Les chevaliers de la raclette : T1 Le château en flammes

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Dans la même collection : La Montagne brisée de Nadia Coste

Ce livre a été imprimé avec la police Sassoon, une police qui est particulièrement adaptée pour les lecteurs et lectrices dyslexiques. La grande taille de cette police, ainsi que les espaces importants entre chaque ligne, participent également à faciliter la lecture.

Couverture © Cindy Canévet Conception graphique © Benjamin Chaignon © Éditions La Marmotte, février 2020 La Marmotte est un label des éditions ActuSF. 45, chemin du Peney, 73000 Chambéry www.editions-actusf.fr ISBN : 978-2-491708-00-9




Guadeloupe — Je ne trouve pas la Guadeloupe. Je repose l’atlas sur la table. Je suis au CDI avec Mourad et Thomas. Nous sommes tous les trois dans le même collège à Chambéry. — Fais voir, Giuliana. Mourad s’empare du livre et commence à chercher la Guadeloupe à son tour. Il est plutôt grand et élancé, mais nous l’appelons le Nain entre nous. C’est moi qui lui ai trouvé ce surnom. Je viens de Tarentaise et Mourad de Maurienne. Il y a une rivalité amicale entre nos deux vallées. Je me moque souvent de la sienne en disant qu’elle est comme la mine de la Moria dans Le Seigneur des Anneaux : sombre et toute noire. Du coup, Mourad m’appelle l’Elfe, comme celui qui se chamaille tout le 5


temps avec le Nain dans les films. Ça me va bien, car je suis toute fine et j’adore me promener en forêt. Cela m’embêterait que Mourad trouve la Guadeloupe alors que moi je n’ai pas réussi. Heureusement, au bout de quelques secondes, il déclare lui aussi forfait. — J’abandonne. À toi. Thomas lui prend le livre des mains. Ils sont tous les deux athlétiques, mais Mourad est brun de peau alors que celle de Thomas est blanche comme du poulet. Son surnom à lui est venu tout seul. Il est originaire du massif des Bauges, aussi nous l’appelons tout naturellement Tome des Bauges, comme le fromage dont il aime tant s’empiffrer. Tome observe la carte pendant une seconde. Puis, il tourne quelques pages. — Voilà la Guadeloupe. Vous la cherchiez vers l’île de la Réunion, mais elle n’est pas du tout là. Elle est dans les Caraïbes, comme la Martinique. — Aaaaaaaah ! On se regarde avec le Nain, un peu honteux. On est vraiment des boulets sur ce coup-là. 6


Tome ne parle pas beaucoup, mais c’est sûr, il est le plus dégourdi de nous trois. Dans notre groupe de potes, il y a aussi Nina et Mehdi. Ils ne sont pas dans le même collège que nous, mais nos parents se connaissent. Ils organisent un repas par mois – la fameuse soirée raclette qui se transforme en barbecue en été – et c’est comme ça que nous sommes devenus amis tous les cinq. Maintenant, il va y avoir un sixième membre dans notre bande : Serena, qui débarque chez sa tante en Savoie depuis la Guadeloupe. —  Vous savez pourquoi elle vient sur Chambéry ? demande Tome. Ma mère en a parlé à table. Je lui réponds : — Ses parents vont déménager en métropole pour leur travail dans les mois à venir et ils ont voulu lui faire attaquer l’école dès la rentrée. — C’est sûr, si elle veut apprendre le ski, ce sera plus facile ici, plaisante le Nain. J’espère qu’elle sera cool en tout cas. Mourad a raison. Nous avons tellement l’habitude d’être le « Club des cinq » que ça va faire bizarre au départ d’avoir une 7


personne de plus dans notre bande. Si Serena n’est pas sympa, ça va être compliqué. — Croisons les doigts. — Comment on va s’appeler maintenant qu’on est six ? fait judicieusement remarquer Tome. Parce que le « Club des cinq » , ça le fait plus. Je réfléchis à voix haute. — Les trois mousquetaires, ils sont quatre, ça ne marche pas… Les quatre fantastiques non plus… — Les sept mercenaires… Les neuf muses… Nous cherchons pendant quelques minutes, mais nous ne trouvons rien avec le chiffre six. Je reste optimiste : — Ça viendra tout seul. — Tu as raison. Faisons déjà la connaissance de Serena, on verra pour le reste après, approuve le Nain. Je poursuis : — En tout cas, avec son arrivée, cela va faire trois filles et trois garçons dans notre groupe. Ce sera enfin la parité ! Fini la suprématie masculine ! Mourad et Tome échangent un clin d’œil. Ils ont l’habitude de mes envolées féministes. Je 8


tiens ça de ma mère, qui est très militante pour le droit des femmes. — Serena sera à la soirée raclette demain ? demande Mourad. — Oui. Elle prendra la sixième et dernière place autour de l’appareil. J’en connais un qui va devoir se contenter d’un seul caquelon comme tout le monde, au lieu de deux… Tome a un air résigné. Tant que nous n’étions que cinq, il utilisait le sixième caquelon pour rassasier son appétit de glouton. La nouvelle venue va lui faire perdre ce petit privilège. — T’inquiète pas, tu vas survivre, le rassure le Nain en lui tapotant l’épaule. La cloche sonne. Nous devons retourner en cours. Tome remet l’atlas à sa place pendant que Mourad et moi rangeons nos affaires. Vivement demain : j’ai vraiment hâte de faire la connaissance de Serena.



Dé — Serena, la Savoie, c’est simple, c’est une poule. — Hum… Je ne suis pas certaine de te suivre, Giuliana. Serena est vraiment adorable. Elle s’intègre parfaitement à notre groupe pendant la soirée raclette qui a lieu cette fois chez Nina, sur Chambéry. On chill pendant l’apéro. Nous habitons tous aux quatre coins du département, aussi, c’est l’idéal pour que j’explique à Serena l’anecdote de la « poule » sur la carte de la Savoie. — Imagine une poule de profil, tournée vers la gauche. Au-dessus de sa tête, il y a le massif des Bauges, d’où vient Tome. C’est le vrai Savoyard de la bande. 11


— Enchantée, Tome des Bauges, fait Serena, tout sourire. Il lui fait un petit coucou de la main en avalant une poignée de chips. — Ensuite, en face du bec, il y a Chambéry, comme un grain de maïs que la poule s’apprête à picorer. C’est là que vit Nini. — Je croyais que c’était Nina ton nom ? interroge Serena. — Oui, mais tout le monde m’appelle Nini parce que je ne mange ni gluten, ni lactose. De nature timide, Nini parle d’une toute petite voix. En plus, elle est impressionnée par Serena. — Pas de lactose ? Mais comment fais-tu pour la raclette ? Mehdi, lui, n’a pas la langue dans sa poche. Ce n’est pas pour rien qu’on le surnomme Bagou. Il vient à la rescousse de Nini. — Ne t’inquiète pas, on a trouvé un arrangement elle et moi. Elle mange mon jambon et moi son fromage. — Beau travail d’équipe, les félicite Serena. J’en profite pour enchaîner : — Mehdi, lui, habite sur l’aile de la poule, dans le massif de la Vanoise. 12


— C’est là qu’il y a les meilleures stations, fait Mehdi. — Oui, les Pointes des Fours, des Lamets, de la Sana… énumère Serena. Que des pics à plus de 3000 mètres. J’adorerais les découvrir ! — Tu pourras y aller avec Mehdi, intervient Giuliana. Il est super fort en ski. Si ses parents ont déménagé à Chambéry, c’est pour qu’il puisse intégrer la section sport. Un futur sportif de haut niveau ! Mehdi est fier comme un paon. Je reprends : — Il y a également des stations vers là où tu habites chez ta tante en Chartreuse, face au cou de la poule. Vous êtes où exactement ? —  Aux Échelles, juste sous le lac d’Aiguebelette. — C’est à la limite de l’Isère. Moi, ma famille est italienne, mais je vis maintenant sur le dos de la poule, dans la Tarentaise. C’est la plus belle vallée de la Savoie. — En toute objectivité, bien sûr, me raille Mourad. Ce que ne dit pas Giuliana, c’est qu’elle habite au mont Pourri. — À côté de mont Pourri ! je réplique, furieuse. Puisqu’on parle de Mourad le Nain, 13


il vient lui de la vallée de la Maurienne qui se trouve… sous le croupion de la poule ! —  Je suis de haute Maurienne, corrige Mourad. — Ok, du haut croupion si tu veux. Les autres rigolent. Nos petites disputes avec Mourad sont fréquentes – rivalité entre vallées oblige – mais jamais vraiment méchantes. — Pourquoi on te surnomme le Nain alors que tu me dépasses ? s’étonne Serena. J’interviens avant que Mourad ait le temps de répondre : — Parce que la Maurienne, c’est comme la Moria dans Le Seigneur des Anneaux : on n’y voit jamais le soleil. Tu connais les films ? — Oui, mais je préfère les romans. On ouvre tous de grands yeux ronds. — Les gros pavés écrits petit ? fait Tome, admiratif. — J’adore lire. Mourad évoque à son tour sa passion pour le dessin. Il sort son carnet de croquis pour le tendre à Serena. — Tu as vraiment un bon coup de crayon, le félicite-t-elle. 14


Je me renfrogne, un peu jalouse du talent du Nain. Moi, je n’ai pas dépassé le stade du monsieur patate. Heureusement, les compliments sont interrompus par l’arrivée du père de Nini dans la cuisine. Il lui demande d’aller chercher l’appareil à raclette dans la cave. Comme elle n’a pas l’air rassurée, on décide d’y aller tous ensemble. — Tu es bien pressé, Tome, souligne Mourad. — Il est surtout mort de faim ! le charrie le Nain. Nous descendons l’escalier pentu en bois. Je remarque tout de suite que toutes les étagères ont été réorganisées. Nous nous engouffrons en silence dans la salle au plafond voûté. Serena a la chair de poule : — Il gèle ici. Hey ! C’est quoi, ça ? Elle indique des empreintes de pieds au fond de la pièce. Le Nain et moi lui disons que ce sont des cupules avant de nous disputer. Serena nous étonne une fois de plus en nous expliquant que ce sont des formes creuses créées par l’homme dans les rochers. Elle impressionne tellement Tome qu’il l’appelle Wikipédia. Serena vient de gagner son surnom dans notre groupe : Wiki. 15


Du coup, nous cherchons partout dans la cave et nous trouvons d’autres cupules en forme de pieds. Je reprends mes investigations. Tout à coup, je sursaute quand Mourad crie : — Il y a aussi des empreintes de mains ! Nini attrape l’appareil à raclette rangé sur une des étagères. Elle se retourne si vivement avec qu’un caillou posé dessus en tombe. Tout le monde s’en va alors regarder la découverte de Mourad. Je ne peux pas m’empêcher de lâcher : — C’est sûr, pour fouiner dans des grottes, il y a pas mieux qu’un Nain. Nous déplaçons quelques boîtes pour révéler deux traces à hauteur du visage. Wiki met sa main dedans, ainsi que son pied dans la cupule au sol devant, très vite imitée par Nini à sa droite. Je cherche frénétiquement de mon côté des empreintes similaires à celles trouvées par Mourad. Dans ma précipitation, je shoote sans le vouloir dans le caillou tombé de l’appareil à raclette. Mourad me rejoint tandis que je le ramasse. En l’examinant de plus près, nous 16


découvrons que c’est une pierre qui semble assez ancienne, taillée en forme de dé, avec des dessins sur deux de ses faces. — Trouvé ! Bagou jubile : il vient de dénicher à son tour une cupule sur laquelle il pose tout de suite sa main. Le mur se met soudain à scintiller, puis à devenir translucide comme l’eau d’une cascade. On en reste tous muets sauf Wiki qui souffle : — C’est un passage vers un univers parallèle. Comme le quai 9 ¾ dans Harry Potter ou le placard dans Le Monde de Narnia. Tome, le Nain et moi sommes fascinés. Nini, elle, a peur et recule. La pierre reprend instantanément son apparence normale. — Recommence, Nini, l’encourage Bagou. Elle se remet en place. Le fond de la cave brille à nouveau comme de l’eau. Nous avançons tous les trois. Je repère alors, au milieu du mur liquide, un trou de la même taille que le dé dans ma main. Excitée par cette découverte, je veux glisser le cube dedans, mais Tome me retient. — Attends. On ne sait pas ce que c’est, ce passage. Et puis, moi, je ne pars pas à l’aventure le ventre vide. 17


Pour une fois, le Nain est d’accord avec moi : il veut essayer tout de suite ! Mais les autres préfèrent qu’on en discute tous ensemble, calmement. Wiki, Bagou et Nini abandonnent leurs postures et la cave retrouve son apparence normale. * Autour de la raclette, nous multiplions les hypothèses sur cet étrange phénomène : failles temporelles, porte extradimensionnelle vers un univers féerique ou réalité alternative comme dans les films de superhéros. Une chose est certaine : magique ou pas, nous ne tenons pas à le partager avec nos parents. — Ce serait pourtant plus prudent de les avertir, non ? avance Nini. — Ils nous empêcheraient d’y retourner, affirme Mehdi. — Oui, le mieux c’est de garder ça pour nous, soutient Mourad. Nous examinons à tour de rôle le cube. Quatre faces sont effacées par l’usure ou les frottements. Les deux autres comportent 18


des symboles. Bagou demande ce qu’ils représentent. Si nous tombons tous d’accord pour dire que le premier est une flamme, nous sommes divisés pour le second. Un cinq en chiffres romains pour le Nain, un V majuscule pour moi et même un logo pour Wiki ! Nini continue à inspecter le dé, nous faisant remarquer que la pointe du V semble cassée ou arrondie. Tome participe peu à la discussion. Il profite de nos réflexions pour se goinfrer de raclette. Après une ultime bouchée de patates-jambon-fromage, Tome conclut avec une philosophie repue : — C’est bien joli toutes ces suppositions, mais comment vérifier si elles sont bonnes ou pas ? Nous nous regardons les uns les autres en silence pendant quelques instants. J’attrape alors le dé de pierre entre deux doigts, puis j’affirme avec un grand sourire : — Il n’y a qu’une seule façon de le savoir : il faut essayer. — Pour une fois, j’approuve l’Elfe, m’appuie le Nain. 19


La proposition de Mourad fait l’unanimité. Wiki s’empare d’un caquelon pour le tendre au-dessus de l’appareil à raclette. — Pour le royaume, Chevaliers. Comme nous ne comprenons pas tout de suite, elle ajoute : — On prête un serment d’aventures, comme les chevaliers de la Table ronde. Nous l’imitons tous en souriant. Nini fait très justement remarquer : — On ne prête pas serment sur une table ronde là, mais sur une machine à raclette. — Et bien, on sera les Chevaliers de la raclette alors, conclut avec sagesse Tome des Bauges. Je me dis : voilà, on l’a trouvé notre nouveau nom de groupe. Il est vraiment plus stylé que le « Club des cinq ». * Nos parents sont toujours attablés quand nous redescendons dans la cave. Les soirées raclettes ne sont pas réputées pour se terminer tôt. Nous avons encore deux bonnes heures devant nous. 20


Nini, Wiki et Bagou reprennent leurs places. Le passage réapparaît aussitôt. Je m’en approche, accompagnée du Nain sur ma droite et de Tome sur ma gauche : — Vous êtes prêts ? J’insère le dé avec le symbole enflammé face à moi. Le mur révèle un paysage forestier, parcouru de sentiers en terre. Le dé part en arrière. Je m’avance pour le rattraper et bascule en avant. Le passage a l’apparence d’un mur d’eau mais curieusement, je sens plutôt un vent chaud quand je le traverse. J’arrive au milieu des arbres en même temps que Thomas et Mourad qui essayent de me retenir. Je sens alors le cube remuer violemment dans ma main au moment où je franchis la limite. Cette sensation diminue de l’autre côté. Intriguée, je m’éloigne un peu, ignorant le cri affolé de Nini dans mon dos. L’objet devient à nouveau totalement immobile. Je m’enfonce de quelques pas dans la forêt. La lumière du jour y est déclinante. Je ne m’attarde pas davantage et reviens vite vers le portail pour expliquer ma découverte à mes camarades : 21


— Le dé vibre quand on se rapproche ! Je suis sûre que c’est un moyen d’activer le passage de notre côté. Essayez de couper pour voir. Bagou hésite, mais ils acceptent finalement. Le chemin disparaît. Nous nous retrouvons tous les trois tous seuls, perdus au milieu de nulle part. Nous retenons notre souffle, mais le mur lumineux réapparaît déjà. — Ça fonctionne ! Tome, le Nain et moi échangeons des regards. Nos visages affichent davantage d’enthousiasme que de peur. Je me tourne alors vers nos trois autres camarades restés dans la cave : — On va essayer de savoir où on est… Rendez-vous dans une heure ! Puis sans leur laisser le temps de répondre, nous nous élançons vers le chemin. Nous sommes loin de réaliser jusqu’où il va nous mener.


Portail — Venez voir, c’est superbe. Tome est devant nous. Mourad et moi quittons le couvert des arbres pour le rejoindre sur la route en terre battue. La fraîcheur nous saisit immédiatement. Nous sautillons sur place pour nous réchauffer. Sur notre gauche, le chemin monte vers un édifice imposant tout en pierre tandis que sur la droite, il descend vers une ville. Malgré le froid, nous prenons le temps de détailler le fascinant paysage qui nous fait face à la lueur du jour qui commence à décliner. Nous sommes sur une butte surplombée par une abbaye entourée d’un muret. Plusieurs bâtiments encadrent une chapelle et délimitent une large cour intérieure. Tout autour, des 23


champs soigneusement entretenus recouvrent le reste de la colline. De part et d’autre du chemin en pente sont construites des maisons à deux ou trois étages, avec des tuiles en ardoises. Elles sont situées juste à côté des prairies. D’ailleurs, l’arrière de ces habitations donne directement sur des carrés de blé ou de seigle. La route se termine sur une large rivière en contrebas qui forme une frontière naturelle à l’entrée de la cité. Pour rentrer à l’intérieur, il faut franchir un des ponts qui font face aux deux portes que nous apercevons depuis notre point de vue. Nous voyons aussi une barge qui circule sur le cours d’eau, transportant des rondins de bois et des tonneaux. Tome attire notre attention sur des chevaux de trait qui regagnent leur écurie le long des berges. La cité est entourée de remparts qui sont eux-mêmes pourvus de canaux assez larges pour être empruntés par des petites barques. De là où nous sommes, nous ne pouvons apercevoir que les portes dans le mur. — Chaque côté de l’enceinte doit avoir au moins une entrée, suppose Mourad. 24


Contrairement aux maisons qui bordent le chemin, celles à l’intérieur de la ville sont plus basses. Seuls les édifices religieux, repérables aux grandes croix qui les surmontent, sont plus hauts que les autres. À l’est de la cité s’étalent à nouveau des champs. Nous devinons trois abbayes de plus, semblables à celle dans notre dos. Enfin, à l’ouest, les cultures laissent vite place à d’imposants vergers qui s’étendent à perte de vue le long de la rivière. La lumière du soleil couchant se reflète d’une teinte orangée sur les pierres claires de la ville. — C’est magnifique, fait Mourad. — Oui, une vraie cité médiévale comme dans le manuel d’histoire, je fais. Dommage que Wiki ne soit pas avec nous, je suis certaine qu’elle adorerait. — Du coup, ça veut dire qu’on a remonté le temps jusqu’au Moyen Âge, l’Elfe ? — Il faudrait aller vérifier. Et savoir où on a atterri aussi. — Ça, je peux vous le dire : on est à Chambéry, fait Tome. 25


Il nous indique du doigt un grand bâtiment tout au fond. Même à cette distance on arrive à le reconnaître : c’est le château des ducs de Savoie. — Bien vu, Tome ! Si c’est Chambéry, la rivière, c’est donc la Leysse, conclut Mourad. Je ne peux réfréner mon exaltation : — Eh bien qu’est-ce qu’on attend alors. Dépêchons-nous de visiter la ville ! L’heure tourne ! Je m’élance dans la descente suivie par un Nain enthousiaste et par un Tome prudent. * Il nous faut cinq minutes à peine pour atteindre l’entrée de la ville. La course nous a réchauffés. La nuit tombante fait que nous ne croisons personne sur le chemin. Tome se retourne à intervalles réguliers. Je lui demande : — Qu’est-ce que tu regardes ? — J’ai l’impression qu’on est suivis. — Oui, par ton ombre, le raille le Nain. Les cloches se mettent à sonner quand nous franchissons le pont qui enjambe la Leysse. 26


— Là, on est à la porte du faubourg Reclus, remarque Tome. Le linteau de l’arche en pierre est effectivement gravé de deux mots : Porta Reclusy. — Ça ressemble un peu à de l’italien, je fais. — Je crois que c’est plutôt du latin, me corrige le Nain. En tout cas, s’ils parlent comme ils écrivent, ça ne va pas être facile pour se faire comprendre. Quelqu’un débouche alors par la porte et nous nous plaquons le long de la muraille. Un homme habillé d’une aube brune en laine et d’une large pèlerine franchit le pont puis s’engage sur le chemin que nous avons emprunté. C’est certainement un moine qui remonte vers l’abbaye à côté de laquelle nous sommes arrivés. Le Nain se tourne vers Tome et moi et nous chuchote : — Je propose qu’à partir de maintenant, nous parlions à voix basse et soyons discrets. — Oui. Même si avec nos t-shirts, ça ne va pas être facile de passer pour des locaux, soulève Tome. 27


Sur le qui-vive, nous franchissons la porte du faubourg Reclus pour pénétrer dans la Chambéry du Moyen Âge. * Nous nous répartissons les rôles : Tome fait le guet pendant que je décris le plan de la ville à Mourad qui l’inscrit sur son carnet de croquis. Je dois reconnaître que le Nain dessine vraiment bien. Au début, nous sommes un peu tendus. Puis, peu à peu, la curiosité est la plus forte. Nous nous enfonçons toujours plus loin dans la cité. Nous retrouvons facilement nos repères dans cette Chambéry médiévale. Si certaines rues ont disparu – ou n’existent pas encore – les grands axes sont déjà là. Nous repérons sans problème la place Saint-Léger. Je note cependant plusieurs différences avec celle que nous connaissons aujourd’hui. — Il y a une petite église au milieu du canal ! — Et les fontaines ne sont pas au même endroit, complète Tome. 28


— Si je me souviens bien, ta mère, Giuliana, a dit qu’il y avait à une époque, des canaux au centre de Chambéry, réfléchit Mourad. Un peu comme à Annecy. Les rues sont heureusement toujours assez désertes. La nuit qui tombe nous aide à rester inaperçus. Les rares personnes que nous croisons se dirigent vers les églises ou rentrent d’un pas pressé chez eux. Nous sommes surpris par les couleurs vives des habits. Les femmes ont une tunique longue, par-dessus laquelle elles passent une chemise. Un bandeau serré maintient leur poitrine et un grand carré de toile blanche cache leurs cheveux. Les hommes portent, eux, des chapeaux de paille ou des bonnets de feutre. Leur tunique est plus courte que celle des femmes. Des espèces de collants moulants leur couvrent les jambes. Je ne me sens vraiment pas à ma place, ici, dans mon jean délavé. En revanche, cela fait beaucoup rire mes camarades. — Trop moche, lâche Tome. — Le pantalon, c’est quand même mieux, approuve Mourad. Nous manquons de peu de nous faire surprendre par un groupe d’hommes pressés. 29


Pour les éviter, nous bifurquons précipitamment vers la cathédrale… mais elle n’existe pas encore ! À la place se trouve une église de taille plus modeste. Nous notons d’autres changements de ce type. Devant l’hôtel de ville est érigée une statue qui n’y est plus de nos jours, alors qu’à l’inverse, celle des éléphants n’a pas encore été construite. — On est bêtes, remarque Tome. On sait bien que les « quatre sans cul » sont récents. Notre crainte laisse à nouveau place à la fascination de la découverte. Nous voulons en voir davantage. Nous empruntons la rue Basse-du-Château – une des rares rues médiévales qui existe encore aujourd’hui. Nous débouchons par une traboule sur l’immense château des ducs de Savoie. Je propose immédiatement à mes camarades : — On le visite ? — On n’a pas le temps, fait Tome en consultant sa montre. — Oui, renchérit le Nain. Finissons d’abord notre tour de la ville pour bien repérer les lieux. On reviendra une autre fois. 30


En quittant le château, je remarque que la chapelle est allumée. Des cloches retentissent. Une foule sort de l’édifice. Je lâche : — Ça doit être la fin de la messe. Tout le monde devait y être. C’est pour ça qu’il n’y a personne dehors. — On dégage avant que quelqu’un nous voie ! presse Mourad. Nous longeons l’enceinte de la ville pour rejoindre la rue Croix d’Or. Nous la remontons jusqu’au bout pour atteindre la seconde porte du mur nord que nous avions repérée depuis les hauteurs. Sur celle-ci est gravé : Porta Montis Melian. Le Nain percute tout de suite. — Montmélian. C’est l’ancien nom du faubourg où habite aujourd’hui ma tante. Nous quittons la ville et franchissons le pont qui nous ramène sur la rive gauche de la rivière. La nuit est complètement tombée maintenant. Nous voyons à peine à quelques mètres devant nous. Ça nous fait un peu flipper. Tome jette à nouveau des regards inquiets par dessus son épaule. Je me moque un peu de lui, même si moi aussi je ne suis pas rassurée : 31


— Tu vérifies que tu n’as pas laissé ton ombre derrière toi, Tome ? Ça va être difficile dans le noir. Il nous faut encore quelques minutes pour rejoindre le sentier au début du faubourg Reclus. La pente est raide et nous mettons plus de temps que prévu pour la grimper. Nous arrivons enfin en vue de l’abbaye. Je presse tout le monde : — Dépêchons-nous ! Nous nous engouffrons en courant dans le bois. Nous atteignons le passage quelques minutes à peine avant l’heure de rendez-vous convenue avec nos camarades. — On y est, murmure le Nain, essoufflé. — Oui, mais on ne sait toujours pas pourquoi il y a une flamme sur le dé, soulève Tome. Soudain, des cloches se mettent à nouveau à sonner dans notre dos. Elles sont accompagnées par une lueur qui nous fait nous retourner tous les trois. À travers les arbres, nous voyons, horrifiés, le feu jaillir dans l’obscurité. — Le château brûle ! panique Tome. — C’est terrible ! Il faut aller les aider ! 32


— Non, me retient Mourad. C’est trop tard pour ça. Mais il faudra revenir maintenant que l’on sait ce qui va se passer. On pourra peut-être empêcher que cela ne se produise. Je ne veux pas le reconnaître devant lui, mais le Nain a raison. Il nous faut rentrer et absolument trouver un moyen d’éviter cette catastrophe. Je sors le dé de ma poche. Il se met aussitôt à vibrer dans ma paume. Le mur lumineux reparaît devant nous. Je m’engouffre à la suite de mes camarades à travers le voile liquide. Je jette un dernier coup d’œil par-dessus mon épaule avant que le passage ne se referme : des flammes toujours plus hautes continuent à dévorer le château dans le noir de la nuit (fin de l’extrait)



Nina, Serena, Mourad, Thomas, Giuliana et Mehdi se retrouvent pour leur soirée fromage mensuelle. Les six amis vont alors découvrir un passage qui les ramène au Moyen Âge. Ils décident d’empêcher l’incendie du château des Ducs de Savoie, mais changer l’histoire n’est pas sans danger…

Les Chevaliers de la raclette est une série qui nous propulse à travers la Savoie et le temps, coécrite par Nadia Coste, autrice jeunesse (L’Ascenseur pour le futur, Jivana) et par Jean-Laurent Del Socorro, auteur de romans historiques (Boudicca, Je suis fille de rage). Un dossier pédagogique à destination des collégiens est inclus à la fin de l’ouvrage.

À RETROUVER SUR NOTRE SITE : En papier : 5 €

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ISBN : 978-2-491708-00-9


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