussi exprimer le rapport que l’on a à cette histoire, la façon dont il est vécu, c’est ce que l'histoire nous fait. L'histoire est incorporée. Le lien avec le corps est donc essentiel, pas seulement du côté de la pathologie, des troubles que cela peut induire, mais simplement du côté du ressenti et de l’éprouvé.


La sociologie clinique s'intéresse à la dimension existentielle des rapports sociaux aux rapports intimes entre l’être de l’homme et l’être de la société. La question de l’être est au cœur de la réflexion sur la clinique narrative. Au plan épistémologique, cela conduit à réintroduire Sartre, entre Freud et Bourdieu, si je réduis un peu notre débat à quelques références théoriques importantes, pour essayer de penser les rapports de l’être de l’homme et de l’être de la société. Cette dimension existentielle ouvre sur une écoute de la complexité. La vie est plurielle entre la vie personnelle, intime, jusque du côté de l’intra-psychique, la vie telle qu’elle est éprouvée dans les sentiments, les émotions, mais aussi la vie familiale, la vie au travail, la vie sociale, le monde jusqu’au fait d’être dans la Terre patrie d’Edgar Morin. La vie c’est tout cela. Comment fait-on avec tout cela? Les disciplines scientifiques ont découpé cette totalité. Le récit la recompose, à sa manière. Comment fait-on pour saisir cette complexité. Un récit de vie parle de tout cela en même temps sans faire la part des choses, en débordant tous les découpages en termes de catégories ou en termes de disciplines. Comment déconstruit-on et reconstruit-on cette complexité ? Max Pagès a évoqué à ce propos l’écoute complexe : c'est-à-dire comment fait-on dans un récit pour entendre à la fois ?

la dimension émotionnelle, l’éprouvé,

?

la dimension réflexive du sujet qui fait l’analyse de sa propre histoire,

?

la dimension psychique et intra-psychique qui renvoient à des enjeux conscients et inconscients

?

et la dimension sociale qui renvoie à la façon dont l’individu a été socialement fabriqué, c’est-à-dire l’analyse des habitus incorporés et l’analyse de l’ensemble des déterminations, des capitaux dont tu parlais tout à l’heure, le capital culturel, le capital social, le capital économique,

Il y a là une question épistémologique : sur quelle(s) théorie(s) s’appuie-t-on pour développer l’écoute complexe? Qu’est-ce qui fait qu’on va choisir, dans le travail sur le récit, de privilégier telle ou telle entrée à tel ou tel moment, que ce soit d’ailleurs


dans l’analyse ou dans la pratique? Et comment éviter ce que disait Henri Lefèvre, le double piège du vécu sans concept et du concept sans vie. Le vécu sans concept c’est de croire que le récit produit du sens en lui-même et qu’il suffirait de raconter son vécu, de raconter son histoire pour produire du sens. Se raconter produit des effets, oui. Mais si on dit que ça doit produire des effets de sens, il faut que l’on puisse décrypter et avoir les outils qui sont nécessaires pour dire le sens que ça produit. On a besoin effectivement besoin d’avoir des outils théoriques que les chercheurs sont censés produire pour essayer de décrypter ce sens-là. Alors on peut s’appuyer sur la psychanalyse, sur la médecine, sur la sociologie, l’anthropologie, et puis sur la philosophie. Le concept sans vie, c'est croire que les théories peuvent faire sens en elles-mêmes. La théorie ne fait sens que dans la mesure où elle rend compte d'une expérience, d'un vécu. C'est dans l'articulation entre l'expérience concrète et l'analyse théorique que le récit peut être "travaillé". C'est en tout cas ce que nous essayons de faire dans les groupes d'implication et de recherche que nous animons à l'Institut Internationale de Sociologie Clinique1. De quel récit s’agit-il ? Entre Freud et Bourdieu, deux auteurs incontournables pour analyser les intrications complexes entre le roman familial et de la trajectoire sociale, il est utile de se référer à Sartre. Une citation, bien connue, aide à dialectiser la double fonction de l'histoire : celle qui produit l'individu et celle qu'il produit. Sartre nous dit :L’important n’est pas ce que l’on fait de l’homme mais ce qu’il fait de ce qu’on a fait de lui. La clinique du sujet conduit à se questionner sur les rapports entre l'histoire qui nous produit, l'histoire que l'on produit et les histoires que l'on raconte. Mais comment déconstruire ces différentes dimensions dans un récit de vie ? comment est construit ce récit ? Comment l'individu se raconte ? Et comment ce fait de se le raconter permet de décrypter effectivement le sens et la pluralité des systèmes de sens que l’on peut avoir à disposition en fonction de la position sociale, de son histoire culturelle, de sa place dans le monde, de sa formation et des capitaux sur lesquels on s’appuie en fait pour produire le sens de sa propre histoire ? Je ne peux répondre à toutes ces questions, simplement amorcer deux trois remarques.

?


Annie Ernaux déclare : en fait, se raconter, ce n’est pas intéressant. Ce n’est pas ma vie qui est intéressante. Ce qui est intéressant c’est si on me lit ce n’est pas parce que ma vie est intéressante mais ce qui dans ma vie permet d’apprendre des choses sur la condition humaine. Ce n’est donc pas "moi" qui suis intéressant. Mon récit n'a d'intérêt que dans ce qu'il nous permet d’apprendre sur la condition humaine. Dans les groupes d’implication et de recherche, nous opérons un va-et-vient permanent entre le vécu et l’analyse de ce vécu. Dans un premier temps, les gens sont un peu préoccupés de savoir ce qui va se passer par rapport à "leur" histoire dans cet espace-là, comme s'ils avaient peur de la livrer, ou peur qu'en la livrant, ils en soient dépossédés. Dans un deuxième temps, ils réalisent que cette histoire, ils ne la possèdent pas, c'est plutôt elle qui les possède. Ils réalisent que l’individu est le produit d’une histoire et cette histoire, ils ne peuvent pas la changer. L’histoire est ce qu’elle est. La seule chose qui peut changer c’est leur rapport à cette histoire, c'està-dire la façon dont elle est agissante en eux. Ce renversement est tout à fait capital. Par exemple Freud montre que le sujet n’est pas central en termes de sujet conscient mais qu’il est en fait le jeu de son inconscient ; Bourdieu montre que le sujet social est le jeu de l’incorporation des habitus et des déterminations sociales. L'individu est donc produit par l’histoire. Ce qu’ajoute Sartre c’est que je peux faire quelque chose de cette histoire c'est-à-dire je peux faire quelque chose de la façon dont l’histoire est agissante en moi. C’est cela qui est l'élément moteur du processus de transformation, de reconfiguration. Ce renversement est très intéressant parce que du coup les participants sont moins dans la peur de l’implication. Cela produit une distanciation qui facilite le travail sur cette dialectique entre ?

l’individu produit de l’histoire, la façon dont il a été fabriqué,

?

l’individu producteur d’histoire, c'est-à-dire comment je, le sujet, peux faire quelque chose de cette histoire, en tout cas changer mon rapport à la façon dont cette histoire est agissante en moi

?

et cette troisième dimension du côté de la narration, c'est-à-dire ce que je peux dire de cela


Le décalage entre ce que je, le sujet, peux en dire et ce qu’elle, mon histoire, m’a fait, et enfin ce que je peux en faire, est très intéressant. Le travail des cliniciens se construit dans et sur ces écarts. Il consiste à travailler sur les écarts entre ce que je pense, ce que je dis, ce que j'éprouve et ce que je suis, d’abord comme sujet assujetti, c'est-à-dire assujetti par son histoire, son contexte social, ses conditions de production (Gaulejac, 2009)2. Le risque pour les praticiens des récits de vie, est de tomber dans l’idéologie du sujet. Penser qu’effectivement il suffirait de se raconter pour pouvoir maîtriser son histoire et donc ainsi d’occulter en quelque sorte le fait qu’il ne peut y avoir de sujet qu’à partir du moment où il y a de l’assujettissement. C’est parce qu’il y a de l’assujettissement que la question d’advenir comme sujet se pose. Quelle souffrance ? Il a été abordé la question des liens entre le somatique et comment cela peut-être réintroduit dans une pratique de médecine narrative. Je voudrais dire quelques mots sur la question de la souffrance physique, psychique, sociale. Thomas Périlleux et John Cultiaux viennent du reste de publier un livre sur cette question 3. De quoi parle-t-on exactement quand on parle de souffrance ? Et les politiques de la souffrance ? Vous aurez remarqué qu’il y a une espèce de déplacement de la question de la souffrance sociale depuis quelque temps. Dans les années soixante, la question sociale tournait beaucoup autour de l’exploitation et de la pauvreté. Dans les années 80, c’était la question de l’exclusion qui était au centre. Et aujourd’hui, c’est la question de la souffrance, en particulier la souffrance au travail. L’exemple donné tout à l'heure est à ce titre fort intéressant parce qu’on voit la contradiction dans laquelle cela peut mettre le médecin qui entend que le mal au dos a quelque chose à voir avec ce qui se passe au travail, mais qui ne peut pas avoir

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accès à ce qui se passe au travail. Mais le risque est de médicaliser du coup la souffrance au travail et de la renvoyer au psychologue, au coach et au médecin, ce qui évite évidemment de s’interroger sur les causes de l’injustice, de la violence qui peuvent régner dans le monde du travail. C’est pour nous évidemment un point capital sur l’objectif et le subjectif. A partir du moment où l'on introduit la question sociale,

c’est

le

contexte

socio-historique

qui

produit

les

individus,

les

comportements, les sentiments, les éprouvés, le langage, etc. Et que fait-on avec tout cela ? Il a été évoqué tout à l’heure le risque de psychologisation et de médicalisation de la souffrance parce que là il y a des lieux où elle peut s’exprimer. Mais cela nécessite de pouvoir travailler sur des liens entre les conditions concrètes d’existence, ces situations qui produisent la souffrance, nous dirons la souffrance objective, et puis les effets de cette souffrance, la façon dont elle est représentée et dont elle est vécue par les sujets, donc cette dimension subjective de la souffrance. Deux récits permettent d'éclairer cette distinction. Victoria dans son récit de vie dit : "Pour mes parents, la pauvreté c'était de mourir de faim. Pour moi, c'est de ne pouvoir satisfaire mes besoins". Son père, fils d'ouvriers agricoles, a dû quitter sa famille à huit ans pour ne pas mourir de faim. Il s'agissait d'une nécessité de survie. Pour Victoria, le manque est d'une autre nature, elle n'a jamais été privée de nourriture, mais elle ne mangeait pas ce qu'elle souhaitait. Pour elle la pauvreté est associée à ce jour d'hiver où, pour aller à l'école, elle a dû mettre les chaussures de sa mère qui étaient bien trop grandes pour elle, faute de pouvoir utiliser les galoches qu'elle portait d'habitude, dans lesquelles elle était pieds nus. "Je crois que c'est la seule fois dans mon existence où j'ai eu très honte ... On a rigolé de moi ... Je crois que j'ai pleuré." Entre la nécessité pour le père de Victoria de quitter sa famille à huit ans pour ne pas mourir de faim et la honte de Victoria face aux moqueries dont elle est l'objet parce que ses parents ne peuvent lui payer des chaussures convenables, la souffrance n'est pas de même nature. On ne peut bien évidemment mesurer l'intensité de la souffrance, mais on peut distinguer différentes formes selon la nature du manque. Si la pauvreté c'est le manque, celui-ci ne peut être considéré comme équivalent selon qu'il concerne les besoins élémentaires, vitaux, primaires, "objectifs", ou selon qu'il est de l'ordre du


désir, de l'envie, de l'image, de la subjectivité. C'est pour cela qu'il convient de distinguer: - la souffrance liée à la faim, au froid, à des conditions de vie pénibles physiquement dégradantes; - la souffrance liée à la privation, au dénuement, à l'impossibilité de satisfaire des besoins considérés comme élémentaires, vu les normes sociales du milieu environnant; - la souffrance liée à la déchéance, à la stigmatisation et aux violences humiliantes que l'individu peut subir du fait de sa situation socio-économique. Dans la réalité, ces différents types de souffrance peuvent se combiner. Mais on voit qu'elles se distinguent selon leur caractère plus ou moins objectif ou subjectif. La misère, c'est l'impossibilité de satisfaire des besoins élémentaires : se nourrir, se loger, s'habiller, se soigner. La souffrance, c'est d'abord avoir faim, ne pas pouvoir se laver, avoir froid, porter toujours le même vêtement, dormir dans la crasse, souffrir dans son corps. La souffrance de la misère s'inscrit dans le corps. La honte de Victoria qui doit porter les chaussures de sa mère pour aller à l'école, c'est une souffrance psychique, mais cette souffrance à un caractère objectif : elle est la conséquence concrète de la pauvreté de la famille. En ce sens, il s'agit bien d'une souffrance sociale. Annie Ernaux a mieux que personne exprimée ces rapports étroits entre l'objectivité et la subjectivité : "L'émotion, c'est subjectif ... Mais le souvenir de mon père montant dans un wagon de première avec un billet de seconde et sa peur d'être remis à sa place ... Mon souvenir de cette scène est l'expression de l'humiliation liée à la position sociale de mon père : mon souvenir subjectif contient quelque chose d'objectif qui est cette réalité sociale. 4 - un souvenir d'enfance, c'est subjectif - la scène qui évoque une situation réelle vécue par elle et son père est à la fois objective et subjective c'est-à-dire vraisemblablement reconstruite; 2

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- la peur de son père d'être "remis à sa place" est subjective, tout comme la honte de sa fille de le voir ainsi; - la position sociale de son père, c'est objectif. C'est ce croisement, cet amalgame d'éléments de réalité et de vécu qui caractérise la souffrance sociale. Ce sont des effets de situations concrètes qui engendrent des émotions persistantes dont l'humiliation et la honte sont les aspects centraux. Ne pas déchoir, tel est le moteur de beaucoup destinées humaines. Les récits recueillis sont autant d'histoires de luttes quotidiennes pour un garder un minimum de dignité, pour "s'en sortir" c'est-à-dire sortir de la pauvreté et des souffrances qu'elle engendre. Quels effets? Comment on peut réintroduire cette dialectique entre l'objectif et le subjectif, dans le travail en particulier des récits de vie? Il est important de réintroduire le sujet face à son histoire. S'il est auteur de son récit de vie, il est aussi le produit de son histoire. Être auteur de son récit de vie ne signifie pas être auteur de son existence. Le travail d'implication et de recherche sur son histoire permet de comprendre en quoi l'individu est le produit d'une histoire dont il cherche à devenir le sujet. Il est important de remettre les choses à leur place pour entrer dans cette clinique de la complexité qu’on appelle tous de nos vœux. La femme dont vous parliez tout à l’heure a mal au dos, par conséquent, il faut donc bien qu’elle aille voir un médecin, c’est une bonne chose par rapport à cela. C’est objectif aussi ce mal au dos. Et en même temps, on fait l’analyse que ce mal au dos a quelque chose à voir avec quelque chose qui se passe ailleurs. Donc par la parole, on peut y accéder et c’est déjà beaucoup. Mais en même temps, on est là dans une relation intersubjective ; on est plutôt dans le psy. Mais peut-être aussi faut-il réfléchir sur la façon d’agir sur les causes objectives de cette souffrance à la fois subjective et physique qui tient aussi aux conditions de travail.

C'est

important

pour

éviter

les

risques

de

médicalisation

et

de

psychologisation de ces enjeux, de pouvoir travailler sur ces trois dimensions. Non pas par impérialisme sociologique, en disant que tout vient des conditions concrètes d’existence, mais pour reconsidérer la place de la subjectivité, qui fait partie aussi de la réalité. Elle n’est pas marginale. Elle n’est pas seconde. Et quand on dit que l’individu est produit et producteur de l’histoire, c’est aussi par un travail subjectif que


l'on contribue à produire l’histoire qui contribue à nous produire. Il y a donc là un rapport récursif entre l’individu, l’histoire et la société. À l’Institut International de Sociologie, dans les groupes d’implication et de recherche, nous invitons les participants à travailler sur leur existence, dans ces différentes dimensions. Ces groupes favorisent un double travail de perlaboration et de symbolisation dans le rapport à l'histoire. La perlaboration, dans la perspective psychanalytique indique que le travail du sujet n'est pas seulement mental mais aussi psychique. C'est la raison pour laquelle la prise de conscience ne suffit pas pour changer son rapport à la façon dont l'histoire est agissante en soi. Comme dans la cure analytique, il faut laisser le temps pour désincorporer les habitus, se dégager des affects attachés à des situations qui, comme le traumatisme, les cryptes et les fantômes, sont profondément enkystés dans le psychisme. Le travail de symbolisation est d'une autre nature. Dans les groupes d’implication et de recherche, nous ne faisons pas des récits de vie, au sens où nous ne demandons pas aux gens de raconter leur histoire. Nous leur proposons de travailler sur leur histoire, sur tel ou tel aspect de l’histoire, sur leur trajectoire sociale ou leur généalogie. Cela signifie que le travail n'est pas centré sur la personne. Ceci constitue une grande différence avec le travail en thérapie. Nous leur proposons de fabriquer des supports et nous travaillons avec les personnes sur les supports qu’ils ont faits. Par exemple nous travaillons sur leur histoire familiale à partir de la représentation de la généalogie qui représente cette histoire familiale. Nous leur demandons par exemple d’objectiver un certain nombre d’indicateurs pour avoir la position sociale et l’évolution de la position sociale de la famille. Le support crée un espace de triangulation. Nous ne travaillons pas sur la personne, sur son histoire, nous travaillons avec elle sur ce qu’elle a produit à propos de cette histoire. C’est cela la symbolisation, cette triangulation qui produit le travail commun et la coconstruction qui nous est chère à tous. Nous ne sommes pas des experts qui vont analyser et interpréter le récit qui a été produit mais des accompagnateurs qui vont


aider la personne à travailler sur son histoire, des co-chercheurs qui essaient de comprendre quelque chose à propos d’une histoire. Cela induit un type de travail de symbolisation qui nécessite un certain cadre et qui tisse un lien entre symbolisation et historicité. Le sujet retrouve un sens en construisant des liens entre son passé, ce qu’il vit dans le présent et la possibilité de se projeter dans un avenir. L’historicité, c’est cela, c’est parce que je comprends mieux de quoi je suis le produit que je peux mieux comprendre les conflits dans lesquels je suis dans le présent et ainsi modifier ma façon de me représenter l’avenir. S’il y a des effets thérapeutiques évidents dans le travail que nous faisons les uns et les autres,

il est important de construire des cadres qui ne soient pas là pour

prendre en charge des gens, prendre en charge leur souffrance, mais pour réfléchir ensemble sur le sens de l’histoire et le sens de notre société et quel type de société nous avons envie de construire ensemble.





Intervention introductive de Christine Delory-Momberger et de Christophe Niewiadomski (Christine DELORY-MOMBERGER, professeure en sciences de l’éducation à l’Université Paris 13/Nord et Christophe NIEWIADOMSKI, Maître de conférences en sciences de l’éducation, Laboratoire CIREL, Université Charles de Gaulle, Lille 3)

Les enjeux sociopolitiques du récit biographique En consacrant cette troisième rencontre de notre séminaire aux enjeux sociopolitiques du récit biographique, nous voulons porter l’attention sur les conditions et les environnements de nature sociétale dans lesquels sont produits et reçus les récits de la vie, sur les usages auxquels ils répondent, sur les fonctions qu’ils peuvent prendre, sur les effets individuels et collectifs dont ils sont le lieu. En préliminaire (et en quelque sorte en toile de fond) de notre présentation, nous rappellerons que le récit biographique, en tant que mise en forme de l’existence individuelle, est soumis à des structurations collectives, que les pratiques de récits au sein d’une société renvoient à des usages codifiés et satisfont à des fonctions sociales et politiques. Les formes de récit auxquelles nous recourons pour rapporter notre vie ne nous appartiennent pas en propre, nous ne pouvons pas entièrement en décider par nous--mêmes, ce sont des formes collectives qui conditionnent et reflètent à la fois les rapports que les individus d’une société entretiennent avec la collectivité et avec eux-mêmes. Ces modèles narratifs, qui servent en quelque sorte de patrons biographiques aux constructions individuelles, procurent aux individus des schémas et des modalités de relation à eux-mêmes et d’insertion au sein de la collectivité. Les formes et les usages du récit de la vie répondent ainsi à des représentations et à des fonctionnalités sociales, ils relèvent de pratiques et de techniques de soi qui traduisent ces représentations et ces fonctionnalités sur un mode incitatif ou prescriptif et les fixent en schèmes d’action et de discours. Dans ce cadre très général, c’est une des tâches de la recherche biographique de resituer les pratiques biographiques dans leur inscription et dans leur variabilité sociohistorique. Il lui revient plus précisément d’étudier dans une société donnée les conditions de fonctionnement pragmatique, discursif, symbolique de la parole de soi


et de mettre en relation les constructions biographiques individuelles avec les modèles qui orientent et structurent les rapports de l’individu à lui-même et à la collectivité. C’est ce travail dont nous voudrions tenter d’esquisser le cadre pour notre propre société contemporaine. Pour cela, il nous faudra brosser à très grands traits le contexte sociopolitique qui permet de mieux comprendre le statut du récit biographique et les usages sociaux auxquels il répond dans ce que certains sociologues ont appelé « la société biographique »1.

La « société biographique » L'évolution sociétale des quarante dernières années a considérablement accéléré les processus d’individualisation caractéristiques de la modernité. Des sociologues, des économistes, des philosophes ont décrit de façon largement convergente la mutation qui affecte les sociétés modernes à partir des années 1970. Les sociétés occidentales du 19ème et de la première moitié du 20ème siècle s'étaient construites sur la base d'Etats-nations identifiés à un territoire géographique, à une langue, à une histoire et à une culture nationales ; elles reposaient sur une forte structuration des ressources et de la production économiques (industrielles en particulier), sur la polarisation centralisée des forces sociales (sous la forme de classes sociales antagonistes nettement définies, saturant la majeure partie du corps social) et sur la présence d'institutions (au premier chef la famille et l'école, mais aussi les partis politiques, les organisations syndicales, les églises, etc.) à fort coefficient intégrateur. Le dernier tiers du 20ème siècle voit progressivement se déliter cette configuration sociétale, en fonction d'une convergence de facteurs qui ébranlent la centralité des ressorts sur lesquels reposaient ces sociétés. Une

des

conséquences

de

ces

mouvements

de

décentration

et

de

désinstitutionnalisation qui affectent les sociétés postmodernes est la séparation de l'acteur et du système, qui se traduit par la dilution et l'effacement de la notion de rôle, et la nécessité pour les individus de construire par eux-mêmes le sens de leur , $VWLHU 1 'XYRX[ GLU /D 6RFLpWp ELRJUDSKLTXH XQH LQMRQFWLRQ j YLYUH GLJQHPHQW 3DULV /¶+DUPDWWDQ


activité sociale. En quelque sorte, le niveau de la décision individuelle est remonté d'un cran dans le « pilotage » de l'activité sociale ; de l'exécution d'actions programmées et de rôles établis, l'acteur social est passé aux « commandes » d'un ensemble de logiques possibles et de solutions alternatives, à partir desquelles il doit se frayer son propre itinéraire en orientant et en adaptant sa conduite 2. Plus que par des

rapports

d'intégration

et

d'identification,

l'activité

sociale

de

l'individu

postmoderne est régie par des rapports temporaires et réversibles d'inclusion dans des sous-systèmes auxquels il accède selon les secteurs de sa vie qui en relèvent ; il est devenu l'homme pluriel décrit par Bernard Lahire3, qui n'est plus le représentant d'un groupe et de la logique sociale inhérente à ce groupe, mais le produit complexe d'expériences socialisatrices multiples. Le parcours biographique se définit dès lors comme le mouvement selon lequel un individu enchaîne et relie des profils d'insertion multiples à travers l'espace social : il est travailleur, consommateur, marié, contribuable, assuré, parent d'élève, membre d'une association sportive, électeur, etc., et il incorpore des modèles d'action différents et éventuellement contradictoires. Cette mutation prend effet dans un large mouvement dont le trait fondamental est celui de la massification ou si l’on préfère de la démocratisation des processus qu’il engage. Ce sont en effet des populations entières qui accèdent à ces formes d’individualisation sociale, même si à l’évidence cet accès est variable et inégal selon les positions occupées. On pourrait parler ici d’« individualisme sociétal » pour signifier que cette forme du rapport des individus au social concerne les membres d’une société tout entière, qu’elle est le produit d’une genèse particulière liée aux conditions même de la vie dans une société où les grandes institutions régulatrices sont

moins

prégnantes,

les

assignations

sociales

et

professionnelles

s’assouplissent, où les existences et les parcours individuels sont moins strictement et moins directement déterminés de l’extérieur et acquièrent une dimension de singularité. De tels phénomènes sociétaux ne sont évidemment pas sans conséquence sur les représentations que les individus se font d’eux-mêmes et du déroulement de leur &I ) 'XEHW 6RFLRORJLH GH O¶H[SpULHQFH 3DULV 6HXLO

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existence, sur le degré d’initiative et d’autonomie qu’ils se reconnaissent dans l’exercice de leurs activités sociales, sur le sentiment qu’ils ont de pouvoir agir sur eux-mêmes et sur leur vie. C’est là le deuxième sens que l’on peut donner à la notion d’« individualisme », celui d’un retour que les individus accomplissent sur euxmêmes et qui les constitue en sujets capables, par leur activité réflexive et interprétative, de donner une forme personnelle à leurs inscriptions sociales et au cours de leur existence. Cet individualisme « qualitatif » ou « réflexif » se traduit par une aspiration à la réalisation personnelle et par un regard autre porté sur le déroulement et sur le sens de l’existence : les individus considèrent de moins en moins leur propre parcours comme le développement linéaire d’une identité prédéterminée ; ils envisagent au contraire les multiples possibles identitaires que leur ouvre leur ancrage dans des milieux sociaux pluriels et variés comme le matériau d’une découverte expérimentale de soi-même. Cependant le déclin des formes historiques du lien social dans les sociétés de la modernité avancée ne correspond assurément pas à un affaiblissement de la normativité sociale prise en elle-même. Si les grandes « agences de socialisation » qui représentaient la source principale des modèles collectifs passent en arrière-plan, elles sont progressivement relayées par des formes de modélisation moins centralisées, plus diffuses, mais tout aussi efficientes. De moins en moins portés par les grandes entités qui structuraient la société selon des rapports de pouvoir et de (re)production (rapports générationnels, rapports de savoir, rapports de classes), les modèles institutionnels sont décontextualisés, « désencastrés » et se caractérisent par leur mobilité et leur flexibilité. Ces modèles circulent dans les médias (en particulier à la télévision et sur Internet), dans les messages de la publicité et les campagnes de marketing, dans le discours politique, ils accompagnent les flux et les échanges de la communication, de l’économie et de la culture mondialisées. Dans ce paysage de plus en plus globalisé, ce qui est ainsi modélisé est moins tel type de comportement, de trajectoire, de valeurs, socialement et culturellement défini, que l’individualité elle-même en tant qu’impératif de réalisation de l’individu, en tant qu’institution de l’individu. L’individu est en effet au cœur de la mutation sociétale qui caractérise la modernité avancée. Cette mutation s’est accomplie dans le cadre d’une société de marché qui fait de l’individu la cible directe et le véritable moteur de


l’activité. Dans la société de la marchandisation, c’est l’individu qui devient l’objet du marché, non seulement en tant que consommateur de biens et de valeurs marchandes, mais en tant qu’il est lui-même le « bien » et la « valeur » suprêmes du marché. Une très large part des stratégies de promotion et de vente consiste à convertir les biens matériels en « biens immatériels », c’est-à-dire en représentations et en valeurs symboliques ayant l’individu pour cible. Plus que des « produits », ce que l’on cherche à vendre et ce que l’on achète, ce sont des marqueurs identitaires, des manières d’être soi : « Nous sommes appelés à devenir les consommateurs de nous-mêmes » pronostiquait en 1997 le consultant et théoricien en management Tom Peters4. L’individu, devenu à lui-même son propre produit, « s’achète une vie », - pour reprendre le titre (et la thèse) d’un ouvrage de Z. Bauman5 - et son parcours de vie s’identifie à son parcours de consommateur. Au sein de la société du marché, c’est l’individu et toutes les tâches qu’il doit accomplir en tant qu’individu qui occupent la première place, c’est l’individu qui devient l’institution6. Il y a convergence sinon alliance objective entre le système socio-économique du néocapitalisme et l’institutionnalisation de l’individu. La figure du manager des années 1990, que Luc Boltanski et Eve Chiapello7 caractérisaient par son aptitude à donner des réponses personnelles au changement et à trouver en lui-même les ressources de son employabilité, s’est en quelque sorte démocratisée pour devenir une norme générale d’existence. Ainsi, la modernité avancée voit l’émergence et le développement de l’autoréalisation individuelle comme institution centrale du nouveau rapport qu’elle installe entre l’individu et le social. A ce titre, la réalisation individuelle devient l’objet d’un impératif social, d’une sommation institutionnelle tout aussi forts que l’étaient les prescriptions sociales traditionnelles. D’une façon de plus en plus massive, les individus sont requis de se présenter comme étant capables de s’adapter et de peser sur le cours de leur vie ; de plus en plus, il leur est demandé de s’imputer à eux-mêmes les aléas de leur existence, et en particulier les obstacles et les échecs qu’ils rencontrent dans leur vie professionnelle et sociale8. L’exigence &LWp SDU &K 6DOPRQ 6WRU\WHOOLQJ /D PDFKLQH j IDEULTXHU GHV KLVWRLUHV HW j IRUPDWHU OHV HVSULWV 3DULV /D

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d’autoréalisation et de responsabilisation s’est renversée en une exigence instrumentalisée et institutionnalisée, elle est devenue un idéal de comportement et une norme d’existence propres à augmenter l’efficacité des acteurs sociaux et à assurer leur adaptation aux exigences de la production et du marché. L’individu contemporain est ainsi renvoyé à lui-même et à son destin individuel dans les différentes sphères de la vie publique. Dans la société industrialisée, la socialisation passait par l’intégration de l’individu dans les espaces sociaux et institutionnels (la famille, l’école, le monde du travail, etc.). Dans la société de la modernité avancée, c’est à l’individu d’intégrer dans sa biographie les sphères du social dans un mouvement d’appropriation et de construction personnelle : « C’est l’individu qui devient l’unité de reproduction de la sphère sociale », écrit Ulrich Beck9. A

la

socialisation

conçue

comme

intégration

des

normes

sociales

et

accomplissement des rôles sociaux succède un processus nouveau de socialisation, faisant émerger des formes d’existence qui obligent les hommes à se placer euxmêmes au centre de leur propre plan d’existence. Dans ce renversement du rapport historique entre l’individu et le social, les conséquences sur les existences individuelles des contraintes sociales et économiques et des dépendances institutionnelles sont perçues comme relevant d’une

responsabilité

individuelle

et

d’un

« destin

personnel ».

Les

dysfonctionnements de l’organisation économique et sociale, comme les ruptures de travail, les périodes de chômage, et jusqu’aux épisodes d’exclusion professionnelle, sont vécus par ceux qui en sont les victimes comme des situations individuelles qu’ils ont à s’imputer à eux-mêmes. Dès lors, chacun est renvoyé à la construction réflexive de sa propre existence, à sa biographie, - entendue ici non pas comme le cours réel, effectif de la vie, mais comme la représentation construite que s’en font les acteurs. Les rapports sociaux et les espaces qui leur correspondent ne sont plus conçus comme le fait de déterminations externes, ni même comme résultant de l’intériorisation de normes collectives, ils font l’objet d’une élaboration et d’une productivité individuelle, ils participent du processus de construction du moi et de

8 %HFN RS FLW S


l’existence. A ce titre, selon la formule de Michael Rustin, les biographies font la société et ne sont pas simplement faites par elle10.

Usages sociaux du récit biographique et nouvelles inégalités Dès lors, les formes biographiques selon lesquelles les individus travaillent à leur socialisation et participent à la production des espaces et des rapports sociaux se chargent d’une signification sociale nouvelle. Les constructions biographiques n’apparaissent plus seulement comme un enjeu de réalisation personnelle, elles constituent en même temps un enjeu social et politique. Le propre de ce que Christine Delory-Momberger a appelé la condition biographique11 est de faire du récit de soi, en même temps qu’une forme de la construction et de l’expression individuelle, un objet social, produit de pratiques codifiées répondant à des demandes institutionnalisées. Le récit de soi connaît en effet une révolution de son statut parallèle à celle qui touche la relation de l’individu et du social. Le véritable renversement auquel on assiste aujourd’hui consiste dans la récupération par les institutions, par les instances et les organisations qui encadrent la vie sociale et économique, du principe d’autoréalisation de l’individualisme « qualitatif ». Il existe désormais une injonction sociale à la réalisation individuelle véhiculée par toutes les instances porteuses de discours collectifs, qu’il s’agisse de l’école, de l’entreprise, des médias. Chacun est sommé d’affirmer sa subjectivité et sa singularité, d’être l’auteur et l’acteur de sa vie, de développer un projet de vie, en se fixant à soi-même ses principes d'action et d'évaluation. La culture de soi, analyse Axel Honneth, a pris le chemin d’un individualisme normatif et s’est muée en idéologie de l’autoréalisation : ce qui était aspirations individuelles s’est transformé en schémas et en modèles institués que les individus rencontrent désormais comme des exigences venues de l’extérieur12.

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Transposée dans le monde du travail et de l’entreprise, cette intimation collective à « être soi » se transforme en injonction au management de soi : il revient désormais à chacun de trouver en soi-même les ressources de son intégration sociale, de son employabilité, de sa réussite professionnelle ; il revient à chacun d’être le meilleur et le plus performant, de se faire « l’entrepreneur de soi-même »13, selon l’expression d’Alain Ehrenberg, ou, comme le dit encore Ulrich Beck développant la formule allemande du « Ich-AG » (littéralement et significativement : « Entreprise-Moi »), de « se considérer soi-même comme un centre décisionnel, un bureau d’étude de sa propre existence »14. Ce management de soi n’épargne pas ceux qui, à la marge du monde du travail, grossissent les cohortes des demandeurs d’emploi (jeunes en recherche de premier emploi, chômeurs de plus ou moins longue durée, seniors victimes de «restructuration économique», etc.), tous ceux qui souffrent de précarité sociale et économique et qui forment la cible des politiques sociales. A ceux-là qui quelquefois ne

peuvent

se

prévaloir

d’aucune

expérience

ou

d’aucune

compétence

professionnelle, qui connaissent pour certains l’échec de l’intégration sociale après avoir subi l’échec scolaire, l’on demande d’apporter la preuve personnelle, - non de leur capacité effective et immédiate d’insertion, non de leur employabilité, puisque précisément celle-ci leur fait défaut - mais de leur volonté d’entrer dans une démarche d’élaboration d’un projet d’insertion, de leur capacité à engager sur euxmêmes un travail de (re)construction, en un mot de leur disposition à agir sur euxmêmes et à se transformer personnellement pour s’adapter et s’ajuster aux contraintes du système économique et du marché du travail. Cet impératif de l’autoréalisation individuelle s’accompagne d’une forte injonction à se dire, à exprimer son individualité, à formuler ses désirs et ses besoins, ses attentes et ses projets. Le récit de soi est ainsi devenu un objet social et un acte public, qui le constitue comme une des formes privilégiées de la médiation sociale et politique. Dans le domaine de l’action sociale, la biographie compte désormais au nombre des critères de l’intervention publique : les organismes collectifs et les institutions font largement reposer leurs décisions sur la connaissance des parcours

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individuels et soumettent l’aide apportée (dispositif d’accompagnement, formation, stages), la prestation allouée (hier le RMI, aujourd’hui le RSA) à l’examen détaillée des biographies individuelles. La « société biographique », pour reprendre ce terme, veut tout savoir des singularités de l’existence et du parcours de chaque individu ; non seulement, elle reconnaît ces singularités individuelles, mais elle incite à leur publicité en développant une très forte demande biographique et en faisant du récit de la vie un matériau institutionnel et un outil de la décision publique. Devenu récit public, le récit de soi entre ainsi dans un système contractuel où il acquiert un statut de contrepartie et de monnaie d’échange : donne-moi ton récit et je te donnerai de la solidarité et de la reconnaissance sociale. Cette contractualisation du récit biographique s’accompagne de contraintes explicites et beaucoup plus encore implicites qui en codifient et en fixent de manière rigide la forme et le contenu. Le récit de la vie, du cursus de formation, du parcours professionnel, doit s’ajuster à des exigences et à une cohérence qui lui sont extérieures (économiques, administratives, comptables), il doit répondre aux attentes codées, aux projections formatées d’un éventuel employeur. Le succès d’un entretien de recrutement, au-delà de l’appréciation des compétences purement techniques et professionnelles, est largement lié à la capacité d’auto-présention et d’auto-promotion du candidat, à sa capacité à se « mettre en scène » et à « se vendre », à se faire reconnaître comme « employable » sur le marché du travail et de l’entreprise. Cette forme de biographisation du social est génératrice de nouvelles inégalités. Non plus seulement celles que provoque l’inégale distribution des ressources matérielles et des places dans la société, mais celles qui sont directement liées à la capacité des individus d’élaborer et de faire entendre sur eux-mêmes un langage recevable, d’accéder aux moyens d’expression et d’affirmation qui les feront socialement reconnaître. Le pouvoir de tenir un discours sur soi, de donner de soi-même et de son existence une représentation conforme à la requête sociale et institutionnelle, relève d’un capital discursif et narratif très inégalement réparti. La distance que suppose le maniement de topiques narratives empruntées, la capacité à ajuster la mise en intrigue de son existence sur la base de critères extérieurs ne sont pas partagées de la même façon par tous : elles supposent une connaissance au moins


implicite, un usage relativement maîtrisé des codes du récit public, qui n’ont plus guère à voir avec les valeurs de sincérité, d’authenticité, voire de vérité que la représentation spontanée prête au récit de soi. Et bien souvent elles font défaut à ceux qui en auraient précisément le plus besoin, ceux que Robert Castel appelle les « travailleurs sans travail », les « surnuméraires », dont le récit de la vie est la seule monnaie qu’ils peuvent encore échanger, parce qu’ils sont dans la situation de ne plus pouvoir faire autre chose que de payer de leur personne, autrement dit de livrer l’histoire de leurs échecs et de leurs manques15. Aux inégalités des conditions de la vie, s’ajoutent ainsi les inégalités des ressources du langage et des représentations du moi et, avec elles, de l’inégale répartition des manières de se construire soi-même. Il n’y va pas du seul positionnement dans la société, mais du complexe de rapports qui lient ressources économiques, ressources sociales, ressources culturelles avec les possibilités de construction et d’expression de soi. Le capital biographique et ses réserves de soi possibles grandissent en quantité et en variété avec la multiplication et la diversification des expériences, il se réduit

à

quelques

figures

lorsque

les

conditions

l’environnement culturel ne permettent pas cette pluralité l’expérience.

S’ouvre

ainsi

« un

nouvel

espace

socio-économiques

et

et cette diversité de

d’inégalités :

celui

de

la

représentation de soi, des images et des émotions qu’il véhicule »16. Il y va également du retentissement personnel qu’entraîne la réception publique du récit biographique. Le récit de soi, quels que soient les formatages et les réifications qu’il ait à subir dans la sphère sociale, n’est pas un objet que son narrateur (qui en est en même temps le personnage) peut facilement tenir à distance : pour celui-ci, et d’autant plus s’il en a un usage premier et naïf, il ne fait qu’un avec sa vie et avec luimême : dans le moment où je le tiens, le récit est ce que je suis pour moi-même et ce que je fais paraître de moi aux autres. L’instrumentalisation sociale du récit biographique soumet au regard et au jugement public (et donc potentiellement à la méfiance et à la suspicion) cette dimension de la personne dans son rapport à ellemême et aux autres. Aussi la manière dont est reçu le récit, à travers les effets à la fois personnels et publics qu’il entraîne, met-il directement en jeu l’ensemble des &DVWHO 5 /HV 0pWDPRUSKRVHV GH OD TXHVWLRQ VRFLDOH *DOOLPDUG )ROLR (VVDLV S

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modalités de la reconnaissance telles que les a reconnues Axel Honneth17. Parce qu’il est à la fois la mise en intrigue d’une identité personnelle singulière, le lieu où se formulent des appartenances socialement identifiables et l’instrument inégalement partagé d’un positionnement dans la société, le récit de soi relève toujours et indissociablement de la triple quête, affective et privée, juridique et politique, sociale ou sociétaire, par lequel un sujet revendique d’être reconnu. Mais c’est aussi au titre de tout ce qu’il cristallise et dont il est lui-même l’enjeu que le récit de soi est exposé à toutes les blessures de la dignité et de la reconnaissance : au sein de la condition biographique que tous partagent, le récit des uns n’a pas la même valeur que celui des autres, le récit de la vie peut intégrer ou au contraire exclure, il peut signifier écoute ou indifférence, reconnaissance ou dédain, estime ou mépris. Une telle instrumentalisation du récit et de la parole de soi ne peut qu’interpeller la recherche biographique, qui se doit d’en décrire et d’en analyser le fonctionnement et les effets, en questionnant en particulier les nouvelles formes d’inégalités et d’injustices engendrées par les nouveaux pouvoirs accordés à un « capital biographique » très inégalement partagé. Mais la « société biographique », pour reprendre ce terme, interroge aussi la recherche biographique sur ses propres positionnements : comment compose-t-elle avec l’injonction contemporaine d’un « récit de soi » ajusté à des logiques qui lui sont extérieures (économiques, administratives, comptables) ? Comment peut-elle inscrire son action dans une perspective critique, et tenter d’identifier les conditions dans lesquelles la parole de soi se trouve « empêchée », alors même qu’elle se trouve dans le même temps socialement sollicitée ? De telles questions renvoient la recherche biographique à ce qui constitue la dimension éthique de sa démarche, à savoir la préoccupation d’éclairer les conditions sous lesquelles la parole de soi peut constituer pour le sujet un vecteur d’appropriation de son histoire et de son projet et contribuer ainsi à une perspective supposée « émancipatrice ». La nature et les moyens de cette « émancipation » restent cependant, et sans doute pour longtemps encore, à interroger.

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« En écho » : Jean-Michel Baudouin (professeur à l’Université de GENEVE)

Lire, écrire, se raconter Comme chacun le sait dans le cadre de notre séminaire de recherche, le cahier des charges de cet « écho » est de « tenir » en quelques cinq minutes, en rassemblant et serrant son propos plutôt qu’en le développant. Il s’agit aussi de tester des orientations ou des problématiques émergentes dans la perspective de l’organisation du colloque de Mai 2011 à Lille. Allons-y.

Le récit comme manipulation Disons le avec simplicité, je partage pleinement les vues développées par Christine Delory-Momberger et Christophe Niewiadomski dans leur excellent texte d’introduction à cette matinée. Nous assistons à un processus profond d’individuation du social (voir par exemple pour une synthèse systématique Martuccelli & de Singly, 2009), où les classes et appartenances sociales perdent de leur pouvoir de formation et d’influence, au profit d’identités multiples et labiles, sollicitant une sorte de surresponsabilité du sujet, dans la définition de ses projets, de ses parcours et de ses ressources. A cette société des individus correspond une « prescription autobiographique », c’est-à-dire une injonction à énoncer des discours attendus sur soi et conformes à une commande sociale aussi diffuse que péremptoire, laquelle est génératrice de nouvelles inégalités. Le récit de soi se trouve alors instrumenté comme outil de gestion sociale et d’imputation au sujet d’une histoire dont on le condamne à être le coupable avant même que de pouvoir reconnaître en quoi il en est la victime. Le récit de soi est ainsi une sorte de scène judiciaire classique où il convient de plaider coupable si l’on souhaite bénéficier d’une remise de peine… Le « nouvel esprit du capitalisme » et l’économie de marché intègrent ainsi à leur développement un nouveau sujet biographique, pour autant qu’il demeure consommateur (Boltanski & Chiapello, 1999). Dans tous les cas, la distribution différentielle et inégale des supports et des ressources pour traverser les épreuves propres aux biographies contemporaines est masquée (Martuccelli, 2006). Le récit est une manipulation. Dans un tel contexte sociologique, le récit de soi est le summum de l’illusion trompeuse, aussi bien dans ses versions positives, attestant « d’une « héroïcisation de l’acteur » notamment sous la forme de la résilience » (Soulet, 2010), ou négatives, en légitimant les difficultés dont souffre un agent érigé en position d’auteur. Et donc exit le récit de soi, le récit de vie, l’autobiographie, ultimes pièges d’une modernité avancée.

Le récit comme critique Dans la perspective de développer une recherche biographique en éducation, et prenant en compte les dimensions sociopolitiques du récit de vie, avons-nous pour


autant fait le tour de la question et saturé la problématique ? Sans doute la recherche biographique se doit-elle d’être vigilante sur les formes de récupération des discours sur soi dans les espaces sociaux et professionnels, et informer systématiquement par description critique, et donc empirique, l’instrumentation hypocrite voire perverse des formes narratives de la reconnaissance d’autrui. Comment ne pas partager le point de vue développé en introduction par Christine Delory-Momberger et Christophe Niewiadomski ? Mais pouvons-nous dans le même temps destituer ce que le récit de vie détient comme forme de reconnaissance, et qui avait été magnifiquement identifié par Benjamin (1971) ou par de Certeau (1980). Le potentiel sociopolitique du récit de vie n’est pas réductible à sa récupération, car il permet en d’autres formes d’usages de faire savoir des parcours de vie ordinaires, souvent méprisés ou trivialisés. Les conflits ne manquent pas sur la planète et dans nos sociétés pour pouvoir se passer du pouvoir d’information et de dénonciation du témoignage et du récit.

Un art minable La question est d’autant plus pertinente que nous ne devons pas perdre de vue que la prise en compte académique et scientifique, aussi bien en Lettres que dans les Sciences sociales, est un phénomène récent, qui ne dépasse pas notre génération. Lejeune et d’autres ont dû beaucoup œuvrés pour faire reconnaître un genre de texte que les élites lettrées, de Gide à Claudel, ont toujours stigmatisé (Lecarme & Lecarme-Tabone, 1997). Il est rare de disposer d’un genre de texte qui tout au long de son histoire n’ait pas « bénéficié » d’attaques aussi systématiques et récurrentes , au point d’en faire ni « art moyen », pour paraphraser un titre de Bourdieu concernant la pratique photographique, ni un « art mineur » pour lequel on aurait quelques faiblesses inoffensives, mais un « art minable », qu’il convient de mépriser définitivement. Le point est d’autant plus sérieux que le récit de vie a pu faire l’objet dans le champ même des histoires de vie de positionnements excessifs, aussi bien dans un excès d’attente scientifique, évidemment déçue, que dans certains désaveux (Dominicé & all, 2000), évidemment ultérieurement repris (Mayen & Mayeux, 2002). Il convient de lier les enjeux sociopolitiques du récit avec leur potentiel critique. Prenons un exemple. Dans le champ des sciences de l'éducation, nous ne connaissons pas à ce jour, et sauf erreur, de travaux portant sur l’évaluation dans le champ scolaire et universitaire, et qui prennent en compte le vécu subjectif de celle-ci, que nous pouvons identifier à longueur de récits de vie recueillis dans le cadre des séminaires de recherche biographique, et qui montre combien de nombreux sujets sont tributaires d’une biographie évaluative qui conditionne en profondeur leur rapport à leur propre formation.

Sauvegarder le potentiel de développement Pour en rester au champ de l’éducation, observons combien le lire, écrire, compter fut à l’origine du pacte républicain concernant le champ scolaire, depuis Jules Ferry, et combien il inspire dans le champ de la formation des adultes des programmes de lutte contre l’illettrisme et d’alphabétisation. Le fait que l’évolution sociotechnique du travail, dans le cadre des sociétés capitalistes contemporaines, requiert davantage


de compétences en lire et écrire que par le passé (de Coninck, 1995), par l’évolution interne à de nombreux métiers marqués par un passage à l’abstraction, doit-il nous conduire à discréditer l’objectif du lire, écrire, compter ? Evidemment non. La recherche biographique en éducation, si elle doit être lucide sur les formes possibles de récupération de ses démarches de travail, parmi lesquelles la production du récit de vie, ne peut en même temps ignorer les formes de développement, de prise de conscience, d’agentivité et d’empowerment qui définissent les ressources potentielles de l’opération narrative. La formation des adultes a apporté sa ressource et contribue toujours à la production des individus : la question est de déterminer en quoi le potentiel critique du récit de vie peut être sauvegardé et enrichi. Références Boltanski, L. & Chiapello, E. (1999). Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris : Gallimard. Benjamin, D. (1971). Le narrateur. In Poésie et Révolution. Paris : Denoël. Certeau, M. de (1980). L'invention du quotidien. 1. arts de faire. Paris : Editions Gallimard. Coninck. F. de (1995).Travail intégré et société éclatée. Paris: PUF. Dominicé, P., de Gaulejac, V., Jobert, G., & Pineau, G., (2000). Que faire des histoires de vie ? Retour sur quinze ans de pratique. Education permanente, 142, 217-239. Lecarme, J. & Lecarme-Tabone, E. (1997). L'autobiographie. Paris : Armand-Colin. Martuccelli, D. (2006). Forgé par l’épreuve. Paris : Armand Colin. Martuccelli, D. & de Singly (2009). Les sociologies de l’individu. Paris : Armand Colin. Mayen, P. & Mayeux, C (2002) Expérience et formation. Savoirs, Revue internationale de recherche en éducation et formation des adultes, 15-53. Soulet, M.-H. (2010). « Changer de vie, devenir autre : essai de formalisation des processus engagés ». In M. Bessin, M. Bidart & M. Grossetti, M. (2010). (Ed.). Bifurcations, Les sciences sociales face aux ruptures et à l’événement. Paris : La Découverte, 273-288.



« En écho » : Valérie Melin (professeur de philosophie au Micro-Lycée de Sénart)

Un terrain pertinent pour la recherche biographique : Le Micro-Lycée de Sénart, structure de raccrochage Je suis professeur de philosophie depuis 10 ans au Micro-Lycée de Sénart, lycée expérimental destiné à la rescolarisation d’anciens élèves dits « décrocheurs » de lycée. Mon expérience au sein de cette structure m’a permis de comprendre les enjeux socio-politiques du récit biographique. Le « décrochage » met l’accent sur la question de la descolarisation qui s’est révélée tout d’un coup brûlante dans la société française à la fin des années1990 et qui a pris manifestement un sens spécifique à travers cette nouvelle appellation. En France, on a longtemps toléré l’arrêt des études en cours de cycle jugé sans grande conséquence ni individuelle ni sociale. On se contentait de regretter un départ prématuré de l’école ou de se féliciter de l’interruption de scolarité d’un jeune en souffrance en classe. Mais les représentations ont changé depuis deux décennies : l’arrêt des études avant d’avoir reçu une formation suffisamment qualifiante et accédé à un diplôme, est devenu une anomalie, voire une anormalité sociale qui nécessite réparation et exige une prise en charge par les pouvoirs publics. Le passage par l’école est devenu une trajectoire obligatoire : le diplôme s’impose comme une clé d’entrée pour l’insertion professionnelle, même s’il n’est pas au bout du compte le sésame qui en garantirait l’accès. Les jeunes du fait de la montée d’un chômage les concernant tout particulièrement ne peuvent plus trouver aussi facilement un chemin d’intégration sociale une fois sortis de l’école et basculent de fait dans l’exclusion. Cette approche péjorative de l’arrêt des études en cours de cycle caractérise le décrochage et explique l’émergence de dispositifs de remédiation, les structures de raccrochage. Celui qui se déscolarise apparaît comme un personnage étrange et décalé dont la singularité du choix et de la situation est difficilement comprise et acceptée par l’école, sa famille et la société en général. Il fait l’objet d’une


stigmatisation et en tant que « décrocheur » il représente la défaillance du système scolaire ou l’atypie d’un destin individuel qui ne suit pas le chemin tracé, incontournable aux yeux de la société. C’est à lui que sont destinés les moyens que l’Etat met en œuvre pour permettre le raccrochage, revanche scolaire et sociale, restauration d’une trajectoire biographique qui n’aurait pas dû s’interrompre. Le professeur qui enseigne dans une structure de raccrochage s’engage dans un projet pédagogique et social visant à favoriser ce qu’on appelle la « réaffiliation » de ces jeunes « exclus », dits « décrocheurs », à l’école. Après quelques années d’expérience au Micro-Lycée, j’ai éprouvé la nécessité de prendre du recul en rentrant dans une démarche de recherche et de penser ce contexte professionnel très impliquant. En me détachant d’une approche directement tournée vers l’efficacité et la mobilisation de valeurs, j’ai pu m’interroger sur le sens et les constructions sociales qui sont à l’œuvre dans ce dispositif de raccrochage. C’est dans le cadre de cette interrogation critique, de cette remise en question du sens de mon activité, que s’inscrit ma rencontre avec la recherche biographique. Les conclusions qui se dégagent de mon travail de réflexion font écho aux analyses développées par Christine Delory-Momberger et Christophe Niewiadomski concernant les enjeuxsociopolitiques du récit biographique : La structure de raccrochage constitue un environnement de nature sociétale dans lequel sont produits et reçus des récits de vie qui répondent à certains usages, prennent certaines fonctions et contribuent à produire certains effets individuels et collectifs.

Raccrochage et injonction biographique : le décrocheur face à son histoire Le raccrochage du jeune s’inscrit dans la temporalité d’une biographie individuelle confrontée à la nécessité de réfléchir le passé dans l’acte même de construire le projet qui dessine les contours de son devenir pour retisser les fils rompus de son existence. Le jeune en situation de raccrochage se trouve ainsi dans la nécessité de développer cet individualisme réflexif ou qualitatif qui vient de nous être décrit pour opérer une réalisation de soi restée en souffrance du point de vue des représentations sociales. Cette seconde chance offerte au jeune est à la fois une


prise en compte de ses aspirations et une instrumentalisation visant au contrôle social. Ce qu’on demande au jeune qui raccroche, c’est de devenir un acteur rationnel, efficace qui justifie par sa réussite l’argent octroyé par l’Etat à ces dispositifs de remédiation. L’injonction institutionnelle de réalisation de soi et de réussite à travers l’école qui rencontre, au moins en apparence le désir du jeune, soulève angoisse et interrogation. Le jeune, ancien décrocheur, va-t-il assumer cette nouvelle rencontre avec lui-même et avec l’institution scolaire, ou renoncer de nouveau à une certaine figure de soi, celle de l’élève, et à la forme d’insertion sociale qu’assure la scolarisation? Une nouvelle rupture reste toujours possible et l‘institution, de son côté, ne cesse de le suggérer dans sa mission même de remédiation. L’organisation sociale et institutionnelle de l’école tend à instrumentaliser l’existence de ces jeunes ayant décroché afin de les réintégrer dans le système scolaire. La rescolarisation vise une efficacité sociale et non la compréhension du processus biographique de ces jeunes dont les difficultés rencontrées, tentations d’un nouveau décrochage, sont d’ailleurs des indicateurs potentiels de tensions, voire de contradictions entre le projet de la scolarité, même revisité à travers le raccrochage, et le projet de soi. C’est pourquoi une mise en perspective biographique de ces phénomènes associés et conjoints que sont le décrochage et le raccrochage constitue une entrée pertinente pour comprendre la construction de sujet et la dynamique identitaire de ces jeunes à l’œuvre dans leur rapport à l’école. Il s’agit de passer d’une construction sociale du décrocheur opérée par la société, l’institution et les enseignants, c’est-à-dire par des tiers extérieurs, à la construction biographique du décrochage, expérience que le jeune a bien souvent des difficultés à mettre en forme du fait même de la stigmatisation qu’il subit. L’enjeu est bien d’ordre sociopolitique : en envisageant le décrochage du point de vue de l’expérience biographique du jeune, on lui restitue sa dimension de sujet dont le prive l’étiquetage social et institutionnel, associé à la déscolarisation et confirmé dans le cadre du raccrochage lui-même.


Projet biographique du raccrochage et mises en récit Le recrutement des élèves dans cette structure s’appuie sur un entretien au cours duquel le jeune opère un récit biographique qu’il configure en fonction des attentes du dispositif et qui gomme les discontinuités, les incohérences à l’œuvre dans le décrochage dont ils ont fait l’expérience en en donnant une explication socialement acceptable et en affirmant la clarté de leur motivation scolaire. Ce récit biographique initial procède d’une sorte de fiction, mise en scène sociale qui leur permet d’être intégrés dans le dispositif et reconnu dans la légitimité d’un projet leur conférant une existence et une visibilité sociale. Une fois rescolarisés, ces jeunes passent du statut de « décrocheurs » mis au ban de l’école à celui de « raccrocheurs ». Le processus de raccrochage se caractérise donc par un travail de reconstruction de soi. Il s’agit de renouer effectivement et non plus fictivement les fils d’une continuité biographique entre un passé de « décrocheur » et le projet actuel de rescolarisation. Le décrocheur en situation de raccrochage est ainsi confronté à des tensions identitaires entre ce qu’il était dans le passé, ce qu’il se considère être au présent, ce qu’il voudrait devenir, entre la façon dont il se voit et dont il pense que les autres l’envisagent. Il lui est ainsi nécessaire d’opérer des transactions entre toutes ces dimensions identitaires pour se retrouver et trouver une place au sein de l’école qu’il a choisi de réintégrer et restaurer une continuité biographique. Se mettent alors en place d’autres formes de récits biographiques caractérisées par leur éclatement, leur discontinuité, leurs blancs, des tensions et des contradictions. Ces récits biographiques sont convoqués par les enseignants qui demandent des comptes et accompagnent le processus de raccrochage. Ils sont néanmoins difficilement audibles dans leur authenticité par l’institution qui tend à réduire le jeune à l’artefact de l’élève en oubliant que l’école ne fait pas nécessairement partie du projet de vie quand bien même les caractéristiques actuelles de la société font de la scolarité un parcours presque obligé du point de vue matériel mais aussi du point de vue de la reconnaissance sociale.


On peut alors évoquer une construction identitaire d’ordre réactionnel, qui réagit et répond volontairement ou involontairement à un certain discours institutionnel. Cette construction réactionnelle se manifeste par une structure identitaire dissociée, entre affirmation de soi et identification aux représentations institutionnelles de l’école qui se trouve manifestée dans les récits biographiques. Le décalage entre projet scolaire et projet de soi est une expérience douloureuse. Ne pas suivre la voie de l’école signifie, en effet, perdre la face puisque la massification a eu comme effet de renforcer le caractère normalisant de l’école. Le jeune échoue dans son raccrochage, tend à décrocher quand l’institution ne prend pas assez en compte la globalité de son projet de vie qui repose sur la multiplicité des figures de soi. Il ne peut plus opérer alors de compromis entre les deux pôles de sa construction identitaire. L’école, y compris dans les dispositifs de raccrochage, développe une approche pathologisante de la dissociation, ce qui lui interdit d’en voir la fonction sociale et la dimension de recours ou de ressource pour gérer d’éventuelles tensions identitaires. L’élève du fait même de son processus de construction biographique se retrouve bien souvent en situation de dissociation difficilement tolérable par l’institution, ce qui génère le décrochage. L’approche négative de la dissociation est l’expression de l’« a priori » de l’enseignant et de l’« a priori » de l’école qui cherche de façon structurelle et institutionnelle l’unité et la cohérence de l’identité de ses acteurs au détriment de la construction d’un devenir aux tensions contradictoires. Même s’il est spécialisé dans le raccrochage, l’enseignant en tant qu’acteur social et institutionnel, a tendance à occulter le projet de vie que le jeune construit dans le cadre de ses expériences multiples et dont le rapport à l’école n’est qu’un des aspects. Ainsi le raccrochage en voulant remédier au décrochage, conçu comme un échec, tend lui aussi à identifier le jeune à la figure mythique de l’élève comme acteur rationnel et efficace. Il le met en difficulté avec lui-même. En ce sens, l’effort institutionnel de réparation du décrochage entretient la logique même du décrochage et de l’exclusion. La stratégie existentielle du raccrocheur : la suspension du récit biographique ou la tentation de Bartleby


Le jeune confirme sa dimension de sujet en résistant au projet de normalisation que l’école représente et en refusant d’être un acteur efficace. Cette forme de résistance qui est patente à travers le décrochage réitéré se manifeste aussi de façon sousjacente dans le cadre du processus de raccrochage lui-même. Les jeunes tendent à s’absenter. Lorsqu’ils sont présents, ils s’installent souvent dans une passivité et un silence très déconcertant pour les enseignants d’autant plus qu’ils ont le plus souvent d’excellentes relations avec eux. Ils semblent se tenir à distance du désir d’école qui se trouve fondamentalement porté par les enseignants eux-mêmes et aussi à distance d’eux-mêmes puisqu’ils se taisent face à l’injonction de se mettre en récit et de rendre compte d’eux-mêmes. Ils m’évoquent le personnage d’une nouvelle d’Hermann Melville, « Bartleby ». Son trait distinctif est de réussir le tour de force de s'affirmer tout en s'effaçant. Il énonce une position négative, tout en laissant la responsabilité du choix et de la décision à l’autre dans la communication. Il s'installe en outre dans une indétermination de ses motifs et de ses objectifs que renforce son refus d'explication. Si son discours s’élude lui-même, ses actes sont clairs et sans appel puisque dans les faits, il n’accomplit pas la tâche demandée. Il y a un écart manifeste entre le discours qui n’impose rien et l’action qui s’impose sans justifications d’aucune sorte. Il s’installe à l'intérieur de la forteresse de son silence et de son effacement qui le maintient dans une sorte d'indétermination de soi, interdisant à autrui l'accès à sa définition. Résolument déroutant et inaccessible pour son entourage qui cherche en vain à percer l’énigme qu’il représente, Il préserve sa valeur et sa position de sujet en échappant à toute forme d'objectivation, de détermination par autrui et fait exister sa liberté. On peut dire que la figure de Bartleby est l’incarnation de la résistance qui préserve le soi par le refus de se définir aux yeux d'autrui. Un tel effacement de soi devient toute puissance du sujet, jamais réduit à une détermination emprisonnante. Ce refus de se donner à connaître peut être associé à une impossibilité de se penser et de se dire, de construire et de restituer une identité cohérente et unifiée. En effet, se connaître présuppose la mise en mots qui donne une consistance objective à soimême. Hors les mots, il est impossible de se réfléchir et de se comprendre. Tout se


passe comme si la figure de Bartleby signifiait la préférence de la liberté à l’identité dans le cadre de l’existence sociale qui présuppose une forme de combat contre autrui et l’impossibilité d’accéder à une reconnaissance par un autre biais. Il y a ainsi chez les élèves comme une tentation de Bartleby, plus ou moins marquée selon les individus, dans leur conduite d’échappement, de refus non affirmé de se laisser connaître et emprisonner dans une définition, vécue dans leur passé de décrocheur comme une dévalorisation. Se cacher sous une forme d’indétermination permet de garder la face qu’ils ont déjà une fois perdue par le passé à l’école. S’absenter dans les faits et dans les discours, puis redécrocher de l’école qui évalue et enferme dans une identité normative permet paradoxalement d’exister en tant que sujet. C’est seulement une fois qu’ils ont quitté le Micro-Lycée qu’ils se trouvent

en

capacité, bien souvent fragile, de produire un récit biographique concernant leur décrochage et leur temps de raccrochage. Je ne suis plus alors en position institutionnelle lorsque je les écoute. Ils se sentent autorisés à être l’auteur d’un récit qui les produit en tant qu’être sigulier puisqu’ils ne courent plus le risque d’y être enfermés et de s’y voir identifié. Leur vie s’est déjà prolongée vers d’autres désirs qui préservent leur inachèvement et leur être-sujet. Les structures de raccrochage illustrent l’omniprésence du récit biographique dans la société actuelle qui le convoque avant tout en tant qu’instrument de normalisation et de contrôle social de l’individu et non pas comme levier constructif et formatif d’un sujet autonome. S’y manifeste toute la difficulté de faire du récit biographique le moyen et le lieu d’une émergence et d’une émancipation du sujet.



Intervention d’ Alain Brossat (philosophe, professeur à l’Université PARIS 8-Saint-Denis)

L’ « extrême » comme enjeu du récit de soi Je présenterai dans ce texte quelques hypothèses de travail destinées à ouvrir une discussion : ?

Première hypothèse : dans les sociétés contemporaines (« occidentales »), le grand défi que doit affronter le récit autobiographique, parole ou écriture, c’est l’épreuve de l’extrême – une notion assez plastique, mais difficile à contourner. L’extrême, donc, comme « épreuve de vérité » (ordalie) du récit de soi. Ainsi, d’emblée, se dessine une sorte de triangle dont les trois sommets sont le récit de soi, l’extrême et la vérité. Le récit de soi, de ce point de vue, ne fonctionne jamais seul, mais prends corps et sens dans sa relation à d’autres objets ou enjeux, dans des jeux d’interactions, des circulations qui vont dessiner un espace ou un topos – celui dans lequel devient visible quelque chose comme une machine ou un appareil auto-biographique.

?

Seconde hypothèse : c’est la guerre, la Première Guerre mondiale, qui est le point d’apparition de cette configuration. J’en ai relevé, naguère, une figure en quelque sorte stylisée, « extrême dans l’extrême », dans un article intitulé « Le peuple scripturaire des tranchées », où je m’appuie sur cette scène impressionnante, empruntée aux « Paroles de poilus » publiées il y a quelques années par Radio France, où l’on voit un soldat des tranchées écrire littéralement sa mort, « s’écrire mourant », inaugurant à ce titre une forme radicalement nouvelle de l’autobiographie – autobiographie de la mort sur le champ de bataille, autobiographie du quelconque pris dans la masse des combattants.

Le 16 avril 1917, le sous-lieutenant Jean-Louis Cros, originaire de l’Ariège, est blessé sur le front par un éclat d’obus. La jambe brisée, il se réfugie dans un éclat d’obus. Il entreprend alors d’écrire une carte destinée à sa famille. Puis il meurt, victime d’une hémorragie, après avoir signé le texte qu’on va lire. Les ambulanciers venus le secourir retrouvent ce message sur son cadavre et l’adressent à sa famille, avec ses papiers militaires.

Voici cette lettre : « 16 avril 1917 Chère femme et chers parents et chers tous Je suis bien blessé. Espérons que ça ne sera rien. Elève bien les enfants, chère Lucie. Léopold t’aidera si je ne m’en sortais pas. J’ai la cuisse broyée et je suis seul


dans un trou d’obus. Je pense qu’on viendra bientôt me sortir. Ma dernière pensée va vers vous » (1). Cet article, inspiré notamment par cette lettre, était pour moi l’occasion de discuter la fameuse double thèse benjaminienne de l’ « appauvrissement de l’expérience » et de l’ « affaiblissement de la transmission » de celle-ci. Je cite la phrase de référence à ce propos, issue de l’article intitulé « Le narrateur » et consacré à l’écrivain russe Nicolas Leskov : « La cote de l’expérience a baissé ; et il apparaît bien qu’elle tend à zéro (…) Avec la [Première] guerre mondiale, on a vu s’amorcer une évolution, processus qui, depuis lors, n’a pas cessé de s’accélérer. N’avons-nous pas constaté, après l’Armistice, que les combattants revenaient muets du front, non pas plus riches, mais plus pauvres d’expérience communicable ? Ce qu’on devait lire dix ans plus tard dans la masse des livres de guerre n’avait rien à voir avec cette expérience qui passe de bouche en bouche. Rien d’étonnant à cela. Jamais on n’avait vu d’expériences aussi foncièrement convaincues de mensonges… » (2). Dans ce texte, donc, j’objecte à la thèse benjaminienne qui présuppose que la transmission de l’expérience ne peut être référée qu’à un seul modèle – celui du récit oral qui se transmet « de bouche en bouche » ou de bouche à oreille, et construit un paradigme de la communauté narrateur/auditeurs autour de la référence à l’épopée immémoriale, celle-ci étant opposée au roman moderne. En effet, ce que Benjamin ignore superbement, dans ce texte, c’est l’apparition, dans le topos même de la Première Guerre mondiale, d’un narrateur populaire, « quelconque », à mille voix, de l’événement extrême – la guerre des tranchées comme épreuve et choc, plutôt que comme expérience, Erlebnis, donc, plutôt que Erfahrung, mais qui, néanmoins va faire, en dépit de tout, l’objet d’une narration paradoxale, à la fois absolument requise et impossible ; une narration qui est simultanément un récit de soi – dans la mesure même où, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, le troupier, le soldat lambda qui se trouve plongé dans le chaudron de cette apocalypse a les moyens d’en témoigner par l’écrit, donc d’en transmettre quelque chose qui inclut totalement la dimension autobiographique, pour autant que, contrairement à ces prédécesseurs – de l’hoplite des guerres du Péloponnèse au grognard d’Austerlitz et Waterloo, il sait, lui, dans sa masse, lire et écrire. Un témoignage dont le recto est le récit de guerre et le verso un récit de soi face à l’extrême de la Grande guerre. Cette nouvelle configuration que veut ignorer Benjamin suppose une forme inédite de dispositif ou d’appareillage du récit de soi : non plus la relation à la veillée, agencée autour du narrateur qui « raconte », installé au milieu du cercle des auditeurs (une image forte de la communauté), mais la transmission à distance au public, de dimension infiniment variable, composé par les lecteurs de ces lettres, poèmes, journaux intimes, romans, articles (etc.) que les poilus écrivent dans le temps du front ou dans son après-coup. Un témoignage qui rend visible l’avènement d’une nouvelle époque – celle du peuple scripturaire apte à l’écriture de soi, dans l’horizon de l’épreuve de la guerre moderne, en tant que phénomène hyperviolent.


L’écriture (plutôt que la littérature) concentrationnaire, l’écriture du désastre dont le double horizon est l’épreuve du camp et celui des exterminations raciales, écriture au nom de la masse vouée à la perdition par les perpétrateurs – cette écriture de soi ne fait au fond que radicaliser les conditions du récit autobiographique face à l’extrême dont la guerre des tranchées est le site inaugural. Dans la pleine acception de ce syntagme énigmatique, Si c’est un homme, Les jours de nôtre mort et l’espèce humaine… sont les autobiographies impossibles et néanmoins requises de ces figures nouvelles que sont le déporté concentrationnaire, le déporté racial, le survivant de l’épreuve concentrationnaire, le «musulman »… ?

Troisième hypothèse : les conditions présentes sont celles de la démocratie immunitaire dont le propre est de s’activer sans fin à conjurer, dans nos sanctuaires, le retour de figures du pur désastre historique qui expose la masse à l’épreuve de l’extrême. Dans cette époque donc, où prévalent, pour les sujets, des conditions générales et spécifiques de dés-exposition toujours plus efficientes, c’est dans le champ de l’expérience ou de l’épreuve de la maladie que se maintient l’enjeu d’une auto-narration qui persiste à mobiliser conjointement le motif de l’extrême et celui de la vérité. Le journal (dans les deux sens du terme français), le roman, le film sont les témoins toujours plus présents de la prolifération et de l’intensification de ce dispositif narratif : la maladie (ou plutôt certaines maladies) comme épreuve de l’extrême infligée au sujet et constitutive de la valeur d’un récit de soi, d’une autobiographie mobilisant conjointement les termes évoqués précédemment : le soi, l’extrême, la vérité.

Je relève ainsi dans Le Monde, au cours de la même semaine : un long témoignage, publié dans la page « Horizons », signé par Tony Judt, historien des idées états-unien, et intitulé « La maladie, ce cauchemar » ; la critique d’un roman d’Elisabetta Rasy, écrivain(e) italienne, intitulé L’obscure ennemie, l’article étant, lui, titré : « Maladie, mal à dire » et sous-titré : « Une mère, sa fille et la tumeur : autour de ce trio, l’écrivain italienne brode un récit qui conjugue grâce et profondeur » ; enfin, à la une, une publicité pour un roman de Franz-Olivier Giesbert intitulé Un très grand amour ; réclame dont le support est une supposée citation de l’auteur, disant : « Tous les personnages de ce livre sont purement imaginaires, sauf l’amour, le cancer et moi-même ». Dans les pages intérieures du même numéro du journal, un entretien avec Giesbert vient expliciter, si besoin était, le message publicitaire : titre, entre guillemets : « Quand on écrit, il faut prendre tous les risques » - l’estampille de l’extrême est donc apposée par l’auteur lui-même sur son propre roman. Et ce surtitre : « Directeur de la rédaction du ‘Point’, écrivain, Franz-Olivier Giesbert publie un roman autobiographique ‘Un très grand amour’, dans lequel il parle aussi de son rapport à la maladie. Un récit pour mettre ‘cette histoire à distance’ » (3). Présence écrasante, donc, dans ce roman comme dans la critique et le témoignage susmentionné, de l’indice biographique. Manifestement, dans une époque où les conditions générales de la démocratie immunitaire réduisent le champ de l’expérience individuelle, produisent un arasement des subjectivités,


homogénéisent les formes de l’expérience, la maladie, dans ses relations à l’imprévisible, l’ingouvernable, domaine de l’accidentel irréductible, conservatoire du désastre (etc.) s’impose pour nous comme ce domaine dans lequel se maintient l’enjeu du défi que représente toujours le témoignage sur le soi pris dans le maelström du désastre, le récit de soi saisi par la catastrophe. Se maintient et s’intensifie ainsi la valeur et la qualité d’un récit de soi inscrit dans l’horizon de l’exception. Le témoignage de Tony Judt, avec son côté coup de poing en plein visage du lecteur est, de ce point de vue, tout à fait exemplaire. Le texte s’ouvre sur ce paragraphe, qui, sous l’apparence d’une information médicale, d’une description objective d’une maladie rare, esquisse un récit autobiographique de la maladie vécue, endurée : « Je souffre d’une affection du motoneurone, en l’occurrence une variante de la sclérose latérale amyotrophique (SLA) : la maladie de Charcot. Les affections des neurones moteurs sont loin d’être rares : la maladie de Parkinson, la sclérose multiple et une série de maladies moins graves entrent dans cette catégorie. Ce qui distingue la SLA – la moins commune de cette famille d’affections neuromusculaires – est tout d’abord qu’elle n’entraîne aucune perte de sensation ( ce qui n’est pas forcément une bénédiction) et, deuxièmement, qu’elle n’est pas douloureuse.Contrairement à presque toutes les autres maladies graves ou mortelles, on peut donc observer à loisir et avec un minimum d’inconfort la progression catastrophique de sa propre détérioration ». On va retrouver dans ce texte les grands traits du récit de soi moderne, tel que l’invente Rousseau avec Les Confessions : la mise en scène d’un « Je » qui se livre en pâture au public dans l’exercice risqué d’un « tout dire » autobiographique. Un « jeu » avec la sincérité, l’auto-exposition qui prend toutes sa valeur, bien sûr, lorsque le narrateur se montre, se raconte non pas dans des postures avantageuses mais bien en plein état de chute ou de déréliction. La question qui, en effet, vient à l’esprit du lecteur dès ces premières lignes est la suivante : mais pourquoi donc ce malheureux éprouve-t-il le besoin de nous relater avec le luxe de détails que l’on va voir sa descente aux enfers, depuis que la maladie de Charcot s’est abattue sur lui ? Il semblerait qu’en Occident, la tradition veuille plutôt que celui que frappe une maladie grave mettant sa vie et son intégrité en péril tende à se « retirer », à faire de l’épreuve qui le touche un objet « privé », à réserver le récit de ses souffrances et des épreuves morales qu’il traverse à ses médecins et à ses proches. Une rupture, un mouvement d’inversion se dessinent ici, dont le symptôme serait le sentiment de malaise que suscite auprès du lecteur le caractère distinctement exhibitionniste de cet texte conçu pour la plus vaste diffusion mondiale (il a été vendu à Le Monde par une agence, comme il l’a été, on peut l’imaginer, à d’autres grands journaux de référence sur tout le pourtour du globe). L’auto-récit de Judt se poursuit en effet sur ce mode troublant où se mêlent la description minutieuse de la maladie et le récit personnel de la décomposition du corps et de l’altération des facultés motrices du sujet, du narrateur : « On commence par perdre l’usage d’un ou de deux doigts ; puis d’un membre ; puis, de façon presque inévitable, des quatre membres. Les muscles du torse sombrent peu à peu dans une quasi torpeur, ce qui devient vite un problème pratique sur le plan digestif, mais qui constitue aussi un danger mortel puisque respirer devient d’abord difficile et bientôt impossible sans un appareil


d’assistance respiratoire. Dans les formes les plus extrêmes de la maladie, il devient impossible de déglutir, de parler et même de contrôler les mouvements de la mâchoire et de la tête. Je ne souffre pas (encore) de cet aspect de la maladie, car sinon, je n’aurais pas pu dicter ce texte. Vu le stade de déclin où je suis, je suis donc, de fait, quadriplégique. Je peux, au prix d’un immense effort, remuer légèrement ma main droite et déplacer mon bras gauche d’une quinzaine de centimètres sur ma poitrine. Mes jambes, même si elles arrivent à se bloquer en position debout le temps qu’une infirmière me déplace d’une chaise à une autre, ne peuvent plus supporter mon poids et une seule d’entre elles garde encore un semblant d’autonomie de mouvement ». On retrouve dans ce passage, comme dans tout le texte de Judt, le même trait que dans la lettre du poilu évoquée précédemment : l’autobiographie prend la forme particulière et extrême, particulièrement « extrême », du récit de sa propre mort ou, plus exactement d’un « mourir » en cours d’accomplissement : du fait d’une blessure mortelle dans le premier cas, d’une maladie dégénérative dans le second. Le sujet s’observe mourant, se raconte mourant, s’écrit mourant et un tel exercice, considérant le jeu avec la limite qu’il implique, l’élément de défi qu’il suppose (une façon de défier la mort), intensifie, naturellement, l’enjeu biographique. Le luxe de détails, tous plus sinistres les uns que les autres, la précision clinique (le terme est ici, pour une fois approprié) de la description par le sujet de ce qui le voue à la dégradation puis à la disparition ont une vocation stratégique, au sens littéral : ils sont l’élément d’un combat contre l’inéluctable, ils acquièrent une haute dimension morale, le sujet manifestant ainsi, en mobilisant toutes les ressources de l’écriture, de sa faculté d’objectivation de ce qui, néanmoins, le ruine - son autonomie maintenue envers et contre tout et inscrivant cette description de son propre désastre dans la dimension d’une résistance jusqu’au bout à la maladie. S’écrire mourant, c’est évidemment une manière de n’être pas encore tout à fait mort ou terrassé par la maladie, de recréer un espace de vie, aussi infime soit-il, là où la mort semble assurée de l’emporter sur toute la ligne. L’écriture autobiographique trouve ici le sens plein d’un geste infiniment stylisé, intense, un geste en forme d’interruption du cours de l’inéluctable. Le récit de soi prend donc une tournure stoïcienne : il s’agit, pour le narrateur, d’exposer, via un dispositif d’écriture, la fermeté d’âme d’un sujet qui fait face au plus cruel des coups du destin. Mais, d’un autre côté, le luxe de détails morbides avec (dans) lequel s’exhibe (autant et davantage que s’expose) cette posture ou cette disposition a quelque chose de suspect – et la réticence qu’éprouve le lecteur à affronter cette sorte de « confession » d’un genre tout à fait particulier met sur la voie du problème soulevé par ce genre de récit de soi en situation extrême : quel message adresse-t-il au lecteur, quelle en est l’exemplarité, quelle en est, dans sa forme même, la valeur ou la qualité autre que celle d’une sorte de performance littéraire ou publiciste destinée à couper le souffle du lecteur ? Rousseau, dans les premières pages des Confessions, insiste sur le motif suivant : le parti de « tout dire », de ne laisser dans l’ombre aucun détail à propos des épisodes les plus pénibles (en termes de remémoration), les moins flatteurs (en termes moraux) est indissociable de l’ambition philosophique du livre : « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et qui n’aura point d’imitateur. Je


veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi » - un homme dans sa pleine singularité, mais dont on présupposera qu’il ne vaut ni mieux ni moins que tout autre – et c’est d’emblée, avec ce programme, toute une disposition nouvelle du sujet, tout un pan de la modernité politique qui se dévoilent. Le « tout dire » autour duquel s’agence le texte de Tony Judt est manifestement d’une tout autre espèce : la biopolitique, l’anatomo-politique, le médicalisation de la société sont, à l’évidence passées par là et ont colonisé le sujet ; ce texte est un modèle de bioréflexivité, c’est-à-dire, un exercice de style dans lequel un vivant atteint dans son intégrité (plutôt qu’une personne humaine, un sage, un intellectuel, un citoyen…) relate sa propre dégradation et sa souffrance aux conditions des savoirs en prise sur le vivant – le discours médical en premier lieu. On a sous les yeux un texte qui, constamment, dit « je » mais qui, pour le reste, ressemble à s’y méprendre à un rapport d’observation médicale. Du coup, si l’on voulait tenter une lecture foucaldienne de cette étrange confession, on pourrait être porté à dire ceci : constamment, irrévocablement, le témoignage sur le souci de soi, les pratiques du soi en situation extrême, face à la maladie et à la mort, y sont submergés par la dimension biopolitique ; la tentative du narrateur de se tenir à la hauteur, dans ces circonstances si difficiles du programme éthique qui s’énonce dans les travaux du dernier Foucault (Le souci de soi, L’Herméneutique du sujet…) cède constamment devant les contraintes imposées aux sujets d’aujourd’hui par les conditions générales du gouvernement des vivants (celles que présente, pour dire les choses rapidement, l’avant-dernier Foucault). Dans la dernière partie du texte, en effet, le narrateur inscrit son récit de soi dans la dimension morale : celle d’une résistance opiniâtre aux conditions plus qu’éprouvantes que lui inflige la maladie : ainsi, la nuit, condamné à une rigoureuse immobilité, le plus souvent éveillé, il est parvenu, à force d’ « exercices », à domestiquer l’insupportable en faisant, dit-il « défiler mentalement ma vie, mes pensées, mes fantasmes, mes souvenirs, mes faux souvenirs et autres, jusqu’à ce que je tombe par hasard sur des événements, des gens ou des récits dont je peux me servir pour détourner mon esprit du corps dans lequel il est enfermé ». Un travail ascétique, donc, mais dont, ajoute-il aussitôt, le résultat n’est jamais assuré – bien souvent, s’étant finement endormi à l’issue d’une longue insomnie, il se réveille « exactement dans la même position, la même disposition d’esprit et le même état de désespoir en sursis que la veille ». Plus loin, de même, ayant évoqué une certaine « dimension positive » de la maladie qui lui a permis de découvrir en lui-même des ressources insoupçonnées du côté de sa mémoire, ou bien encore ayant expérimenté « le genre de mécanisme de survie dont la plupart des gens n’entendent parler que dans les récits des survivants de catastrophes naturelles ou des cellules d’isolement », il n’en conclut pas moins sur cette note désenchantée : « Mais chacun sait que les satisfactions de compensation sont fugitives. Il n’y a aucune grâce salvatrice à être confiné dans un corset d’acier, froid et implacable. Les plaisirs de l’agilité


mentale sont très surestimés – j’en prends conscience à présent (…) La perte est la perte, et l’on ne gagne rien à l’appeler d’un terme plus agréable ». Et de conclure sur ce trait d’humour noir qui est tout à fait étranger au style et au régime des « consolations » antiques : « Mes nuits sont captivantes ; mais je pourrais m’en passer ». Rien donc, dans ce récit, et quel que soit l’endurance et la fermeté d’âme du sujet face à la maladie, face au destin accablant, qui dessine une ligne de fuite hors de la condition de vivant pur et simple, condamné à sa perte, assistant à sa décomposition ; rien qui créé les conditions d’une mise hors d’atteinte des coups de la maladie et de la perspective de la fin proche de celui qui s’éprouve luimême comme un patient avant tout. On n’échappe pas, désormais, à sa condition biopolitique, tel est donc le message ultime de ce texte. Imprononçable, désormais, le mot ultime du sage antique – « la maladie est un bienfait » ou bien « la mort est désirable » (l’issue, toujours ouverte, de la mort volontaire) - même sous la plume de ce malheureux condamné pour une durée indéterminée aux pires épreuves. Si bien que ce qui se dévoile en fin de compte dans le style un peu « gore » de ce texte, ce n’est pas tant le message de grande sagesse attendu, agencé autour de la mise en scène de l’équanimité du sujet face aux assauts de la maladie, mais plutôt ce que l’on pourrait appeler le rappel à la réalité, adressé aux contemporains, dans leur condition de sujets/objets de la biopolitique, du gouvernement des vivants, de la démocratie immunitaire : n’ayez garde d’oublier ceci, leur lance Judt : quel que soit le perfectionnement, le renforcement constants de votre condition immunitaire, quoi qu’il en soit de la multiplication des bulles et sphères protectrices dont vos existences s’entourent, quoi qu’il en soit du retrait hors de ces sphères des figures politiques et historiques associées aux violences extrêmes (guerres, guerres civiles, génocides…), n’ayez garde d’oublier que persiste et persistera, dans cette condition même, cette part irréductible de l’extrême susceptible d’exposer chacun d’entre vous à devoir y faire face du jour au lendemain – la maladie terrible, la maladie cauchemar, celle qui ne se contente pas de vous tuer, mais vous expose au pire des épreuves morales et physiques… C’est d’ailleurs là le côté légèrement pervers ou du moins teinté de Schadenfreude du texte de Judt – cette sorte d’avertissement maléfique jeté au visage du lecteur : ne va pas te croire en sûreté dans ton état présent de bonne santé – ce qui m’arrive peut aussi bien t’arriver, à toi aussi, dès demain… La performance autobiographique que constitue à tous égards ce texte va donc, jusqu’au bout, conserver son caractère équivoque, ambigu, propre, à ce titre, à susciter un malaise durable : suggérer au lecteur, comme il le fait en un sens, que le seul champ d’expérience « forte », « totale », « authentique » qui lui demeure, dans les conditions actuelles, est la maladie dans ses connivences avec l’extrême, la maladie comme la « dernière guerre » à raconter qui nous reste – c’est évidemment en dire long, bien plus long même qu’on ne voudrait, sur l’état présent de rabougrissement du champ de l’expérience, d’appauvrissement des subjectivités, de raréfaction des singularités… Tétanisé davantage qu’instruit par


cette lecture, le vivant d’aujourd’hui en sort renforcé dans sa condition apeurée et mélancolique – la « société du risque », des menaces et dangers omniprésents perce sans relâche sous la condition immunitaire. En effet, ce qui se transmet ici, non pas de bouche à oreille et sur le mode épique comme dans le grand rêve benjaminien, mais par le truchement sensationnaliste et vulgaire du journal (Kraus) n’est jamais que le plus profond des découragements, la plus désolée des fatigues face au constat de la persistance dans nos vies, au cœur de nos pauvres vies, envers et contre tout, d’une part irréductible du désastre dont la maladie grave tend à devenir comme l’emblème terrible. Ce qui se transmet ici, dans cette bizarre relation d’une Passion (au sens de la Passion du Christ) à l’âge biopolitique n’est jamais que le secret le plus éventé : l’agonie de l’idole « individu », la déperdition de son idéologie, l’individualisme, avec son double corollaire, le culte autarcique et tautologique du moi (« moi, c’est moi ») et le bavardage autobiographique. Vu sous cet angle, l’étrange testament de Tony Judt acquiert une qualité proprement allégorique. Notes : 1- « Le peuple scripturaire des tranchées » in Ce qui fait époque – philosophie et mise en récit du présent, L’Harmattan, 2007. 2- Walter Benjamin : « Le Narrateur », in Poésie et révolution, trad. De l’allemand par Maurice de Gandillac, Denoël/Lettres Nouvelles, 1971. 3- Le Monde des 15 et16/01/2010.


Intervention de Danilo Martuccelli (sociologue à l’Université LILLE 3)

Je suis sociologue et je ne travaille pas avec l’approche biographique. Par conséquent, l’intervention que je vais faire ce matin va essayer de pointer comment un sociologue qui n’est pas directement concerné par cette méthode de recherche et de travail sur soi peut analyser les problématiques de nature politique que pose l’approche biographique dans notre société. Et pour revenir à l’exposé qui a été fait d’abord par Christophe Niewiadomski, puis par Christine Delory-Momberger et prolongé par Jean-Michel Baudoin et Valérie Melin, il y a, je dirais, trois choses qui me semblent consensuelles parmi toutes les personnes aujourd’hui qui se posent ce type de questions. (1) Premier point, c’est la manière dont la biographie ou l’approche biographique a été récupérée, a été institutionnalisée c'est-à-dire les liens entre la biographie et les institutions. (2) Deuxième point qui est évident pour nous tous, semble-t-il, c’est qu’il va de soi que le cœur de ce processus de réappropriation de la biographie par les institutions passe par l’injonction biographique ou l’injonction à la réalisation de soi. (3) Et le troisième grand moment de réflexion, c’est évidemment que cela appelle à un sujet réflexif d’une nature spécifique. Ces trois points me semblent communs aux uns et aux autres. Je voudrais simplement faire quelques éléments de réflexion. 1. Les institutions et l’approche biographique Premier point, est-ce vrai que les institutions ont récupéré ou institutionnalisé l’approche biographique ? Et là tout dépend de quel diagnostic d’époque nous faisons.


Premier diagnostic possible, le mot a été lancé dans les années 1940, mais est revenu à la mode dans les années 1980 et 1990, c’est la thèse de la désinstitutionnalisation. C’est un mot assez barbare et tout le monde fait des fautes d’orthographe quand on écrit ce mot… Dans la désintitutionnalisation telle qu’elle a été promue dans les années 1980 et 1990 que ce soit pour l’école, pour la religion, pour la famille, on va insister sur le fait que les institutions ne transmettent plus au sens fort du terme de véritables programmes de fonctionnement, pour reprendre le terme de Berger et Luckmann en 1966. C'est-à-dire que les institutions ne nous disent plus vraiment ce que nous devons faire. Et c’est parce qu’il n’y a plus cette capacité à nous donner un programme, un code de conduite, qu’il y a désinstitutionnalisation, un affaiblissement du message que les institutions nous adressent. Ici on prend le mot institution au sens le plus restreint du terme. Deuxième thèse qui est différente, c’est la thèse de la détraditionalisation. On fait aussi des fautes avec ce terme là et pourtant c’est plus facile que pour le précédent parce qu’il y a un seul n... Dans la détraditionalisation, ce qui est intéressant c’est qu’on fait l’hypothèse que la tradition, ce que les aïeuls, les personnes âgées, nos ancêtres, nous ont dit, ne nous permettent plus de nous orienter dans la vie sociale quotidienne. Ici ce ne sont pas les institutions au sens restreint du terme qui sont visées mais véritablement une tradition au sens le plus large du terme. Ce que vos mères vous ont enseigné ne vous permet pas de savoir comment élever vos enfants. Et du coup, la détraditionalisation appelle à un supplément quotidien d’informations. Et

l’explosion

développement

des

émissions

personnel

radiotélévisées

témoigne

de

ce

mais

aussi

d’ouvrages

besoin

d’avoir

un

de

supplément

d’informations. C’est un problème de nature plutôt cognitif. Troisième variante qui est celle qui nous concerne davantage c’est la thèse que, depuis une trentaine d’années, nous assistons à l’apparition de nouvelles institutions et que ces nouvelles institutions ont effectivement fait de la biographie le cœur du processus de travail institutionnel. De quoi s’agit-il exactement ? Je dirais que le cœur du processus est relativement simple. On est passés des institutions qui étaient davantage orientées vers des groupes sociaux, des classes, vers des institutions qui s’adressent, de plus en plus, dans leurs projets en tout cas, essentiellement envers


des individus. Et dans ces processus par lesquels les institutions s’adressent directement aux individus, la biographie va avoir un rôle, une place toute nouvelle. Donc dans la troisième thèse, qui me semble être celle qui a été largement privilégiée ce matin, il s’agit bien de comprendre que nous ne sommes ni dans une crise institutionnel ni dans un simple problème de transmission d’une tradition, nous sommes bien dans une nouvelle manière de fonctionner des institutions. Et que l’on soit dans la thèse de l’individualisation telle que Beck a pu le proposer en Allemagne ou dans les travaux postfoucaultdiens en France, par une logique de normalisation et de contrôle, il s’agit bien de souligner que le cœur de ce processus de récupération de la biographie par les pouvoirs se trouve bien au niveau des institutions. Cette thèse, est-elle vraie ? Oui et non. Oui parce que, et j’y reviens dans un moment, il est évident que bien des institutions contemporaines opèrent de cette manière. Et non parce que si la biographie devient quelque chose de si important dans notre société, il faut de toute évidence élargir le diagnostic au-delà du seul périmètre institutionnel. Je donnerais deux ou trois points pour me faire rapidement comprendre sur ce dernier point. Bien entendu, les institutions ont tendance à susciter un discours singulier sur nous-mêmes. Mais s’il n’y avait que cela, jamais la biographie n’aurait l’importance politique qu’elle a aujourd’hui. Il est nécessaire d’élargir l’interprétation. Je le ferai en évoquant quelques exemples. Nous sommes passés, et je regrette d’ailleurs qu’on ne le dise pas assez dans l’opinion publique, d’un monde de production industrielle de masse à un monde de production industrielle de la singularité. Nous sommes définitivement sortis du monde dans lequel comme le disait Henry Ford les gens peuvent acheter une voiture Ford de la couleur qu’ils désirent à condition qu’elle soit noire, parce que toutes les voitures étaient noires... Or, aujourd’hui, et depuis quarante ans cela devient exponentiel, ce qui apparaît c’est une production industrielle de petites gammes, une production de plus en plus rapide de l’obsolescence des objets et du coup, nous sommes passés dans un monde dans lequel la singularité est désormais inscrite dans la production industrielle elle-même. Et c’est parce que la singularité devient un des critères de base de la production industrielle de notre société qu’évidemment la singularisation des objets, des situations, des expériences devient quelque chose de majeur. Jamais la singularité (et dans ce mouvement d’ensemble la valeur accordée


à la biographie) n’aurait pu devenir une valeur aussi centrale dans notre société si la production industrielle de masse n’avait pas cette capacité de singularisation. Deuxième exemple, et en phase avec le phénomène précédent, notre sociabilité s’est aussi profondément singularisée. Les effets immédiats induits par les réseaux que ce soit le téléphone portable, Facebook, Twitter ou autres, ont fait que pour chacun d’entre nous est devenu évident le fait de vivre au milieu de réseaux relationnels plus ou moins singularisés. Et nous accordons de plus en plus de la valeur aux moments de sociabilité, que ce soit une visite, une rencontre, un séminaire ou un musée, un restaurant, etc. Et du coup, il y a une tendance très forte à singulariser les situations et donc, là encore, à valoriser les expériences personnelles qualitatives. Autrement dit, la singularité apparaît comme inséparable de la manière dont nous concevons la sociabilité contemporaine. Et tout cela amène évidemment à donner plus d’importance aux éléments qualitatifs, à la perception individuelle. Impossible alors de négliger les manières dont les autres éprouvent les événements de leur existence. Troisième et dernier exemple, nous vivons cependant toujours dans des sociétés où la rationalisation et la standardisation des expériences sont très fortes. Et pourtant, et malgré cela, jamais comme auparavant la singularité devient notre véritable utopie collective. Ce qui nous heurte le plus c’est lorsque nous ne sommes pas traités suffisamment en tant que singularité. Tout ce qui renvoie à un traitement trop standardisé nous choque. Or, pendant longtemps, c’était vrai il y a encore quelques décennies, la standardisation a souvent été associée à une politique d’égalité et a même été l’horizon de la justice sociale. Or, aujourd’hui, l’image de la justice avec les yeux bandés nous semble intenable. Il faut systématiquement tenir compte des différences personnelles. Et les différences personnelles supposent qu’il faut parvenir à un traitement personnalisé. Et le traitement personnalisé exige d’accorder une importance centrale aux variations interpersonnelles. Et à terme donc aux éléments biographiques. Quelles conclusions faut-il en tirer ? Il faut reconnaître que si les institutions ont effectivement « récupéré » la biographie, en réalité, l’importance prise par la biographie dans le monde contemporain échappe à cette seule réalité. C’est


l’industrie, c’est la sociabilité, c’est notre horizon des valeurs qui fait de la singularité et donc de la vie de chacun d’entre nous une valeur centrale. 2. A propos de l’injonction biographique Le deuxième point qui me semble a été consensuel ce matin : le cœur de cette récupération-torsion de la biographie par les institutions se trouve dans l’injonction qui est adressé à chacun d’entre nous à devenir les auteurs de notre vie – l’injonction biographique si vous préférez. Là encore, je dirais, il y a différents cas de figures qui pourraient être avancés dans le cadre de la réflexion que Jean-Michel Baudoin a proposée. Il faut distinguer entre divers processus. En premier lieu, j’ai été frappé par les commentaires très critiques qui ont été faits ce matin. Il est évident qu’il existe des torsions et des situations dans lesquelles la biographie enfonce les acteurs et où les récits institutionnalisés produisent des dégâts subjectifs. Il y a bien d’autres situations et vous les connaissez bien mieux que moi dans lesquelles le récit a toujours une fonction d’émancipation. Le récit « affirme » la personne, soigne, aide. Et du coup, évidemment, ce n’est jamais une affaire de tout ou rien. C’est une affaire de nuances et tout le problème consiste à savoir à quels moments le seuil est dépassé. Il y a des moments pendant lesquels le récit sur soi est positif et aide à une reconstruction personnelle et il y a des moments où un seuil est en quelque sorte dépassé et cela enfonce l’acteur dans un processus d’intériorisation de l’échec. Autrement dit, lorsque le raccrochage à l’institution ne parvient pas, plus ou moins rapidement, à donner des effets positifs, il risque de donner des effets très négatifs. C’est donc en termes de seuil qu’il faut, me semble-til, raisonner. Evidemment, il n’y a pas de recettes pour savoir à quels moments ce seuil est dépassé. Mais il faut être extrêmement sensible à la réalité de ces moments. Mais revenons à l’injonction biographique à proprement parler. Il faut tenir compte, et selon moi, c’est quelque chose de très important, que l’injonction biographique opère toujours au sein des véritables limites organisationnelles. Nous vivons dans des institutions (que ce soit l’hôpital, l’école, le monde du travail et j’en passe), dans lesquelles il est prescrit qu’il faut avoir le traitement le plus personnalisé possible des


uns et des autres. Mais il y a des limites organisationnelles évidentes à ce souhait. La pédagogie différenciée est largement restée un « mythe ». Et la prise en compte personnalisée de chaque malade à l’hôpital dans les organisations de santé, qui sont devenues des machines industrielles avec des protocoles chimiques de plus en plus formalisés par l’industrie pharmaceutique, est largement un « mythe » également. Autrement dit, le traitement personnalisé est une véritable aspiration collective mais elle est rarement prise en compte. Et c’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le récit que les acteurs doivent livrer d’eux-mêmes sous injonction institutionnelle. Pourquoi la demander si les institutions ne pourront pas y répondre ? Dominique Memmi, à la suite des travaux de Michel Foucault, a répondu en disant qu’il s’agit d’une manière de montrer à l’institution à quel point on est un sujet « normalisé », c’est-à-dire, un bon sujet aux yeux de l’institution. C’est sans doute une hypothèse forte. Mais ce n’est pas la seule. Un sociologue d’enquête, un peu besogneux (comme moi !), pourrait aussi répondre que nous sommes face à une situation de « crétinisme institutionnel », en bref, un domaine dans lequel on fait parler les gens… pour rien. La parole des « clients » suscitée par l’institution serait alors dépourvue, non pas de signification, mais de conséquence. Je reviendrais dans un moment sur ce point, parce que dans le « crétinisme institutionnel », il existe des possibilités d’émancipation subjective vraiment fortes. En tout cas, il me semble que l’on a tout intérêt à reconnaître que l’injonction biographique tourne parfois à vide. Néanmoins, et malgré ce qui précède, il est évident, comme cela a été souligné ce matin, qu’il y a parfois des risques réels de destructions subjectifs dans le processus d’injonction à la biographie. En fait, il y a trois cas de figures qui sont particulièrement dramatiques. Le premier, et la présentation de Valérie Melin était très claire ce matin là-dessus, c’est le moment où en dépassant un seuil, la parole que l’on demande à l’autre, l’enfonce dans ses propres problèmes. C’est lorsque la responsabilité de l’individu devient une logique de responsabilisation. La responsabilité, veut dire : « J’assume ce que je fais. ». En revanche, la responsabilisation apparaît lorsqu’une institution oblige à quelqu’un à accepter qu’il est responsable de tout ce qui lui arrive. Un processus qui peut mener à une intériorisation de l’échec, et donc à l’invalidation de soi en tant que sujet. Deuxième cas de figure : lorsque l’injonction biographique


fait la demande d’un projet impossible. C’est une vieille logique de domination Si vous réussissez votre vie, personne ne vous demande d’avoir un projet… Mais si vous vous trouvez en situation de ne pas pouvoir faire de projets, on vous demande de faire des projets. Et comme l’individu n’a pas de ressources pour faire de projets, cela l’enfonce dans son impasse. Mais ici nous sommes davantage face à une expérience de domination qu’à une pure injonction biographique. Et en tout cas, ce rapport de pouvoir qui peut passer ou pas par la biographie, n’a rien à voir avec une perversion de la biographie. Et enfin, troisième cas de figure possible, il y a des « morts vivants » parmi nous, des gens qui, paradoxalement, de par leur retrait, échappent à bien des égards à l’emprise de l’institution. D’ailleurs, cette figure est celle qui pose le plus de problème tant nous vivons dans des sociétés qui ont fait de la mobilisation contrainte des individus, dans tous les domaines de la vie sociale, le cœur d’une logique de normalisation. Le pire que vous puissiez faire pour une institution c’est d’être en retrait. Mais permettez-moi d’ajouter un dernier point à ce sujet. Cette injonction biographique n’a nullement les mêmes effets selon que l’on soit dans le domaine de l’école, du travail ou de la famille. Dans le monde du travail, étant donné la force de la rhétorique politique, les chômeurs savent, par exemple, qu’ils ne sont pas « responsables » de leur chômage. Il suffit d’écouter les organisations de chômeurs pour comprendre que l’intériorisation du chômage par des chômeurs connaît de vraies limites puisqu’ils peuvent compter sur une véritable contre rhétorique politique publique. Le cas de l’école, en revanche, est bien différent puisqu’on fait face à des adolescents, entre 12 et 14 ans, qui ne disposent pas de discours publics pour faire face à l’injonction de responsabilisation dont ils sont la cible. Et je pourrais à bien des égards dire la même chose pour le monde de la famille. Ce n’est donc pas l’injonction biographique qui est en question, mais l’existence ou non de contrerhétoriques publiques. Ce qui permet de comprendre comment un même type d’injonction peut connaître des parcours très différents en fonction des institutions et des catégories sociales.


3. La biographie et le sujet réflexif J’arrive au dernier point, après l’institution et l’injonction biographique, au cœur de la « récupération » de la biographie, se trouve l’appel à un sujet réflexif : c’est-à-dire qu’il faut être capable dans une société comme la nôtre où les institutions nous disent moins clairement ce que nous devons faire, être sujet de sa propre activité. Là encore, et dans limite du temps, j’aimerai souligner deux points. Le premier, ce n’est pas vrai que nous sommes aussi clairement démunis pour orienter nos vies au niveau institutionnel ou dans tous les domaines de la vie sociale. Il y a quarante ans, il y avait beaucoup de contestation de l’autorité dans le monde du travail et peu dans la famille. Aujourd’hui, à l’inverse, il y a beaucoup de contestation de l’autorité dans l’espace familial, la conjugalité et la filiation, et très peu dans le monde du travail. Par conséquent, premier point très important, le sujet réflexif connaît des évolutions historiques différentes. Et une des choses qui est le plus frappant dans le monde d’aujourd’hui, c’est l’incroyable « docilité » dont font preuve les individus vis-à-vis de l’autorité dans le monde du travail. Il est important de souligner cet aspect puisque chaque fois qu’on parle du sujet réflexif et de la crise de l’autorité, systématiquement on pense à l’école ou à la famille. Or, regardez, je vous en prie, le monde du travail et l’incroyable docilité par laquelle opère l’autorité. Le deuxième point est tout aussi essentiel. Nous sommes confrontés à un phénomène biographique étrange, puisque les institutions qui sont « faibles » en principe, puisqu’elles n’ont plus la capacité de nous imposer de véritables modèles, supposent lors de leurs interpellations des sujets de plus en plus actifs, c’est-à-dire des sujets « forts ». Question inopinée : comment des institutions faibles peuvent produire des sujets forts ? C’est la contradiction principale de l’injonction biographique à ce niveau. Des institutions fortes produisent des bons névrosés ; des institutions faibles produisent des individus dépressifs pour convoquer une métaphore sans doute facile et imprécise mais qui a le mérite de signaler le vrai problème c’est-à-dire comment dans un monde d’institutionnalité faible, on peut avoir des sujets forts ?


En guise de conclusion Pour finir cette intervention, et même si comme je vous l’ai dit, je ne travaille pas avec l’approche biographique, je me permettrai de vous raconter une histoire personnelle afin de souligner les limites de l’injonction biographique et surtout les possibilités qui existent du côté de l’approche biographique, comme source de subjectivation. Lorsque j’étais étudiant à Paris, un des petits boulots, parmi la multiplicité de ceux que j’ai faits, a été celui d’être employé dans une chaîne de restauration rapide. Et je me rappelle d’une expérience un peu surréaliste : un manager, sans doute américain, faisant un speech sur l’engagement dans cette entreprise, la force de l’engagement, le tout dans presque 15 minutes devant 5 ou 6 jeunes hommes qui ne venaient que chercher qu’un revenu. C’était invraisemblable, nous étions là, nous l’écoutions les yeux émerveillés. Evidemment, aucun d’entre nous n’a cru une seule seconde à ce discours… Je vous raconte cela parce qu’il y a là quelque chose de paradoxalement positif dans l’injonction biographique, et par extension dans le travail que les institutions nous demandent : l’injonction adressée par l’institution génère en effet le sentiment de vivre dans un monde de duperie, ou pour parler comme les acteurs, engendre le sentiment d’évoluer dans un monde bidon. Et le monde bidon, c’est le plus bel espoir qu’il nous reste, que la biographie reste demain un objet d’émancipation. Je m’explique : c’est en reconnaissant le caractère bidon de bien des injonctions institutionnelles que se répand, sous de nouvelles bases, l’esprit critique. Lorsqu’on ne croit pas au discours des institutions, bien entendu, elles se délégitiment mais elles permettent aussi aux acteurs de prendre conscience, de façon critique, de l’univers dans lequel ils vivent. Et après tout, on a, pendant longtemps, associé l’émancipation à un discours critique porté par la lutte de classes, notamment dans la filiation de la tradition marxiste depuis le 19ème siècle, pourtant, le monde de la bidonnerie (on est en France), c’est aussi une excellente tradition critique, portée jadis, au 17ème siècle par les moralistes, qui ont su dénoncer les vanités du monde. Et bien, ce sera en travaillant sur le sillon ouvert par la bidonnerie, qu’il faudra déceler aussi les espoirs que la biographie, récupérée par les institutions, possède dans le chemin de l’émancipation.



Intervention de Marie-Elisabeth HANDMAN ( enseignante-chercheure (EHESS) – Habilitée à diriger des thèses - Maîtresse de conférences)

Prostitution et (auto)biographie Il est un peu difficile de parler après les deux magnifiques exposés qu’on vient d’entendre. Mais puisque Danilo Martucelli a parlé de La Rochefoucauld, je vais vous citer ce qu’en dit Jean Starobinski dans sa préface aux Maximes et Mémoires1, parce que je pense que c’est encore très vrai de bien des récits autobiographiques. Il dit : « À relire le portrait de La Rochefoucauld par lui-même, à examiner de plus près les éléments qui semblent constituer les traits d’une individualité originale, on s’aperçoit qu’il s’agit en réalité des caractéristiques d’un style collectif auquel se conforment les hommes et les femmes du même milieu aristocratique. “Je suis mélancolique” : pour croire que La Rochefoucauld se singularise par cette

déclaration, il faut n’avoir pas avoir lu les autres autoportraits de la Galerie de Mlle de Montpensier. Mais voici ce qu’écrit la Grande Mademoiselle : “Je suis mélancolique… J’aime à être seule.” […] ou encore Melle de La Trémouille : “Mon tempérament penche beaucoup plutôt du côté de la mélancolie que de la joie.” » J’écourte cette citation qui donne d’autres exemples d’aristocrates contemporains de La Rochefoucauld se disant mélancoliques. Alors pourquoi commencer par Starobinski ? Parce que je crois que de même qu’il sied à La Rochefoucauld d’être mélancolique, il sied aux prostituées, selon les périodes et les aléas politiques, d’être écœurées de la vie qu’elles mènent ou au contraire de l’exalter. Mais pour comprendre cet aspect paradoxal des récits (auto)biographiques de prostituées quand je dis récits il peut s’agir de livres mais aussi de réponses aux questions de ceux qui enquêtent sur elles -, il convient d’examiner ce que recouvre le champ de la prostitution. Il y existe, selon les pays, des régimes juridiques différents régissant la prostitution : le réglementarisme, l’abolitionnisme et le prohibitionnisme. La France /D 5RFKHIRXFDXOG 0D[LPHV HW 0pPRLUHV 3UpVHQWDWLRQ SDU -HDQ 6WDURELQVNL 3DULV S


est un pays abolitionniste dont les gouvernements subissent depuis quelques décennies le très fort impact de lobbies féministes abolitionnistes qui se caractérisent depuis les années 90 par une dérive prohibitionniste. Pour ces lobbies la prostitution est un esclavage, une chose horrible pour les femmes, l’absence totale de dignité humaine, d’où la nécessité de l’abolir. Dans l’abolitionnisme traditionnel la prostitution est tolérée mais, pour parvenir à y mettre fin (une fin prévue à très long terme), il faut l’encadrer très rigoureusement et tenter par tous les moyens de sortir les femmes de la prostitution. Mais pour le féminisme « abolitionniste-prohibitionniste », c’est hic et nunc qu’il faut l’abolir. Comme le relate Virginie Despentes dans le chapitre de King Kong Théorie2 où elle raconte son expérience de prostituée occasionnelle : « Les prostituées forment l’unique prolétariat dont la condition émeut autant la bourgeoisie. […] et les femmes “respectables” ont leur mot à dire. Depuis dix ans ça m’est souvent arrivé d’être dans un beau salon en compagnie de dames qui avaient toujours été entretenues via le contrat marital, souvent des femmes divorcées qui avaient obtenu des pensions dignes de ce nom et qui sans l’ombre d’un doute m’expliquent à moi que la prostitution est en soi une chose mauvaise pour les femmes. Elles savent intuitivement que ce travail-là est plus dégradant qu’un autre. Intrinsèquement. Non pas pratiqué dans des circonstances bien particulières, mais : en soi. L’affirmation est catégorique, rarement assortie de nuances telles que : “si les filles ne sont pas consentantes”, ou “quand elles ne touchent pas un centime sur ce qu’elles font”, ou “quand elles sont obligées d’aller travailler dehors aux périphéries des villes”. Qu’elles soient putes de luxe, occasionnelles, au trottoir, vieilles, jeunes, douées, dominatrices, tox ou mères de famille, ne fait a priori aucune différence. Échanger un service sexuel contre de l’argent, même dans de bonnes conditions, même de son plein gré, est une atteinte à la dignité de la femme. » Le regard sur la prostitution est aussi marqué en France par un ordre moral strict qui peut sembler contradictoire avec l’étalage dans les kiosques, au cinéma, sur Internet 3DULV *UDVVHW SS


de représentations de toute sorte d’une sexualité débridée. Mais cet étalage n’est que de surface.3 Dans le fond la plupart des Français restent très moralistes4 et reprochent essentiellement à la prostitution le mélange de sexe et d’argent, sans voir que le mariage (ou ses substituts), souvent, n’est pas exempt de cette mixture.5 Dans les moments où prostitution de rue et riverains se trouvent en conflit, des institutions municipales, régionales ou étatiques commandent des enquêtes et c’est ainsi que, en 2002, j’ai été amenée avec une équipe de chercheurs à travailler sur la prostitution à Paris à la demande de la municipalité.6 Il fallait recueillir des histoires de vie de femmes, d’hommes, de transgenres prostitués. Le cahier des charges imposé par la Mairie de Paris comportait une série de questions telles que : les femmes avaient-elles été violées dans leur enfance, victimes d’inceste, leurs parents étaient-ils alcooliques, bref tout un panel de présupposés misérabilistes sur lesquels les prostituées devaient s’exprimer. Or les récits que les femmes nous ont livrés ont dépendu largement de ce qu’elles imaginaient que nous voulions entendre. Comme nous avons souvent été pris pour des travailleurs sociaux, elles nous servaient des récits tout ce qu’il y a de plus déprimants. Sans pouvoir faire de l’observation participante à 100 % (notre participation s’arrêtait naturellement à la porte des camionnettes ou des studios), mais à force de vivre auprès des prostituées, de les entendre au café ou à l’occasion de leurs mobilisations contre la Loi pour la sécurité intérieure de 20037, dans toutes les situations informelles, nous avons appris bien d’autres choses que ce qui était dit dans les récits à destination institutionnelle (le cahier des charges comportait l’obligation de procéder à un nombre significatif d’entretiens semi-directifs). Ainsi pour obtenir des récits plus spontanés, il faut y mettre du temps, tisser des liens de confiance et d’amitié et cela suppose &I 0DULH (OLVDEHWK +DQGPDQ © /H UHWRXU GH O¶RUGUH PRUDO " (GXFDWLRQ HW VH[XDOLWp ª LQ 0DULH &KULVWLQH 'DYLG HW /DXUHQW 2WW GLU (GXTXHU GDQV XQ PRQGH HQ PXWDWLRQ 3UpIDFH GH (XJqQH (QULTXH] 3DULV (UqV ()33 SS < FRPSULV OHV FOLHQWV KRQWHX[ '¶R j O¶DGUHVVH GHV SDUOHPHQWDLUHV FH VORJDQ SRXU FKDFXQH GHV 3XWH 3ULGH TXL GpILOHQW j 3DULV GHSXLV WURLV DQV © 9RXV FRXFKH] DYHF QRXV YRXV YRWH] FRQWUH QRXV ª 'DQV OH FKDSLWUH GX 'HX[LqPH VH[H 7RPH ,, 3DULV *DOOLPDUG 6LPRQH GH %HDXYRLU HQ IDLVDLW GpMj OD FRQVWDWDWLRQ &HWWH UHFKHUFKH D GRQQp OLHX j XQ RXYUDJH 0DULH (OLVDEHWK +DQGPDQ HW -DQLQH 0RVVX] /DYDX GLU /D SURVWLWXWLRQ j 3DULV 3DULV /D 0DUWLQLqUH DXMRXUG¶KXL pSXLVp FDU OHV VWRFNV RQW pWp SDVVpV DX SLORQ 'XUH ORL pFRQRPLTXH GH O¶pGLWLRQ RX YRORQWp GH IDLUH WDLUH OD SDUROH GHV SURVWLWXp H V " /RL TXL IDLW GX UDFRODJH SDVVLI XQ GpOLW SXQL GH ¼ G¶DPHQGH HW GH GHX[ DQV G¶HPSULVRQQHPHQW


nécessairement un temps long, surtout auprès de populations discriminées, afin d’effacer la frontière enquêteur surplombant/enquêté soumis à la question. Une enquête sur un temps trop court ne vous donne que des récits stéréotypés conformes à l’idée que se font les personnes interrogées de vos attentes. Le champ de la prostitution est aussi essentiellement marqué par la diversité des prostitutions. On parle toujours de LA prostitution mais, comme le laisse entrevoir le texte de Virginie Despentes cité ci-dessus, elle recouvre des situations éminemment différentes en termes de classes sociales. Il y a la très haute prostitution aujourd’hui entre les mains des escortes, il y a la prostitution de rue des « traditionnelles » ou des étrangères sans papier, il y a la prostitution des hommes (des hommes pour femmes et des hommes pour hommes), et puis il y a maintenant la prostitution sur Internet, dans les bars à hôtesses, dans les salons de massage, etc. Je ne décrirai pas tout le milieu, mais il convient d’indiquer que cette hétérogénéité recouvre aussi une diversité du niveau culturel des prostitué-e-s et c’est ce qui explique que la plupart des livres autobiographiques aient été écrits à quatre mains ; un(e) journaliste interrogeant la prostituée. Certains de ces livres donnent le sentiment que le ou la journaliste (c’est généralement une femme) s’est tellement identifiée à la personne qu’elle interrogeait qu’on ne sait plus qui parle, si c’est elle ou la prostituée. Un exemple très caractéristique de ce petit travers de l’autobiographie à quatre mains est offert par le livre Gabrielle Partenza, Putes d’appellation contrôlée, écrit en étroite collaboration avec Lucie Richardot et publié en 2003 chez Max Milo. Assez rares sont les prostituées qui ont écrit toutes seules leur autobiographie. Il s’agit en général de militantes au niveau culturel élevé. C’est le cas par exemple de Claire Carthonnet, auteure de J’ai des choses à vous dire, une prostituée témoigne, paru chez Robert Laffont en 2003, après les débuts de la répression contre la prostitution mise en œuvre en 2002 par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur. Plus rares encore sont celles qui, non seulement écrivent toutes seules, mais font preuve d’un véritable talent littéraire. C’est le cas de Grisélidis Réal, grand écrivain8, prostituée genevoise, qui a voué sa vie à la défense de ses collègues du monde entier. Morte en 2005, sa sépulture a été transférée au Cimetière des Rois, l’équivalent pour Genève de notre Panthéon, où elle repose entre Jorge Luis Borges et Jean Calvin - ce Calvin qu’elle a

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tant fustigé tout au long de ses écrits… ! Il faut lire Grisélidis Réal9 ou encore une fois Virginie Despentes pour se faire une idée de la vie dans la prostitution ; vie dure, certes, mais totalement assumée par Grisélidis Réal qui, dans le Carnet de bal d’une courtisane disait de la prostitution qu’elle est un Art, un Humanisme et une Science et que les prostituées sont des bienfaitrices de l’humanité, et dont bien des clients étaient de pauvres ouvriers étrangers, malades de solitude, parfois en état d’ébriété, mais toujours reconnaissants ; si bien qu’elle affirmait, comme Virginie Despentes, que ces clients étaient « plutôt affables […], attentifs, tendres. Beaucoup plus que dans la vraie vie, en fait. »10 On voit que le résultat de cette hétérogénéité à la fois des personnes dans la prostitution mais aussi des idéologies concernant leur activité entraîne un usage paradoxal des paroles de prostituées. Selon Lionel Le Corre11 « les paroles des prostituées sont un enjeu de lutte pour la vérité tant de la part des scientifiques, des journalistes, des militants que de la part des personnes concernées. […] l’important c’est de faire entendre la voix des prostituées ». Faire entendre la voix des prostituées est donc un enjeu y compris pour les abolitionnistes-prohibitionnistes, mais alors seulement lorsqu’il s’agit de prostituées repenties. C’est le cas de Michèle qui est sortie de la prostitution grâce au Mouvement du Nid auprès duquel elle a trouvé la foi et qui, depuis, prêche auprès de ses anciennes compagnes de trottoir : « la prostitution c’est la déchéance, l’avilissement moral et physique. C’est le rejet par la société. Une fille n’a pas de place au soleil. […] Cette Prostitution vous colle à la peau. Il est tellement dur d’en sortir. Même à l’heure actuelle, je me sens culpabilisée. C’est difficile de tout oublier, j’aurai beaucoup à vous dire, aucun bon souvenir, que des choses si tristes, si tristes, si pénibles, si moches, si sales ».12

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Ce témoignage, on le voit, contredit ceux de Grisélidis ou de Virginie Despentes, comme ceux de la plupart des prostituées de rue auxquelles nous nous sommes adressés. Ces prostituées disaient que leur activité leur procurait bien des avantages au premier rang desquels la liberté du travail depuis qu’elles n’avaient plus de proxénètes13 : liberté des horaires, liberté des tarifs, liberté des pratiques auxquelles elles consentent, et liberté de choisir leurs clients. Il y a donc des prostituées heureuses de l’être, ce qui ne signifie pas que leur métier soit facile. Et il suffit qu’elles abordent les difficultés qu’elles rencontrent dans des entretiens télévisés ou journalistiques pour que les aspects qu’elles jugent positifs soient passés sous silence ou transformés. Ainsi, dans l’ensemble, la parole des prostituées est disqualifiée. Pour les abolitionnistes, la prostitution est le concentré de la domination masculine. Par conséquent les femmes qui se livrent à la prostitution sont les esclaves des hommes d’une manière générale, qu’elles soient ou non entre les mains d’un proxénète. Les esclaves sont nécessairement aliénées et puisqu’elles sont aliénées, leur parole est sans valeur. Mais je m’interroge : pourquoi ne dit-on pas qu’étaient aliénées ouvrières de Moulinex ou de Lu qui se sont battues pour conserver un emploi pourtant mal payé, aux horaires et cadences de travail insupportables ? Réponse : elles n’étaient pas aliénées puisqu’il s’agissait d’un « travail propre ». Les lobbies abolitionnistes qui agissent auprès des institutions comme le gouvernement, le ministère de l’Intérieur, le parlement de Strasbourg, la Commission Européenne, bref qui dirigent des ONG extrêmement proches des différents pouvoirs, dont elles soutirent d’ailleurs beaucoup d’argent, disent : « Nous, on n’interroge pas les prostituées. Ça ne sert à rien puisque leur parole est aliénée et que de toute façon c’est une question de principe. Par principe la prostitution est un esclavage. » Une autre manière de disqualifier la parole des prostituées qui écrivent bien, c’est d’ignorer leurs ouvrages. Les sites abolitionnistes comme Sisyphe ou le site personnel de Marie-Victoire Louis, si prompts à fustiger les actions des défenseurs des prostituées et à traiter ceux-ci de proxénètes, ignorent purement et simplement 'HSXLV OHXUV PRELOLVDWLRQV GH OHV SURVWLWXpHV IUDQoDLVHV VH VRQW SHX j SHX OLEpUpHV GH OHXUV SUR[pQqWHV &H Q¶HVW SDV OH FDV GH WRXWHV OHV pWUDQJqUHV TXL FHSHQGDQW VRQW SOXV VRXYHQW HQ GHWWH j O¶pJDUG GH SDVVHXUV TXH GDQV OD PDLQ GH PDILDV FULPLQHOOHV


ces livres. Quant aux journalistes qui en rendent compte, tantôt ils les magnifient lorsque les auteures ont une notoriété certaine, tantôt ils en déforment le contenu quand l’auteure ne bénéficie pas encore de cette notoriété. Tel est le cas d’un ouvrage qui a été publié en 2009 chez l’Harmattan/Pepper dans lequel une jeune femme d’origine moldave qui se prostitue à Bruxelles, Roxana Burlacu, raconte sa vie. Son autobiographie commence dans un village de Moldavie, où non seulement la pauvreté est très grande mais où aussi les viols sont très nombreux ; elle en a été victime. Très douée pour le dessin, elle a bénéficié d’une bourse pour aller étudier les beaux-arts à Iassi à un moment ou la Moldavie et la Roumanie avaient des accords universitaires, mais ses études se sont interrompues quand les accords ont été remis en cause pour des raisons politiques. Après diverses tentatives de gagner correctement sa vie, un mariage rapidement dissous après la mort d’un des deux jumeaux qu’elle avait mis au monde, elle décide de se prostituer pour pouvoir subvenir aux besoins de son enfant, de son frère presque aveugle et de sa mère. À plusieurs reprises, puisqu’elle a été expulsée deux fois, elle fera le dur voyage qui la conduira dans l’Europe de Schengen. Sans cacher tout ce qu’il y a de pénible et difficile dans ces périples, elle dit à la fin de son ouvrage : « les hommes, c’est quelque chose dont-on doit s’occuper tout le temps. Il y a beaucoup d’hommes qui sont comme des petits enfants dans nos bras. Ils viennent se blottir dans tes bras, ils ont besoin de caresses, de tendresse. J’ai plusieurs clients qui tirent leur coup puis qui veulent parler avec moi tout en restant dans mes bras. Ils me racontent leur vie, leur problèmes, leurs familles, leurs enfants. C’est comme ça qu’on passe du temps avec les clients » (p. 286). Donc, en voilà une qui aime ses clients. Elle considère que le client le moins agréable, c’est celui qui tombe amoureux des prostituées. « Ah ! Ceux-là ils sont collants ! » Elle n’aime pas ça et les éconduit gentiment. Mais elle dit aussi : « parfois la mélancolie me prend et je n’aime pas ça. » (p. 297) Elle décrit tous ses moments de mélancolie parce qu’elle est séparée d’un fils qu’elle a laissé à sa mère en Moldavie et qu’elle ne voit pas grandir. Elle estime que les deux choses les plus terribles pour la vie d’une prostituée de rue à Bruxelles – mais c’est tout aussi vrai à Paris ou ailleurs dans l’Europe de Schengen – c’est d’une part d’être séparée de son enfant et de ne pas pouvoir aller le voir parce qu’elle ne pourrait pas revenir vu


qu’elle n’a pas de papiers, et la peur permanente d’être expulsée. A quoi il faut ajouter le regard des autres. Elle affirme, à juste titre, qu’il faut avoir un caractère très fort quand on se prostitue : « Je comprends les risques de mon travail. Il y a des risques comme celui de la santé psychologique. Nous les prostituées, on doit avoir un caractère très fort pour pouvoir s’adapter à toutes sortes de clients. On doit aussi arriver à exprimer nos idées et à ne pas se laisser marcher sur les pieds par les clients. En plus il faut pouvoir gérer la situation en cas de problème, etc. » (p. 299) Elle décrit toutes les difficultés et tous les risques et montre qu’il faut avoir du caractère pour s’en tirer. On peut donc en déduire que ne peut pas être prostituée qui veut et qu’il faut pouvoir supporter le stigmate qui est sans arrêt réamorcé par ceux que Grisélidis Réal, à l’instar d’Howard Becker, appelait les « entrepreneurs de morale ». Elle le déplore : « Quand je suis dans cette rue où je travaille, il y a beaucoup de personnes qui passent, des clients, mais aussi des passants, des voitures avec des familles. Et tous ces gens nous regardent. Ce sont les regards qui me donnent envie de me cacher, de me retourner pour qu’ils ne me voient pas. J’ai encore honte, pas pour ce que je fais, mais du regard des gens comme çà sur moi. » (p. 307) Et elle remarque à la fin que : « il y a des personnes, pour nous faire plaisir vont nous dire qu’ils nous comprennent, mais elles ne peuvent normalement pas comprendre » (p. 308). Seuls ceux qui sont passés par cette expérience peuvent comprendre. Ainsi les récits de prostituées qui aiment leur travail sont nuancés. Ils ne disent pas que la prostitution est toujours facile à vivre. Mais quel métier l’est-il ? Il suffit de lire Christophe Dejours14 pour se convaincre que biens des métiers « propres » ne le sont pas davantage. Dans les réunions militantes, comme les Assises de la prostitution qui se tiennent annuellement à Paris depuis 2007, on entend des 1RWDPPHQW 6RXIIUDQFH HQ )UDQFH /D EDQDOLVDWLRQ GH O¶LQMXVWLFH VRFLDOH 3DULV 3RLQWV


discours qui font l’impasse sur les difficultés du métier, sauf en ce qui concerne le harcèlement policier ou les mauvaises conditions de travail dues à la législation. Mais on n’entend pas parler des clients désagréables, de ceux qui sentent mauvais, de ceux qui provoquent des douleurs vaginales... L’ouvrage de Roxana Burlacu, lui, montre à la fois ce qui est positif pour elle dans son métier et ce qui est négatif. Et ce qui est négatif vient moins du métier lui-même que du stigmate qui frappe les prostituées, et de la dure condition des sans-papiers dans l’Europe de Schengen. Or il se trouve que Roxana Burlacu a raconté son histoire à des journalistes et ceux-ci ont complètement dénaturé ce qu’elle leur disait en faisant d’elle une victime non pas des lois européennes, mais de mafias criminelles et de ses clients. Car si on est prostituée on n’est pas seulement aliénée, on est victime aussi. Pas victime au point les institutions veuillent vraiment vous secourir, victime dans la tête de journalistes abolitionnistes. Jean-Michel Chaumont15, ouvrage qui démonte les mécanismes de ce mythe, a postfacé le livre de Roxana et se demande quelle fonction remplissent ces portraits misérabilistes. Il n’a pas de réponse à cette question, mais ce qu’il sait, en revanche, c’est que « pour bien intentionnés qu’ils soient, ces reportages nuisent à la compréhension de la réalité vécue par Roxana et ses collègues, c'est-à-dire qu’ils font exactement le contraire de ce qu’ils sont censés faire et ne contribuent en rien à l’adoption de politiques publiques qui leur seraient effectivement bénéfiques. » (p. 347) J’ajouterais : ils contribuent à disqualifier la parole des prostituées. Les autobiographies de prostituées donnent de leur vie des images très contrastées selon qu’elles assument ou pas leur activité ; et elles trouvent un écho non moins contrasté selon l’idéologie de ceux qui les lisent ou les écoutent, suivant que la personne qui enquête a pu ou non prendre le temps de les voir vivre, donc le long temps nécessaire à la compréhension de la biographie d’une personne.

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Intervention introductive Jean-Michel Baudouin (professeur à l’Université de GENEVE)

La recherche biographique en éducation

La question des champs d’intervention et des objets d’investigation d’une recherche biographique en éducation est posée dans le cadre de l’Association Internationale des Histoires de vie en formation. Elle n’est pas posée comme une sorte de rupture ou de tournant épistémologique, mais comme un redéploiement de son projet et un élargissement de ses frontières. Cet élargissement projeté peut être abordé à partir de chacun des trois termes mis successivement en avant : le terme « recherche », qui semble indiquer des priorités ou une hiérarchisation des objectifs de travail ; le terme « biographique », qui est à prendre comme une perspective élargissant le registre autobiographique investi initialement, pour intégrer des approches externes rassemblant des données propres à l’histoire d’un sujet sur une durée longue, et ainsi ouvrir la problématique des rapports du sujet à son histoire propre à des questions plus générales sur l’évolution des contextes sociaux et des parcours de vie ; le terme « éducation » qui signe simultanément un ancrage et un développement, ancrage disciplinaire par rapport au champ des sciences de l'éducation, définissant ainsi un domaine de référence, mais développement en tant que le projet n’est plus cantonné à la seule formation des adultes, mais à l’ensemble du champ éducatif. Plutôt que de détailler la cartographie de nouveaux territoires à explorer, cette intervention introductive s’attachera à rendre compte de ce qui peut définir la spécificité

d’une

recherche

biographique

en

éducation,

en

privilégiant

successivement 6 thèmes de travail : (i) la question du « pouvoir biographique » du sujet, (ii) les ruptures contemporaines du « pacte formateur », (iii) les puissances biographiques des pratiques de formation, (iv) la promotion d’une pluralité interprétative au plan des référentiels d’analyse, en lien avec la constitution narrative des démarches de travail, (v) le primat des dimensions empiriques dans la recherche


et au plan des enjeux de reconnaissance, (vi) la prise en compte des temporalités longues dans l’analyse des phénomènes éducatifs.

Pouvoir biographique et critique scolaire « Pouvoir biographique » : la formule est probablement trop forte, mais elle me plaît beaucoup, car elle dit sans détour la question « originaire » des histoires de vie, et sans doute toujours primordiale. Sans doute convient-il de repérer ce qui a caractérisé initialement le champ des histoires de vie, et qui a toujours relevé d’une triple démarche étroitement articulée et profondément investie par les initiateurs du domaine : démarche de formation, démarche de recherche et démarche militante. Cette articulation est présente dès les premiers travaux de Pineau, par le lien opéré entre une problématique, celle de l’autoformation pensée « comme procès d’appropriation de sa formation, c’est-à-dire d’abord de la libération de la formation reçue » (1980, p. 58 ; 1983, p. 190), et une démarche de travail inspirée par la découverte de « la méthode des histoires de vie » (1983, p. 117), provenant de « l’Ecole de Chicago » des années 1910/1920, dont Pineau prend connaissance (1984, p. 17) dès 1978, grâce à une synthèse réalisée par Daniel Bertaux (1976). Le projet de formation est projet émancipatoire. Il concerne le rapport du sujet à son histoire propre et fait un pari sur sa capacité à développer son pouvoir d’agir et de prise en main de son destin, en particulier par l’investissement dans des dispositifs de formation des adultes, lesquels font dans le même temps, grâce au concept d’éducation permanente forgé par B. Schwartz, l’objet d’innovations radicales et systématiques. Il s’agit de ne pas refaire l’école, reproduisant les inégalités sociales, puisque précisément le projet de formation est de lutter contre une fatalité sociale en donnant à l’adulte de nouveaux pouvoirs d’action.

Nous avons fait l’hypothèse que la méthode du récit de vie, parce qu'elle permet que soit mis en rapport le passé qui a construit l’individu avec ses représentations actuelles, peut avoir pour conséquence la définition par l’adulte d’un projet de formation qui réponde aux nécessités qui sont propres à sa vie. L’idée est ici que l’adulte, en se réappropriant son histoire, se réapproprie son pouvoir de formation (de Villers, 1996, p. 109).


Cette conviction forte en une capacité du sujet à exercer une sorte de « pouvoir biographique » sur son parcours de vie définit probablement le dénominateur commun propre aux histoires de vie, qui réunit par ailleurs des chercheurs et des formateurs qui disposent de compétences diverses, comme c’est souvent le cas à l’origine des sciences de l'éducation : les premiers chercheurs proviennent de toutes sortes de champs disciplinaires, de la philosophie et de la théologie, de la psychologie et la psychanalyse, de la sociologie, voire des sciences de l’ingénieur. Il y a dans le projet initial des histoires de vie une conjonction étroite entre projet de formation et action militante d’une part, et d’autre part la détermination de pratiques alternatives au modèle scolaire, reposant sur une critique radicale de celui-ci, et s’efforçant par ailleurs de construire une identité professionnelle du formateur d’adulte alternative à celle de l’enseignant. Les concepts porteurs sont ceux de la conscientisation (Freire, 1974) ou de l’empowerment. Il s’agit toujours de relier une travail d’élaboration personnelle, reposant sur une réflexivité sur sa propre histoire et le développement de compétences d’expression, à un projet collectif d’émancipation d’une communauté ou d’un groupe social. Certes, cette double articulation de l’action individuelle et de l’action sociale n’est pas nouvelle ni une découverte, mais elle fonde une rationalité politique à l’investissement en formation et à l’action sur et avec les personnes. Il ne s’agit pas d’apporter son concours à la constitution d’une « société des individus », mais de promouvoir un sujet acteur de son destin dans le cadre d’une communauté assurant les conditions les plus justes de développement à ses membres.

Ruptures du pacte formateur Les histoires de vie sont ici reliées à des conceptions de la formation des adultes d’une toute autre nature, mais dans lesquelles il est possible de relativement se reconnaître : les travaux de Claude Dubar (2006) thématisent le concept de double transaction pour rendre compte d’une sorte de contrat social à la base des politiques de formation dans les organisations et les entreprises. Le sujet se mobilise subjectivement et de manière relativement autonome dans l’organisation par la médiation de son activité professionnelle, première transaction, l’organisation, en


retour, assure les conditions d’un développement professionnel et une gestion de carrière, part de multiples mesures d’accompagnement et en particulier de formation, seconde transaction. Il semble que ces liens fondateurs d’une rationalité primordiale de la formation ou du « pacte formateur » ne soient plus de mise : liens entre élaboration d’un pouvoir biographique et un pouvoir collectif (conscientisation et empowerment), liens entre subjectivation de l’activité et responsabilisation sociale de l’organisation (double transaction). Ces liens sont aujourd’hui rompus en profondeur. L’action sur l’individu semble opérer dans une société fragmentée, où le chacun pour soi est devenu la règle par défaut. L’organisation toute occupée à sa survie économique ne se préoccupe plus du destin de ses salariés. On en viendrait presque à regretter le paternalisme social d’antan, dont l’absence totale de projet émancipatoire n’excluait cependant pas certaines formes concrètes de sollicitude.

Puissances biographiques et pratiques de formation La recherche biographique en éducation ne peut faire l’économie d’une réflexion politique en profondeur sur l’évolution présente des contextes sociaux et des parcours de vie, dans une perspective qui ne soit pas la reproduction des éclairants travaux sociologiques actuels (Dubet, 2009 ; Erhenberg, 2010; Martuccelli, 2006), qui partagent une préoccupation identique sur les dérives des sociétés contemporaines. Dans une telle perspective, ce qui spécifierait une recherche biographique en éducation ne serait-il pas le lien fort entre pratique de formation et projet émancipatoire, développé inauguralement par les histoires de vie ? Ce lien pourrait stabiliser deux axes de recherche, l’un portant sur les pratiques alternatives susceptibles de nourrir le pouvoir d’agir du sujet, son agentivité primordiale, de manière critique et opératoire, l’autre portant sur les coulisses des dispositifs formels et leurs retentissements biographiques véritables. C’est la problématique de la critique de la rationalité didactique, et la prise en compte du devenir véritable du sujet, au-delà des intentions prescriptives des programmes éducatifs (Dominicé, 1990). Mais ce lien entre pratique de formation et projet émancipatoire devrait être reconsidéré en profondeur, pour tenir compte de l’évolution contemporaine des


parcours de vie et des transformations affectant le rapport à sa biographie propre et aussi à la formation. Sous l’angle de la détermination de pratiques de formation alternatives appropriées au projet émancipatoire de recouvrement d’un pouvoir d’agir, il est sans doute difficile de retrouver la fraîcheur exploratrice et pionnière que pouvaient représenter les pratiques histoires de vie il y a plus de trente ans. La démocratisation de l’autobiographie chère à Pineau pour le champ éducatif et à Lejeune pour le champ littéraire a comblé sans doute les ambitions initiales, au point parfois de s’interroger sur une telle « prolifération » discursive (Martuccelli, 2006) de la parole sur soi ou des écritures du soi. Là aussi, on pourrait explorer deux voies de travail, l’une portant sur les dispositifs de formation les plus à mêmes d’accompagner l’expression de soi et les formes de réflexivité appropriée, compte tenu de la diversité des publics de formation, l’autre explicitant les modèles d’encadrement de ces dispositifs à promouvoir et les compétences d’analyse des récits et des référentiels interprétatifs sollicités dans cette perspective. L’innovation des pratiques est à reprendre sans cesse, précisément parce qu’une orientation politique véritablement assumée dans la recherche biographique en direction des publics exclus ou en difficulté suppose dans certains cas l’exploration de nouvelles formes d’expression de soi ou leur adaptation aux divers contextes d’effectuation. Le risque souvent redouté de ce travail est de basculer dans le registre descriptif et l’énumération des « méthodes », « démarches » de travail ou « techniques » d’animation, qui font l’objet de publications peu valorisées et éloignées des enjeux de recherche. Mais c’est précisément la connexion entre pratique et processus de développement qui demeure l’une des questions centrales de recherche et à creuser.

Référentiels d’analyse et pluralité interprétative La problématique des référentiels interprétatifs à mobiliser aussi bien en situation de formation que dans les cadres de la recherche est toujours à l’ordre du jour, non plus dans l’ordre de la détermination « du » système de référence à imposer. Le « conflit des interprétations » (Ricœur, 1969) doit laisser délibérément la place à une pluralité


interprétative résolue et valorisée pour elle-même, et davantage soucieuse de la diversité empirique. Il convient sans doute de renoncer à faire tourner la planète sur un seul concept, fut-il biographique ! Car tel est bien ce que commande l’orientation narrative propre à la recherche biographique : le récit est contextualisation et singularisation, il a le souci du détail et de l’anecdote qui n’est pas toujours triviale, il veut savoir et faire savoir, il est curiosité. De prime abord, le récit n’est pas montée en généralité, il n’est pas abstraction et théorisation hâtive. C’est un travail nécessairement second, et qui ouvre alors à la controverse scientifique et à la diversité argumentée des points de vue. La pluralité interprétative ouvre non seulement à une véritable déontologie scientifique, assumée comme telle dès lors que les processus d’objectivation du matériel biographique sont explicités, mais est sans doute la mieux à même de favoriser et d’ouvrir au renforcement du pouvoir biographique du sujet. La pluralité interprétative au plan de la production scientifique peut aussi prémunir la recherche biographique de son risque majeur, celui d’un « biographisme » étroit ou d’une sorte de réductionnisme biographique. Une telle orientation trouverait dans les enjeux subjectifs et existentiels des contextes de vie des chercheurs la clé interprétative majeure de leur production conceptuelle et scientifique, refusant ainsi toute autonomie épistémique au travail de recherche. L’œuvre de Freud fait l’objet actuellement d’une entreprise de ce type. Une pluralité interprétative dynamique et cultivée pour elle-même constitue le meilleur remède à un biographisme ordinaire trop étroit.

Reconnaissances biographiques et dimensions empiriques Mais revenons au thème du pouvoir d’agir, car il y a sans doute un lien profond entre pouvoir d’agir et reconnaissance du sujet. La problématique de la reconnaissance ne peut être qu’un objet investi par la recherche biographique en éducation. Elle définit en outre une archéologie essentielle dans le champ des histoires de vie. Ainsi Jobert observe-t-il par exemple qu’une forte motivation à pratiquer les récits de vie avait résidé pour lui dans « la volonté de donner la parole à ceux qui ne l’avaient jamais » (Dominicé, de Gaulejac, Jobert & Pineau, 2000, p. 225). Il note à quel point le début du fameux rapport de Bertaux (1976), où le « jeune ingénieur », non encore


sociologue, fait part de sa « conversion » après la lecture des Enfants de Sanchez de Lewis, l’a ému et troublé, parce que lui aussi se voulait devenir « l’Oscar Lewis des mineurs du bassin houiller lorrain », où le hasard d’une nomination l’avait conduit : Je voulais porter la parole de ces mineurs privés de voix, par leur aliénation sociale et par la silicose, avant que tout ce continent humain ne sombre sans laisser de biographies de travail (Jobert, p. 225).

Cette problématique du faire savoir est toujours d’actualité. Si il est évident que la seule restitution de la parole des « privés de voix » ou la seule paraphrase d’expériences et de parcours de vie fussent-ils méconnus ne peut suffire à fonder un projet scientifique, qui a d’évidentes autres exigences d’analyse et d’explication, il n’en demeure pas moins que cette restitution constitue le geste premier sinon primordial de toute recherche biographique en éducation. Une pensée critique qui se prive de matériel empirique et plus largement des formes d’objectivation du réel est une pensée sans objet (Baudouin, 2010, p. 235).

Formation du sujet et temporalités constitutives On pourra répondre à une telle proposition que le primat empirique est le propre de toutes les sciences humaines et sociales, et ne peut en aucun cas fonder une spécificité disciplinaire ou théorique. Il n’est sans doute pas inutile de préciser ce qui nous relie à la communauté scientifique et nous fournit ainsi une part de notre identité. La particularité de la recherche biographique en éducation est à rechercher dans la constitution narrative principielle de son matériel empirique et qui, outre sa constitution irréductiblement subjective, tient aux temporalités qu’elle permet d’appréhender. C’est bien la prise en compte de ces divers régimes de temporalité affectant les situations éducatives, les modalités d’engagement des sujets dans les situations de formation, et plus encore le devenir de ces investissements qui définit la singularité de l’apport de la recherche biographique dans le champ des sciences de l'éducation. Si l’on conçoit de ramener les durées longues chères à Braudel (1987), où l’histoire d’un continent par exemple se joue sur des millénaires, au format infiniment plus réduit d’une biographie, il n’y a de recherche biographique en


éducation que de prise en compte des durées longues, c’est-à-dire excédant le format de saisie de l’action dans le fétichisme de l’ici et maintenant des situations, qui elles aussi disposent d’une épaisseur historique que les caméras vidéos sont bien en peine de ressaisir. Aux côtés des contextes psychologiques, sociaux et culturels qui produisent la formation des sujets, le véritable site de la formation du sujet est aussi, et fondamentalement, le temps. Le pouvoir biographique du sujet est dans la saisie par lui-même de sa constitution temporelle (Pineau, 2000). Cet apport est important, car il fait défaut aux approches méthodologiques développées en formation, comme par exemple l’analyse des pratiques ou l’analyse de l’activité. Il n’est évidemment pas un apport invalidant ces approches, mais les complétant

de

manière

décisive.

Le

rapport

synchronie/diachronie

ou

temporalité/structure est à reprendre à nouveaux frais, d’autant plus que note conscience contemporaine est hantée par la question du temps, non plus vécue sur le registre unique du progrès ou du salut (Hartog, 2003), mais sur celui de la finitude et de l’irréversible. La déstandardisation des parcours de vie contemporains et la complexité nouvelle des cycles de vie adulte requiert plus que jamais des observations qualitatives et quantitatives fines des devenirs et le repérage dans l’actuel de l’impact de l’histoire vivante. Eléments de conclusion Ce texte s’est attaché à rendre compte de ce qui peut constituer le noyau interne d’une spécificité de la recherche biographique en éducation. Aucune des dimensions constitutives de ce noyau interne n’est spécifique, en tant que ces dimensions sont partagées avec d’autres approches disciplinaires. Mais leur assemblage en un dispositif conceptuel intégré définit sans doute la spécificité de la recherche biographique en éducation. Le primat dévolu aux aspects empiriques de la recherche est partagé par l’ensemble de la recherche en sciences humaines et sociales : il n’est en aucun cas une particularité de la recherche biographique, où par contre il revêt des enjeux de reconnaissance individuelle et sociale fondamentaux. L’enjeu scientifique majeur que représente la prise en compte des temporalités dans l’analyse des processus


éducatifs nous rapproche de l’historiographie et d’une sociologie soucieuse de la constitution historique de ses objets. La recherche biographique en éducation peut être caractérisée, outre ces dimensions empiriques et temporelles, par la conjonction de divers ingrédients constitutifs : en tout premier lieu la centration sur ce qui renforce ou atténue les puissances biographiques de la formation, dans la perspective d’un travail lucide sur les formes, les limites et les potentialités du pouvoir biographique du sujet sur certaines dimensions de son parcours de vie. Ce programme de recherche comporte un volet praxéologique portant sur les dispositifs de formation et de travail les mieux à mêmes d’accompagner et supporter ces mobilisations personnelles et sociales. Il comporte également un volet politique et éthique visant à développer une critique de la rupture du pacte formateur à la base de la rationalité éducative en formation des adultes, et à promouvoir une philosophie (une utopie ?) renouvelée de son projet d’action.

Références bibliographiques Baudouin, J.-M. (2010). De l’épreuve autobiographique. Berne : Peter Lang. Bertaux, D. (1976). Histoires de vies ou récits de pratiques ? Méthodologie de l'approche biographique en sociologie. Paris : Rapport Cordes. Braudel F. (1987). Grammaire des civilisations. Coll. Champs. Flammarion. Dominicé. P. (1990). L’histoire de vie comme processus de formation. Paris : L’Harmattan. Dominicé, P., de Gaulejac, V., Jobert, G., & Pineau, G., (2000). Que faire des histoires de vie ? Retour sur quinze ans de pratique. Education permanente, 142, 217-239. Dubar, C. (2006). Faire de la sociologie. Un parcours d’enquêtes. Paris : Belin. Dubet, F. (2009). Le travail des sociétés. Paris : Le Seuil. Ehrenberg, A. (2010). La société du malaise. Paris : Odile Jacob. Freire, P. (1974). Pédagogie des opprimés. Paris : Editions Maspéro. Hartog, F. (2003). Régimes d'historicité, présentisme et expériences du temps. Paris : Seuil. Martuccelli, D. (2006). Forgé par l’épreuve. L’individu dans la France contemporaine. Paris : A. Colin. Pineau, G. (1980). Vie des histoires de vie. Université de Montréal. F.E.P. Pineau, G. & Marie-Michèle (1983). Produire sa vie. Autoformation et autobiographie. Paris : Edilig. Pineau, G. (1984). Sauve qui peut ! La vie entre en formation permanente. Quelle histoire ! Education permanente, 72-73, 15-24.


Pineau, G. (2000). Temporalités en formation. Vers de nouveaux synchroniseurs. Paris : Anthropos. Ricœur, P. (1969). Le conflit des interprétations. Paris : Seuil. Villers, G. de (1996). L'approche biographique au carrefour de la formation des adultes. De la recherche et de l'intervention. in D. Desmarais & J.-M. Pilon (Ed.), Pratiques des histoires de vie, (pp.107-134). Paris : L'Harmattan.


« En écho » : Christophe Niewiadomski (Maître de conférences en sciences de l’éducation, Laboratoire CIREL, Université Charles de Gaulle, Lille 3)

Quels domaines d’investigation pour la recherche biographique en éducation ? Compte tenu de l’importance de cette quatrième séance de notre séminaire consacré à la recherche biographique, mon intervention, un peu plus longue que ce qui est habituellement attendu d’un « écho », s’inscrira dans le souci d’étayage du propos introductif proposé par Jean Michel. Pourtant, je ne traiterais pas ici de la question de la formation des adultes, thème abordé en introduction de cette journée, pas plus que je ne parlerais de l’école dont Christine nous entretiendra juste après mon propos. En fait, les questions qui me préoccupent et dont j’aimerais partager quelques éléments avec vous, concernent le problème des frontières de la recherche biographique et de l’élargissement de la notion d’éducation. Partant de ces questions, je conclurai brièvement sur la place que peut occuper la recherche biographique dans un domaine aussi polysémique que celui qui nous occupe aujourd’hui, c’est-à-dire l’éducation.

« Une » recherche biographique ou « la » recherche biographique ? Je voudrais introduire ma réflexion à partir d’un point de débat concernant l’usage de la formule « d’une recherche biographique en éducation » évoquée à deux reprises par Jean Michel. Il me semble que ceci laisse sous-entendre qu’il pourrait exister plusieurs types de recherche biographique. Or, à mon sens, ce point, loin d’être anecdotique, mérite sans doute que l’on s’y attarde un instant. En effet, si chacun d’entre-nous s’accordera sans grande difficulté à penser que la pluralité des manières de procéder dans le domaine de la recherche biographique ne peut être qu’une excellente chose, je privilégierais pour ma part l’usage de l’article défini « la » à celui de l’article indéfini « une » et userais donc plutôt de la formule « la recherche biographique en éducation ». En effet, le projet scientifique que nous tentons de soutenir depuis le début de ce séminaire tente de montrer combien la recherche biographique constitue un paradigme qui ne saurait être réduit au rang « d’approche », de « méthode » ou encore « d’outil »… Pour autant, afficher l’existence de « la » recherche biographique en tant qu’unité repérable n’implique aucunement qu’il ne faille se priver de la pluralité des disciplines et méthodes d’investigation qui s’offrent à nous dans le domaine de la recherche biographique. Cependant, affirmer ceci nous place immédiatement dans une situation épistémologique périlleuse qui n’est pas sans rappeler celle qui affecte les Sciences de l’Education dans leur ensemble. En effet, en France tout du moins, les Sciences de l’Education apparaissent en 1967 avec la création d’une licence, dans un paysage universitaire où cette discipline naissante interroge la plupart de nos collègues


universitaires qui enseignent dans les disciplines agrégatives et qui considèrent que ces questions relèvent avant tout de la compétence des écoles normales. Entérinant la rupture avec les seules préoccupations scolaires et pédagogiques, la commission d’experts mise en place par le ministère dès 1966 refuse fort heureusement le terme initialement suggéré de « licence de pédagogie » pour lui préférer la création d’une « licence de Sciences de l’Education ». La discipline s’impose alors progressivement dans un environnement universitaire qui n’est manifestement pas toujours très favorable. Très vite cependant, celle-ci, loin de se limiter aux seuls problèmes de la pédagogie, va développer des travaux dans de nouvelles directions : philosophie de l’éducation, psychologie de l’éducation, sociologie de l’éducation, psychosociologie de l’éducation, économie de l’éducation, démographie scolaire, éducation comparée, éducation et formation tout au long de la vie… Bref, un nouveau champ scientifique apparaît, composé disciplines plurielles mais œuvrant toutes à une meilleure compréhension des phénomènes éducatifs. On comprendra combien cette situation constitue à la fois une force et une fragilité potentielle. En effet, si les sciences de l’éducation représentent clairement une discipline au sens institutionnel du terme, qu’en est-il de sa spécificité épistémologique ? Doit-elle être envisagée de manière pluridisciplinaire ou interdisciplinaire ? La pluridisciplinarité convoque habituellement un ensemble de disciplines scientifiques autour d’un problème donné, mais sans qu’il y ait pour autant de concertation approfondie entre les savoirs impliqués dans l’analyse proposée. Les savoirs construits s’organisent alors autour de modèles juxtapositifs, voire additifs et donnent souvent au lecteur le sentiment d’un « tour d’horizon pluriel » de la question étudiée. Chaque spécialiste donne ainsi son sentiment sur une question précise, sans qu’un méta-niveau réflexif ne puisse être aisément dégagé. D’une autre manière, l’interdisciplinarité vise à l’interaction entre les disciplines de telle sorte que se produit alors un enrichissement mutuel tant au niveau des méthodes que des objectifs. Les connaissances sont alors produites sur un mode intégratif. L’enjeu épistémologique est donc de taille. Dans le premier cas, on pense les Sciences de l’éducation à partir de disciplines « mères », dans le second on présuppose, malgré l’irréductibilité des disciplines entre elles, que « le tout » peut être plus que la somme des parties. D’une manière sécante, il semble que nous nous trouvions confrontés au même type de problème en matière de recherche biographique. On peut sans doute penser la recherche biographique au travers de territoires constitués : sociologie, anthropologie, formation des adultes, sociologie clinique… et considérer que ces territoires constituent des « chasses gardées » aux frontières plus ou moins poreuses et où les passages relèvent autant d’amitiés ou d’affinités que d’intérêts intellectuels ; ou au contraire penser la recherche biographique comme une manière d’envisager la recherche au travers d’une orientation épistémologique commune et ce quels que soient les territoires et les disciplines convoquées. Sans méconnaitre l’importance des dimensions relationnelles et amicales en matière de recherche, ma préférence, vous l’aurez compris, va bien entendu à la seconde perspective.

Quel territoires pour la recherche biographique en éducation ? Ce faisant, je pense qu’il n’est pas inutile de repréciser une nouvelle fois ce qui défini ce que nous entendons par « recherche biographique » et en quoi celle-ci peut se révéler potentiellement intéressante pour étudier et comprendre les phénomènes de


biographisation en éducation. Ainsi, à la suite de Christine Delory Momberger qui, dès 2005, inscrit clairement ses travaux dans cette perspective1, on peut définir le projet de la recherche biographique de la manière suivante : « La recherche biographique se donne pour projet d’explorer les processus de construction du sujet au sein de l’espace social : comment les individus donnent une forme à leurs expériences, comment ils font signifier les situations et les événements de leur existence, comment ils agissent et se construisent dans leurs environnements historiques, sociaux, culturels, politiques. » En outre, l’un des points d’ancrages majeurs de nos recherches concerne la prise en compte des processus de biographisation, c'est-à-dire l’étude du double processus d’individualisation et de socialisation auquel se livrent les individus dans le contexte socio-historique de la modernité avancée. 2 Dans cette perspective, les individus ne cessent de se biographier tout au long d’une existence à laquelle ils cherchent à donner sens en interprétant leurs parcours de vie comme la résultante et la mise en œuvre de projets biographiques personnels qu’ils configurent selon une logique narrative. Plus précisément, dans le domaine de l’éducation, on peut utilement se référer au texte d’argument mis en ligne sur le site de l’ASIHVIF-RBE, pour indiquer que « la recherche biographique s’appuie sur la dimension centrale de la formation dans les processus de biographisation et sur la relation étroite entre formation, apprentissage et biographie. Dans les différents secteurs constitués des sciences de l’éducation (histoire de l’éducation, sociologie de l’éducation, anthropologie de l’éducation, psychologie de l´éducation, pratiques d’enseignement-apprentissage), la recherche biographique ne vise pas tant à produire un savoir objectivé qu’à tenter de comprendre la manière dont les acteurs font signifier leurs expériences de formation et d’apprentissage et le rôle que jouent les institutions éducatives et formatives dans les constructions biographiques individuelles et dans les processus de socialisation. » Dès lors, si les situations éducatives confrontent les acteurs sociaux à des environnements communs, la manière dont ils vivent ces expériences renvoie de fait à des disparités de représentations qui trouvent leurs racines dans le croisement de facteurs psychologiques, sociologiques, historiques, culturels, familiaux, territoriaux. La recherche biographique, en cherchant à convoquer les sciences sociales dans leur ensemble, se donne pour objectif d'approcher l’épaisseur de ces phénomènes d’entrelacements, d’une part en respectant l’autonomie relative des savoirs constitués dans chaque discipline, d’autre part en tentant d’éclairer la pluralité des déterminations qui affectent les trajectoires des individus en favorisant des approches théoriques multipolaires ouvrant à la possibilité de problématisations multiples. Ainsi, si l’on considère que l’éducation réfère à un ensemble de facteurs pluriels et interdépendants relevant tout à la fois du biologique, du psychologique, du psychosociologique, du culturel, de l’institutionnel, du social, de l’économique, du politique… et que ces facteurs interagissent en permanence dans des sphères d’actualisation plus ou moins en harmonie ou en conflit telles que la famille, l’école, la rue, etc. , on mesure alors les champs d’investigation possibles de la recherche biographique en éducation.

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Sans souci d’exclusive, on peut donc aisément repérer quelques prolongements qui intéressent la recherche biographique : • la prise en compte de l’âge du sujet à qui s’adresse l’éducation (éducation des très jeunes enfants voire de l’éducation prénatale, éducation des adultes, soins palliatifs et, aussi horrible que cela puisse paraître, « l’éducation à la mort »…) • l’éducation n’étant aujourd’hui aucunement le seul résultat de l’institution scolaire, la recherche biographique s’intéresse également aux articulations avec le milieu familial, social, culturel, territorial… avec les milieux sportifs et associatifs, avec l’incidence de la presse, de la radio, de la télévision, d’Internet, etc. • l’éducation pouvant être étendue aujourd’hui à tous les domaines de l’activité humaine et pas uniquement aux questions de cognition, la prise en considération de la sensibilité, du corps, de l’inconscient… deviennent également des objets de recherche. • Etc. Nous pourrions ici multiplier les exemples attestant de la pluralité des champs d’investigation possibles qui s’ouvrent à la recherche biographique. Pour conclure, je voudrais rejoindre ici les propos développés par Jean Michel à propos de la notion tout à fait fondamentale à mes yeux de « pouvoir biographique ». La place des « privés de voix » que Jean Michel évoque fort justement dans son intervention questionne la répartition très inégale de ce pouvoir biographique dans notre société, et interroge la place de l’éducation dans le développement des phénomènes de conscientisation et d’empowerment. Il me semble que la recherche biographique en éducation réinterroge ces dimensions en les articulant avec une question tout à fait classique en philosophie de l’éducation : l’être humain pouvant être défini comme un « animal éducable », l’éducation vise-t-elle à la révélation d’une « nature », et/ou vise-t-elle à faire de la trajectoire des individus une construction tout à la fois individuelle, culturelle et sociale participant de la l’élaboration critique d’un « vivre-ensemble » et d’une conscience renouvelée de notre humanité ? Au cœur du débat essentialisme / existentialisme, il me semble que la recherche biographique telle que nous l’avons défini, précise clairement sa position philosophique et politique en matière d’éducation.


« En écho » : Christine Delory-Momberger

L’école : un espace de recherche biographique en éducation

J’aimerais centrer mon intervention sur quelques-unes des perspectives ouvertes par l’élargissement de la recherche biographique à l’ensemble du champ éducatif, et donc aussi à la formation initiale, à l’école. Et je voudrais le faire sous deux entrées complémentaires, d’une part ce que j’appellerai l’expérience du « monde de l’école », d’autre part le rapport au savoir et la construction des apprentissages. I. L’espace de l’école (au sens générique du terme) et des apprentissages semble devoir constituer un terrain privilégié pour la recherche biographique en éducation. Pour ceux qui le fréquentent, et au premier chef les enfants et les adolescents, il y un « monde de l’école » qui est bien sûr en relation avec les autres secteurs de la vie sociale, mais qui n’en constitue pas moins un espace de vie et d’expérience particulier. Dans les sciences sociales comme dans les sciences de l’éducation, l’attention portée à l’expérience scolaire et les recherches qui lui sont consacrées sont de date récente. Parmi les études les plus significatives, on retiendra en particulier celles de François Dubet sur l’expérience lycéenne et les travaux de l’équipe ESCOL de l’Université Paris 8 sur l’expérience scolaire et le rapport au savoir. La recherche biographique quant à elle vise à comprendre la manière dont les enfants et les adolescents font signifier ce « monde de l’école » dans leurs constructions biographiques individuelles, dans leurs relations aux autres et au monde social. Elle ne vise pas tant à produire un savoir objectivé en termes de comportements collectifs qu’à étudier les modes de gestion biographique de l’expérience scolaire. Comment les élèves rencontrent-ils le monde social et culturel de l’école ? Quel sens et quelle forme lui donnent-ils dans leur histoire individuelle et dans

les

figurations

qu’ils

ont

d’eux-mêmes ?

Comment

investissent-ils

biographiquement le domaine propre d’activité et de production de l’institution scolaire, la transmission-appropriation des savoirs ?


L’expérience scolaire présente en effet plusieurs aspects complémentaires : d’une part, l’école, en tant que milieu social organisé et spécifié dans ses tâches et ses fonctions, entre en relation avec une histoire individuelle qui a son origine avant elle et qui se poursuit après elle, histoire qui se décline en un faisceau de déterminations, de représentations, de projections collectives et individuelles ; d’autre part, l’école est elle-même porteuse d’histoire : composante de l’histoire présente des élèves, elle est aussi composante de leur histoire à venir et vient interférer, par la sélection qu’elle opère, les orientations qu’elle détermine, les modèles de parcours et de finalisation qu’elle propose, dans les attentes et les projets des élèves et de leurs familles ; enfin, dans son activité propre de transmission-acquisition de savoirs, l’école définit entre les individus qu’elle réunit, adultes et non-adultes, des positions et des rôles spécifiés par l’accomplissement de tâches d’enseignement-apprentissage faisant l’objet d’évaluation en termes de réussite ou d’échec. Sous ces différents aspects qui composent l’expérience subjective des élèves, l’école est au centre de multiples jeux de représentations dans la manière dont les élèves construisent pour eux-mêmes et pour les autres leur histoire et leur devenir. Comme tous les milieux et environnements sociaux, l’école produit des figures et des parcours biographiques typiques qui ont une fonction de modèles pour ses usagers. La première des constructions biographiques produites par l’école et bien sûr celle de l’élève. Elle recouvre à la fois une figure (un type de personnage) et un parcours (une histoire) : en tant que figure, la construction élève désigne un ensemble d’attributions et d’assignations qui définissent ce qu’est l’élève, ce qu’il doit faire et les conditions dans lesquelles il doit le faire ; en tant que parcours, la construction élève dessine une histoire, une trajectoire, un curriculum. Le modèle de l’élève établit ainsi une injonction biographique particulière, qui entre en confrontation avec les figures de soi telles qu’elles s’essaient en particulier à l’âge de l’adolescence. Une grande partie de l’expérience scolaire consiste à négocier pour soi-même et pour les autres (groupes de pairs ou adultes) les étiquetages et les typisations de l’école au regard des constructions biographiques personnelles. On peut d’ailleurs remarquer que la dégradation du consensus sur l’utilité et la fonction sociale de l’école a atteint le modèle scolaire et ses figures biographiques. Pour toute une frange de la population scolaire, la figure de l’élève et le monde de l’école ne sont plus reconnus et ne sont plus investis comme éléments positifs et valorisés de construction de soi,


de son avenir, de son rapport avec les autres, etc. Selon un renversement significatif des valeurs, celui qui fait son « métier » de collégien ou de lycéen, celui qui se prête au jeu imposé par l’école est déconsidéré : le « bon élève » devient le pitre, le bouffon, celui qui est dans la fiction, dans le faux-semblant, sinon dans le mensonge de l’école. De fait, le modèle biographique continue à fonctionner, mais à l’envers, en opposition, par rejet. (C’est un phénomène tout à fait intéressant, - parce qu’il démonte, qu’il déconstruit le modèle -, mais en même temps c’est un phénomène inquiétant, parce qu’il marque une fracture entre l’expérience individuelle et le parcours institutionnel, une rupture du lien social par rapport à l’école.) II. Il s’agit donc de reconnaître que la manière dont les enfants et les adolescents intègrent dans leurs constructions biographiques ce qu'ils font et ce qu'ils sont « à l'école » est partie prenante d’un processus de formation qui s’étend bien au-delà des seuls apprentissages scolaires et qui touche des dimensions beaucoup plus larges de la personne et de l’individu social. Pour reprendre un terme employé par Pierre Dominicé, les acquis de l'école sont des alliages de savoirs qui comportent des savoirs disciplinaires et formalisés, mais également des savoirs expérientiels trouvant leur traduction dans des comportements, des modes de relations, des émotions et des sentiments, des formes de pensée et de raisonnement. Le regard globalement négatif porté sur le vécu scolaire vient en partie de ce que le systèmeécole lui-même méconnaît, disqualifie, occulte pour une large part les savoirs expérientiels dont il est le terreau, au profit des savoirs formalisés qu’il pense seuls susceptibles d’être mesurés, sanctionnés, validés. Les documents biographiques en témoignent amplement : ce que les adultes retiennent de l'école, ce qu'ils désignent de leur temps scolaire comme étant significatif pour eux-mêmes et pour leur parcours, ce sont, beaucoup plus que des contenus de connaissance, les expériences relationnelles, affectives, sociales, dont l'école a été pour eux le lieu et dont la polarité émotionnelle a marqué leur rapport à l'apprentissage et au savoir. Ce cadre général du monde de l’école et de l’expérience scolaire recouvre un large éventail de directions de recherche : mondes-de-vie des élèves et « culture de l’école » ; représentations et projections familiales et personnelles de l’existence et programmations biographiques véhiculées par l’école ; interactions entre pairs, relations et constructions de genre, figures de soi mises à l’épreuve dans l’espace


scolaire ; relations intergénérationnelles et rapport à l’autorité ; processus de décrochage/raccrochage et construction identitaire, etc. Cette réévaluation de l’expérience scolaire invite également à poursuivre les travaux engagés dans le cadre de « la compétence d’apprendre de l’adulte » (là encore Pierre Dominicé et son équipe à Genève) sur les trajectoires de formation et d’apprentissage, sur des notions comme celles de « carrière d’apprenant » et d’« identité d’apprenant », afin de mieux comprendre les interactions entre expérience formative et construction de la personne, entre apprentissage et socialisation, entre apprentissage et identité personnelle et sociale, etc. A ce titre la notion de rapport au savoir constitue une entrée très éclairante. Tous les élèves n’ont évidemment pas la même attitude devant les apprentissages et les savoirs scolaires. Et je ne veux pas dire par là que certains sont travailleurs et d’autres moins, que certains sont « bons élèves » et d’autres moins. Nous nous servirions sans doute un peu moins de ces catégories souvent expéditives, si nous comprenions que les attitudes qu’elles prétendent décrire relèvent bien souvent de la relation biographique que les élèves entretiennent avec le savoir, autrement dit de la manière dont ils investissent les apprentissages et les savoirs scolaires, des représentations qu’ils en ont, du sens qu’ils leur donnent dans leur expérience et dans leur existence. Les observations empiriques montrent que le sens donné à l’école est différent chez les uns et chez les autres, et surtout qu’il peut être de nature à favoriser ou au contraire à gêner l’appropriation des savoirs. Les modes du rapport au savoir tels qu’ils sont vécus et interprétés par les élèves, les représentations de l’école et du cursus scolaire qui les accompagnent, engagent et distinguent de fait des modes différenciés de rapport à soi-même et au monde. Les élèves dits « en difficulté scolaire » mettent souvent en concurrence le monde de l’école et le monde de la vie : pour eux, « apprendre à l’école » et « apprendre la vie » entrent dans un système d’oppositions dans lequel la « vie » est reconnue comme seule capable de donner de l’expérience et un “savoir” véritable. Dans ce cas, l’école est considérée soit comme un espace de la vie quotidienne parmi d’autres, soit comme un lieu de contraintes, d’activités et de connaissances inutiles, voire d’humiliation et d’échec. A l’inverse un rapport valorisé à l’apprentissage et au savoir permet d’engager un processus de construction de soi qui intègre les savoirs et la pluralité d’univers et d’expériences auxquels ils donnent accès.


Mais ce rapport biographique au savoir, s’il constitue un cadre déterminant dans la manière dont sont vécus et représentés les savoirs de l’école, joue également un rôle essentiel dans le processus d’apprentissage lui-même : il structure en effet l’appréhension et la construction des «objets» d’apprentissage, qu’il s’agisse de savoirs

formalisés,

de

savoir-faire

procéduraux,

de

compétences

multidimensionnelles, etc. On peut parler à ce titre de construction biographique des apprentissages, dans la mesure où l’acquisition des savoirs et des compétences relève elle aussi d’une logique biographique. C’est selon cette logique de construction biographique que l’objet nouveau de connaissance vient trouver (ou non) sa place et sa forme particulière au sein des expériences antérieures de formation et s’intégrer à la structure de connaissance que constitue l’expérience constituée. Pour que le sujet se les approprie, les objets de l’apprentissage doivent faire l’objet d’une interprétation et d’une intégration dans les systèmes de connaissances ou de compétences antérieurs des formés (qui ne sont pas identiques entre eux, qui sont différents de celui du formateur et qui ne reproduisent pas le système objectivé et formalisé du domaine de savoir ou de compétence concerné). Tout objet nouveau d’apprentissage engage ainsi un procès unique (propre à chaque individu, et unique dans son histoire d’apprentissage) d’appropriation et de reconfiguration de l’ensemble construit des connaissances et compétences acquises. Il y a donc, pour reprendre un terme de Peter Alheit, une biographicité des apprentissages, une logique individuelle d’intégration des connaissances nouvelles aux connaissances acquises. Cette logique individuelle d’« apprentissage biographique » ne respecte évidemment pas les découpages que les différentes disciplines font du savoir et elle ne suit pas les programmes et les progressions que l’école définit de la même façon rationnelle pour tous. Elle incite d’une part à approfondir l’analyse des processus de formation et d’apprentissage et elle conduit d’autre part à s’interroger sur la capacité de l’école et, plus largement, des institutions d’enseignement et de formation, à tenir compte de la dimension biographique de l’éducation sous ses multiples formes. C’est sur ce dernier défi, et non des moindres, adressé cette fois à l’école du lieu de la recherche biographique, que je voudrais conclure. Ce qui constitue l'objet propre


de l'école, l'acquisition des savoirs et les actes d'apprentissage qui y conduisent, ne peut être abstrait de la manière dont les élèves vivent et se représentent leur expérience de l'école et, plus généralement, de la manière dont ils font entrer cette expérience, avec les apprentissages et les savoirs qui l'accompagnent, dans leurs représentations d'eux-mêmes et dans leurs constructions biographiques. Pas plus que chez les adultes, le rapport au savoir des élèves n'est un rapport biographiquement désinvesti : il engage des figures de soi qui ont leur répondant dans différents lieux réels ou symboliques, extérieurs ou intérieurs. Ces formes de biographisation de l’école en tant que lieu du rapport au savoir illustrent toutes un même propos : les savoirs prennent sens dans des espaces, des situations, des relations à soi-même, aux autres et au monde ; ils s'inscrivent dans des réseaux complexes de socialité qui embrassent l'ensemble des espaces sociaux auxquels participent les élèves, à commencer par celui de l'école et de la classe ; ils prennent effet dans des histoires individuelles et collectives dans laquelle la période de l'école apparaît comme un moment fondateur de l’expérience et de la construction de soi. L’apprentissage de l’école en tant que milieu social, l’apprentissage des savoirs de l'école se jouent sur une scène biographique où les enfants et les adolescents expérimentent des figures d'eux-mêmes au milieu des autres. Ce que tente de documenter et d’analyser la recherche biographique en éducation, c’est ce rapport d’inclusion entre apprentissages de l’école et apprentissages biographiques, c’est cette figure d’un acteur biographique qui, à travers ses expériences de formation et de connaissance, poursuit un continuel apprentissage de lui-même et du monde autour de lui.


Intervention de Guy de Villers (Philosophe, psychanalyste, professeur émérite et professeur invité à l’Université catholique de Louvain, Faculté de Psychologie et des Sciences de l'éducation, Unité de psychologie de l'éducation et du développement, Louvain-la-Neuve, BELGIQUE)

La recherche biographique en éducation Je voudrais partager avec vous un effort de clarification conceptuelle en vue de comprendre le sens et les enjeux de la recherche biographique en éducation. Il me semble que le projet d’inscrire l’approche biographique dans le champ de la recherche constitue une démarche peu banale. Celle-ci, en effet, exige une révision de l’ensemble de nos usages de ces fameuses méthodes biographiques. Elle demande au préalable, et ceci est déjà une proposition de travail, qu’il soit procédé à l’inventaire des recherches en sciences de l’éducation, qui ont été menées ou qui sont en cours, au moins dans les pays membres de l’OCDE, à savoir une trentaine de pays. Sur la base d’une telle mise à plat, nous pourrons faire le relevé des recherches qui ont effectivement bénéficié de la méthode biographique et identifier celles qui auraient pu en bénéficier. En outre, cette enquête, en tant que recherche documentaire, devrait permettre de nous y retrouver dans le dédale des « champs », « domaines »,

« territoires »

et

« domiciles »

qui

structurent

la

recherche

biographique en éducation. Je viens de citer quelques vocables qui appartiennent au registre spatial et je ne résiste pas au plaisir de vous proposer un petit lexique qui tend à mettre un peu d’ordre dans cette jungle notionnelle. J’emprunte mes définitions au travail d’Emmanuel Kant1. Que signifie le terme « champ », si fréquemment usité ? Kant entend par « champ » (« Feld »), ce qui est déterminé par le rapport de notre faculté de connaître à ce qui est l’objet des concepts.2 Ces concepts ont leur « territoire » (en allemand : « Boden », en latin : « territorium »), c'est-à-dire un espace construit dans la partie du champ qui est effectivement accessible à notre connaissance. ͳ Ǥ ǡ ± ǡ Ǥ Ǥ ǡ ǡ ǣ Ǽ ǽǡ

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Quant au « domaine », du latin « dominus », « maître »3, il désigne cette part du territoire sur lequel s’applique la légalité scientifique, c'est-à-dire cette part du territoire sur lequel il est possible de faire des prédictions. Et le « domicile » est le lieu où trouvent à s’inscrire les concepts qui n’ont d’autre valeur que descriptive, sans prétention prédictive. Ce sont ce que Kant appelle des concepts empiriques. Au-delà de ces catégories hiérarchisées, que je viens de rappeler, il me semble important de saisir le caractère dialectique de la relation entre la visée de la recherche biographique et son objet. Et ici nous touchons la question de la, ou d’une ou plusieurs recherches biographiques en éducation. Cette question s’éclaire si nous l’inscrivons dans la tradition phénoménologique. Dans cette perspective, la conscience et l’objet sont corrélatifs l’un de l’autre, sur le mode de ce que Husserl avait appelé une corrélation « noético-noématique »4 : pour « noético », la noèse, qui vient comme visée, et pour « noématique » : le noème, l’objet qui se donne à la visée. Ni la conscience, ni le monde ne sont des êtres séparés. En d’autres termes, le champ phénoménal et la foi perceptive que je lui donne se nouent en un chiasme constituant d’un réel, un réel qui transcende les deux pôles. Si cette thèse est vraie, nous devrons en tirer les conséquences au niveau de la démarche de recherche et, pour parler dans les termes de Christine Delory-Momberger, il y aura autant de formes de biographisation qu’il y aura d’objets, de territoires et de domaines d’application de la recherche biographique, et tout cela inscrit dans le champ large de l’éducation. Ce champ large de l’éducation doit être évidemment analysé. Il faut distinguer en son sein — l’éducation au sens strict, à comprendre comme savoir conduire la personne d’un état initial hors norme, « ensauvagé », à un état ultérieur supérieur de civilisation, au sens de la « polis » « ʌȠȜȚȢ », la cité, « civitas » ; — l’enseignement à comprendre comme transmission des signes qui font sens pour l’intelligence du monde dans lequel nous vivons. C’est ainsi que l’on peut entendre dans ce mot le radical latin « signum » ; ϯ

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— l’instruction comme apprentissage des outils de base de l’acquisition des connaissances — et la formation comme acquisition des connaissances nécessaires à l’exercice d’un métier. Ce sont là des propositions définitionnelles, mais qui sont utiles et qui disent la variété, la richesse aussi, du champ large de l’éducation.5 Nous clôturons ainsi une introduction à quelques modulations conceptuelles de base.

Le statut épistémologique de la démarche biographique Il faudrait maintenant davantage entrer dans la question du statut épistémologique de la démarche biographique. Avec Danielle Gallez6, historienne et ancienne conseillère à la formation à la Faculté ouverte pour adultes de l’université (F.O.P.A.) de Louvain-la-Neuve, j’ai tenté de jeter les bases théoriques complexes des pratiques d’histoire de vie telles qu’elles se développaient il y a une quinzaine d’années maintenant. Je me permets de vous renvoyer à ce travail parce qu’il me semble toujours d’actualité.7 Nous avions regroupé autour des quatre champs disciplinaires que sont la philosophie, les sciences sociales, les sciences du langage et les théories de la formation :

des disciplines spécialisées telles que l’épistémologie, l’éthique, l’analyse existentielle, l’anthropologie philosophique et la psychanalyse, sous le groupe « philo » ;

la psychologie, les sciences sociales, l’analyse institutionnelle et la sociologie sous le groupe des « sciences sociales » ;

les théories de la communication, l’herméneutique, la sémantique et la pragmatique sous le groupe des « sciences du langage » ;

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et, enfin, le groupe des « théories de la formation » où l’on trouve des disciplines telles que la pédagogie du contrat, la pédagogie du projet, la formation des adultes et l’éducation au sens strict.

Chaque discipline référente orientera la lecture de l’expérience vécue et fera apparaître une forme biographique spécifique. Plus fondamentalement, nous ne pouvons pas échapper à la question de savoir ce qui caractérise la démarche scientifique elle-même, tant il est vrai que le choix d’inscrire l’approche biographique dans la perspective de la recherche implique son assujettissement à la rigueur de la discipline scientifique. Encore faut-il savoir de quoi l’on parle lorsqu’on convoque « la » science ! Et là je me réfère à Jean Ladrière8 qui a été un de mes maîtres à Louvain, pour distinguer trois types de scientificité :

Les sciences formelles,

Les sciences empirico-formelles,

Les sciences dites herméneutiques.

Pour aller vite, je dirai que le premier groupe réunit les mathématiques et la logique formelle et que le second a pour science modèle la physique qui utilise à la fois les ressources de l’observation contrôlée et le langage formel. C’est le troisième type de scientificité qui nous intéresse davantage puisqu’il réunit les sciences dites herméneutiques, telles que l’histoire et les sciences du déchiffrage textuel. Cette scientificité-là nous concerne au plus haut chef puisqu’elle prétend construire de manière rigoureuse l’interprétation des récits par lesquels notre humanité tente de se comprendre. Ce projet de compréhension n’échappe pas au cercle herméneutique que dénoncent les herméneutes eux-mêmes. Ce cercle enferme en effet la démarche de compréhension conduite par le sujet, lequel porte son analyse sur une expérience qui n’est pas vraiment distincte de son être subjectif. À mesure que sa compréhension du monde progresse, ce monde lui-même s’en trouve modifié et inversement l’acte par lequel le sujet interprète le monde modifie à son tour le sujet9.

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Il fallait prendre acte de ce cercle herméneutique ; il est l’impasse majeure de l’approche herméneutique, laquelle n’en est pas moins incontournable pour autant.

Critères de la démarche de recherche Alors pour avancer quelque peu dans cette question de la scientificité, je m’appuie maintenant sur Jacky Beillerot10 que beaucoup d’entre vous, je pense, connaissent et qui propose certains critères de la démarche de recherche. Je vous les énonce ainsi. Jacky Beillerot distingue deux niveaux. Au premier niveau, une démarche de recherche doit :

produire des connaissances nouvelles ;

investiguer la réalité selon une méthode rigoureuse, c'est-à-dire réglée ;

présenter des résultats sous une forme qui en permet la discussion.

Au second niveau, la démarche de recherche doit :

inscrire dans ses procédures le moment réflexif et critique. Celui-ci porte sur les sources et les méthodes de recueil et de traitement des données ;

élaborer une ou des interprétations des données systématisées et analysées. Ces interprétations convoquent des références théoriques dont la valeur est reconnue. Elles constituent des éléments de réponse à la question de recherche qui sous-tend le programme de recherche.

Ce sont des éléments incontournables qu’il était bon, je pense, de rappeler ici quand on prétend faire de la recherche biographique en éducation. Alors, en ce qui me concerne, ce qui m’a intéressé dans le séminaire d’aujourd’hui, c’est la décision de Christine Delory-Momberger et de son bureau de l’ASIHVIF de donner de nouvelles frontières à la démarche biographique, de la développer. Et j’ai cherché à m’appuyer sur des pratiques épistémiques qui pourraient frayer la voie ou en tout cas donner quelques indications sur les relais, les ressorts, les leviers par lesquels on pourrait mobiliser ainsi un corpus de savoirs vers de nouveaux développements. Et c’est de cela que je voudrais vous parler un moment.

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Conditions du développement de la recherche Pour que le savoir se développe, pour qu’il se produise des découvertes ou, plus ambitieusement, pour que de nouveaux savoirs s’inventent, il faut que les savoirs établis soient remis en question ou alors qu’une nouvelle perspective soit ouverte. Depuis Popper11, la mise en question des savoirs acquis passe par l’épreuve de la falsification

à

l’aide

de

la

production

de

contre-exemples.

Toutefois,

le

falsificationnisme poppérien a été critiqué, dénoncé comme trop simpliste, à juste titre je pense. Nous n’allons pas aller par là. Il me semble plus utile et fécond d’évoquer plutôt l’apport d’un Imre Lakatos12, mathématicien et historien des sciences. En tant que disciple « émancipé » de Popper, Lakatos a produit un modèle qui rend compte du développement des sciences et c’est à ce titre que je le convoque, dès lors que, sous l’impulsion de Christine Delory-Momberger et du bureau de l’ASIHVIF, on entend ouvrir l’approche biographique en éducation à de nouvelles frontières, de nouveaux horizons de recherche. Alors quel est, en quelques mots, le modèle de Lakatos13 et qu’en faire ? Le point de départ de Lakatos est un constat : bien que contredite par des observations expérimentalement contrôlées, une théorie peut s’avérer résistante à cette falsification et donc ne pas vouloir se laisser abandonner. Comment expliquer cette résistance ? Lakatos va distinguer entre un noyau dur théorique et, autour de lui, une ceinture d’hypothèses qui protègent ce noyau, voire l’immunisent contre la critique. L’activité scientifique sera dite, dans ce cas de figure, défensive et son heuristique, négative. Ceci veut dire qu’elle aura la capacité de prémunir le noyau dur théorique contre des faits nouveaux susceptibles de l’infirmer en tout ou en partie. Mais pour Lakatos, il existe une autre manière de faire de la science, beaucoup plus innovante. Il s’agit de développer un programme de recherche (PR) qui viserait à compléter le ͳͳ ǣ ͳͻͲʹǦͳͻͻͶǤ ° ǯ ǯ ±

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noyau dur, voire le renouveler, à l’aide de nouvelles hypothèses explicatives. C’est ce qu’il appelle l’heuristique positive, c'est-à-dire la capacité de ces hypothèses de rendre compte de phénomènes nouveaux. Alors, mon idée est celle-ci. Si nous voulons faire évoluer le corpus des savoirs acquis dans le champ de l’approche biographique appliquée au domaine large de l’éducation, il me semble que nous pourrions examiner pas mal de choses. D’abord, nous interroger : quels sont les noyaux durs théoriques — il se pourrait que nous en ayons — qui constituent les invariants, les constantes théoriques de nos travaux ? Dans la mise en route d’un programme de recherche, ces invariants, ces noyaux durs sont incontournables. Ensuite, un deuxième type de question devrait être posé. Il s’agirait d’identifier les hypothèses qui soutiennent ce noyau dur. Pourquoi ont-elles été mises en place ? Qu’est-ce qui menaçait le noyau dur et qui a exigé la mise en place d’hypothèses protectrices ? Quel est le caractère de ces hypothèses ? Sontelles seulement défensives, formant un glacis autour du noyau, la fameuse heuristique négative, ou au contraire ces hypothèses permettent-elles de définir de nouvelles directions de recherche, l’heuristique positive ? Par conséquent, si on découvrait cela, nous aurions réussi notre pari et nous aurions de ce fait ouvert de nouvelles perspectives, découvert de nouveaux phénomènes, de nouveaux territoires et, surtout, une intelligence nouvelle des processus biographiques ainsi redéfinis. Je vous propose, pour terminer, une ébauche de mise en œuvre de cette heuristique qui pourrait être, dans un premier temps, négative, et qui, dans un second temps, se positiverait. Et je prends comme base d’appui l’apport de Franco Ferrarotti. Il est pour nous, les praticiens et les chercheurs dans le champ de la recherche biographique en éducation, un socle théorique. Cela s’apparente donc à un noyau dur. Que pourrait-on repérer, dans cet apport de Franco Ferrarotti, qui fonctionne comme un noyau dur? Je propose de considérer que le noyau dur de sa théorie est déduit de la philosophie sartrienne et plus originellement encore de celle de Marx, notamment sa sixième thèse sur Feuerbach.14 Dans son ouvrage Histoire et Histoires de vie, ϭϰ

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Franco Ferrarotti cite Marx : « L’essence de l’homme est, dans sa réalité, l’ensemble des rapports sociaux. [gesellschaftliche Verhältnisse]»15 Ce que Ferrarotti traduit : « Une vie est une pratique qui s’approprie des rapports sociaux – les fameuses structures sociales – qui les intériorise et les transforme en structures psychologiques par son activité de déstructuration-restructuration. »16 C’est, me semble-t-il, sur cette base théorique, sur ce noyau dur, que Ferrarotti va développer alors sa thèse, une hypothèse qu’il pose en thèse : « nous pouvons, dit-il, connaître le social en partant de la spécificité irréductible d’une praxis individuelle. »17 C’est énorme comme affirmation. Et nous avons fonctionné comme si c’était un dogme ou, en tout cas, cela n’a pas été beaucoup discuté, à ma connaissance. Nous nous sommes appuyés sur cette thèse pour légitimer notre démarche. Il nous faut donc l’interroge. Et la question est de savoir comment. Par exemple, disposons-nous d’un nouveau noyau dur pour appuyer de nouvelles hypothèses de recherche qui viendraient moduler, modérer, contredire cette proposition de Ferrarotti ? Si nous ne faisons pas ce travail, nous allons continuer à nous enfermer dans ce qu’il faut bien appeler le cercle d’une dogmatique. À nous de nous interroger donc sur ce qui est pertinent dans le champ large de l’éducation lorsque l’on mobilise un tel programme de recherche. Quand pourrons-nous, dans ce champ des pratiques éducatives très diversifiées, comme je l’ai énoncé tout à l’heure, produire quelque chose comme un contre-exemple ou une nouvelle hypothèse, voire un autre noyau dur qui viendrait mettre en question cette affirmation selon laquelle il est possible de connaître le social en partant de la praxis individuelle ? Par exemple, nous pourrions nous demander comment nous avons accès aux structures psychiques dont Ferrarotti dit qu’elles sont l’effet de l’intériorisation des rapports sociaux. Comment penser cela ? Que peut l’approche biographique pour rencontrer ce programme de recherche et le faire évoluer ? Voilà quelques questions qui me semblaient pouvoir ouvrir une discussion entre nous. ͳͷ ǣ ͼ ° ͳ͸

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Message de Gaston Pineau

Bravo pour ce texte d'introduction et merci pour la proposition de réaction. La voici brièvement en quatre points.

1- Le premier est de souligner la clarté, l'envergure et la richesse référentielle de cette intervention introductive. Ces qualités en font un texte programmatique pour l'avenir, donc particulièrement précieux pour orienter et synergiser les recherchesformations-actions, individuelles et collectives, du mouvement des histoires de vie en formation et de recherche biographique en éducation.

2- comme tu le dis, ce texte ne se pose pas "comme une sorte de rupture ou de tournant épistémologique, mais comme un redéploiement de son projet et un élargissement de ses frontières". "Elargissement de ses frontières", si l'on considère que la recherche biographique dans le champ éducatif formel avait été peu ouvert dans l'espace francophone. Ce qui me semble indubitable et qui rend particulièrement important cet élargissement.

3- d'autant plus important que, si au-delà des terminologies plus ou moins restrictives, cet élargissement se fait dans la dynamique de tes 6 points de travail proposés : formation/éducation du pouvoir biographique du sujet (1), pour compenser une érosion/rupture du pacte formateur (2), en utilisant à fond les puissances biographiques des pratiques de formation (3) par la promotion d'une pluralité interprétative (4) soulignant le primat des données empiriques, des enjeux de reconnaissance (5) et des temporalités longues (6).

4- de ton point trois, je me permets d'extraire ce passage suivant pour en souligner la nécessité : "Dans une telle perspective, ce qui spécifierait une recherche biographique en éducation ne serait-il pas le lien fort entre pratique de formation et projet émancipatoire, développé inauguralement par les histoires de vie ? Ce lien pourrait stabiliser deux axes de recherche, l’un portant sur les pratiques alternatives susceptibles de nourrir le pouvoir d’agir du sujet, son agentivité primordiale, de


manière critique et opératoire, l’autre portant sur les coulisses des dispositifs formels et leurs retentissements biographiques véritables".

5- enfin sur la prise en compte entière du continent histoire par le développement d'histoires de vie écologique à durée longue et cycles lents, je tiens à signaler les recherches

originales

et

remarquables

de

Dominique

Bachelart

sur

les

autobiographies environnementales, dans le cadre de sa licence unique en France "Initiation scientifique et éducation à l'environnement". Dominique Bachelart, 2009 "Autobiographies environnementales: explicitation et exploration de l'expérience écoformatrice". Dans Guillaumin, Pesce, Denoyel(coord.), Pratiques réflexives en formation. Ingéniosité et ingénieries émergentes, Paris, L'Harmattan,p125-155

Avec mes excuses encore de ne pouvoir être avec vous en raison d'une vie familiale intergénérationnelle à vivre, je vous transmets toute ma bioamitié et vous souhaite un excellent séminaire pour développer le gai savoir de la vie.


Intervention de France MERHAN, Université de Genève

Recherche biographique, alternance et écriture réflexive Introduction Qu’ai-je à dire sur les liens entre la recherche biographique et l’écriture dite réflexive dans le contexte des formations à visée professionnalisante ? Quelle perspective singulière puis-je proposer à partir des questions qui nous ont été posées dans l’argumentaire de ce séminaire ? A savoir : 1° Quels champs d’intervention et quels objectifs d ’investigation s’ouvrent aujourd’hui à la recherche biographique dans le domaine de l’éducation et de la formation ? 2° Quels peuvent être les apports de la recherche b iographique sur les formes de biographisation liées aux espaces institués de formation, sur le rapport au savoir et sur les processus d’apprentissage ? Je vais tenter de traiter le sujet en me focalisant sur ce qui fait peut-être ma spécificité de chercheuse en Sciences de l’Education, à savoir l’intérêt que je vois d’aborder les formations en alternance par l’analyse des dynamiques d’engagement et des processus de construction identitaires de jeunes adultes impliqués dans ce type de dispositif et ceci à partir de deux hypothèses qui sous-tendent mes recherches : •

premièrement, l’alternance confronte les jeunes qui s’engagent dans une formation par alternance à une double identité du fait de leur appartenance à deux-espaces temps de formation (l’un axé en priorité sur l’acquisition de savoirs formels et l’autre axé sur le milieu professionnel et les exigences concrètes de production) ; deuxièmement, cette formation les confronte à des enjeux existentiels et professionnels forts qui les conduisent à éprouver différents types de tensions identitaires et d’émotions qui peuvent être sources d’engagement en formation et d’apprentissages biographiques.

Dans cette intervention, je développerai l’idée selon laquelle les « formes identitaires » que construisent les étudiants de l’alternance ne résultent pas seulement de leur passé ou de leur origine sociale ou encore de leur diplôme scolaire ou universitaire mais aussi, comme le soulignent Sainsaulieu et Dubar, d’expériences vécues au travail ou en situation de formation et d’un travail sur soi s’inscrivant dans un contexte relationnel dépendant des processus de reconnaissance sociale. En outre, je parlerai de la formation en alternance comme d’un espace réflexif et j’insisterai sur le rôle du langage écrit comme processus de biographisation venant rendre compte des liens entre socialisation et développement identitaire.


I. Alternance, double transition et crise existentielle Dans le dispositif de formation en alternance dont je vais vous parler, des étudiants engagés dans un master en Sciences de l’éducation, orientation « formation des adultes », réalisent des stages dans des milieux socioprofessionnels très divers (grandes entreprises, associations caritatives, organisations internationales, services publics, institutions de formation scolaire ou parascolaire, etc.) où ils réalisent des missions de stages extrêmement variées, relatives au champ de la formation des adultes. Pour beaucoup de ces étudiants, âgés de 25 à 35 ans environ, le stage constitue une expérience radicalement nouvelle qui les confronte à une double transition : d’une part, une transition liée à la confrontation synchronique à deux contextes culturels différents : dans le contexte de leur alternance, ils transitent d’un lieu à un autre, d’une temporalité à une autre, d’une logique de formation à une autre, d’un type de savoir à un autre, d’un type d’acteurs à d’autres, etc. D’autre part, l’alternance les confronte à une transition diachronique –biographique – caractérisée par leur entrée dans la vie adulte ou au moins leur entrée dans un métier, avec son corollaire de nouvelles appartenances sociales, de nouveaux rôles et de nouvelles responsabilités qui touchent à la fois à leur sphère familiale, culturelle, économique, ce qui induit chez eux de nouvelles représentations de soi et de nombreux remaniements identitaires. Ce que j’observe d’abord, dans ma pratique d’enseignante et d’accompagnante de ces processus dans les différents contextes de l’alternance, c’est notamment que le passage d’une identité à une autre est le plus souvent d’abord vécu comme un passage à vide voire comme une crise existentielle générant une mise en question identitaire dans l’un ou l’autre des milieux de l’alternance… et parfois dans les deux. Comme l’écrit un étudiant dans son portfolio : « L’alternance est une formation exigeante et déstabilisante, habiter les deux contextes de l’alternance, m’a posé face à l’exigence d’un grand écart parfois impossible. Ecartelé, j’avais à agir pleinement dans deux mondes différents, ce qui a été très difficile».

II. Dispositif d’accompagnement tutoré et écriture réflexive à visée performative Le dispositif qui accompagne l’expérience de ces étudiants comporte un tutorat collectif et individuel. Le tutorat collectif fait l’objet d’un travail de groupe organisé sous forme de séminaires d’intégration où les expériences de stages des étudiants sont partagées : elles sont racontées puis problématisées grâce aux apports des autres étudiants impliqués dans le cursus et des apports de l’équipe d’accompagnement chargée du suivi des stages. Le tutorat individuel, quant à lui, fait l’objet d’entretiens personnalisés entre chaque étudiant et chaque référent universitaire. Cet accompagnement individuel et collectif vise à étayer la construction de l’identité de ces formateurs d’adultes via, entre autres, l’accompagnement à l’écriture d’un « portfolio de développement professionnel ». Dans ce portfolio, les étudiants sont invités à restituer les actions, réflexions et apprentissages qui résultent de leur stage. Les critères d’évaluation de cet écrit


portent, entre autres, sur la mobilisation de ressources théoriques pertinentes pour problématiser les questions qui ont émergé au cours du stage. En même temps, pour l’élaboration de ce texte, chaque enseignant-référent universitaire négocie avec chaque étudiant des consignes ou des pistes de réflexion qui prennent en compte les situations professionnelles singulières rencontrées par les étudiants. Du coup, les formes textuelles de ces portfolios sont très variées. Mais en même temps, ce portfolio qui est adressé à l’université présuppose que les étudiants adoptent un genre de texte approprié à la situation dans laquelle ils se trouvent impliqués, à savoir faire la preuve de leurs apprentissages entre l’université et le monde du travail. II. 1. Le portfolio comme construction représentationnelle, communicationnelle et discursive Ceci fait du portfolio une construction représentationnelle, communicationnelle et discursive qui comporte un enjeu de présentation de soi, d’expression de soi ou d’image de soi donnée à autrui où les étudiants biographient leur expérience selon des processus de subjectivation et de réflexivité sollicités par le cadre universitaire – via, entre autres, l’analyse collective des pratiques de stage dans le cadre de séminaires et via l’accompagnement personnalisé de chaque étudiant. Ce que l’on constate cependant dans la plupart des écrits, c’est que les étudiants mettent en scène des activités où ils sont mis à l’épreuve. Cette question de la preuve que les étudiants doivent faire de leurs apprentissages entre l’université et le travail implique l’usage et la combinaison de types de discours variés, qu’ils soient narratifs ou expositifs1, selon que la sémiotisation se fonde avant tout sur la situation d’action ou sur l’expérience vécue proprement dite (on est alors dans le monde discursif du raconter) ou selon que la sémiotisation porte sur des dimensions plus générales qui permettent de parler de cette situation d’action (on est alors dans le monde de l’exposer). Dans le dispositif dont je vous parle, les portfolios demandés aux étudiants font appel à ces différents mondes discursifs en raison même des consignes qui guident la production de cet écrit : les étudiants sont en effet tenus, comme on l’a vu, de se référer à des expériences vécues dans la pratique pour les analyser, les théoriser à l’aide de savoirs académiques et pour produire des significations relatives à leur agir professionnel en général et relatives à leur action singulière au sein de cet agir. Dans les portfolios, on trouve donc à la fois des éléments d’analyse de pratiques professionnelles, des éléments de récits d’apprentissages ou de formation et des éléments de récits autobiographiques. II. 2. L’écriture du portfolio comme trace des processus de biographisation liés aux situations d’engagement en formation Si l’on retient du mot engagement en formation qu’il signifie premièrement l’entrée en formation, deuxièmement l’implication dans l’apprentissage et troisièmement, l’élaboration, en cours et au terme de la formation, d’un nouveau rapport (de continuité ou de rupture) aux savoirs, et si l’on s’accorde à penser avec C. Delory-

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Momberger2 que la recherche biographique concerne la réflexion portant sur les parcours de vie en tant que cadre et processus d’apprentissage prenant, entre autres, pour point de départ les phases et les processus de transition, il apparaît dans les portfolios que j’ai pu étudier, que l’entrée en formation se situe dans une problématique d’événement ou de transition donnant fréquemment lieu à un acte de délibération sur soi correspondant à une intensification du travail biographique et de la dimension performative de la parole de soi. Dans les portfolios qui adoptent une forme biographique pour restituer les motifs d’engagement en formation, il ressort que la décision d’entrer en formation ne peut se comprendre indépendamment du sens que chaque étudiant attribue à cet événement, à partir de son irréductible singularité, lié à la fois à sa trajectoire et à son parcours de vie. III. Transactions relationnelles et biographiques : quelques exemples… Voici ce qu’écrit Manuel, un étudiant de 28 ans, qui raconte, dès l’introduction de son portfolio, comment la décision de s’engager en formation en alternance à l’université, prend place par rapport à son histoire. Cet étudiant, d’origine modeste, a interrompu un cursus de deux années d’études en philosophie pour s’engager dans un Master Formation des adultes. « J’ai renoncé à la philo, écrit cet étudiant, car je ressentais un trop grand décalage entre mon contexte familial et social et le monde universitaire ». Après un arrêt de ses études pendant une année, il se pose « sérieusement », écrit-il, la question de ce qu’il veut faire de sa vie et choisit de s’orienter en Sciences de l’éducation : « Cette orientation me parlait par rapport à mon histoire, je me suis dit que l’éducation des adultes, ça doit permettre d’aider les gens qui ont du potentiel et qui n’y arrivent pas parce qu’ils n’ont pas le savoir et la culture nécessaire ». Il entre en Sciences de l’éducation « en ne sachant pas quelle branche prendre » ; « Je savais juste que je ne voulais pas être enseignant » indique-t-il. C’est en première année de « Tronc commun » qu’il opte pour la formation des adultes, grâce à deux enseignants universitaires qui lui proposent d’autres modèles identificatoires que celui d’enseignant : « C’est aux cours de Messieurs X et Y, que je me suis dit, c’est cela que je veux faire, formateur d’adultes. Leurs cours entraient complètement en résonance avec ma famille, mes parents et leurs problèmes d’analphabétisme et de capital culturel ». La rencontre avec ces enseignants universitaires décrits comme « deux personnages » joue, comme il l’écrit lui-même, un rôle de « révélation identitaire » l’amenant à envisager sa fonction de formateur dans une perspective militante auprès des personnes opprimées et démunies au plan socioculturel. Pour d’autres étudiants, c’est la rencontre non pas avec des universitaires mais avec des professionnels qui est déterminante en terme d’engagement. Par exemple, Alice (25 ans) écrit : « La rencontre qui a marqué définitivement mon choix professionnel est celle que j’ai faite avec un formateur d’adultes dans le cadre d’un mandat. J’ai immédiatement été admirative face à sa prestance et surtout à son rôle : il ne donnait jamais de réponses toutes faites, mais concentrait les réflexions des groupes comme un miroir permettant d’éclaircir les pensées de chaque participant. Ce formateur m’a permis de comprendre la profession de formateur d’adulte et m’a donné envie de devenir consultante ».

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Pour Manuel, l’engagement dans la filière Formation des adultes s’inscrit manifestement dans une tension à dépasser sa condition modeste. Pour Alice, son engagement correspond aussi à une tension à dépasser sa condition, en particulier à partir de l’injonction maternelle qu’elle restitue dans son portfolio : « Ma mère me disait toujours : « Alice, si tu veux devenir quelqu’un, va à l’université ! « Selon ma mère, pour être une personne respectée et socialement reconnue, il faut posséder un diplôme universitaire, comme si ce titre suffisait à rendre un individu intelligent, bon et riche », écrit cette étudiante. On le voit, l’engagement des étudiants correspond à la fois à une transaction relationnelle et biographique (relationnelle entre identité pour soi et identité pour autrui, et biographique entre identité héritée et identité visée) mais aussi à une anticipation d’un devenir professionnel avec un projet professionnel plus ou moins déterminé. Projet professionnel déterminé pour Alice qui souhaite « devenir consultante pour apporter une aide efficace et ciblée à autrui » et qui apparaît comme moins déterminé pour Manuel qui s’engage en Sciences de l’éducation et en formation des adultes essentiellement dans la conscience de sa condition d’origine dont il s’agit avant tout de s’échapper via un accès à un capital culturel valorisé lui permettant en même temps de rester fidèle à son éthos d’origine. Son engagement dans des études en sciences de l’éducation lui apparait comme un possible « compromis » lui permettant, comme il l’écrit, de « transmettre un savoir de telle façon que ces savoirs soient des outils d’émancipation à toute forme d’aliénation ». IV. L’alternance et la notion d’épreuve Ce qui frappe, lorsqu’on étudie les portfolios, c’est que lorsque les étudiants restituent leur vécu de stage, ils rendent compte le plus souvent d’un processus de formation qui fonctionne à la fois par un engagement dans des épreuves et par la régulation d’une rupture avec leur trajectoire antérieure que les séquences explicatives, théoriques ou argumentatives des portfolios permettent d’analyser. Comme on le sait, en sémiotique littéraire, la notion d’épreuve est fondamentale : raconter sa vie c’est souvent sélectionner des épreuves qui font rupture avec le familier et l’ordinaire. Dans le cas des portfolios, ce sont essentiellement les considérations subjectives des étudiants relatives à leur expérience de stage qui constituent la matière première de la mise en intrigue de leur récit de formation et font entrer la mimesis en action : les étudiants représentent leur action en la dramatisant au sens de ce qui leur paraît important, décisif, notable et parfois douloureux pour en faire une narration digne de susciter l’intérêt des lecteurs des portfolios qui sont également - dans le cadre de ce dispositif institué de formation des évaluateurs. Dans certains portfolios, on lit que l’entrée en stage, avant même de se réaliser, suscite chez les étudiants toute une série d’interrogations correspondant à des tensions cognitives et affectives, sources d’émotions contradictoires, qui proviennent à la fois de la crainte de ne pas être à la hauteur et du fort désir de mettre à l’épreuve leur projet professionnel.


En fait, la socialisation de ces étudiants, comme stagiaires, s’opère à travers un certain nombre d’étapes dont la première est représentée dans certains portfolios comme un seuil, un passage (au sens d’étape cruciale) qui met en jeu une socialisation anticipée correspondant à une intensification du travail biographique autour des représentations de soi de ces étudiants, en lien à la fois avec leurs futures activités et leurs relations à autrui. Une étudiante écrit : « Un enthousiasme teinté d’une pointe d’angoisse m’envahit aux portes de mon lieu de stage. Une foule de questions se bousculaient, avec qui et comment allais-je travailler ? Serais-je bien acceptée et surtout serais-je capable d’entrer à petits pas dans la profession de formateurs d’adultes ? Ce stage représentait une étape cruciale, j’allais pouvoir répondre à une question fondamentale : ai-je réellement fait le bon choix pour mon avenir professionnel ? » Lorsqu’ils restituent l’expérience même du stage, les étudiants se posent très fréquemment la question complexe et délicate de leur sentiment de compétence qui est à associer bien sûr à la question de la construction de leur identité professionnelle. Certains étudiants rapportent que leur exposition au regard de collègues ou de tuteurs plus expérimentés est source de tensions, qui portent atteinte à leur estime de soi. De nombreux extraits de portfolios illustrent aussi les difficultés que les stagiaires rencontrent à circonscrire leur activité dans des contextes souvent très fluctuants et les difficultés qu’ils rencontrent à se faire reconnaître comme formateur d’adultes. Il apparaît dans les portfolios, qu’en plus du fait que le stagiaire est une personne inexpérimentée qui s’aventure en territoire inconnu, dans un lieu autre, comme l’indique le terme même d’alternance, le stage est une expérience solitaire, très différente de ce que l’étudiant connaît à l’université où il reçoit une formation dans le cadre d’un groupe de pairs. L’étudiant de l’alternance est intégré dans une entreprise où il n’occupe pas de place définie à l’avance dans une structure fonctionnelle et hiérarchique et où il se trouve d’abord placé dans des rapports de force souvent asymétriques par rapport à autrui, d’autant plus qu’il ne connaît pas, le plus souvent, l’histoire de l’institution dans laquelle il entre. En même temps, comme tout processus d’initiation, le processus se déroule dans un temps limité. On remarque alors le plus souvent dans les portfolios, qu’après un temps de marginalisation où le stagiaire éprouve le plus souvent un sentiment d’inefficacité voire d’inutilité, vient enfin son intégration qui marque généralement par un événement particulier sa reconnaissance par le collectif de travail.

V. Le portfolio comme dynamique de confirmation ou de transformation identitaire Les étudiants qui se sentent finalement reconnus par les contextes professionnels investissent souvent leur portfolio comme un espace symbolique permettant de s’affirmer au plan identitaire soit en se définissant en continuité avec leur choix initial, (ces étudiants s’inscrivent alors dans une dynamique de confirmation identitaire), soit en terme d’orientation vers des buts nouveaux conçus en cours de formation, (les étudiants s’inscrivent alors dans une dynamique de transformation identitaire), généralement via une identification forte au milieu professionnel : « J’ai beaucoup apprécié d’entrer en contact avec des professionnels, de les voir travailler, c’est


valorisant de travailler, le stage m’a fait faire un énorme bond en avant qui a eu un énorme impact sur moi et sur ma vision du monde », écrit Alice. Inversement, d’autres étudiants, s’investissent dans une dynamique de redéfinition par rapport au dispositif d’alternance, en s’interrogeant et en cherchant un sens à leur formation en alternance. C’est le cas, notamment, des étudiants qui supportent mal la perte de leur identité d’étudiant et leur nouveau statut de stagiaire. Ces étudiants, généralement sans véritable projet par rapport au domaine de la formation des adultes, et/ou peu portés à s’identifier aux acteurs des milieux professionnels qu’ils rencontrent et/ou déçus par leurs stages, s’inscrivent plutôt dans une dynamique de différenciation ou de préservation identitaire par rapport aux milieux professionnels. Dans les cas de dynamique de confirmation identitaire ou dynamique de transformation identitaire, l’écriture permet l’expression de projets d’avenir par rapport au métier de formateur. On trouve un exemple de dynamique de confirmation identitaire dans le portfolio d’Alice qui, rappelez-vous, voulait devenir consultante : « Ce portfolio contient la substance de mon projet professionnel. Ca a été une introspection parfois douloureuse, mais elle est accompagnée d’une certitude : celle d’avoir fait le bon choix quant à mon avenir professionnel ». Ou encore, une autre étudiante qui, avant son entrée en Bachelor, était secrétaire dans une petite entreprise et qui, après avoir beaucoup voyagé, souhaite travailler dans le domaine de l’humanitaire. Il s’agit ici d’une dynamique de transformation identitaire s’inscrivant dans une projection de soi dans un agir professionnel : « Je sors de ce portfolio enfin capable de mettre des mots sur mes « valeurs sûres », sur ce que je transporte avec moi et c’est un progrès essentiel pour ma future activité professionnelle. Mon expérience de stage et l’écriture du portfolio m’ont permis de savoir ce que j’attends de ma formation universitaire pour exercer le métier de formateur, dans quelle direction je souhaite aller et que rechercher dans ma vie professionnelle ». Lorsque le stage a été vécu difficilement jusqu’à son terme, ce qui arrive… les étudiants soulignent l’importance que l’activité scripturale du portfolio a revêtu pour eux au regard des tensions qu’ils ont éprouvées. Par la médiation de l’écrit, ces étudiants mettent en œuvre une démarche rétrospective et interprétative qui vise le plus souvent à clarifier les implications subjectives mobilisées dans leur stage. Ils analysent alors notamment leurs investissements personnels, affectifs, idéologiques, leurs représentations, leurs peurs voire leurs angoisses par rapport à leur problématique d’intégration dans les contextes professionnels. L’écriture de leur action leur permet souvent de formuler un propos sur les situations professionnelles qu’ils ont vécu douloureusement et qui ont généré des représentations d’eux-mêmes négatives ou dévalorisées : « Ce portfolio m’a sauvé la vie… », s’exclame une étudiante qui écrit souhaiter témoigner par l’écriture de sa « difficile et déprimante » expérience de stagiaire » : « Je crois que tout ce que je n’ai pas pu dire finalement dans mon lieu de stage, j’ai pu le mettre dans mon portfolio, ça a été une manière de faire une… thérapie », écrit-elle. Si, comme on vient de le voir, le même espace d’écriture que constitue le portfolio est investi de façon différenciée en fonction des motifs d’engagement et de la dynamique biographique et identitaire de chaque étudiant, il apparaît cependant de manière transversale que l’écriture de ce texte met en jeu des processus identitaires


importants qui visent surtout à unifier les différentes composantes de leur identité (identité héritée, identité visée, identité acquise ou conquise dans le cadre de leurs positions et de leur appartenances socioprofessionnelles, à travers les rôles sociaux assumés), de façon à renforcer la cohérence de leur image de soi et à confirmer leur identité revendiquée de professionnel et/ou d’étudiant. Dans tous les cas, que l’intégration soit vécue subjectivement comme réussie ou non, l’écriture du portfolio paraît le plus souvent s’inscrire dans une dynamique de restauration d’une identité déstabilisée où le dispositif d’écriture est utilisé comme un moyen de valorisation et comme support de reconstruction d’une image positive via un processus de subjectivation et de réflexivité qui conduit parfois à la transformation identitaire des étudiants et en tout cas au moins à une réorientation de leurs représentations. Certains étudiants mettent particulièrement en évidence l’intérêt de l’usage de la théorie pour mieux comprendre la complexité des réalités professionnelles auxquelles ils ont été confrontés. L’usage des savoirs théoriques comporte alors une dimension d’interprétation bien plus qu’une dimension d’assimilation simple de ces savoirs qui permet de surmonter ou en tout cas au moins de donner du sens aux difficultés rencontrées en stage, que ces difficultés soient d’ordre épistémologiques, pragmatiques ou affectives : « Avec la théorie, je me suis décentré, j’ai relativisé ma situation : ce portfolio a joué un rôle majeur, un rôle hyper-important, ça a été clairement un décentrement par rapport à tous mes affects et par rapport à ce stage qui a été une grande claque pour moi : pas de place pour me déployer en tant que formateurs d’adultes, et ce regard pesant de ma tutrice qui m’oppressait, me scrutait et me donnait l’impression de tout faire de travers. », écrit un étudiant. VI. l’écriture du portfolio comme « pas de côté » permettant de biographier l’expérience de l’alternance L’analyse des portfolios montre que l’écriture constitue alors un déplacement, voire une rupture seconde par rapport à la première rupture qui est le stage en lui-même. Comme figuration de l’expérience, l’écriture apparaît susceptible de constituer un puissant outil de professionnalisation lorsqu’elle permet en fait aux étudiants d’intégrer les différents apprentissages réalisés à l’université et dans le monde du travail, favorisant ainsi le développement d’une posture épistémologique critique qui paraît indispensable pour que ces futurs formateurs puissent développer une pensée vigilante par rapport aux enjeux paradoxaux du métier de formateur d’adultes dans la société actuelle, métier qui se situe d’ailleurs précisément, comme la formation en alternance de ces étudiants, au croisement du monde de la formation et du monde du travail. Les résultats de mon étude des portfolios mettent en évidence que lorsque cet écrit est authentiquement investi, il peut jouer un rôle déterminant dans la dynamique identitaire des étudiants, générant en même temps une intensité du processus motivationnel, qui favorise des processus tels que l’estime de soi, le sentiment de compétence, la réflexivité qui sont des dimensions fondamentales de la construction de l’identité professionnelle. Pour conclure, les facteurs que j’ai repérés comme étant susceptibles de faciliter l’écriture de l’expérience vécue dans le cadre d’une formation professionnalisante universitaire tiennent fondamentalement, à l’importance à accorder aux dynamiques et stratégies identitaires dans lesquelles les étudiants s’inscrivent, ceci afin qu’ils


puissent élaborer du sens autour de leurs activités professionnelles, ce sens étant le garant incontournable de leur engagement en formation. Dans cette perspective, on perçoit que la fonction du dispositif d’accompagnement à l’écriture d’un texte réflexif comme le portfolio consiste essentiellement à favoriser le développement des capacités langagières et cognitives des étudiants afin qu’ils soient en mesure de construire et de s’approprier des significations susceptibles de les aider à redéfinir constamment leurs rapports à autrui et à eux-mêmes, ceci, dans des situations de formation ou de travail génératrices de tensions qu’il est important de prendre en compte (dans ce qu’elles affectent chez les étudiants). Ceci dans la perspective d’une véritable écriture réflexive qui ne saurait se réduire à une simple narration narcissique, limitée au retour complaisant sur l’expérience vécue, mais qui permet plutôt de faire de l’étudiant un professionnel capable de produire des compétences de « rhétorique de l’action », c’est-à-dire un professionnel capable de rendre compte à autrui, de parler de son activité tout en énonçant les savoirs et/ou les valeurs qui fondent sa professionnalité. Finalement, il s’agit de concevoir et de mettre en œuvre un dispositif de formation prenant en compte les représentations, difficultés, résistances, horizons d’attente des étudiants, donc d’élaborer un modèle susceptible de stimuler les étudiants à combiner un parcours de vie, une logique de trajectoire sociale, au-delà d’une finalité adaptative. La visée formative s’inscrit alors dans une intentionnalité qui privilégie des fins d’émancipation et de construction d’une identité sociale et professionnelle. In fine, on constate que l’attention portée aux dimensions biographiques joue un rôle essentiel tant dans la mise en œuvre des processus formatifs que dans l’analyse qui peut être proposée à propos des processus de formation des jeunes engagés dans des systèmes de formation professionnalisants, qu’ils soient universitaires ou non universitaires.



Intervention de Dominique Lagase-Vandercammen

Un tournant dans une recherche portant sur la dynamique du projet personnel de l’étudiant en contexte de formation : l’apport de la recherche biographique Je suis chargée de cours en économie dans l’enseignement supérieur, de niveau universitaire, en Communauté française de Belgique. Dans ce contexte, j’ai été interpellée par un paradoxe : d’une part, un taux d’échec élevé dans l’enseignement supérieur expliqué en partie par un manque de motivation de la part des étudiants et d’autre part, des étudiants, relativement satisfaits du choix de leurs études et construisant jour après jour, au sein de leurs institutions de formation, leur avenir. De là est né le désir de comprendre mieux ce qui se passait pour ces étudiants, qui au fil de mes rencontres informelles, partageaient avec moi leur plaisir d’ « être là », de découvrir de nouveaux centres d’intérêt et d’avoir de nouveaux projets. C’est à partir de là que j’ai choisi d’effectuer une recherche approfondie qui allait prendre la forme d’un travail de doctorat en Sciences de l’Education. Cet exposé retrace de manière succincte le cheminement empirique de mes travaux. Il pointe le tournant qu’ont pris mes travaux suite à l’impossibilité de l’approche socio-cognitiviste d’apporter une réponse à toutes mes questions de recherche. Ainsi, pour combler ce manque, j’ai dû sortir des sentiers battus et me tourner vers la recherche biographique.

Introduction Comme enseignante, j’ai d’emblée voulu inscrire ma recherche dans le champ de l’éducation qui, selon Vander Maren (1995), devrait constituer un champ disciplinaire spécifique qui tient compte de la complexité de la situation éducative - bien différente de la situation expérimentale - et de la tâche principale de l’enseignant, à savoir enseigner. La question générale de départ retenue pour mes travaux était la suivante : la formation dispensée dans l’enseignement supérieur de niveau universitaire en Communauté française, au cours des deux premières années,


contribue-t-elle à la dynamique du projet personnel de l’étudiant? Question reposant sur une hypothèse originale retenue dans le cadre de cette recherche, à savoir que des dispositifs de formation non ciblés sur les projets personnels des étudiants peuvent néanmoins avoir des effets sur ceux-ci. Cette question de départ a ensuite été déclinée en deux sous - questions. A savoir : quelles sont les conditions à réunir au niveau d’une situation/contexte (entendu comme un ensemble de situations) de formation afin de soutenir la dynamique du projet personnel de l’étudiant? Quels sont les processus de mise en projet personnel de l’étudiant ? Ainsi j’ai été amenée à conduire une étude en profondeur sur les conditions et les processus de mise en projet personnel de l’étudiant en contexte de formation. Notons qu’eu égard au champ peu défriché des travaux que j’ai menés, ma recherche peut être qualifiée d’exploratoire (Vander Maren, 1995). Aussi, dans un tel contexte, les recherches empiriques qualitatives ont été privilégiées et les recherches quantitatives ont été utilisées uniquement comme « support » à la conduite de mes recherches qualitatives. D’ailleurs, mon choix de privilégier l’approche qualitative trouve un soutien indéniable chez Van der Maren (1995), Lessard-Hébert & al. (1997) et Giordano (2003) qui insistent sur la nécessité de se tourner vers la recherche qualitative dans le cas où le chercheur a comme souhait la prise en compte de la complexité des situations ainsi que la dynamique des processus. Par ailleurs, mes travaux ont pu vérifier les propos suivants de Giordano (2003, p.12), à savoir que : « (…) un projet de recherche qualitatif se construit selon un cheminement complexe, fait d’allers et retours, de mises en forme flexibles qui peuvent dérouter plus que rassurer ». Ce cheminement complexe s’est

traduit au travers d’une structure

quelque peu originale puisqu’il a fallu faire dialoguer deux paradigmes très différents afin de pouvoir mener à bien la recherche.

Le premier temps de ma recherche : l’approche socio-cognitiviste

Le projet personnel de l’étudiant étant le thème de cette recherche, j’ai commencé par clarifier la notion de projet à partir du cadre théorique au sein duquel il est apparu, à savoir les théories de l’orientation.

Ensuite, j’ai approfondi cette

clarification relative au concept de projet personnel à partir de deux auteurs considérés par la plupart des chercheurs comme des auteurs de référence en la matière.

A

savoir,

Boutinet

(notamment

1996)

et

Barbier

(1991).


L’opérationnalisation du phénomène sous revue m’a conduite à me référer à la fois au cadre théorique relatif à la motivation humaine de Nuttin ( 1980) et au cadre théorique de l’autodétermination de Decci & Ryan ( 1985) (et aux très nombreuses recherches de qualité - principalement de nature quantitative - se référant à ces deux cadres théoriques) . Ces cadres théoriques relatifs à la motivation, qui m’ont servi à appréhender le projet personnel, retiennent l’existence d’un individu intentionnel (même si les chercheurs s’inscrivant dans ce courant reconnaissent l’existence de l’inconscient, ils n’en tiennent pas compte dans leurs travaux) et rationnel. En outre, la démarche de recherche privilégiée dans cette partie de mes travaux peut être qualifiée d’hypothético-déductive. Dans ce contexte, plusieurs recherches empiriques ont été menées. Dans cet exposé, j’en pointerai deux. J’ai mené une recherche quantitative qui m’a permis de différencier suffisamment les étudiants en fonction de la qualité de la dynamique du projet personnel afin de pouvoir sélectionner les cas pour ma recherche qualitative (cas retenus également pour mener à bien mes travaux s’inscrivant dans l’approche psychanalytique). En effet, il me semblait important d’étudier l’apport des situations de formation pour des étudiants présentant, à un moment donné du temps, des profils relatifs à la mise en projet personnel très différents (et ce, en dépassant la distinction réductrice entre les étudiants en panne de projet et les étudiants qui ont des projets). L’autre recherche empirique retenue dans le cadre de cet écrit est de nature qualitative et m’a permis de répondre à ma première sous-question. Ainsi, suite à une analyse typologique qualitative, nous avons pu décrire de manière détaillée les significations fonctionnelles remplies par les situations/contextes de formation ainsi que les pratiques pédagogiques qui soutiennent la dynamique du projet personnel de l’étudiant. Cette étude qualitative - se focalisant sur l’activité se déroulant au sein de séquences de formation retenues par les étudiants comme significatives – présente donc l’intérêt de mettre en lumière les conditions à réunir au niveau de situations/contextes de formation afin de soutenir la dynamique du projet personnel. En outre, au cœur de cette recherche a émergé une nouvelle hypothèse : les différents rôles joués par l’enseignant, et qui se déclinent en soutien à l’autonomie, à la compétence, à l’affiliation et à l’intérêt situationnel, peuvent représenter différentes facettes de la fonction d’aide à l’appropriation des savoirs.


Toutefois, au terme de ces premiers travaux innovateurs au sein de l’approche sociocognitiviste, un constat s’est imposé, à savoir l’impossibilité de répondre à une de mes deux sous - questions de départ, à savoir quels sont les processus de mise en projet personnel de l’étudiant ?

Il me fallait donc, à ce stade de la recherche,

questionner certains des postulats retenus par mes travaux et partagés par la plupart des chercheurs travaillant, dans le champ de la formation, sur le projet. Selon moi, de Rozario (1997) synthétise bien cette situation en indiquant que le projet, qui est fondé sur la modernité, se nourrit ainsi de références modernes : « il formalise un rapport à soi et au monde fondé sur la rationalité instrumentale qui le légitime comme conquête et maîtrise ; il est dominé par l’historicisme et le fonctionnalisme, où « projet » égal progrès, égale humain, ce qui signifie que le « non projet » serait l’absence d’humanité et la régression la plus absolue; le projet ne peut exister sans reposer sur l’idée d’un acteur entièrement rationnel, qui coïncide d’ailleurs avec les définitions économiques

classiques de l’acteur ; (…) le projet développe et

généralise une temporalité linéaire et causale, aux détriments d’autres temporalités sociales » ( de Rozario, 1997, pp.25-26). En outre, les propos suivants de Van der Maren (1995) se sont particulièrement bien appliqués à ma recherche de nature exploratoire : « Dans une perspective de découverte, il faut entreprendre la démarche avec un champ de vision élargi. beaucoup de facteurs.

L’objet est complexe et sensible à

Cela implique d’être ouvert à des ensembles théoriques

plutôt qu’à une théorie » (Van der Maren, 1995) ; et, selon moi, être ouvert à des ensembles théoriques pouvant, le cas échéant, appartenir à des courants différents. Ainsi, la deuxième partie de mes travaux a privilégié une approche totalement différente, à savoir une approche psychanalytique qui m’a permis de répondre à ma deuxième sous-question.

Le deuxième temps de la recherche : l’approche psychanalytique

La poursuite de cette recherche sur le projet de l’étudiant, m’a donc obligé à questionner autrement le sujet étudiant et son projet personnel. Questionnement qui m’a conduite à considérer que l’étudiant n’est pas qu’un être intentionnel et que l’existence de l’inconscient résulte du fait que l’individu vit dans le symbolique et qu’il obéit au modèle de la chaîne des signifiants (Brousse et al., 1997). En outre, mon questionnement a également été soutenu par le constat que dans la plupart des


travaux relatifs au projet personnel, les auteurs énoncent l’existence d’un désir qu’ils éludent aussitôt ; comme s’il suffisait d’évoquer l’existence du désir pour lui donner corps. Ainsi, eu égard aux exigences de ma deuxième sous-question de recherche, l’approche psychanalytique s’est imposée à moi.

La démarche de recherche

privilégiée dans cette partie de mes travaux peut être qualifiée d’inductive. J’ai donc construit des cadres conceptuels et théoriques au fur et à mesure de l’avancement de mes travaux. Dans ce contexte, la méthode du récit de vie a été privilégiée pour mener à bien ma recherche empirique. Ainsi, j’ai pu vérifier qu’un espace de formation susceptible de soutenir la dynamique du projet personnel de l’étudiant se présente comme un espace de jeu (au sens de Winnicott, 1975) qui offre, à l’étudiant, un lieu et un temps pour assumer son désir et son corollaire le manque. Et qu’au travers de processus imaginaires et symboliques, l’étudiant va pouvoir assurer le passage d’un manque à l’élaboration d’un but/projet, comme compensation socialement valorisée.

Dans un tel contexte, j’ai retenu que la projection, la

symbolisation et la sublimation sont trois processus qui conjointement constituent les conditions à l’émergence et/ou l’évolution des buts et des projets personnels des étudiants (réponse à ma deuxième sous-question).

La recherche biographique en éducation: l’expérience de formation au cœur de mes préoccupations de chercheur

Eu égard au champ disciplinaire de ma recherche et aux objectifs que je me suis fixés, j’ai placé l’expérience de formation d’étudiants de deuxième année inscrits régulièrement depuis minimum quatre semestres dans deux Hautes écoles en Communauté française de Belgique au cœur de ma recherche. La prise en compte de cette expérience m’a conduit à mener des recherches empiriques de nature qualitative (échantillon : 10 étudiants) et à travailler au niveau du discours des étudiants. Ainsi les dires de l’étudiant sont donc considérés comme production de savoir. Cette prise en compte de l’expérience s’est traduite différemment en fonction des paradigmes socio-cognitiviste et psychanalytique. Ainsi, dans le cadre de l’approche socio-cognitiviste, la technique de l’incident critique (Flanagan, 1954 ; cette technique tout en se focalisant sur l’activité humaine, repose sur la mise en évidence des comportements extrêmes, soit particulièrement efficaces soit particulièrement inefficaces par rapport au but recherché) m’a conduit à explorer les


activités des enseignants (avec comme corollaire l’engagement des étudiants dans la situation de formation) qui au cœur des situations de formation sont d’une part tout particulièrement efficaces et d’autre part tout particulièrement inefficaces à soutenir la mise en projet de l’étudiant.

Ces travaux, bien que d’un apport indéniable,

montrent leurs limites quant à la possibilité de comprendre l’expérience de l’étudiant dans toute sa singularité (et ne réussissent donc pas à apporter une réponse à ma deuxième sous-question).

Par contre, l’approche clinique est : « une démarche

visant à rejoindre la particularité du cas individuel en fonction d’objectifs déterminés et selon une méthode déterminée, à partir d’un référentiel théorique en vue de produire une connaissance de cet individuel » (de Villers, 1993, p.140). Dans ce contexte, la méthode du récit de vie a été privilégiée ; avec « la notion de « récit » comme énoncé d’une intrigue, réfère au narrateur. C’est lui qui a la maîtrise du récit. Sujet de l’acte d’énonciation, le narrateur décide de l’orientation du questionnement qui motive et finalise la narration. C’est lui qui sélectionne, dans sa complexité des faits vécus, ceux qui lui paraissent les plus significatifs de son expérience singulière. Il y a donc une véritable construction visant à saisir la cohérence et/ou les contradictions du vécu subjectif articulé au contexte social » (de Villers, 1996, p.113). En outre, l’engagement de l’étudiant dans son dire est la condition de possibilité de la validité d’une telle approche. Cette méthode m’a permis de saisir l’expérience de nature subjective de l’étudiant et de questionner l’engagement du désir du sujet au cœur de l’expérience. Ainsi, l’analyse a porté sur cinq cas (parmi les 10 retenus précédemment) et a nécessité l’accomplissement de différentes étapes que je ne présenterai pas dans le cadre de cet exposé. Mais retenons une des étapes clefs, à savoir la relecture des incidents critiques positifs à la lumière des analyses réalisées à partir des récits de vie. Une telle relecture m’a permis de comprendre autrement et plus en profondeur un moment très particulier (chargé d’une grande émotion pour les étudiants) au sein des incidents critiques positifs ; et que je n’avais pas pu interpréter avant mon analyse approfondie des récits de vie. Il s’agit d’un moment qui prend place au sein d’un espace de formation sécurisant et remplissant la fonction psychologique de transitionnalité. Un moment où le « manque » (relatif à lui-même) de l’étudiant devient saillant. Mais comme, au sein de cet espace de formation, l’étudiant dispose d’un lieu et d’un temps pour assumer son désir et son corollaire le manque, il peut, le cas échéant, s’engager dans un travail psychique de métabolisation de l’expérience. Ainsi, au travers de processus imaginaires (avec


comme indicateur le moi idéal) et

de processus symboliques (avec comme

indicateur l’idéal du moi), l’étudiant va pouvoir assurer le passage d’un manque à l’élaboration d’un but (investissement d’un nouvel objet), comme compensation socialement valorisée. Donc soulignons que ce moment d’expérience du sujet étudiant a pris toute sa dimension lorsqu’ inscrit dans la quête du sujet et référé aux « figures du désirables » que le sujet étudiant s’est construit dans son ouverture aux autres et au monde; ainsi, le récit d’une expérience de formation n’a pu dévoiler toutes ses richesses que lorsqu’ intégré dans le contexte global de vie de l’étudiant.

Conclusion

Pour terminer cet exposé, je voudrais pointer le fait que mon parcours de recherche a été riche d’enseignements. Même si au terme de ces travaux, je souhaite encore jouer à l’équilibriste entre deux paradigmes très différents mais que je considère comme complémentaires. Est-il d’ailleurs nécessaire de choisir ? L’avenir me le dira. A ce stade de mon parcours, je crois que les deux approches peuvent m’aider dans mon quotidien d’enseignante. Toutefois, mon intérêt personnel pour l’écoute des histoires des autres et mon désir de ne pas réduire le sujet à un individu rationnel (comme nous le faisons d’ailleurs trop souvent en économie), m’amène à avoir une préférence pour la recherche biographique. D’ailleurs, au travers de mes travaux, elle a démontré toute sa richesse pour le champ de l’éducation. Ainsi, il est clair que la prise en compte du Sujet de l’éducation nécessite une telle approche ; elle seule permet la prise en compte de la particularité de l’histoire de l’étudiant et l’exploration du « mouvement » du Sujet de l’éducation articulé à son expérience.

Ainsi

l’approche biographique m’a permis de trouver une réponse à ma deuxième sousquestion relative à des processus de changement, à savoir les processus de mise en projet personnel de l’étudiant. Par ailleurs, la recherche biographique m’a appris, en tant qu’enseignante, à être modeste. En effet, l’enseignant ne maîtrise pas tout ce qui se passe au cœur de la situation de formation (contrairement à ce que d’aucuns souhaiteraient faire croire) ; c’est l’étudiant qui lâche ou non les amarres et qui se lance ou non dans un travail psychique de métabolisation de l’expérience : « (…) L’autoformation est le moment ultime de l’action éducative, là où elle s’achève. Il s’agit d’une mort féconde puisqu’en renonçant à intervenir dans la production du sujet, l’éducateur prend en compte la part d’impossible incluse dans son projet sur


l’autre. C’est à se prix qu’il pourra réaliser sa mission : rendre possible l’émergence d’un sujet de désir, capable de prendre des initiatives qui lui permettront de s’accomplir comme personne dans l’estime de soi, la sollicitude pour autrui et le respect des institutions quand elles servent la justice. Certes, l’autoformation du sujet a pour condition nécessaire mais non suffisante, l’acquisition des savoirs et des outils nécessaires à leur maniement. Certes, le sujet de l’acte éducatif n’advient pas hors d’un contexte social et axiologique déterminé. Mais il transcende ces étapes et il importe que l’éducateur, le formateur, inscrive au coeur de sa relation avec l’éduqué cette limite absolue de son intervention : ce moment inobjectivable de l’acte du sujet, ce moment du sujet comme désir, projet de lui-même où il ne sait pas encore qu’il veut advenir » (de Villers, 1996, pp. 57-59).

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Intervention de Jacqueline MONBARON, Maître d'enseignement et de recherche (MER) à l'Université de Fribourg (Suisse), Département des Sciences de l'éducation

Permettre à la formation de s'engager dans une nouvelle familiarité avec soi et son environnement Il m'a été demandé de parler des objets d'investigation qui, selon moi, s'ouvrent aujourd'hui à la recherche biographique dans le domaine de l'éducation et de la formation. Je me suis réapproprié la demande de la manière suivante : je vais tenter, dans l’espace temps qui m’est attribué, de vous dire comment la recherche biographique me mobilise pour penser la formation, plus spécifiquement la vie de l’adulte "en formation" ou engagé dans son processus d’apprentissage. J'ai une expérience approfondie du champ de la formation (principalement dans le contexte suisse) et je vais le mettre en résonance avec la recherche biographique. Je ne pourrai m'empêcher des raccourcis, car le sujet est vaste et le temps à disposition est court ! En préparant cet exposé, j'ai repensé à une "synthèse - mise en perspective" que j'avais présentée à Tours, à l'issue du colloque organisé à l'occasion de l'entrée en retraite de Gaston Pineau. C'était il y a juste 3 ans, en juin 2007. Le colloque en question s’intitulait "Le biographique, la réflexivité et les temporalités". Sur la base de ce que j'avais pu entendre de ce qui avait été dit dans les nombreux ateliers et lors des conférences plénières, j'avais alors dressé quelques idées de chantiers à développer. J'avais notamment relevé l'importance de la "posture réflexive en tant qu'elle favorise le travail biographique" et insisté sur ses conséquences sociopolitiques dans ce que Christine Delory-Momberger ainsi que Peter Alheit avaient alors nommé un véritable "tournant biographique". Je me suis bien entendu demandé où Asihvif en était aujourd'hui, par rapport à ce qui se dessinait voici trois ans, et compte tenu "du redéploiement et de l’élargissement du projet", pour reprendre les termes de Jean-Michel Baudouin. Je dois dire que je suis très impressionnée par le chemin parcouru : certaines des pistes évoquées ce jour-là se sont dynamisées, et la réflexion a considérablement bougé. L’expression du tournant biographique m'interroge beaucoup. Je ne peux cependant m'exprimer sur ce tournant dans le travail mené par Asihvif et ses sympathisants, sans évoquer ce qui précède le tournant et ce qui le prolonge. C'est logique : pour dessiner des perspectives, il s'avère indispensable d'avoir également un regard rétrospectif. Je vais donc organiser mon propos autour des points suivants :


1. Tout d'abord, je vais préciser ma posture épistémologique en disant quelques mots de ma pratique et de mes recherches dans cet alliage constitué par la formation et le biographique. 2. Puis, dans un regard tant rétrospectif que prospectif, je vais évoquer le travail de biographisation (selon la notion chère à Christine Delory-Momberger, notamment) de leur parcours de formation entrepris par des jeunes adultes que je forme et parfois accompagne à l’Université de Fribourg. 3. J'aimerais ensuite relever quelques ambiguïtés de la formation et des injonctions institutionnelles et politiques à se former … tout au long de la vie. 4. Au final, je brosserai à grands traits quelques axes pour des chantiers qui, à mon avis, méritent d'être poursuivis et approfondis dans le champ de la recherche biographique en formation et en éducation. Etant plus à l'aise avec le terme de formation, c'est celui que j'emploierai en priorité dans mon propos. Petite note biographique : je ne peux continuer mon propos sans partager avec vous le fait que je vis un moment très particulier de mon propre parcours. Je vis un tournant biographique qui n'a rien d'anodin : voici à peine 10 jours, mes collègues avaient organisé une petite manifestation scientifique et conviviale à l'occasion de mon dernier cours, en présence de mes étudiants, de nombreux collègues avec lesquels j'avais eu à collaborer, ainsi qu'avec de nombreux professionnels qui avaient participé à des formations dont j'avais la responsabilité. Je serai en effet à la retraite dès la fin août. Cette manifestation a représenté un moment biographique fort pendant lequel j'ai, entre autre, compris la nuance entre biographique et autobiographique. Les différents intervenants relevaient et décrivaient des principaux éléments constitutifs de mon parcours professionnel. C'était de moi qu'ils parlaient et c'était autre chose que ce que j'en aurais dit moi-même (autre chose ne veut pas dire différent). C'était la première fois que je mesurais si profondément cette "nuance". Par conséquent, je me situe, dans mon parcours biographique, dans cet entredeux du regard rétrospectif articulé à celui des perspectives. Mon propos est donc à situer dans ce moment autobiographique fort que je vis, en résonance avec un de mes objets de recherche qui touche aux transitions de la vie adulte et de la place occupée par la formation dans celles-ci.

1. Posture épistémologique Jean-Michel Baudouin a retracé les principales ressources conceptuelles, méthodologiques et pratiques qui ont marqué l'histoire du champ des histoires de vie en formation, notamment dans les dimensions qui ont été travaillées au fil des années au sein de notre association. Christine Delory-Momberger et Christophe Niewadomski ont souligné les caractéristiques de la recherche biographique et l’ancrage reconnu, fort et spécifique de celle-ci dans le champ de la recherche. Je tiens à dire ici quelques mots de ma posture face à la recherche biographique et mon univers épistémologique. Je m'inscris dans la perspective de ce que d'aucun ont appelé l'école de Genève initiée par Pierre Dominicé, mais également par MarieChristine Josso, puis Matthias Finger et d'autres encore. J’ai ainsi participé largement, depuis plus de 20 ans, aux recherches qui tendent à comprendre les dynamiques en action chez l'adulte apprenant.


Ainsi, le travail biographique tel que je le conçois n’est pas tant sur le biographique, mais avec le sujet biographique, et dans ce sens j'estime que nous étions déjà, à Genève, dans une perspective très proche de la recherche biographique. Je m'explique : je ne pratique que rarement l'entretien biographique, mais travaille depuis de nombreuses années dans une optique de recherché formation, dans un travail dans lequel la personne choisit de socialiser son propre récit de formation en petit groupe, pour ensuite travailler(toujours en groupe) à une coélaboration de sens. Une telle démarche qui allie recherche et formation peut conduire à une transformation de soi, certes, mais également à une transformation de son rapport au monde, voire de son "être social au monde" (j’y reviendrai tout à l’heure). De fait, je précise que les histoires ou récit de vie ne sont pas nécessairement au centre de mes intérêts de recherche, mais plutôt l’adulte, son parcours, et la place de la formation dans celui-ci, dans une perspective biographique. Je me retrouve bien dans une prise en compte du sujet biographique (quel que soit son âge) aux prises avec le monde.

2. Les jeunes adultes et le travail de biographisation de leur parcours J’ai eu l’occasion de travailler avec de nombreux publics dans le dessein de faire émerger ensemble (en groupes très restreints) une cohérence dans leur parcours de formation. L’évolution, ces dernières années, des interrogations des jeunes étudiants destinés à se professionnaliser dans un des champs de l’éducation, m’a beaucoup interrogée. Suite à ce travail biographique autour de leur parcours de formation, ces étudiants ont récemment choisi d’approfondir ensemble la place réelle des expériences scolaires et extrascolaires, leur articulation et leur rôle dans la formation de l'adulte en devenir qu'ils représentent. Je me limiterai à deux remarques :

2.1. Etre autorisé à dire je De nombreux étudiants éprouvent de la crainte, dans le milieu universitaire, à utiliser je quand ils s’expriment et écrivent. Le phénomène n'est pas nouveau, bien qu'il me semble en expansion. Pourquoi, leur ai-je encore demandé récemment. - on n'a pas le droit … - mais qui vous dit cela ? - certains professeurs…et de plus, comme chacun ne dit pas la même chose, on ne sait plus quoi faire. Alors, on utilise le nous, même en écrivant un rapport personnel de stage, précise encore une étudiante, tout en ajoutant qu'elle ne "s'y retrouvait plus …" Peut-on parler de soi, de sa vie, autrement qu’en disant je ? La question n’est pas si simple. Mais j’estime que dans la formation des jeunes adultes, nous pouvons, d'autant plus par la recherche biographique, contribuer à l’émergence du je, et faire ainsi passer les sujets d'un "récit exogène" (j'en suis l'objet mais il n'est pas le mien) à un "récit intérieur". Je me réfère ici à Malherbe et à son livre Déjouer l'interdit de penser. Essais d'éthique pratique (2001). Celui-ci insiste sur le fait que les deux récits se tissent : "Notre récit extérieur est le nécessaire point d'appui de notre


devenir soi. Il en fournit la matière première" (p. 85). C’est sa manière à lui de réinterpréter l’identité narrative selon Ricoeur. Précisons que le récit extérieur que l'on reçoit n'est pas toujours un cadeau … Face aux exigences de la recherche instrumentée et la normalisation des parcours, il est indispensable de maintenir à l’université et dans les dispositifs de formation pour jeunes et pour adultes, des espaces où ce je trouve sa place. Favoriser l’accès des étudiants à leur parcours personnel, à leur univers intérieur afin d'en faire un objet de recherche dont ils sont sujets me semble indispensable. On trouve là une première explication à mon titre : la recherche biographique passe par une première étape qui autorise le sujet en construction à retrouver une familiarité avec soi. Etre jeune ne préserve d'ailleurs aucunement de vivre des moments biographiques lourds (cancer en étant enfant, drame familial, etc.) qui nécessitent d’être réinvestis dans un travail de biographisation, pour tenter de s’épanouir avec son passé et non sans, en ou se le cachant.

2.2. Le souci d’insertion J’ai pu observer ces dernières années une augmentation du souci, voire de l’anxiété des jeunes adultes face à leur insertion au travail et dans le monde adulte. Ils marquent, pour la plupart, et … même en Suisse (taux de chômage inférieur à 4% !), une grande inquiétude quant à leur avenir et sont totalement désécurisés face à cette transition formation – emploi. Rien n’est là pour les sécuriser. Je vais aller plus loin : certains portent en eux un "souci du monde", dans le sens où ils se sentent un peu écrasés par les signes que le monde leur renvoie. J’estime donc que travailler au développement d’une compétence biographique avec eux aide à se préserver de porter, en plus du poids de sa propre vie, tous les malheurs du monde, tout en prenant une plus juste conscience de sa dimension "d’être social et politique" (dans le sens que lui donne Paul Ricoeur), certes responsable avec d’autres, mais autonome.

3. Les ambiguïtés de la formation La formation est un droit affirme-t-on à juste titre. La perspective d’une formation tout au long de la vie, certes très louable, nous présente idéalement dirais-je, un individu sujet de sa formation, qui développe ses compétences tout en se formant et travaillant. Or, nous savons que la réalité n’est pas si rose. La formation reste un sujet éminemment politique et j'en fais une nouvelle fois l’expérience dans le groupe d’experts dont je fais partie et qui est chargé d’élaborer un projet de loi fédérale sur la formation continue, une telle loi n’existant pas encore en Suisse. On attend de la formation et des adultes qui se forment des résultats. On attend d’eux, en plus d’être "manager de soi" (selon ce qu’ont développé Boltanski et Chiapello, 1999), qu’ils deviennent manager de leur formation, ceci dans un système modélisé, sous contrôle dans la perspective de la société de contrôle commentée par Deleuze (Pourparlers, 1997). Deux exemples : - dans l'éducation scolaire, les enquêtes européennes (PISA) évaluent, selon des


standards dont la mise en place occupe de nombreux chercheurs, les performances des systèmes éducatifs en fonction des compétences générales des élèves en maths, en lecture, etc. Que fait-on d’autre que d’évaluer des performances et de jouer la compétitivité des systèmes entre eux ? Mon canton s'enorgueillit d'ailleurs de caracoler dans le peloton de tête de ces évaluations. Pourtant, les jeunes en décrochage, en difficulté, voire en détresse existentielle sont toujours très nombreux et PISA n’en dit pas grand chose, alors qu'il s'agit là d'un des objets du savoir digne d'intérêt; - pour la formation des adultes, d’autres enquêtes européennes décrivent l’attitude des adultes face à la formation continue. Les statistiques émettent des constats identiques, année après année : plus on est formé, plus on se forme et les personnes à faible niveau de qualification ne s’inscrivent que rarement à des cours, des programmes de formation et se sentent peu à l’aise avec les dispositifs de formation qui sont sur le marché. Très peu de chercheurs se penchent sur de telles situations, comme si l'objet n'était pas "porteur". Je vois là une injonction paradoxale: formez-vous et devenez auteur "compétent" de votre vie. D’une part, on demande aux jeunes adultes de se prendre en charge, donc d'être adulte dans un processus qui préconise la responsabilisation : "Tu as des cartes en main, à toi de valoriser ton parcours, toutes tes expériences acquises, même, ou d’autant plus si elles sortent de l’ordinaire". D’autre part, les dispositifs de formation se rigidifient : nous en faisons l’expérience en Suisse pour ne citer que la normalisation des parcours de formation à l’université (LMD). On en arrive à une sorte d’industrie, de marché du programme, qui se négocie, se marchande au crédit ECTS ! Je souhaitais souligner ici l’ambiguïté de la fonction attendue de la formation. Je pense que dans le travail de biographisation que l’individu entreprend à partir des événements de sa vie, il lui est possible de se mettre en familiarité avec son propre parcours de formation et de "s’investir" dans un projet de formation, de vie, dont il ne soit pas victime en otage d’un système, mais acteur.

4. Champs à investiguer en recherche biographique avec la formation en ligne de mire C’est bien beau tout cela, direz-vous, mais bien théorique ! Comment vivre, survivre, quand : "L’enfance est un problème, l’adolescence interminable, la maturité introuvable et la vieillesse ennemie" ? Je cite ici Deschavanne et Tavoillot (2007, p.10) qui, dans Philosophie des âges de la vie, posent la question de savoir "pourquoi grandir, pourquoi vieillir ?" La question qui nous occupe ce matin est, je le rappelle, d'identifier les apports de la recherche biographique sur les formes de biographisation liées aux espaces institués de l’éducation et de la formation, sur le rapport au savoir et sur les processus d’apprentissage. Je pense avoir relevé jusqu’à présent certains de ces apports, en soulignant les enjeux autour des espaces institués et du rapport de l’individu à ceux-ci. Le dernier point de mon intervention consiste à suggérer à grands traits quatre axes qui, sans être exhaustifs, ni nouveaux, me paraissent pertinents pour continuer l’exploration.


4.1. Identifier transitions et "boucles biographiques" Le premier axe est dans une certaine continuité de ce que Gaston Pineau appelle les "boucles biographiques" et également ce que Christine Delory-Momberger nomme les "boucles temporelles". Le travail effectué autour de la biographisation des parcours conduit à identifier dans l’histoire d’une vie et sa socialisation, des tournants biographiques… plusieurs tournants formant une boucle. J’aurais voulu trouver une forme géométrique qui me permette de relier tournants et boucles, mais n'y suis pas arrivée, étant incompétente en géométrie. Les parcours des jeunes et des adultes deviennent toujours plus atypiques, l’atypie devenant la norme. Dans ma thèse de doctorat, j’ai d’ailleurs développé la notion d’identité composite des formateurs d’adultes, après avoir pendant plus de deux années travaillé avec eux à une mise en cohérence de leur parcours par un travail de biographisation en groupe restreint. Un travail sur les moments de transitions d’un itinéraire de vie permet d’identifier des boucles. Je pense ici à un travail fin qui consiste, avec les personnes, à décortiquer dans l’après-coup ces moments de transitions. On pourra alors constater que ces transitions ne sont pas déconnectées du monde, mais qu'elles sont souvent accrochées à tel événement qui dépasse largement la personne et la replace parfois dans des événements de l’histoire de sa famille, de sa région, de son pays. J'estime que ce travail d’identification de moments de transitions d’une vie et de boucles biographiques est une manière pertinente de lutter contre un déséquilibre de soi, et de rester en connexion critique et autoréflexive avec le monde.

4.2. L'adulte "sans formation continue" Les témoignages de différents intervenants lors des séminaires précédents faisaient référence à des personnes que nous pourrions appeler des naufragés de la vie. "Certains individus ont la bonne fortune de recevoir en héritage un récit extérieur qui, pour ainsi dire, vient les travailler dans le sens de l'épanouissement de soi", écrit Malherbe (2001). Il précise que le bonheur serait d’être le sujet de son propre récit, dans un tricotage et détricotage des récits intérieurs et extérieurs. L’opération n’est pas si évidente que cela et ce que la vie leur a appris (je pense ici à ces naufragés) est parfois trop douloureux pour en faire sans autre, un récit qui génère une réflexion personnelle sur l’apprentissage. Cependant, un travail dans un contexte privilégié de biographisation de son parcours ne permettrait-il pas de se "déscolariser" (j’emprunte l’expression au philosophe anthropologue Jean Lambert) d’un parcours scolaire parfois chaotique, de se libérer" d'une formation reçue pour se placer dans une dynamique nouvelle. La recherche biographique favorise la valorisation de toute forme d'apprentissage : on s’autorise à apprendre autrement, et si l'on est formateur, on encourage l'autre à apprendre de sa vie pour se réapproprier son propre rapport au savoir. Plutôt que de parler de l'adulte sans formation continue selon ce qui est identifié dans les statistiques révélées dans les enquêtes dont j’ai parlé tout à l’heure, je préfère parler du sujet biographique en familiarité avec sa formation. On pourrait alors parler d’un processus personnel de déscolarisation pour se "rescolariser" … dans l’école de la vie. A ce moment-là, la formation permettra à l’individu de trouver,


ou de retrouver une légitimité, puisque nous savons que la formation donne cette légitimité à toute personne se formant, d’autant plus si celle-ci est en quête de reconnaissance. On voit ici toute l’importance du paradigme d’émancipation, toujours d'actualité, qui peut passer par une libéralisation de sa propre parole pour l'inscrire dans un monde social, comme l'a dit tout à l'heure Jean-Michel Baudouin. Les parcours composites ont de l’avenir et ne sont pas uniquement soumis à une réalité douloureuse : ils sont dans cette émergence d’une nouvelle "configuration théorique du sujet" soulignée par Christine Delory-Momberger, dans Les histoires de vie : de l'invention de soi au projet de formation (2000). J’aimerais citer ici Gilles Deleuze, dont la lecture de Pourparlers (1997) fait écho à une connexion de l’individu au monde, à travers l’histoire. Il insiste dans sa conclusion sur le fait qu’une minorité peut être plus nombreuse qu’une majorité : "Ce qui définit la majorité, dit-il, c’est un modèle auquel il faut être conforme : par exemple l’adulte mâle habitant les villes. Tandis qu’une minorité n’a pas de modèle : c’est un devenir, un processus" (p. 235).

4.3. Le sujet soucieux de l'environnement En réfléchissant à la construction du sujet au sein d'un espace social, j'ai consulté certains chiffres sur le taux d’occupation des jeunes diplômés, car la question du travail à temps partiel offre des perspectives intéressantes d'un rapport au travail et à l'emploi renouvelé. Je parle ici du contexte suisse où l’on travaille en moyenne 41,5 h par semaine et où le taux de chômage moyen est en général inférieur à 4%, même en période de crise. Des études montrent que le temps partiel est une pratique toujours plus fréquente chez les nouveaux diplômés des hautes écoles. Selon une étude de 2008 (Storni et Schmid), environ 30 % affirment ne pas travailler à plein temps. Les raisons de ce choix peuvent être multiples, mais deux sont le plus souvent évoquées : avoir davantage de temps libre, et les engagements familiaux à respecter. Mais c’est également chez ces personnes et d’autres également – si je me réfère à ce que je vois autour de moi – l’émergence d’une responsabilité de consommateur avisé et un souci de vivre dans un environnement que l’on souhaite préserver. Cette préoccupation me semble nouvelle par son ampleur et je l’englobe dans celle d’un sujet pleinement inscrit dans la cité, tout en étant soucieux de son héritage existentiel et de son enracinement. Un souci émergent du bien commun, dans une perspective "d’éthique appliquée" déjà présente chez les Grecs, et appelée par Malherbe (2001) "l'être sujet ensemble" (p. 21). Replacée dans la perspective de la recherche biographique, je l’appellerai l’être sujet ensemble dans une reconfiguration de soi avec son environnement, qui englobe cette prise de conscience que nos vies sont en prise avec le territoire, la nature et l'environnement. C’est une nouvelle donne que de penser sa vie et l'avenir de la vie collective sur une planète qui prend de l'âge, en entrant dans une résistance à la consommation à outrance. J’estime que la recherche biographique et le processus social dans lequel elle s’inscrit trouve sa place dans ces préoccupations environnementales.


4.4. Apprendre du monde intergénérationnel Je prends ici la liberté de citer la réaction d’un lecteur du livre " Où sont passés les adultes " que nous avons écrit à plusieurs, en nous interrogeant sur cet adulte contemporain (2009). Ce lecteur écrivait à l'éditeur Jean Ferreux : "Et, à l’aube du grand âge, je me suis demandé en lisant Où sont passés les adultes? si j’en étais enfin devenu un, ou si, au contraire, je n’étais pas né comme un vieillard avec deux mille ans d’histoire sur le dos, et si je ne mourrai finalement pas comme un nouveauné, sans pour autant être retombé en enfance, après avoir inversé le cours normal du vieillissement…" J'ai découvert récemment avec étonnement un livre du philosophe Bernard Stiegler. Celui-ci, dans "Prendre soin de la jeunesse et des générations" (2008), estime qu'il y a beaucoup à apprendre du monde intergénérationnel. Vous me direz que c'est un truisme et qu'il n’est pas le seul ni le premier à le dire. Il énonce avec véhémence la confusion des âges et parle d'une "inversion des relations intergénérationnelles". Il dénonce ce qu'il nomme le psycho pouvoir : "Le psycho pouvoir, dit-il, apparaît de nos jours pour ce qu’il est : c’est ce qui fait des enfants les prescripteurs de leurs parents, et de ces parents, de grands enfants". Il estime que le marketing auquel la société de communication nous soumet détruit tout système de soin et, en particulier, ce qu’il appelle les "circuits intergénérationnels". Il en résulte à ses yeux une destruction systématique de l’appareil psychique juvénile. Il souligne par conséquent la nécessité d'instaurer des "espaces transitionnels" entre les générations. Je considère que la recherche biographique a complètement sa place dans cette réflexion et peut largement contribuer à redonner du lien entre les générations, sa juste place à l’enfant et à l’adulte, sans infantiliser ce dernier mais en l’aidant à être au monde et à repenser sa posture d'adulte porteur d'un âge.

Pour conclure - La formation ne peut se penser en dehors de la vie d'un sujet situé quelque part dans un processus social. - La recherche biographique en éducation et en formation nous donne à travailler sur les tensions fondatrices de soi et des autres, et aide à nommer le parfois innommable. - Les recherches et pratiques autour des histoires de vie en formation sont nées dans l'indiscipline et le transdisciplinaire. Elles démontrent plus que jamais que l'ouverture n'empêche pas de penser intelligemment, d'avancer. Continuons à "défendre l'indiscipline théorique pour penser la formation", comme l'a écrit et répété Pierre Dominicé, dans un véritable esprit d'indépendance qui refuse toute inféodation, même s'il est important, comme le précisait Christophe Niewadomski, que la recherche biographique représente une "unité séparable". - L'une des forces d'Asihvif est certainement d'avoir réuni, avec des hauts et des bas, un faisceau d'intérêts convergents, tout en étant originaux. Ce faisceau s'est considérablement enrichi ces derniers mois, ce qui éveille une grande curiosité que je nommerais intellectuelle et existentielle. Continuons l'ouverture …


Bibliographie Boltanski, L.& Chiapello E. (1999). Le Nouvel esprit du capitalisme. Paris : Gallimard. Boutinet, J.P. & Dominicé, P. (dir.) (2009). Où sont passés les adultes ? Routes et déroutes d'un âge de la vie. Paris : Téraèdre. Deleuze, G. (1990). Pourparlers. Paris : Editions de minuit. Delory-Momberger, C. (2000). Les histoires de vie : de l'invention de soi au projet de formation. Paris : Anthropos. Deschavanne, E. & Tavoillot, P.H. (2007). Philosophie des âges de la vie. Paris : Grasset. Dominicé, P. (2007). La formation biographique. Paris : L'Harmattan. Malherbe, J.F. (2001). Déjouer l'interdit de penser. Essais d'éthique pratique. Québec : Liber. Stiegler, B. (2008). Prendre soi de la jeunesse et des générations. Paris : Flammarion. Storni, M. & Schmid, M. (2008). Les personnes diplômées des hautes écoles sur le marché du travail : premiers résultats de l'enquête longitudinale 2007. Suisse : Office fédéral de la statistique, Neuchâtel.


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