Les logiques de développement - Local et global: opposition ou complémentarité

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Les logiques de développement LOCAL ET GLOBAL : OPPOSITION OU COMPLÉMENTARITÉ ? « En juin 2006, les 500 plus puissantes sociétés transcontinentales privées ont contrôlé plus de 52% du produit mondial brut1. » Et les 20 plus puissantes parmi celles-ci régulent 23% du commerce mondial2. La majorité de ces échanges internationaux se fait entre 63.000 sociétés transnationales contrôlant 800.000 filiales actives autour de la planète3, structures oligopolistiques dont la réalité contredit les discours sur cette proverbiale « liberté du marché ». Car la marge de liberté de petites industries face à ces mastodontes aux capitaux vertigineux semble ténue. Existe-t-il un dynamisme local pouvant prospérer à l’ombre de ces géants ? S’intègre-t-il dans un même modèle de développement, soumis aux aléas de la concurrence, auquel cas il nous faudra alors expliquer d’où il tire ses capacités de résistance ; ou son existence même repose-t-elle sur l’adoption d’une voie divergente, et peut-être opposée ? En outre, parler d’entreprise, c’est avant tout évoquer les travailleurs, car cette entité n’a pas d’existence sans l’homme. Certes, cette réflexion semblera un truisme, mais c’est pourtant loin de la réalité des discours médiatiques et politiques quotidiens (si on peut encore les opposer4). En Europe, depuis le début de la crise financière, les pertes d’emploi massives se succèdent, sans oublier qu’elles étaient déjà monnaie courante auparavant : plus de 80.000 chômeurs supplémentaires en France en février 20095, prévision de 100.000 chômeurs de plus en 2009 en Belgique6, et l’ensemble du monde est à l’avenant (voir tableau 1). Le travailleur, variable d’ajustement par excellence, a-t-il alors encore sa place dans le monde des transnationales ? Un modèle économique différent, porteur d’autres valeurs, localisé sans être fermé sur lui-même, n’est-il pas celui qui place le travailleur et son bien-être au centre des préoccupations ? Le cas échéant, il faut penser que les logiques locales de développement reposeront sur ce constat et la volonté d’une concrétisation.

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Donc toutes les richesses créées en un an sur la planète. Voir ZIEGLER, Jean, L’empire de la honte, Paris, Fayard, 2005, p.19. 2 ZIEGLER, Jean, Les nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur résistent, Paris, Fayard, 2002 3 Sources de la CNUCED. 4 Pour une réflexion poussée sur la dialectique Etat, médias et capital, voir : CHOMSKY, Noam, La fabrication du consentement, Agone, 2008 ; GEUENS, Geoffrey, Etats, capital et médias à l’heure de la mondialisation, Editions EPO, 2003. 5 http://www.lemonde.fr/societe/article/2009/03/25/80-000-chomeurs-supplementaires-en-france-enfevrier_1172312_3224.html. Consulté le 3 avril 2009. 6 Le Soir, 1er avril 2009. « En février 2009, 533.000 personnes étaient recensées comme demandeur d'emploi par l'ONEM, soit 25.000 de plus qu'un an plus tôt », voir http://www.emploi.belgique.be/WorkArea/showcontent.aspx?id=23294.


Source : OCDE7, taux de chômage 2008(noir)/2009 (blanc)

Place du travailleur et de l’entreprise dans un monde globalisé structureront donc ce travail, outre la question fondamentale de l’environnement dans un tel modèle de développement. Toutefois, l’approche intégrant le concept de l’idéologie, même si d’aucuns y verront là une digression - qui n’est peut-être au fond qu’un des effets de cette idéologie -, sera abordée. Nous pensons en effet qu’une logique de développement industriel propre et original nécessite un travail extérieur au domaine du tangible, qui porte sur les lieux de la pensée ; car le modèle de développement dominant a pour sa défense une idéologie répandue, qui a assuré son orientation et les réformes qui l’ont soutenu, mais également sa pérennité. Certes, nous ne sommes plus dans un monde tant décrié où le parti unique, planificateur central, règne. Mais nous sommes toutefois bien englués dans un système de pensée unique où la voie à suivre semble naturelle, et où les doutes et interrogations paraissent superflus. Les orientations prises par les pays en développement après la seconde guerre mondiale mettront en exergue ce présupposé. Soucieux de bien faire, ces pays, fidèles imitateur du modèle dominant, éludant le paradigme du système monde et les rapports de domination, ou inscrits en opposition avec ce modèle, ont toutefois dans les deux cas suivi la voie développementiste. Appréhender leurs échecs, c’est ainsi comprendre les soubassements sur lesquelles reposent le développement des pays occidentaux, et subséquemment l’impérieuse nécessité pour les ‘hors-jeux’ de ne peut-être pas entrer dans la danse du développement. Les rapports entre pays développés et en développement reposent sur un processus historique ancien, mais des éléments récents ont néanmoins apporté des changements radicaux, à la fois dans les relations Nord-Sud, mais plus largement dans le monde du travail en général. Un de ceux-ci, et non des moindres, fut la financiarisation du capital et la montée en puissance de l’actionnariat, dont les entreprises pâtiront -ou tireront profit selon leur nature. Dans notre étude de la dialectique local-global, cette étape historique sera déterminante. Une autre, capitale aussi - et intrinsèquement liée à la première puisque c’est elle qui donnera le champ libre -, marquera les déréglementations et le « retrait 8 » étatique laissant progressivement libre cours aux avidités du marché, soumis à sa logique propre, privé de garde-fous qui auraient certainement évité la crise financière actuelle - qui n’en est qu’à ses premiers effets… Cette étape s’inscrivant dans le processus plus large de mondialisation.

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Voir : http://www.oecd.org/dataoecd/14/7/42311585.pdf. Je mets ici retrait entre guillemets, car nous pensons que, peut-être paradoxalement, ce désinvestissement ne marque pas réellement un affaiblissement naturel de l’Etat, mais un choix porté par des élites, lequel souligne cette collusion entre Etat et capital, et révèle la force de l’Etat dans sa décision de non-ingérence économique.

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Après avoir dressé un portrait, esquisse des débuts de la mondialisation et de l’industrialisation, je tenterai d’indiquer comment elle s’est imposée comme modèle incontournable pour les économies du Sud. A travers les échecs de ces dernières, nous poursuivrons sur l’analyse de l’économie de marché telle que nous la connaissons aujourd’hui, repassant sur les événements historiques marquants qui ont sculpté le modèle dans un marbre que rien ne semble pouvoir lézarder9. De cette analyse ressortira l’évidence de l’impossibilité pour certains acteurs de se développer dans un tel type de système. En effet, le développement tel qu’on le rabâche actuellement ne profite qu’à une poignée d’hommes, et bloque l’évolution des autres. Des logiques entreprenariales alternatives ne pourraient donc que s’inscrire en contradiction avec ce modèle dominant, faisant face aux transformations économiques du monde. Ce sont de tels mouvements, qui se positionnent en dehors de ce modèle, que nous proposerons de décrire succinctement au moment de clore ce travail, mouvements qui seront alors pour nous les seuls à pouvoir se parer du qualificatif ‘local’. LA MONDIALISATION, L’INDUSTRIALISATION, ET LE TIERS-MONDE •

De la naissance de la mondialisation…

La mondialisation plonge ses racines dans des temps anciens et précède de loin l’industrialisation. Toutefois, la nouveauté du terme nous le fait parfois oublier10. Bien avant le phénomène de globalisation tel qu’on le connaît actuellement, eut lieu ce que C.A. Bayly reprend sous la dénomination de « mondialisation archaïque », c’est-à-dire « les réseaux anciens et les formes de domination nés de la diffusion géographique des idées et des forces sociales qui opéraient au niveau local et régional, pour passer à un niveau interrégional et intercontinental. » Volonté d’extension des religions cosmiques, esprit de lucre, soif de grandeur des royautés, compréhensions de la santé du corps… sous-tendaient cette mondialisation archaïque et « déterminaient, à l’échelle de la planète, le cadre régissant les échanges d’idées, de marchandises, ou entre les personnes 11 . » Et l’on pourrait situer les prémices de la mondialisation encore avant ces « mondialisation archaïques », telles que les ouvertures et tentatives d’unification de l’Empire Romain ou de l’Espagne de Charles Quint. Le phénomène de concentration progressera à la fin du 18ème siècle, à l’aube de la révolution industrielle. Partage du monde sous contrôle européen, démantèlement du protectionnisme, explosion du commerce extérieur des métropoles caractérisent cette période. L’engagement des Etats-Unis dans la seconde guerre mondiale et la toute-puissance étasunienne les poussent à réaliser un vieux rêve : celui d’unir démocratie et libre échange pour tous, d’instaurer un secteur de la finance chapeautant un nouveau type d’accumulation capitaliste, et de promouvoir une libéralisation et une déréglementation des échanges, des

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Exception faite des protestations dans le cadre des crises actuelles, où les failles du système semblent commencer à être portées au grand jour, venant même de ceux prônant habituellement un libre-échangisme débridé : « la nationalisation des banques devient à ce point évidente que des parlementaires républicains la préconisent aux Etats-Unis », voir HALIMI, Serge, Nationaliser les banques, Monde Diplomatique, avril 2009. 10 Terme apparu en à la fin des années 1950 et mentionné pour la première fois dans le dictionnaire Webster’s en 1961. Toutefois, ce n’est que dans les années 60 qu’il prend sa signification actuelle. TERTRAIS, Bruno, Dictionnaire des enjeux internationaux, Editions Autrement, 2006. 11 BAYLY, C.A., La naissance du monde moderne (1780-1914), Les Editions de l’Atelier/Editions Ouvrières, Paris, 2007, pp.76-77.

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investissements directs et des flux financiers. S’ensuivent les outils qui permirent d’assurer l’hégémonie : l’ONU et les institutions de Bretton Woods (FMI, Banque Mondiale, GATT). La fin de la guerre froide verra l’émergence d’une hégémonie étasunienne et le triomphe du libéralisme économique. La suppression de la convertibilité en or du dollar (sous Nixon, en 1971), la libéralisation généralisée des mouvements des capitaux (1974 aux EtatsUnis, 1990 en Europe) signe le déploiement d’un capitalisme débridé, où l’instabilité monétaire est la règle. A cette époque se déploie une économie financière purement spéculative qui se désolidarise de l’économie réelle et bafoue les règles d’un capitalisme industriel, certes déjà critiquable. Création d’emploi, développement du tissu industriel, bienêtre humain ne semblent plus les priorités… maintenant prime la rentabilité instantanée. •

…et de l’industrialisation

« L'opposition entre « pays industrialisés » et « Tiers Monde », caractéristique majeure du monde contemporain, est une conséquence de la révolution industrielle dont la première phase se déroule en Angleterre dans le dernier tiers du XVIIIe siècle12. » Première phrase d’une définition de l’encyclopédie universelle sur la révolution industrielle, celle-ci témoigne de l’empreinte laissée par l’industrialisation occidentale sur les économies du tiers-monde. En fait, ce que l’on reprend généralement sous le terme de développement est intrinsèquement lié au processus d’industrialisation, ce qui ressort du discours de Truman sur l’état de l’union en 1949, annonçant l’ère du développement au moyen d’un « programme d’aide technique qui allait supprimer ‘la souffrance des ces populations’ grâce à ‘l’activité industrielle’ et à la ‘hausse du niveau de vie’13. C’est en Grande-Bretagne que débute réellement l’envol industriel. En 1760, l’économie britannique est encore pré-industrielle agricole et rurale. L’essor des grands foyers d’industries modernes amorcera dans les années 1770 la naissance de l’ère industrielle anglaise, l’industrie cotonnière et la technologie de la houille donnant le signal des transformations décisives. Dès la seconde moitié du 19ème siècle, l’industrialisation débute en Europe continentale occidentale et centrale ainsi qu’en Amérique du Nord. Cinquante à quatre-vingts ans après, les mêmes processus économiques et sociaux affecteront l’Europe de l’Est, le Japon et des pays neufs ayant un peuplement européen (Canada, Australie, Nouvelle Zélande et Afrique du Sud). Les sociétés post-coloniales, à la recherche d’une voie d’évolution nationale, n’inventeront pas de nouveaux modèles de développement, malgré leur positionnement en marge des deux idéologies capitalistes et socialistes de l’époque. Toutes se nourriront du paradigme occidental, et suivront donc la voie de cette globalisation industrielle nonobstant l’apparence autocentrée de certains modèles qui se verront rapidement intégrés dans ce qu’ils rejetaient à défaut d’une analyse étayée sur une perspective historique de l’industrialisation et de leur position présente sur l’échiquier monde. Car malgré qu’on lui enjoigne le qualificatif révolutionnaire, l’industrialisation est un processus dont il est nécessaire d’apprécier l’impact à long terme plus que le caractère soudain. Il faut prendre en compte qu’elle s’inscrit dans une continuité historique qui lui donne sens : la Grande-Bretagne n’aurait pas pu initier un processus d’industrialisation tel sans la puissance de sa flotte maritime qui lui conféra une hégémonie mondiale. D’un autre côté, on ne peut pas non faire fi de l’histoire coloniale qui 12 13

Encyclopædia Universalis, 2006. LATOUCHE, Serge, Survivre au développement, Editions Mille et une nuits, 2004, p.16.

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s’inscrit dans celle de la révolution industrielle, ainsi que de l’antériorité de la révolution agricole. En outre, à l’exploitation extranationale, prérequis à l’industrialisation, s’ajoute l’exploitation draconienne d’une classe ouvrière émergente. D’une manière générale, tout ces pré-requis à l’industrialisation ainsi que les dommages collatéraux de celles-ci nous inviteront à repenser les stratégies actuelles. La conjuration de certaines de ces réalités, refoulées ou remisées dans les oubliettes de l’histoire, a participé de l’illusion dont se sont nourris les pays nouvellement colonisés. Bercés par la possibilité de rejoindre la modernité, sous perfusion idéologique, ils ont inscrit leur développement en référence aux pays qui la portait, même si comme nous l’avons dit ils se déclaraient parfois ouvertement opposés à ceux-ci. Ainsi, « quelle que fut la voie choisie, l’industrialisation représenta un des outils indispensables voire l’unique solution susceptible d’apporter des changements 14 . » Faisant fi de l’accumulation capitaliste du centre au détriment de la périphérie, les pays nouvellement indépendants s’alignant sur les principes des théories de la modernisation, ont oublié qu’ils formaient partie de cette frange marginale. Au-delà du fait qu’était limpide le choix du modèle que ces théories portaient, il nous faut souligner que les théories radicales s’y ralliaient indirectement aussi. Ces dernières, adoptées par certains pays du Sud, favorisèrent donc leur orientation nationale. •

Quelques cas d’école

Lorsqu’une idée de progrès s’envisage indépendamment de toutes autres, il n’est pas risqué de se questionner sur l’efficience de celle-ci, car cet infléchissement dénote déjà en luimême une sortie d’un cadre de pensée unique et une occasion de réfléchir à d’autres possibles. Nous verrons ci-dessous que la majorité des pays ont répondu à cette vague de globalisation industrielle, qu’ils pensaient universelle. Bien que certains, plus tardivement, connurent une croissance à la périphérie des centres développés, en n’appliquant toutefois pas à la lettre les doctrines préconisées par ce centre, nous pourrons légitimement nous questionner sur la généralisation d’un tel type de développement, et sur cette notion même de croissance. La voie choisie par les pays se réclamant du marxisme-léninisme suivit donc ce mouvement global. Dans l’idée de développer rapidement les forces productives, une industrialisation rapide à planification centralisée s’imposait, « paradoxalement, l’industrialisation se fit néanmoins dans le contexte de la toute puissance du modèle technologique nord-américain, promue par l’URSS 15 . » Dans le tiers-monde socialiste, excepté la Corée du Nord, la Chine, le Vietnam ou encore Cuba (en relativisant la réussite de ce dernier, tout en intégrant cette relativisation dans le contexte international de l’histoire de Cuba), les progrès industriels furent minimes, pour plusieurs raisons : rigidité bureaucratique de la planification, niveau de vie stagnant de la population, manque de motivation de la maind’œuvre, indigence de la demande intérieure… La stratégie tanzanienne, concrétisée par l’ujamaa, pleine de bonne volonté et de désir de changement, illustre ce manque de clairvoyance d’un régime promouvant un « socialisme humaniste ». Elle déboucha en 1965 sur la déclaration d’Arusha, dont on peut synthétiser les grandes idées : principe d’autonomie, d’indépendance ou de self-reliance ; autonomie mais non autarcie, c’est-à-dire que l’aide étrangère est encore acceptée ; rejet de l’argent comme moyen essentiel de l’ujamaa ; refus de l’exploitation d’une partie de la population par une autre ; absence de mimétisme africain des 14

NAHAVANDI, Firouzeh, Du développement à la globalisation. Histoire d’une stigmatisation, Bruylant, Bruxelles, 2005, p.172. 15 Id., p.176.

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modèles occidentaux (capitaliste ou socialiste) 16 . Outre des facteurs externes (sécheresse, mauvaises récoltes, hausse des prix du pétrole), l’échec du modèle tanzanien s’explique d’une part par une forme d’idéalisme romantique du président Nyerere, qui croyait en un type d’homme pourtant déjà formaté par un modèle occidental de réussite individuelle, d’autre part par une dépendance financière extérieure, qui malgré les précautions contenues dans la déclaration, se fit progressivement plus forte. D’autres pays optèrent pour les stratégies d’industrialisation par substitution aux importations. Les thuriféraires de cette approche articulèrent « leur pensée autour du processus global d’accumulation en tant que déterminant principal du retard d’industrialisation des pays du Sud17. » Pensant le rapport entre le développement et le sousdéveloppement dans une « perspective historico-structurale 18 », ils remplacèrent progressivement les importations par une production locale. Les principes de l’échange inégal et de la détérioration des termes de l’échange impliquèrent de se détourner de la spécialisation des périphéries dans leur rôle d’exportateur de matières premières. Ces stratégies rencontrèrent de grands succès à leur début, mais elles se heurtèrent rapidement à de nombreux écueils : mauvais qualité ou prix trop élevés des produits les rendant peu compétitifs sur le marché mondial, bureaucratie, agriculture commerciale au détriment du vivrier, produits non concurrentiels sur le marché intérieur en raison de produits importés moins chers, dépendance aux capitaux étrangers… Les pays qui suivirent une stratégie d’industrialisation par promotion des exportations sont le mieux illustrés par ceux que l’on appelle communément les « quatre dragons d’Asie» (Taiwan, Corée du sud, HongKong, Singapour). Ces pays, qui « dépassèrent le stade du développement », sans toutefois atteindre celui des pays industrialisés, furent un exemple pour de nombreuses autres contrées du tiers-monde. En Asie, le succès est venu « conjointement d’une création d’emplois in situ (réussite interne) et de la possibilité illimitée d’exporter vers le reste du monde en raison des avantages compétitifs salariaux et des appuis publics, en particulier en matière de crédit (réussite externe) 19 ». C’est la forte pression démographique mais surtout la grande autonomie de l’Etat qui permettent d’expliquer les réussites de ces pays. Autonomie qui s’est affirmée « dans la conception et la réussite d’un changement de stratégie économique affranchie de l’emprise du capitalisme étranger en dépit des liens commerciaux et d’entraide entretenus avec ce dernier20. » Mais pour les économistes qui s’intéressent aux changements à la périphérie du capitalisme « les prouesses des ‘4 dragons’ et de leurs émules locaux ne préfigurent pas seulement un déplacement possible du centre de gravité économique de la planète vers la zone asiatique, elles valent surtout par leur valeur historique car elles illustrent la possibilité du rattrapage21. » Les quatre dragons auraient donc eu valeur d’exemple, signifiant en quelques sortes aux autres : « c’est possible. » Toutefois, le raccourci esquive une réalité compromettante pour le développement actuel des pays du Sud : les nouveaux pays industrialisés d’Asie (NPI) n’ont pas fidèlement suivi l’orthodoxie néolibérale ; l’intervention 16

Voir RIST, Gilbert, Le développement. Histoire d’une croyance occidentale, Presses de la fondation nationale des Sciences Politiques, Paris, 2007. 17 QUAMRUL ALAM, A.M., Industrialisation du tiers-monde et mondialisation In Le réajustement du système économique mondial, Alternatives Sud, Cetri, 1994, p.115. 18 RIST, Gilbert, Le développement. Histoire d’une croyance occidentale, Presses de la fondation nationale des Sciences Politiques, Paris, 2007, p.204. 19 Les industrialisations du tiers-monde, ABDELMALKI, Lahsen, MUNDLER, Patrick, 1995, p.11. 20 Id., p.5. 21 Id., p.8.

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de l’Etat fut primordiale, développant l’éducation et imposant les normes salariales. Malgré qu’ils bénéficièrent d’une aide extérieure importante, celle-ci n’explique pas non plus leur réussite. Par ailleurs, outre que l’on peut légitimement se questionner sur la reproductibilité économique de ce modèle en regard de la capacité d’assimilation dans un monde globalisé, nous pouvons élargir la question aux droits des travailleurs, au respect de l’environnement, et à la surconsommation de pays importateurs que produit un tel mode de développement. Ce mimétisme des pays en développement occulterait donc l’implacable réalité d’une impossible propagation planétaire du mode de consommation occidentale : si tous les êtres humains se comportaient comme les Etasuniens (en moyenne naturellement, car tous ne consomment pas de la même façon), il faudrait quatre planètes pour subvenir à leur besoin ; si tous adoptaient le style de vie des belges, il en faudrait deux22. En fin de compte, qu’est ce qu’implique la « réussite » ? : est-elle celle de l’humanité, de l’égalité, du respect de la nature… quelle que soit la voie empruntée pour aboutir au même résultat, le dessein est-il humainement viable ? Outre que l’on peut donc questionner ce que recouvrent dans nos sociétés les notions de réussite, de progrès, de développement, les échecs des autres tentatives d’industrialisation endogène ont des causes multiples. Mais la principale ne serait-elle pas qu’elles s’appuyaient sur un modèle développementiste où le changement se faisait à l’aune des sociétés développées, sans prise en compte de la dynamique évolutive de ces sociétés et de leur insertion centrale dans un système monde qui avait participé de leur enrichissement. Même les dépendantistes « se contentent de proposer le même type de développement au bénéfice d’autres classes23. » Découla de cette absence d’historicité une forme de précipitation, ainsi qu’une forme de candeur qui laissait croire qu’un développement pouvait soudainement faire fi des rapports de force internationaux... laissant place, comme pour la Tanzanie, aux contradictions fondamentales de ce que nous appellerons une globalisation localisée. En effet, si l’industrialisation se différencie en fonction des zones appréciées (Afrique, Asie, Amérique Latine), leur trajectoire présente une tendance de fond : « la dépendance à l’égard de la conjoncture internationale 24 »… et nous verrons que cette dépendance de l’entreprise, et du monde du travail plus largement, à la conjoncture internationale n’a fait que s’aggraver.

LA FINANCE, MÈRE DE TOUS LES VICES ?…

Avant de poursuivre dans la description historique des réformes économiques, il est donc primordial de souligner que, déjà à l’époque, les pays décolonisés se fourvoyaient fondamentalement, à la fois parce qu’ils voulaient sortir de la pauvreté en intégrant un système qui en était partiellement à l’origine, mais aussi parce que ce système portait la croyance d’une croissance infinie et sacralisait le profit individuel. Les évolutions des vingt dernières années, où l’idéologie néo-libérale a gagné en vigueur et s’est mondialement propagée, a encore accentué la précarisation des travailleurs et des industries locales, rendant 22

Imagine demain le monde, mars-avril 2009, n°72. CARDOSO, Fernando Henrique, « Les idées à leur place. Le concept de développement en Amérique Latine », Paris, A.-M. Métailié, 1984 In RIST, Gilbert, Le développement. Histoire d’une croyance occidentale, Presses de la fondation nationale des Sciences Politiques, Paris, 2007, p.204. 24 Les industrialisations du tiers-monde, ABDELMALKI, Lahsen, MUNDLER, Patrick, 1995, p.11 23

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sans doute encore plus pertinente la nécessité de tenir compte des rapports de force internationaux, et peut-être de « sortir du développement25 »… Mais préalablement à la description du grand cataclysme que fut la financiarisation actionnariale pour le monde de l’entreprise, il me faut succinctement retracer les décisions politiques qui la rendirent possible. Car « le pouvoir et la démesure ne tombent pas du ciel, ils sont inscrits dans des structures26 » : « Le problème de la concurrence à l’intérieur du marché commun est un problème sérieux, est un problème grave. Seulement ce que je souhaiterais pour ma part, c’est que ceux qui s’adressent comme vous-mêmes, qui s’adressent aux industriels, aux commerçants, à ceux qui dirigent l’économie, au lieu de leur dire « ça va mal et c’est la faute du gouvernement », leur disent « vous avez pendant 50 ans vécus à l’abri de protections inadmissibles, pendant 50 ans vous étiez tranquilles. Chacun produisait sa petite affaire sans savoir à quel prix de revient et la vendait tranquillement avec son petit bénéfice, y’avait de bonnes frontières douanières, y’avait aucune concurrence et le client français était traité comme un client qui était obligé de payer ce qu’on lui donnait au prix qu’on demandait. » Nous vivrons et l’économie française, et les industriels et les commerçants français doivent vivre désormais dans la préoccupation permanente. Il s’agit de se dire qu’ils sont toujours menacés par la concurrence, qu’il faut toujours qu’ils fassent mieux, qu’il faut toujours qu’ils produisent à meilleur compte, qu’ils vendent la meilleure marchandise à meilleur prix, et que c’est ça la loi de la concurrence et la seule raison d’être du libéralisme. Car si ce n’est pas ça, je vois pas pourquoi on se livrerait à ce genre de spéculations et pourquoi on prendrait tous ces risques et tous ces dangers ; nous serons donc en risque permanent et le gouvernement en est parfaitement conscient, son rôle est de diminuer ces risques parfois, mais son rôle n’est certainement pas d’inviter les gens à la paraisse en leur créant de nouvelles protections27. » La loi de déréglementation financière de 1986 organise la liquidité des marchés boursiers, c’est-à-dire la capacité de quitter le capital d’une entreprise aussi facilement qu’on l’avait approché. Cet évènement sans précédent institutionnalisera en quelque sorte la précarité des entreprises dès lors que, non respectueuses des desiderata actionnariaux, ces derniers pourront choisir de la quitter subitement28. L’équation du « gagner plus avec moins » parcourt l’ensemble de la ligne hiérarchique de l’entreprise où chacun, sur un siège éjectable, risque à tous moment de perdre son poste – avec des gradients de probabilité différent selon sa position sur l’échelle hiérarchique. À cela s’ajoute les mesures néo-libérales du GATT, de l’OMC plus tard, de la commission européenne, du G7 maintenant G20, d’accords de partenariat économique comme 25

RIST, Gilbert, Le développement. Histoire d’une croyance occidentale, Presses de la fondation nationale des Sciences Politiques, Paris, 2007. 26 LORDON, Frédéric, Quelles propositions pour une alternative politique ? Enfin une mesure contre la démesure de la finance, le SLAM ! Monde Diplomatique, Février 2007. 27 Interview de Georges Pompidou, premier ministre français, juin 1967, Dans Volem rien foutre al païs, un film de Pierre Carles, Christophe Coello, Stéphane Goxe, C-P Productions, 2007. 28 Réinsistons ici sur la forme étatique de cette déréglementation, qui n’est donc pas la résultante d’une forme d’évolution naturelle, tel que d’aucuns voudraient parfois faire penser, mais la conséquence de choix politiquement posés : l’Etat a installé les règles des grands mouvements de capitaux.

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l’ALENA, le MERCOSUR, l’ALCA… Il est essentiel de situer le rôle de l’Etat, et de la politique en général, dans cette situation. L’approche systémique qui étaye notre réflexion nous incite donc à envisager l’Etat non pas comme, « tantôt une institution « neutre » destinée à balancer les intérêts du capital et ceux du monde du travail, tantôt une institution politique prétendument soumise aux diktats des marchés et « victime » des multinationales, tantôt enfin, l’élément central d’un « grand complot » au cœur des théories conspirationnistes29 », mais comme un acteur à part entière du système en vigueur ; ainsi, « le modèle libre-échangiste est également une réglementation imposée par le pouvoir politique30 », et non le seul résultat d’une forme d’injonction . Toutes ces mesures éminemment politiques ont donc rendu possible une nouvelle forme d’avidité financière, où la notion même de limite s’estompait progressivement. Alors qu’auparavant le revenu sur capitaux propres (ou ROE : return on equity, taux de profit pertinent du point de vue des actionnaires) se situait à des 2 ou 3%, il est passé à 15%, allant parfois jusqu’à des 20% et plus. Dans un monde de la concurrence où chacun lorgne sur les profits du voisin, cherchant constamment à faire mieux que l’autre, l’exception est vite devenue la règle. Les années 80 ont marqué le début de cette recherche de création de valeur pour l’actionnaire, ou shareholder value. Initialement, ce concept portait sur le calcul des bénéfices d’une opération de fusion ou de rachat entre deux entreprises. Avec le temps, « elle est peu à peu devenue l’étalon des performances financières de l’entreprise, au détriment de toute logique industrielle et financière31. » A partir des années 90, cette notion de création de valeur pour l’actionnaire sera la référence incontournable. Dans cette évolution, « les investissements des organismes financiers se substituent progressivement à ceux des transnationales industrielles, et cette financiarisation signifie un changement radical de stratégie. Car les opérations d’investissement ne conduisent pas à une augmentation du capital productif, comme dans le cas des IDE classiques. Elles se traduisent seulement par un changement de propriétaires32. » ; Ainsi, « l’actionnaire peut y gagner sur le marché par le jeu spéculatif des achats et reventes 33 », mais sans apporter de réels financement à l’entreprise, donc « pas nécessairement de nouvelles capacités de développement 34 . » Ce type d’investissement, volatil par nature, concourre donc au déséquilibre du monde de l’entreprise, plaçant les capitaux là où l’intérêt actionnarial est le plus fort, les retirant dès qu’un rendement meilleur se profile sous d’autres cieux. Une mécanique bien rôdée accompagne tout ce petit monde de la finance actionnariale et lui assure les gains escomptés : corporate governance (ou bonne gouvernance d’entreprise), principe de gestion de l’entreprise visant à répondre aux seuls intérêts de l’actionnaire ; rémunération en stock-options 35 des cadres dirigeants, qui dès lors que leur revenus sont

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Geoffrey Geuens(2003), op.cit., p.128. Id., p.71. 31 PIVERT, Isabelle, La religion des quinze pour cent, Le Monde Diplomatique, Mars 2009. 32 BADIE, Bertrand & TOLOTTI, Sandrine, L’état du monde 2008, Editions La Découverte, Paris, 2007, p.333. 33 LORDON, Frédéric, Quelles propositions pour une alternative politique ? Enfin une mesure contre la démesure de la finance, le SLAM ! Monde Diplomatique, Février 2007. 34 BADIE, Bertrand & TOLOTTI, Sandrine, Ibid. 35 « Une stock option (ou stock-option) est une forme de rémunération versée par une entreprise généralement cotée en bourse. Il s'agit d'une option d'achat (call) dont l'actif sous-jacent est l'action de l'entreprise concernée. Ainsi, ce système permet à des dirigeants et à des employés d'une entreprise d'acheter des actions de celle-ci à 30

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alignés sur la bourse confondent leurs intérêts avec ceux des actionnaires ; participation actionnariale du salarié qui aspire alors lui aussi aux profits de l’entreprise, car ceux-ci lui assureront de meilleurs émoluments ; retraite par capitalisation ; et aussi, plus subtil, moins tangible, cette peur répandue dans nos sociétés de perdre son travail, de devenir chômeur, d’être l’opprobre de l’autre, devant le risque d’une délocalisation qu’on pense inéluctable et qui amène à en rendre responsable le travailleur alors qu’elle est inscrite au cœur du système. Il reste aussi à savoir que dans ce nouveau modèle, le profil de l’actionnaire a également changé. Les actionnaires les plus importants sont maintenant institutionnels (fonds de pension, banques, assurances) ou privés. Ces fonds (hedge funds, fonds spéculatifs, et private equity, capital investissement, sorte de capital non côté), qui représentent des milliers de personnes, forment un rideau opaque entre chacun de ceux-ci et l’investissement. Ce « rôle croissant des fonds d’investissement dans le remodelage des industries, de la banque et des services, via les fusions-acquisitions, remet en cause l’accumulation capitaliste36. » QUELQUES EFFETS DE CE MODÈLE ÉCONOMIQUE

Premier impact sur l’économie réelle et le monde du travail de ce sentiment d’incomplétude permanent des actionnaires: « Alors que le critère de maintien d’un site en activité a longtemps été qu’il ne soit pas déficitaire, Nestlé n’a pas hésité en 2005 à fermer son usine de Saint-Menet au motif qu’elle ne dégageait qu’un taux de profit de 9 %37. » Un autre cas d’école de l’insertion néfaste d’une entreprise dans la mondialisation nous est donné par Moulinex. Passé en bourse en 1996, soumise à la logique des marchés, c’est sans doute la concurrence, « dont toutes les forces ont été déchaînées au nom du progrès économique38 », qui a tué l’entreprise. Lorsque se pose la question de la succession de son président dans les années 80, la finance propose une innovation au goût du jour : le LMBO39 ou rachat d’une entreprise par ses salariés. Ce leurre d’une participation collective des salariés à l’entreprise, puisque seuls les plus fortunés sont assurés du commandement effectif, cèdera la place à une nouvelle direction qui privilégiera la croissance par la fusion-acquisition, répondant à la nécessité absolue de s’agrandir face à la concentration de plus en plus forte des chaînes de distribution. Moulinex est à présent jetée dans l’arène du marché mondialisé, qui par beau temps voit les bénéfices s’engranger, mais lors de crises accuse directement ces effets sur l’entreprise. C’est le cas lors de la crise européenne de 1992 qui voit la dévaluation de la livre, de la lire et de la peseta, précipitant par là même la dislocation des avantages compétitifs des produits Moulinex. Pilotée par la finance, l’entreprise encaissera les coups, et ne résistera pas aux effets de la conjoncture. Devant le refus de prêter des banques, Moulinex devra ouvrir son capital aux actionnaires, s’ensuivent les plans orchestrés par la finance… et leurs effets : « les usines de Mamers et Argentan sont fermées, leur production transférée, notamment à Bayeux, et les salariés sont priés de suivre. Réduction drastique des coûts salariaux en France, délocalisation des productions et des marchés, externalisations et une date et un prix fixé à l'avance. Ceci a notamment l'avantage d'inciter les employés à agir pour faire monter le cours de leur entreprise », voir Wikipedia, http://fr.wikipedia.org/wiki/Option_sur_les_titres, souligné par moi. 36

BADIE, Bertrand & TOLOTTI, Sandrine, Ibid. LORDON, Frédéric, Quelles propositions pour une alternative politique ? Enfin une mesure contre la démesure de la finance, le SLAM ! Monde Diplomatique, Février 2007. 38 LORDON, Frédéric, Comment la finance a tué Moulinex, Manière de Voir, n°75, juin-juillet 2004. 39 Leverage Management Buy-Out, ou rachat d’une entreprise à l’aide d’un minimum de capitaux propres et une forte proportion de dettes produisant l’effet dit « de levier ». 37

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flexibilité : voilà ce que la Bourse souhaitait entendre. La seule annonce du plan de restructuration de Pierre Blayau suffit à faire bondir le cours qui, descendu à 65 francs (9,90 euros) fin 1995, remonte à 98 francs en juin 199640. » Et les crises se suivent, reconduisant inlassablement leurs effets sur l’entreprise : 1997, 1998, ses marchés extérieurs, Amérique latine et Russie en tête, sont sinistrés. Dans une situation de relation bancaire traditionnelle, des arrangements eussent pu être trouvés face à des baisses de rentabilité conjoncturelles, mais la finance actionnariale abhorre toutes baisses de profit. Puisque les actionnaires dirigent, le manager obéit, et cherche toutes possibilités de faire remonter le taux de profit de son entreprise, et le trouvera : « rétablissement de la rentabilité par la compression des coûts et abandon des branches les moins profitables. Près de 2000 postes sont supprimés41. » Mais la finance trouve cela insuffisant et décide de s’adosser à la firme Brandt. Mais en 2001, nouvelle crise et nouvelle restructuration : 4.000 emplois sont supprimés. Le 7 septembre 2001, banques et actionnaire principal jettent l’éponge : le bilan est déposé ! Comme nous l’avions évoqué, les déréglementations, politiquement administrées (GATT, OMC, G7, ALENA, Commission européenne…), ont permis l’intensification des mécanismes concurrentiels ; alors qu’auparavant, relativement protégées par des barrières nationales, les entreprises pouvaient évoluer dans des sphères parallèles non-concurentielles, l’ouverture des marchés a précipité le processus de comparaison perpétuelle et systématique. Plus possible d’écrire une ligne sans jeter un œil sur la feuille du voisin…et maintenant celuici pouvait être chinois, roumain ou mexicain…en outre, l’actionnaire, tel un surveillant, avait une visibilité sur la copie de tous ces élèves, dont les résultats étaient rendus publics; de là à sortir de la classe les plus faibles… panopticum actionnarial ! Il n’est point besoin de citer d’autres exemples d’entreprises qui ont sombré sous les coups de butoir de la finance actionnariale. D’ailleurs, les noms de la majorité de celles-ci nous seraient pour la plupart inconnus tant les petites et moyennes entreprises sont les plus touchées. Comme « les entreprises du secteur industriel sont entrées dans un régime de restructuration permanente, car les luttes concurrentielles n’ont pas de fin42 », ce sont en effet les petites structures qui sont simplement phagocytées ou purement annihilées. Actuellement, avec la crise financière et économique, « les PME souffrent de la raréfaction du crédit liée au durcissement des conditions bancaires, au moment où les ventes fléchissent et où les fournisseurs allongent leurs délais de paiement43. » Les grandes entreprises, elles, peuvent en général tirer profit de leur avantage lié à leur position monopolistique : « l’homogénéisation des structures de production permet aux grands réseaux de firmes multinationales d’exploiter, à l’échelle planétaire, les petites et moyennes entreprises (PME) de manière intensive et au moindre coût. Ces PME, confinées dans un rôle de sous-traitants de plus en plus fragilisés, sont tenues pour de simples centres de profit au service des grandes corporations. La situation devient encore plus intenable pour les PME elles-mêmes sous-traitantes des gros soustraitants. Le sentiment d’insécurité et d’exploitation n’est plus l’apanage des ouvriers, paysans

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LORDON, Frédéric, Comment la finance a tué Moulinex, Manière de Voir, n°75, juin-juillet 2004. LORDON, Frédéric, Ibid. 42 LORDON, Frédéric, Ibid. 43 http://www.oecd.org/document/59/0,3343,fr_2649_34197_42408507_1_1_1_37461,00.html. « La Table ronde de Turin aidera les PME à affronter la crise financière mondiale. L’accès à des financements a toujours été l’un des grands défis auxquels les petites et moyennes entreprises (PME), et notamment les plus innovantes d’entre elles, sont confrontées lors de leur création, survie et croissance. Cette difficulté est aujourd’hui exacerbée par un environnement financier et économique qui connaît sa plus grave crise depuis des décennies. » Consulté le 3 avril 2009. 41

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et travailleurs indépendants. Il touche désormais de manière concrète le milieu des petits entrepreneurs44. » Et en effet, outre ce milieu des petits entrepreneurs, les deux résultats directs les plus importants de ce modèle en terme d’emploi sont qu’il n’a pas favorisé leur création et que dans un même temps il a pressurisé l’employé. L’appétit des actionnaires « détournent ainsi des sommes croissantes d’usages alternatifs tels que l’investissement productif ou la recherche et développement (R&D) – on ose à peine évoquer le maintien de l’emploi ou l’augmentation des salaires – en même temps qu’elle donne une illustration supplémentaire du pouvoir acquis par le capital actionnarial, mesuré ici par sa capacité à pomper impunément la richesse de l’entreprise45. » Et si la malléabilité du travailleur n’est pas assez grande ou si le syndicalisme devient trop vindicatif, l’actionnaire évitera le risque de « perte » par force de coercition. Les « Maquiladoras », entreprises installées dans des zones franges créées par les Etats, « lieux privilégiés où peuvent s’épanouir des activités industrielles, commerciales et financières en dehors des normes législatives et fiscales habituelles46 », lui offriront parfois la solution. Ces zones, supérieures à 1700, présentes dans 130 pays, emploient plus de 40 millions de personnes dans des tâches à faible niveau de qualification, souvent difficiles et répétitives, dont le produit sera réexporté vers le pays d’origine de la filiale. Sous la menace constante d’une délocalisation, preuve ultime du désengagement de l’Etat, les travailleurs furent de plus en plus instrumentalisés. Dans les pays en développement, la faiblesse des constructions étatiques a multiplié cette exploitation du salariat, dont le labeur profite à l’enrichissement des centres de l’économie-monde et aux élites corrompues des pays d’accueil des entreprises, en l’absence de péréquation des bénéfices. Car « dans un commerce international où producteurs et consommateurs sont coupés l’un de l’autre, l’absence de tout critère autre que marchand donne naissance à des formes nouvelles de surexploitation dont pâtissent, en premier lieu, les producteurs du Sud47. » Le concept de shareholder value a donc « non seulement bouleversé l’organisation et le fonctionnement traditionnels des entreprises, mais aussi la cohésion de la quasi-totalité des pays industrialisés48. » La réduction du coût du travail et donc la précarisation du salariat (et le recours subséquent, dans une société de consommation, au crédit) a été la procédure par excellence de maximalisation des profits. En outre, il a organisé la délocalisation, profitant d’une division internationale du travail49. Détérioration des conditions de travail, fermeture d’entreprises, chômage, compétition, le néo-libéralisme a eu des effets inédits sur la structure sociale, assujettissant l’homme à l’état d’objet assurant le profit d’une minorité, et se détournant des interventions non rentables : « entre le paludisme, touchant des millions de personnes dans des pays pauvres, et l’obésité, touchant des pays riches, le choix de recherche se fera pour la seconde, jugée la plus favorable à l’évolution du cours de la bourse50. »

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RAMONET, Ignacio, CHAO, Ramón, Wozniak Abécédaire partiel et partial de la mondialisation, Paris, Plon, 2003, p.289. 45 LORDON, Frédéric, Quelles propositions pour une alternative politique ? Enfin une mesure contre la démesure de la finance, le SLAM ! Monde Diplomatique, Février 2007. 46 LAMBERT, Thierry, Paradis fiscaux, la filière européenne, Manière de Voir, décembre 2008-janvier 2009. 47 RAMONET, Ignacio, CHAO, Ramón, Wozniak Abécédaire partiel et partial de la mondialisation, Paris, Plon, 2003, p.294. 48 PIVERT, Isabelle, Ibid. 49 « Dans neuf cas sur dix, une entreprise qui annonce qu’elle transfère 10% de ces centres de production de France vers l’Asie verra son cours de bourse monter sur la journée. » Voir PIVERT, Isabelle, Ibid. 50 PIVERT, Isabelle, Ibid.

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LOCAL ET GLOBAL COEXISTANT : UNE CHIMÈRE… ? Les expériences post-indépendance nous avait déjà rendu dubitatif quant à la possibilité d’un localisme, en regard de la dépendance de ces pays. Le développement autocentré ou self-reliance tanzanien évoluait dans un contexte où l’aide étrangère était encore acceptée, « situation paradoxale où l’action contredit l’objectif qu’on lui a fixé51. » « Quelles sont les chances réelles de succès d’une politique qui vise à l’autonomie dans un seul pays ? Alors que le système est fondé sur la division internationale du travail et la multiplication des échanges, est-il vraiment possible de s’en extraire pour mener, isolément, une politique totalement différente52. » Après le constat affligeant des dégâts collatéraux de l’insertion de l’entreprise dans l’arène de l’économie de marché, comment éluder cette question fondamentale ? D’une manière générale, le diktat de la rentabilité maximale s’inscrit en totale antinomie avec la notion même d’entreprise, faisant dire à certains que « c’est l’organisation globale du système capitaliste via la bourse qui crée le chômage53. » L’illusion nourrie d’une séparation entre finance et économie réelle est fortement responsable du laissez-aller qui a permis de croire en une croissance continue, débridée et éternelle. Mais, au fond, la finance n’a jamais pu tenir seule la barre et « ne pouvait se développer qu’à la faveur d’un prélèvement gigantesque sur le produit du travail salarié54. » Dès lors qu’économie de production et économie de spéculation sont liées, le risque systémique de la finance 55 assure l’effondrement du château de carte et une incidence inévitable dans le domaine de l’économie réelle. En outre, nous avons vu les conséquences néfastes des déréglementations opérées par l’Etat, mais il nous faut ajouter que l’avidité inextinguible de l’actionnariat a naturellement mené à une politique de dérégulation des acquis sociaux ; au fond, ouverture des marchés à la concurrence et précarité sont intrinsèquement liés, l’un, l’Etat, a ouvert la concurrence à l’autre, l’actionnaire, qui en retour en a voulu toujours plus. Quel développement local alors ? •

Le « véritable » local

Nous avons déjà souligné l’échec des stratégies d’industrialisation des pays du Sud au sortir du colonialisme. Nous avons aussi montré que depuis lors, la position de l’entreprise était davantage précaire et périlleuse. Suivant notre considération centrale de placer l’homme au centre de toutes choses, nous avons vu qu’il était inévitablement la première victime de ce grand chambardement. Ainsi, pouvons-nous inscrire le local et le global dans une complémentarité, ou plutôt le développement d’une initiative locale se fera nécessairement en contradiction avec la dimension globale ?

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RIST, Gilbert, Le développement. Histoire d’une croyance occidentale, Presses de la fondation nationale des Sciences Politiques, Paris, 2007, p.236. 52 RIST, Gilbert, Id., p.244. 53 PIVERT, Isabelle, Ibid. 54 CORDONNIER, Laurent, Le casino et le cantonnier, Manière de Voir, décembre 2008-janvier 2009. 55 Il s’agit d’une « situation dans laquelle une faillite locale provoque d’autres faillites, ce qui peut, à terme, conduire à l’effondrement global du système financier. » Voir Manière de Voir, décembre 2008-janvier 2009.

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Avant de tenter de répondre à cette question, il nous faut préciser que cette dialectique du local et du global nous a fait oublié que dans un monde globalisé, les échelles d’appréciation de ces dimensions pouvaient varier. Dès lors qu’un qu’Etat s’intègre dans une économie de marché, les mesures qu’il prendrait éventuellement pour se protéger et adopter un modèle de développement sensiblement différent le situerait en acteur local face à un monde international globalisé ; à une autre échelle, une organisation qui s’inscrirait en contradiction avec les politiques nationales pourraient pareillement être qualifiée de locale. Nous percevons toutefois que les stratégies locales ne peuvent prendre forme que dans une antinomie face au global. D’ailleurs, pourquoi qualifier de local une action s’inscrivant dans la mouvance globale ? Pour situer un lieu dans ses caractéristiques, sa dimension particulière56 ? Quel serait alors l’intérêt ? Au fond, toutes les actions sont locales, au-delà de ce qui est déterminé à un niveau supérieur, et donc le préciser serait superfétatoire. Le local connote ici l’alternatif, le divergent, l’opposition avec le global, et non une quelconque précision géographique. Les faits d’ailleurs nous prouvent que dans ce « village globalisé », l’impact du système global sur la dimension locale est permanent, et l’annihile en quelque sorte 57 . Réaffirmer cette dimension, c’est donc avant tout nier l’autre dans sa logique déshumanisante et globalisante, spécieusement colportée sous des discours d’égalité formelle. Sans préjuger de leur valeur, les véritables mouvements locaux sont, en regard de ces précisions, ceux qui portent des idées divergentes face au mouvement global. D’autres, avançant une quelconque « localité », ne ferait qu’instiller le doute dans les esprits quant à leur positionnement. Etant donné que l’Etat a fourbi les armes de la finance, lui permettant de jouir sans entrave au détriment du salarié, du bien commun et de la collectivité, des initiatives industrielles locales porteuses de changement ne peuvent donc que surgir dans des lieux où l’Etat s’inscrit en protecteur de l’industrie et du bien-être du salarié. Devant la continuité dans la détérioration des acquis sociaux, de nombreux mouvements ont toutefois abandonné leur espoir d’un changement dirigé par les structures étatiques et ont opté pour une voie marginale contestataire. Refusant l’aliénation du travail et le consumérisme, ces groupes tentent de montrer aux autres qu’un mode de vie différent est possible, que l’on peut travailler moins, consommer moins, contaminer moins, se réapproprier en quelque sorte sa vie. Leur existence même questionne cette dialectique du global et du local que nous avons décidé d’étudier dans ce travail. Leur réponse à notre mode de société met en évidence l’impossibilité, dans l’état actuel des choses, d’évoluer à l’intérieur du système dominant sans compromettre l’homme et la planète, et que la solution se situe donc pour eux hors de ce système. Sans émettre aucun jugement sur ces initiatives locales, il nous faut admettre l’intérêt que leur surgissement dans la sphère sociale apporte à une étude socio-économique du néolibéralisme. Pour ceux qui pensent encore que nos Etats occidentaux sont parfaitement démocratiques, ces mouvements se doivent d’être montrés afin de susciter un débat qui mettra certainement en évidence les contradictions du modèle dont ils veulent sortir. Nous relevons ici plusieurs types d’initiatives locales, que nous décrirons succinctement car ils feront l’objet d’un autre travail. Nous proposons de ne pas les isoler 56

Le Robert définit ‘local’ ainsi : « lieu considéré dans ses caractères particuliers, dans son emplacement, sa disposition, etc. » 57 « Le développement a détruit le local en concentrant toujours plus les pouvoirs industriels et financiers », voir LATOUCHE, Serge, Survivre au développement, Editions Mille et une nuits, 2004, p.45. Développement s’assimile ici à une occidentalisation du monde appuyée sur l’idée de progrès.

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dans des catégories particulières, car tous recoupent des caractéristiques communes qui nous permettent de les qualifier de locaux. Toutefois, nous insisterons plus particulièrement sur le mouvement de la décroissance, car nous pensons qu’il synthétise une pensée divergente porteuse de changement. •

De la description de quelques dynamiques locales

Le mouvement de la décroissance rejette notre type de société occidentale basée sur le mythe d’un monde à la croissance et au développement sans limite, régression humaine et sociale fondamentale. Dans le type actuel de société, 20% de la population mondiale utilisent 80% des ressources de planète, et la surconsommation des uns entraîne la sous-consommation des autres. Les crises environnementales et alimentaires ne sont dès lors que la résultante de ce modèle. La fonction religieuse conférée à la science dans nos sociétés fait aussi l’objet de critiques. Toutefois, il n’y pas dans ce modèle un rejet en soi de la consommation et de la science, mais le refus d’une société qui vit dans l’inversion des valeurs : « la consommation est vue comme une fin en soi et non plus comme un moyen ; la science ne repose plus sur le doute mais est devenue une croyance », faisant dire à l’auteur que « nous sommes dans des sociétés de religiosité inconsciente58. » De cette inversion découle la profanation de valeurs humaines sacrées comme l’amitié, le partage ou la tolérance et une sacralisation du profane : la technique, la consommation ou l’argent. Le consumérisme a en outre donné l’illusion de l’indispensabilité de nombreux objets dont nous ne nous posons plus la question de leur utilité : l’automobile, le téléphone portable, l’avion, la télévision… qui outre la pollution qu’ils génèrent, soumettent en esclavage une partie de la population du Sud sommée d’assembler ces objets dans une logique de concurrence des marchés59. En outre, dans ce type de « société du progrès », l’idéologie ne fait l’objet d’aucune remise en question et les seules possibilités de correction se trouvent dans le mythe technologique même : « à une problématique fondamentalement politique, culturelle, philosophique et spirituelle, nous n’avons de cesse d’apporter des réponses techniques60. » L’intérêt alors de ce modèle de décroissance soutenable est qu’il nous invite à trouver une explication aux aggravations de la situation des hommes et de la terre ; car les solutions apportées jusqu’ici aux problèmes du développement et de l’environnement ne furent que des palliatifs assurant la continuité du système : bio industriel, commerce équitable, micro-crédit, voiture verte… Il caractérise l’idéologie de la croissance et ne constitue qu’une fuite en avant vers la destruction. On reste alors avec cette question : et si le problème, ce n’était pas le développement ? Mais la décroissance n’est pas le contraire de la croissance : c’est comprendre qu’avec moins on peut plus, puisque l’on retrouvera des plaisirs dont l’idéologie de croissance nous a privé. C’est la qualité plutôt que la quantité, le partage et la sobriété. Devant la marchandisation du monde, pléthore d’initiatives locales se manifestent, se revendiquant ou non de la décroissance, mais systématiquement inscrites dans une forme d’économie sociale : 58

CHEYNET, Vincent, Cap sur la décroissance, manière de voir n°83, octobre-novembre 2005. Il est intéressant de noter que le rapport Dag Hammarskjöld, plus connu sous le titre « Que faire », préparé à l’occasion de la septième session extraordinaire de l’Assemblé générale des Nations unies, préconisait déjà, entre autres : un accroissement de la durée de vie des biens de consommation et la suppression des voitures individuelles. 60 CHEYNET, Ibid. 59

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les GAS, les SEL61, les cinémas et journaux alternatifs62, les coopératives, les communautés visant l’autarcie… Peut-être ces mouvements locaux ont-ils tous en commun avec celui de la décroissance de déconstruire l’emprise idéologique de la pensée occidentale, de « décoloniser notre imaginaire 63 », que ce soit directement ou indirectement; de sortir d’un système de pensée binaire, comme celui qui oppose la pauvreté à la richesse, car au fond les deux sont intrinsèquement liées et c’est la seconde qui produit la première ; la solution n’est donc pas dans une fuite vers la richesse pour combattre la misère mais dans une recherche d’équilibre et dans la relativisation du matériel. •

L’idéologie

Les mouvements que nous venons de présenter sont donc avant tout porteurs d’une autre pensée, qu’ils reposent sur des fondements peu ou prou précis ou constituent juste une opposition à notre modèle de développement occidental. Ils peuvent nous fournir des outils pour « décoloniser notre imaginaire » ; car l’élément essentiel de la pérennité du système néolibéral, malgré ses échecs patents, repose sur l’idéologie dont il est porteur64: « Je ne sais pas si les marchés pensent juste, mais je sais qu’on ne peut pas penser contre les marchés. Je suis comme un paysan (Sic) qui n’aime pas la grêle mais qui vit avec {…}. Il faut le savoir, et partir de là : agir comme s’il s’agissait d’un phénomène météorologique65 » ; « La réalité économique, qu’on le veuille ou non, est la réalité, aussi forte que la loi de la pesanteur66. » Ces métaphores physico-climatiques ne sont pas anodines, et dénotent au fond ce phénomène TINA (there is no alternative) que porte le capitalisme et qui se décline sous diverses formes, du « je sais bien que le système génère iniquités et destructions, mais c’est le moindre des maux », en passant par « vous pensez que c’était mieux du temps du communisme », jusqu’à « c’est le meilleur des systèmes, qui ne nécessitent aucune intervention de l’état67 ».Une forme d’amnésie historique et de révisionnisme des décideurs facilitent l’obnubilation, relayés par les mass médias : « à travers ses interventions médiatiques, la classe dominante ne cesse de réduire la globalisation des échanges 61

GAS : groupe d’achat solidaire, organisation citoyenne qui vise à supprimer les intermédiaires dans la distribution alimentaire, de relocaliser production et consommation dans une logique de production naturelle. SEL : système d’échanges locaux, sans échange marchand. 62 Car la déconstruction du discours dominant passe par une information des gens au moyen de canaux qui ne sont pas liés à une logique de profit. 63 LATOUCHE, Serge, Survivre au développement, Editions Mille et une nuits, 2004. 64 « Finalement, les deux aspects les plus remarquables de la singularité occidentale me paraissent résider dans son idéologie et dans son caractère de mégamachine techno-économique », dans LATOUCHE, Serge, L’occidentalisation du monde, Editions La Découverte, Paris, 2005, p.11. 65 Alain Minc, Le Débat, mai 1995, cité par HALIMI, Serge, Les nouveaux chiens de garde, Raisons d’agir, 2005, p.79. 66 Entretien de M. Pierret cité dans LORDON, Frédéric, Comment la finance a tué Moulinex, Manière de Voir, n°75, juin-juillet 2004. 67 Bien que les défenseurs de cette dernière position préconisaient une intervention dans les domaines régaliens de l’Etat. Actuellement, plus penauds et acculés au risque systémique de la finance actionnariale, ils ne peuvent que demander subrepticement un retour qu’il exige temporaire, pour recommencer comme c’était avant, jusqu’à une nouvelle crise…

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commerciaux et le déréglementation des marchés financiers au niveau planétaire à des processus indépendants, inéluctables et quasi naturels 68. » Et la même chose explique que « dans les discussions internationales sur la faim, le mot « fatalité » est omniprésent69. » Mais même lorsqu’on ne porte pas le néo-libéralisme sur la comparaison météorologique, sa prééminence ne trompe pas. Dans une société dite démocratique, la pluralité des avis est assurée, mais le passage des idées au domaine du concret donne une préférence à celle qui suive le chemin balisé. Aucun lieu n’échappe à cette règle, même ceux qui furent peut-être auparavant porteurs d’une forte critique sociale, comme les universités70. Ce consensus social structure les consciences individuelles, et considère le changement comme impossible. De ce fait, dès lors qu’on pense que la perfectibilité ne porte que sur la « croissance », dont on ne sait pas vraiment ce qu’elle signifie, on ne sait plus penser que « lorsque un gouvernement, quelle que soit sa forme, s’éloigne de ces buts71, le peuple a le droit de le changer ou de l’abolir, et d’établir un nouveau gouvernement en le fondant sur ces principes et en l’organisant en la forme qui lui paraîtra la plus propre à lui donner sécurité et bonheur72 »… puisque l’on ne peut se représenter un autre monde. Et une forme plus pernicieuse de la dissémination idéologique, et que les mouvements que nous avons décrits ci-dessus ont mis en évidence et rejeté, est qu’elle a amené le travailleur à se battre contre lui-même : les fonds de pension dans lesquels on l’a persuadé d’investir seront les mêmes qui précipiteront la faillite de son entreprise, et souvent la sienne ; le travailleur en manifestation revendiquera de récupérer un travail plein-temps, sans penser au fait que c’est peut-être cette organisation du travail qui a aussi provoqué cette situation ; il survalorisera le labeur, pilier de son existence, au détriment de toutes autres choses il vivra pour travailler ; il se battra contre le chômeur, antithèse de sa position, qui cristallise les contradictions de son mode de vie, son abnégation, déguisant parfois son stakhanovisme en goût du travail. Ainsi, ce travail, valeur ultime, religion moderne, verra progressivement se gommer sa dimension qualitative normalement indispensable : l’acte même de création d’emploi devenant le but ultime. Mais tous les discours officiels des médias, soumis eux aussi au grand capital 73 , s’inscriront en opposition avec cette réalité et nieront l’évidence. Et lorsque les démentis seront trop forts ou indécents74 ils ne bouleverseront toutefois pas encore le modèle, car « la croyance est ainsi fait qu’elle tolère aisément les contradictions75. » 68

Geoffrey Geuens(2003). Etats, op.cit., p.71. ZIEGLER, Jean, L’empire de la honte, Paris, Fayard, 2005, p.148. 70 Nous n’allons pas développer le propos dans ces pages, mais il est indéniable que le néo-libéralisme intègre les instances universitaires par des réformes comme Bologne qui institutionnalise la concurrence inter-université, vœux profond d’une commission européenne désireuse de faire de l’Europe l’économie de la connaissance (voir à ce sujet des ouvrages comme ceux de Nico Hirtt, président de l’APED, appel pour une école démocratique). 71 L’auteur fait référence aux droits à la vie, à la liberté, au bonheur, à un gouvernement au service du peuple… 72 SECRETAN, Charles, Les droits de l’humanité, Paris, Félix Alcan, 1890 Cité dans ZIEGLER, Jean, L’empire de la honte, Paris, Fayard, 2005, p.22. 73 Voir note de bas de page 4. 74 Le patrimoine des 1.125 milliardaires en 2007 s’élevait à 4.400 milliards de dollars ; « 80 milliards de dollars par an pendant 10 ans, soit 800 milliards de dollars en tout, suffiraient pour assurer à la totalité de la population les services sociaux essentiels. » MILLET, Damien, TOUSSAINT, Eric, 60 questions 60 réponses sur la dette, le FMI, la Banque mondiale, Editions CADTM, Belgique, 2008, p.49 ; « les trois personnes les plus riches du monde ont une fortune supérieure au PIB total des 48 pays les plus pauvres ! Le patrimoine des 15 individus les plus fortunés dépasse le PIB de toute l’Afrique subsaharienne (…) Les 225 plus grosses fortunes représentent un total de 1.000 milliards de dollars, soit l’équivalent du revenu annuel des 47% des individus les plus pauvres de la population mondiale, soit 2,5 milliards de personnes ». PNUD, Rapport mondial sur le développement, Paris, 69

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PROPOSITION DE QUELQUES (HORS-) PISTES… Face à la précarisation de l’emploi au Nord comme Au Sud, le creusement des inégalités, le désastre écologique en cours, l’avenir est sans doute dans les mouvements que nous avons décrits, qui oeuvrent à la déconstruction du discours dominant tout en offrant à ses porteurs des modes d’existence où le rapport marchand n’est plus central. Néanmoins, devant la puissance des marchés et de la doxa, nous ne pouvons faire fi d’une dynamique de changement qui se déploierait dans la sphère globale, modifiant la donne et permettant une propagation d’effets positifs plus large que ne le permettent les mouvements ci-dessus décrits. Au fond, nous sortons de la dialectique local/global pour entrer dans celle autonomie/autarcie76, donc dans une forme de complémentarité où chaque niveau supérieur permet une inscription du niveau inférieur dans des logiques propres mais respectueuses les unes des autres. Il s’agit alors d’édifier une autre globalité qui puisse faire émerger des logiques locales et coexister avec elles. Non pas de ce localisme qui n’est que la copie géographiquement située d’un globalisme dévastateur où l’on se livre à des concurrences régionales à qui mieux mieux, mais de ce local existant pour lui-même dans une logique d’ouverture harmonieuse. Car à continuer à l’identique le jeu est sans fin, les perdants étant toujours ceux qui ne participent pas : « les salariés ne doivent pas compter plus que des choses, sous peine d’empêcher les capitalistes de vivre intensément leur passion compétitive. Et ces derniers s’adonnent aux émotions fortes de la lutte à mort avec d’autant plus d’excitation… que ce ne sont jamais eux qui meurent77 ! » Afin d’étendre les logiques locales, il s’agit donc de prendre des mesures globales -à divers niveaux, et dans ce cadre une refondation de la finance et du marché dérégulé est indispensable. Mais, reconnaissant la responsabilité des structures étatiques dans l’état des lieux, il faut rétablir celles-ci dans leur fonction de garde-fous, et donc « mettre une limite au désir sans limites de la finance suppose alors de borner réglementairement et autoritairement son profit, seul moyen de lui ôter toute incitation à pressurer les entreprises, leurs salariés et leurs sous-traitants, en créant donc les conditions qui rendent la surexploitation sans objet78. » Ramener les prétentions du ROE proches des 3% d’origine permettrait déjà, par une instrumentation fiscale les plafonnant, de juguler le phénomène concurrentiel et ses effets, au fond, toutes mesures qui aboutiront à une répartition plus juste entre capital et travail (taxes Tobin, taxe sur les plus-values boursières, suppression des paradis fiscaux…), décortiquant la trame que la finance a tissée en collaboration étatique étroite. Mais il est à craindre, sans une attaque ciblée de l’économisme permettant d’ « abandonner définitivement un paradigme désuet dont les divers avatars ne s’expliquent que par la volonté des dominants de conforter leur position79 », que rien ne changera !

Economica, 1998 Cité dans LATOUCHE, Serge, Survivre au développement, Editions Mille et une nuits, 2004, p.19-20. Précisons que depuis ces inégalités n’ont fait que croître. 75 Gilbert Rist (2007). Ibid., p.52. 76 En précisant qu’une autarcie totale est une chimère car la participation au système, même involontaire, est inévitable. 77 LORDON, Frédéric, Comment la finance a tué Moulinex, Manière de Voir, n°75, juin-juillet 2004. 78 LORDON, Frédéric, Quelles propositions pour une alternative politique ? Enfin une mesure contre la démesure de la finance, le SLAM ! Monde Diplomatique, Février 2007. 79 RIST, Gilbert, Le développement. Histoire d’une croyance occidentale, Presses de la fondation nationale des Sciences Politiques, Paris, 2007, p.435.

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D’où la nécessité d’user des mécaniques antagonistes que nous avons présentées cidessus, et d’entrecroiser dynamique locale et globale, une logique d’opposition dans la dialectique global/local laissant donc progressivement place à une logique de complémentarité. Car même si certaines dynamiques locales flirtent avec une forme d’autarcie inaccessible, elles développent cette pensée globale émergeant de pratiques qu’elles ont choisi d’appliquer localement : Le mouvement de la décroissance propose ainsi des solutions globales comme un RMA (revenu minimum acceptable), l’agriculture écologique, la relocalisation de l’économie, le renforcement des taxes douanières, une hausse progressive des taxes sur les carburants, la sortie progressive du tout-automobile, de nouvelles formes d’aménagement du territoire, le démantèlement du nucléaire civil et militaire… Ou encore une « désindustrialisation au profit d’une économie fondée sur de petites entités de production80. » Ensemble de mesures qui rend indispensable une intervention à un niveau plus large, au moins, initialement, à l’échelle nationale. Rejoignant peu ou prou ceux pour qui « l’avenir de l’industrialisation et du développement leur paraît se situer dans l’épanouissement même de l’économie ‘traditionnelle’, qualifiée parfois d’ ‘informelle’ ou encore de non-marchandes 81 . », la décroissance propose un modèle économique s’articulant sur trois niveaux : 1. Une économie de micro-marché évitant tout phénomène de concentration (le paysan, commerçant ou artisan serait propriétaire de son outil de travail et ne pourrait pas posséder davantage) ; 2. Une production de biens et équipements indispensables qui nécessitent des investissements lourds, et où l’on pourrait donc investir des capitaux mixtes privés et publics, sous contrôle politique ; 3. Des services publics non privatisables (eau, santé, éducation, culture). C’est donc peut-être par la conjonction d’un véritable local et d’un global revisité que le changement pourra se faire. Il faudra pour ce faire dépasser les palabres, les arguties de politiques qui depuis des décennies offre le même contenu en changeant seulement son contenant, donnant l’illusion au spectateur non averti que tout a changé…

A.P

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CHEYNET, Vincent, Cap sur la décroissance, manière de voir n°83, octobre-novembre 2005. Jean Ziegler ne dit rien d’autre quand il propose, s’appuyant sur des constats de la FAO : « une production locale assurée par de petites exploitations serait la meilleure façon de garantir la sécurité alimentaire au niveau des ménages dans les pays en développement, car elle permet d’accroître l’offre alimentaire et de créer des revenus et des emplois. » Voir Jean Ziegler (2002). Le droit à l’alimentation. Collection Mille et une nuits, p.110. 81 Les industrialisations du tiers-monde, ABDELMALKI, Lahsen, MUNDLER, Patrick, 1995, p.8.

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Film : •

Volem rien foutre al païs, Pierre Carles, Christophe Coello, Stéphane Goxe, C-P Productions, 2007

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