REDEMPTION (extrait) de Bérengère Rousseau

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Rédemption Bérengère Rousseau

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Bérengère ROUSSEAU Illustration de couverture : Aurélien POLICE

Éditions du Riez © – dépôt légal : 2014 ISBN : 978-2-918719-82-3 – ISSN : 2104-7235 X Tous droits réservés pour tous pays.

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PROLOGUE

— Auf ! Schnell ! La voix résonna aux oreilles d’Esther tandis qu’elle reprenait ses esprits. Pourquoi avait-il fallu qu’elle tombe devant lui ? Le soldat allemand la toisa avec mépris avant de lui balancer un coup de pied dans les jambes. Avec difficulté, elle ravala les larmes qui lui montaient aux yeux et tenta de se calmer.

— Schneller !1 Quelle horrible langue ! Depuis maintenant quatre ans, elle l’exécrait. Elle la vomissait plus que tout dans ce triste monde. Pourtant, elle l’avait aimée, avant. Il y a très longtemps. Dans une autre vie ; une vie où elle n’avait pas eu honte d’avoir un jour été allemande.

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« Plus vite » en allemand.


Esther réintégra l’interminable file de gens qui marchaient devant elle. Des êtres humains comme elle. Des juifs.

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CHAPITRE UN

Noâm reposa le syllabus sur son bureau en soupirant. Derrière lui, Lucas, son meilleur ami, toussota pour attirer son attention. Le jeune homme se raidit. Ce comportement était annonciateur d’une discussion houleuse. Il appréciait énormément Lucas, mais parfois, il avait du mal à accepter de se voir recadré par son effarante lucidité. Sans doute le connaissait-il trop bien pour lutter contre cette manie particulièrement agaçante. — Combien de temps vas-tu encore t’entêter ? lui demanda-t-il en haussant les épaules. — Jusqu’à ce que mes études prennent fin, je suppose, répondit Noâm d’un ton cinglant. — Ah, c’est clair que tu n’es pas mauvais en psycho, mais de là à être passionné par cette matière, y a de la marge. Lucas n’avait pas tort, Noâm devait bien le reconnaître. Il n’avait pas voulu suivre son ami à Bruxelles pour étudier l’histoire. Même si Lucas l’avait accepté, il ne comprenait pas son choix. Pas plus que l’attachement de 6


Noâm à ses racines montoises et, surtout, à son père. Depuis la mort de sa femme, celui-ci s’était concentré sur son métier d’antiquaire, reléguant le plus souvent son fils au second plan. Mais le jeune homme n’avait pas baissé les bras. Il s’était accroché à ce désir d’être là coûte que coûte. Non sans émotion, il jeta un coup d’œil au portrait de ses grands-parents Éliane et Noâm, dont il portait le prénom, avec fierté. — Il n’y a qu’à voir la façon dont tu regardes ces photos sans cesse. — Nous avons déjà eu ce genre de discussion et franchement, je n’ai pas envie de remettre ça sur le tapis. Mon père ne va pas tarder à rentrer et je ne veux plus en parler. Je pensais avoir été clair la dernière fois, Lucas. Lucas se renfrogna. Le ton sans détour de son ami avait eu raison de son enthousiasme. Il devait bien se rendre à l’évidence : Noâm ne quitterait jamais Mons pour vivre sa vocation, être historien. Il se contenterait d’étudier la psycho, avec application, certes, mais sans la passion qui l’animait, lui. — OK, j’ai compris, mais tu te plantes royalement. Bon sang, Noâm, on ne vit qu’une fois ! Tu adores l’histoire ! Regarde ta chambre ! On dirait un musée ! Tu crois qu’il y a beaucoup de mecs de notre âge qui passent leur temps dans des librairies ou qui participent à des fouilles ? s’exclama-t-il en riant. Non, tu es fait pour ça.

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— Je sais, tu me l’as bien trop souvent répété. Et même si ça me coûte de l’admettre, tu as sans doute raison. Enfin, un peu. — Merveilleux ! Et il n’est pas trop tard, ajouta-t-il en lui adressant un clin d’œil tellement gros que Noâm en sourit. Allez, c’est décidé ! L’an prochain, tu me rejoins ! Les deux amis se fendirent d’un rire franc avant que Lucas ne prenne congé de Noâm. Alors qu’il s’apprêtait à redescendre au premier étage, le jeune homme entendit la cloche de la porte de la boutique retentir. Son père venait de rentrer. Rapidement, Noâm dévala la seconde volée de l’escalier qui menait au rez-de-chaussée, dans le magasin familial d’antiquités. Il balaya la surface commerciale du regard, puis découvrit son paternel, non loin de l’entrée. Il marcha droit vers lui et le gratifia d’une tape sur l’épaule avant de lui faire la bise. Après s’être assuré qu’il avait fait bon voyage, il jeta un œil sur le trolley que son père avait rangé près de la caisse enregistreuse. Pourtant, il ne s’agissait là que de la partie visible de l’iceberg. Il y avait trois cartons de plus à côté de la vitrine. Noâm entrebâilla le premier. À l’intérieur, il recensa pas moins de sept ouvrages poussiéreux en anglais et allemand. Il en feuilleta quelques-uns avant de humer le dernier. — J’adore cette odeur. Ce livre a bien vécu, on dirait, poursuivit-il. — En effet. C’est pour une commande. 8


— Ton client appréciera sûrement. Élie acquiesça, puis lui indiqua celui qui jouxtait la porte. Noâm le posa délicatement sur la table, derrière le comptoir, puis en écarta les pans. Au premier coup d’œil, il ne vit rien de transcendant. Cependant, Élie l’encouragea à regarder au fond. Avec ardeur, Noâm fouilla dedans. Il en tira un coffret de bois vernis et fit remonter le loquet en plaqué or avec précaution puis souleva le couvercle. Ses yeux pétillèrent tout en balayant le contenu. — C’est magnifique, s’exclama-t-il en s’emparant d’un collier et d’une montre. — Ils datent tous deux de la Première Guerre mondiale. Fabriqués à la main par un artisan-bijoutier, et horloger de surcroît. Noâm ouvrit l’un des tiroirs du petit meuble, à côté de la porte, et en extirpa une chamoisette. Il astiqua la montre et la rangea dans son boîtier en attendant que son père lui trouve la place qu’elle méritait. Le regard de Noâm fut ensuite attiré par un autre objet dans le sac. Il voulut l’attraper, mais Élie l’en empêcha. — Oh, laisse. Ce n’est rien de bien intéressant. Noâm passa outre, mais le coffret ne semblait rempli que de paperasse. — C’est pour un client ? s’enquit le jeune homme. — Non, c’est pour moi. Range-moi ça, s’il te plaît.

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Le ton d’Élie s’était durci. Noâm le dévisagea d’un air dubitatif. — Il y a un problème ? Élie bredouilla quelques mots en guise d’excuse pour tenter de convaincre son fils, mais ce dernier n’était pas dupe. Son père paraissait préoccupé pour une raison que Noâm ignorait et il n’aimait pas le voir se renfermer de la sorte. Cela lui rappelait de mauvais souvenirs et la mort de sa mère. Toutefois, il savait fort bien qu’il valait mieux ne pas insister. *** Quand Élie refit surface, après avoir rangé tout ce qu’il avait ramené de son expédition à l’étranger, il constata à quel point Noâm s’occupait de bien plus qu’il ne l’aurait dû. Le repas mijotait sur la cuisinière, le linge était étendu dans la buanderie, le ménage avait été fait. — Je suis désolé, glissa-t-il, le regard triste. Noâm le serra contre lui pour accepter ses excuses et tous deux mangèrent en silence. Élie suggéra un film pour détendre l’atmosphère et les deux hommes prirent la direction du cinéma. Secrètement, depuis leur départ, Noâm repensait à la boîte métallique que son père s’était empressé de dissimuler dans sa chambre. S’il croyait avoir fait preuve de discrétion, il s’était fourvoyé, Noâm n’en avait pas perdu une miette. Il profiterait de son absence le lendemain pour y jeter un œil, ni vu ni connu.

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Quel mal pouvait-il bien y avoir à découvrir ce qu’elle cachait ? *** Noâm descendit l’escalier et rejoignit la cuisine pour s’y préparer son petit-déjeuner. Son père n’était pas là, comme il s’y attendait. Le lundi était jour de fermeture et Élie avait pris l’habitude de passer la matinée à la salle de sport. En période de blocus, Noâm avait prévu d’étudier un peu, mais la curiosité l’emporta sur la raison et il pénétra dans la chambre paternelle en quête du trésor caché. Il chercha partout, sans découvrir le fameux coffret. Cela l’exaspéra au plus haut point. Tout était rangé avec une méticulosité presque militaire et Noâm fit son possible pour tout remettre en état, car Élie remarquerait son intrusion dans le cas contraire. Et tandis qu’il se dépêchait, quelqu’un frappa à la porte déjà entrouverte. — Je peux t’aider ? s’enquit l’intéressé, d’une voix agacée. — Je suis désolé, papa. Tu m’as piqué au vif avec cette histoire, et je n’ai pas pu résister. Ce n’était pas la première fois que Noâm lui faisait le coup et si, d’ordinaire, Élie se ravisait, lui souriait et oubliait cette curiosité malsaine, son fils saisit que cette fois-ci, les choses étaient différentes. — J’ignore ce qui se passe, papa, mais si tu m’expliquais pourquoi tu dois cacher ce coffret ? — Et toi, si tu me disais pourquoi tu as toujours besoin de fourrer ton nez dans mes affaires ? Si je te demande de 11


ne pas toucher à quelque chose, pourquoi dois-tu systématiquement faire le contraire ? Noâm lui fit face, interloqué. Le surréalisme de la situation le dépassait totalement. Il ne comprenait pas la réaction d’Élie, encore moins sa montée au créneau. — Elle a quoi de si spécial, cette boîte, pour que tu te mettes dans un état pareil ? Et pour ce qui est de fouiner dans tes affaires, tu as raison. Je ne devrais pas. Je te présente mes excuses. Sur le moment, Noâm songea aux propos de son meilleur ami. Il avait vu juste. Ce désir de protéger son père à tout prix, son impuissance à le quitter… peut-être n’était-ce après tout qu’une façon de se préserver lui-même de l’inconnu. Élie soupira bruyamment en guise de renoncement. Noâm s’approcha de lui, mesurant la portée de son geste et ce que cela suscitait chez lui. — Je suis vraiment désolé de t’avoir blessé en venant fouiller dans ta chambre. Tu m’encourages toujours à dire les choses, à ne pas m’enfermer, mais regarde-toi, papa. Depuis la mort de maman, je suis celui qui s’ouvre. J’en ai assez. Il faut que tu me fasses un peu confiance, aussi. Père et fils se sourirent enfin, la tension retomba alors pour laisser place à des retrouvailles chaleureuses, ce qu’Élie offrait peu à son garçon depuis la disparition de son épouse bien-aimée. Et pourtant, ils avaient tous deux perdu un être cher et cela, il l’oubliait parfois.

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— Tu as gagné. Je vais te montrer le contenu de cette boîte, mais… Il se ravisa, tourna les talons et rejoignit son bureau à la hâte. Durant ce temps, Noâm leur prépara du café et attendit le retour d’Élie dans la salle à manger. *** Élie répandit le contenu de la boîte sur la table sous l’œil attentif de Noâm. Parmi le tas de documents, celui-ci aperçut quelques clichés. Il s’en empara immédiatement, ne laissant pas à son père le temps d’entamer une quelconque explication. À mesure qu’il les détaillait, ses yeux s’agrandissaient, marqués par la surprise ou la joie. Jusqu’à la dernière. Élie grimaça, puis scruta son fils. Lentement, le jeune homme examina le portrait de plus près. — Je ne suis pas sûr de saisir, dit-il. — Je n’imaginais pas que cela t’obséderait à ce point. — Qu’est-ce que tout ceci signifie ? s’enquit Noâm, en lui indiquant la photo qu’il tenait en main. Élie le dévisagea, comme s’il hésitait. Il réfléchit quelques instants, inspira profondément et se lança. — Cette image date d’un lointain passé, un passé que toute la famille a toujours tenté de garder secret, mais qu’il faut sans doute révéler aujourd’hui. Surtout avec toutes ces commémorations. Noâm ne comprenait pas de quoi il retournait, ni l’essence même des paroles qu’Élie venait de prononcer. La seule chose à laquelle il ne pouvait s’empêcher de penser 13


était la scène qu’il contemplait : Félicien, son arrièregrand-père, et un soldat à ses côtés. Si, au premier coup d’œil, le cliché ne l’avait pas choqué, ce ne fut pas le cas ensuite. En y prêtant davantage attention, il constata que l’homme arborait un brassard nazi. Ce détail l’ébranla fortement. Il sous-entendait que l’officier en question était allemand. — Qu’est-ce que cela signifie ? Pourquoi porte-t-il ce brassard ? demanda Noâm d’une voix tremblante. — Ton arrière-grand-père était un résistant, Noâm. Et ne doute jamais de ces motivations… Cela étant, son passé n’est pas exempt de zones d’ombre, comme en atteste cette photo. — Quoi ? Il a collaboré avec les Allemands ? C’est ce que tu essaies de me dire ? Sans s’en rendre compte, Noâm avait haussé le ton. — Oui, mais… je n’excuse pas ce qu’il a fait, mais je veux que tu comprennes que parfois, tout ne va pas comme on l’avait prévu. Des événements viennent de temps à autre chambouler une vie et changent tout. Noâm ne le savait que trop bien. Élie n’avait pas besoin de le lui rappeler. Après avoir tout étalé devant eux, son père retira le dernier objet : un petit écrin en bois. — Ouvre-le, encouragea-t-il Noâm. Du bout des doigts, celui-ci le saisit, le tâta, l’observa. La gravure dessus le subjugua et lui fit presque oublier la photo durant quelques secondes. Le matériau avait été travaillé avec une minutie impressionnante. Noâm remonta 14


le sillon qui parcourait le pourtour du coffret jusqu’à former sous le loquet un entrelacs de cercles, représentant le symbole mathématique de l’infini. — C’est magnifique, marmonna-t-il. Un fin sourire se dessina sur les lèvres d’Élie. — Vas-y. Noâm s’exécuta. Il hoqueta de surprise en découvrant dans la boîte un bijou d’une rare beauté. Aussitôt, il enfila des gants, l’outil par excellence de tout collectionneur et marchand d’œuvres d’art, et s’empara du pendentif. Il le soupesa avec doigté. — Quelle légèreté ! Le collier, pourvu d’une chaînette en or, brillait de mille éclats. Noâm observa ses contours parfaits avec l’œil d’un spécialiste, ce qui ne fit pas défaut à la réputation des siens en la matière. Puis, il se saisit du médaillon et le passa au crible. À l’endroit, à l’envers. Il le retourna, puis entreprit de l’ouvrir. Le jeune homme retint son souffle. À l’intérieur, il n’y avait rien. Enfin, pas tout à fait. Une inscription ornait le bas du boîtier intérieur du pendentif. Noâm y regarda à deux reprises, puis leva les yeux vers son père, stupéfait. — C’est pour… Noâm ne parvint pas à poursuivre. — C’est pour ton grand-père, admit Élie. Noâm soupira. Durant un bref instant, il avait oublié que ce pendentif ne pouvait pas avoir été conçu pour lui. 15


Pourtant, son cœur avait battu la chamade après avoir découvert les mots : « À Noâm, 15 décembre 1944 ». Forgé en or jaune et rose, très rare pour l’époque, il pouvait contenir une petite photographie, comme bon nombre de ses semblables en ce temps-là. Noâm le retourna une nouvelle fois pour examiner l’entrelacs sur sa face externe. Le même symbole que celui du coffret. — C’est mon arrière-grand-père qui l’a gravé ? — En effet. Et nous lui devons ce bijou également. Noâm reprit l’écrin dans ses doigts, l’étudiant sous toutes ses coutures. Un minuscule morceau de tissu rouge attira son attention. Il dépassait du rebord, comme mal coupé. À y regarder de plus près, Noâm constata qu’il s’agissait d’une languette, du même genre que celles des boîtes à double fond, où l’on peut cacher mille et un trésors. Machinalement, il tira dessus. Élie et Noâm se dévisagèrent, plongés dans l’incompréhension pour l’un et la gêne pour l’autre. Le silence envahit l’espace. Le temps se suspendit. À l’intérieur, un symbole noirâtre perturba le jeune homme. Noâm n’en croyait pas ses yeux. Lui jouaient-ils un tour ? Non. Sur le fond du coffret trônait le signe de l’infamie, une croix gammée nazie.

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CHAPITRE DEUX

La vue oppressante de la croix saisit Noâm à la gorge. Il se sentit brusquement mal, comme si l’air s’était raréfié. Dans un geste de dégoût, il repoussa la boîte plus loin sur la table avant de reporter son attention sur la photographie de son aïeul aux côtés de l’ennemi. Le jeune homme ferma les yeux puis soupira. — Et si tu me disais tout, à présent. Cela ne peut être une simple coïncidence, papa, conclut-il d’une voix sèche. — Non, en effet. Cependant, c’est plus compliqué qu’il n’y paraît. — Je ne demande qu’à te croire. Explique-moi. Élie prit une longue inspiration. — Ton arrière-grand-père était bijoutier, comme tu le sais déjà. Son vrai nom n’était pas Félicien, mais Noâm. Et il était juif. Noâm écouta sans parler. — Vu les événements de l’époque et le sort qui était réservé aux juifs, il est passé clandestinement en Belgique et a adopté une nouvelle identité. Par la suite, il a 17


rencontré ton arrière-grand-mère et l’a très vite épousée. Bien sûr, elle était au courant. Il lui avait tout raconté bien avant leur mariage. Cela lui importait peu qu’il soit juif ou non, mais ils étaient tous les deux conscients que si quelqu’un apprenait la vérité, il serait envoyé dans les camps, voire pire, fusillé sur place. Un jour, ton arrièregrand-père a été confronté à un choix irréversible. Il faisait partie de la résistance et participait entre autres à la transmission des informations militaires avec une radio de fortune. Certains messages ont été interceptés lors de la bataille des Ardennes, quand les Allemands ont envahi l’endroit. Rapidement, ils sont remontés jusqu’à lui, sur dénonciation, parce qu’il a voulu protéger sa femme. À l’époque, elle était enceinte de mon père. Pour qu’elle puisse fuir, il a monnayé son départ à l’étranger. Il a été arrêté par la Gestapo et questionné durant des jours. C’est à ce moment-là, pour préserver sa famille, qu’il a commis une erreur. Une erreur lourde de conséquences. Élie marqua une pause, toussota, puis poursuivit. — Il a collaboré avec les Allemands. Il leur a indiqué certains lieux de réunion secrets, notamment où se trouvait le dispositif radio. Par la force des choses, certains résistants ont été fusillés, d’autres torturés. Des listes de juifs cachés ont circulé. Et ce qu’il a fait, si tant est que l’on puisse juger ça répréhensible ou non, il l’a fait pour survivre. Et, le plus important pour lui, pour que les siens puissent vivre.

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Noâm contempla avec gravité le visage de son père sur lequel des larmes coulaient. Il plongea la main dans sa poche et lui tendit un mouchoir. En retour, Élie le fixa, les yeux rougis, en bredouillant un merci. — Je peux emporter tout ça ? lui demanda Noâm. — Bien entendu. Noâm se leva, rassemblant les documents et clichés qui jonchaient la table. — Tu n’as rien à dire ? s’enquit-il auprès de son fils. — Pas dans l’immédiat, papa. J’ai besoin de temps et… je crois que je dois digérer tout ça, déclara celui-ci. La chambre de Noâm n’avait rien de banal. Lucas avait raison, elle ressemblait à un musée. Les murs étaient recouverts d’affiches d’expositions, de papyrus, de livres divers sur l’histoire du monde et de photographies du jeune homme avec ses amis et quelques membres de la famille. Il balaya du regard son environnement. Tous ces objets autour de lui, des coffrets DVD consacrés aux deux guerres au buste de Toutankhamon, il ne sacrifierait rien sur l’autel de la violence. Il se contenta de frapper dans un sac d’entraînement pour se défouler. Après avoir évacué une partie de la colère qu’il ressentait, il prit place à son bureau et passa en revue le contenu de la boîte. Il étudia les documents, certaines lettres écrites par son arrière-grand-mère, ainsi que les images qu’il ne pouvait s’empêcher de contempler encore et encore. Las, il décida d’appeler Lucas. Il avait besoin de lui. 19


*** La journée était déjà bien avancée et Lucas lui avait donné rendez-vous dans un café du centre-ville. Le jeune homme l’attendait patiemment, assis à la table qui jouxtait l’entrée, quand Noâm poussa la porte vitrée. Il s’installa en face de lui et tous deux commandèrent. Il en profita pour sortir le coffret de son sac et le posa entre eux. — T’avais l’air bizarre au téléphone… Qu’est-ce que c’est ? s’enquit-il en scrutant la boîte. — Un secret de famille vieux de presque septante2 ans. Il s’arrêta un bref instant, soupira avant de reprendre, le cœur serré. — Regarde cette photo, dit-il en lui glissant le cliché qu’il peinait à comprendre. C’est mon arrière-grand-père. Il ne s’appelait pas Félicien, comme je l’ai cru tout ce temps, mais Noâm, comme moi. Il était juif et résistant. Et comme tu peux le voir, il porte un brassard nazi. L’expression morne et sombre de Lucas en dit long sur son ressentiment, mais par respect pour son ami, il ne fit aucun commentaire. Il se contenta de le gratifier d’une tape sur l’épaule et de le laisser poursuivre. — Il a collaboré avec les Allemands. Des gens sont morts à cause de ce qu’il a fait. — Qu’a-t-il fait au juste ?

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Septante équivaut à soixante-dix en France.


— Il leur a indiqué des endroits stratégiques pour… pour sauver mon arrière-grand-mère, qui était enceinte. — Je ne sais pas trop quoi te dire, Noâm. Je suppose que c’est un choc… — Un choc ? Tu plaisantes ? C’est pire ! Jusque-là, j’ai toujours cru que ma famille était… enfin, tu vois. Normale, sans problèmes. Et franchement, ce genre de situation, non. Jamais je n’aurais pensé ça possible. — J’imagine, oui. Et tu comptes faire quoi, à présent ? — Je veux comprendre. Comprendre comment on peut en arriver là. Il était résistant, mais a révélé des informations. Des gens sont morts à cause de ça ! J’avoue qu’une fois passé la colère, j’aimerais seulement comprendre. Je donnerais beaucoup pour lui poser la question. — Je m’en doute. Comment je peux t’aider ? Dis-moi ce que je peux faire. — Dans toute cette paperasse, y a une lettre officielle avec le sceau de la Kommandantur, qui était basée à Celles. Dans ce fameux château dont on n’arrête pas de parler depuis des semaines à la télé. — Quoi, celui de Noisy ? Noâm acquiesça. — Bon, je suppose que tu veux qu’on s’y rende ? Oui, enfin, je ne devrais même pas le suggérer, car je sais que c’est ça, marmonna Lucas.

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Il avait vu juste. Noâm et lui se connaissaient si bien que les mots n’étaient pas toujours nécessaires pour qu’ils se comprennent. — Ça fait longtemps que je n’y ai plus mis les pieds. Une expédition comme ça, faut la préparer. — Allons-y dans ce cas. *** Noâm et Lucas passèrent la soirée à faire des recherches sur le net, à compulser des photos de Noisy, à fouiller les forums dédiés à l’urbex3. Élie les convia à le rejoindre pour dîner. Un peu plus tard, ils s’installaient à table. Noâm brisa rapidement la glace. — J’ai tout raconté à Lucas. — Je m’en doutais, répondit son père, un sourire léger sur les lèvres. La présence de Lucas semblait apaiser les deux hommes. Noâm paraissait plus détendu que lorsqu’il était entré dans le bar, quelques heures auparavant. — J’ai une question à te poser concernant toute cette… histoire, entama Noâm. Élie l’encouragea d’un signe de tête. — Depuis combien de temps tu connais la vérité ? — Tout d’abord, je tiens à m’excuser. J’admets que j’aurais dû t’expliquer tout ça bien plus tôt, c’est vrai. Je ne te sortirai pas l’habituelle tirade du « je cherchais le bon

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Exploration urbaine de bâtiments désaffectés.


moment ». Pour ce genre de choses, je crains qu’il n’y en ait jamais. Je suis au courant depuis bien avant ta naissance. C’est mon père qui me l’a appris, un jour que nous recevions un survivant des camps à l’école. Cela m’avait bouleversé. Il avait été emprisonné à Bergen-Belsen et il devait son salut à l’arrivée des Britanniques. Enfin, bref. Ce jour-là, j’en ai voulu à ton papy de m’avoir caché la vérité. J’ai même cessé de lui parler durant un long moment. C’est ta grand-mère et ta mère qui nous ont réconciliés, d’une certaine manière. Noâm considéra son père d’un œil neuf. La colère qu’il éprouvait s’envolait peu à peu. — Pourquoi n’as-tu jamais rien dit ? — Ce n’est pas quelque chose que j’avais envie de remuer, le poids du passé a été suffisamment lourd à porter. — J’imagine, oui. Noâm remarqua alors que Lucas s’était éclipsé. Il se leva d’un trait et fit le tour de l’étage. Pas de trace de son ami. Celui-ci avait disparu. Il retrouva sur la porte de sa chambre un Post-it avec ces quelques mots : « Je t’appelle plus tard, vous avez besoin d’intimité ». Il y avait encore tant à évoquer, mais au moins, la situation s’était quelque peu débloquée et Noâm s’en trouva ragaillardi. Profitant du départ précipité de Lucas, il retourna dans le salon pour reprendre la discussion. — Mais comment en sont-ils arrivés là ? — Quand ton trisaïeul a appris que Zaza était enceinte, il lui a demandé de tout arrêter. Mais même si 23


elle a moins participé au mouvement, elle n’a pas pour autant fait profil bas. Zaza était bornée, il a eu du mal à la convaincre de se reposer. Elle ne pensait qu’à sauver les autres. — Je vois, mais comment peut-on passer de résistant à collabo ? — Ce n’est pas aussi simple. Au début de l’opération… — Quelle opération ? Élie contempla le regard interrogateur de son fils. — Tu veux dire que tout était prévu ? — En quelque sorte, mais les choses ne se déroulent jamais comme on les a planifiées. — Je ne comprends pas. — Mon grand-père a été dépêché pour infiltrer la Kommandantur à Celles, au château de Noisy. Les Allemands l’avaient investi et avaient recruté des Belges en leurs rangs, y compris des résistants. Bien entendu, ils l’ignoraient. Tout comme ils ne pouvaient pas savoir que Félicien avait des origines juives. Il avait déjà changé de nom à l’époque. — Le château de Noisy, c’est bien celui qu’on voit souvent à la télé ? Celui qu’on appelle aussi Miranda ? — Oui, en effet. Il a été occupé par les Allemands pendant l’offensive des Ardennes. Noâm connaissait assez bien cette page dramatique de l’histoire belge. Même si les siens lui avaient donc toujours dissimulé la vérité sur la collaboration de son trisaïeul, parler de cet épisode douloureux était assez fréquent dans 24


sa famille. D’autant plus avec les commémorations de la Grande Guerre et celles de la bataille des Ardennes, dont la date anniversaire approchait à grands pas. — Encore une chose, demanda Noâm. S’il a infiltré les services de la Kommandantur, pourquoi l’accuser ensuite d’avoir collaboré ? — Tout simplement parce que l’opération a mal tourné. Un de leurs contacts a été tué et, du coup, le plan est tombé à l’eau. Certains ont été arrêtés et ont balancé leurs camarades sous la torture. Tout comme lui… Quand il a donné les positions d’un entrepôt de munitions et du refuge où se trouvait le dispositif radio, plusieurs résistants ont été découverts, ainsi que des juifs qui étaient cachés dans le réseau. Il a eu peur pour Zaza et pour mon père. — Sans doute, mais… que faisait-il au château, au juste ? — A priori, il travaillait aux cuisines. Zaza et lui se sont rencontrés dans le restaurant de sa grand-tante. Donc, grand-papy y était presque tout le temps, quand il était petit et surtout, il adorait aider. Ce job lui permettait en fait d’avoir accès à certains endroits de la Kommandantur et de côtoyer les lieutenants et généraux allemands qui étaient nombreux dans la région. — Je pige, mais j’avoue que j’ai toujours du mal à comprendre comment on peut faire ça. — Tu sais, Noâm, la vie nous réserve bien souvent son lot de surprises difficiles à anticiper. Attention, je ne veux pas minimiser ce qu’il a fait ni nier qu’il a joué un rôle, 25


mais finalement, cela revient à admettre un triste constat, hélas. — Clairement, mais je ne peux pas accepter ça… Son père ne répondit pas. Les mots de Noâm résonnaient dans sa tête et il ignorait comment y donner suite ni comment réagir. — Je veux y aller, conclut-il. — Je ne pense pas que cela soit une bonne idée. Tu as vu les reportages comme moi, le château est dans un très mauvais état. — Je n’ai pas l’intention d’y entrer, juste de me rendre sur place, mentit Noâm. Puis il débarrassa la table et fila dans sa chambre ; il avait besoin de solitude, après tout ce qu’il venait d’apprendre. *** Il ne fallut pas longtemps au jeune homme pour s’endormir d’un sommeil agité. Il se réveilla en sursaut. Le peu de luminosité le troubla et quelques minutes lui furent nécessaires pour recouvrer une vision correcte. Tout était sombre autour de lui. Il n’était plus dans sa chambre. Il marcha dans l’obscurité puis s’arrêta et détailla son environnement. À ses pieds, de la tourbe et des branches rendaient ses pas difficiles, imprécis. Il manqua de tomber. Il leva la tête et contempla l’immensité du ciel étoilé par-delà la cime de grands sapins. Il se trouvait en pleine forêt. Comment pouvait-il avoir voyagé sans en avoir conscience ? Cela semblait impensable et surtout, impossible. 26


— Je dois faire un cauchemar, murmura-t-il. Pourtant, quand il toucha le tronc d’arbre devant lui, il n’eut pas l’impression de rêver. Cela lui parut très réel. Arpenter ce lieu ne ressemblait aucunement à une partie de plaisir. Le terrain accidenté eut raison de l’équilibre du jeune homme et il s’en était fallu de peu qu’il ne se ramasse pas sur un amas de souches et autres débris végétaux. Tête haute, à l’affût du moindre bruit, Noâm tenta de se repérer grâce au ciel. Au bout d’un long moment, il parvint à sortir de la futaie, non sans quelques égratignures. La route à travers bois semblait déserte. Un malaise s’installa à mesure qu’il progressait, droit devant lui. Rassemblant tout son courage, Noâm continua d’avancer, se demandant où ce sentier le conduirait. Il n’y avait personne autour de lui, pas de maisons, rien pour l’orienter. Il avait la sensation d’être perdu au milieu de nulle part. Il s’arrêta un court instant, observant tout autour de lui. Il fit volte-face, voulut faire demi-tour. Mais pour aller où ? Il n’avait pas la moindre idée d’où il se trouvait, hormis près d’une vaste pinède. Après environ dix minutes, il parvint à un croisement. À droite, un chemin menait vers une propriété privée. Songeant qu’il pourrait y quérir de l’aide, il s’engagea de ce côté. À mesure qu’il avançait, une impressionnante demeure, hautaine et effrayante, émergea des arbres. Les hululements des chouettes et autres rapaces accentuaient la nervosité déjà bien présente de l’étudiant. 27


Des craquements à sa gauche troublèrent Noâm alors qu’il se rapprochait de la limite du domaine. Un panneau « Défense d’entrer sous peine de poursuites judiciaires » en barrait l’accès. Le jeune homme s’arrêta. Maintenant qu’il avait autant marché et puisqu’il rêvait, rien ne l’empêchait de continuer encore davantage. Pourtant, il ressentait une gêne. À nouveau, il donna libre cours à sa curiosité et pénétra dans l’allée bordée de pavés cassés. Avec précaution, il arpenta le sentier qui menait à l’entrée quand, d’un coup, dans l’ombre, il aperçut une silhouette qui courait vers l’arrière de la gigantesque bâtisse. Relativement petite et menue. Ce n’est qu’un gamin, se dit Noâm. Il posa sa main sur la poignée et voulut franchir le pas de la porte, mais cette dernière était verrouillée. Il longea le mur par la droite, par là où le gosse avait fui. Noâm déboucha sur un jardin en friche, constitué d’herbes hautes, d’arbres immenses et de sapins qui s’étendaient vers le ciel comme les barreaux d’une prison. Dans son dos s’élevèrent des rires d’enfants, puis des cris. Noâm sursauta. Il se sentit soudain mal, perdit l’équilibre et… Il se réveilla.

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paraître) Collection Pages Solidaires (Littérature Engagée) CONTES DU MONDE, anthologie dirigée par Alexis Lorens. CŒURS DE LOUPS, anthologie co-dirigée par Charlotte Bousquet &

Valérie Lawson

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