Extrait de "Terra ignis"

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Miquel Barcel贸 COUV TERRA IGNIS BAT.indd 1

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ACTES SUD

Terra Ignis D茅p么t l茅gal : juillet 2013 | ISBN : 978-2-330-01932-7 | 36 e TTC FRANCE

ACTES SUD

31/05/13 10:27


Autoenclavat, 2011, 39 x 39 x 37 cm.

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Jo Etc., 2011, 55 x 40 x 30 cm.


Autoenclavat, 2011, 39 x 39 x 37 cm.

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Jo Etc., 2011, 55 x 40 x 30 cm.


Si j’ai du goût, ce n’est guères Que pour la terre et les pierres.

Arthur Rimbaud, Fêtes de la faim, 1872.

Céramiques

Je ne fais pas exactement de la céramique mais de la terre cuite et des fois même pas cuite, même pas sèche. Patauger dans la boue, “ah non ! pas n’importe quelle boue”, celle de Kanjiža (village d’où est originaire Josef Nadj), Felanitx (mon lieu de naissance), Apt (près de chez Cézanne, argile que j’utilise pour Paso doble), Paestum (une des provenances de l’argile des Grecs et des Romains et de la chapelle de Palma)… La céramique est une forme de peinture. Tout est une forme de peinture évidemment, mais l’argile molle, la barbotine – de la texture du ketchup – est très proche de l’aspect de ma peinture ; sauf que les tableaux ne sont pas enfournés (hélas !). C’est toujours avec l’espoir de l’alchimiste – que la merde devienne or, que le feu donne sens – qu’on introduit les pièces dans le four, qu’on les cuit à l’aide de tonnes de bois, jusqu’à 1 200 ou 1 300 degrés. Là, un changement important se produit (l’argile fraîche c’est comme la chair, je la reconnais comme chair et je la traite comme chair, la peinture aussi, ça va de soi). Après le feu, elles sont devenues des cloches, des dames-jeannes, des objets cassants qui peuvent blesser, faciles à casser semble-t-il, contrairement aux tableaux que je finis par brûler quand je veux me débarrasser d’eux, tellement ils sont difficiles à détruire. Les toiles brûlent ou servent à construire des abris contre la pluie. Le bois chauffe, les bronzes – ça fond comme le fer et le verre – redeviennent canons. Les vieilles céramiques restent fendues dans un coin sombre à l’abri des regards, elles savent devenir invisibles le temps nécessaire. Du grand chef-d’œuvre disparu de la peinture grecque classique, Achille et la reine des Amazones, ne reste que la description admirative par les mortels qui avaient eu l’honneur de le voir. L’histoire, bien connue, est simple et terrible : Achille donne la mort à la reine des Amazones, une mort très sexuelle, maniant l’épée entre les seins de haut en bas, un peu comme un torero, mais le sujet, le drame, la gestalt est le regard, ce premier et dernier regard qui rend Achille amoureux éperdu de la femme qu’il est en train de tuer… Trop tard, elle est déjà morte, et après, tout est regret. Cette peinture et, ainsi qu’on peut l’imaginer, les milliers de copies d’époque ont disparu entièrement – poussière.

Doble pintor en superhomo (détail), 2012, 180 x 130 x 80 cm.

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Par contre, on admire au British Museum, un vase qui est la copie d’une copie d’une copie de l’œuvre originale : le regard d’Achille et celui de la reine brune ont survécu au feu du jour et à tous les feux des siècles jusqu’à maintenant, et on est ému devant cette reine morte qui ne l’est pas encore tout à fait et qui transperce d’amour Achille ; comme le taureau Burlero qui, avec une épée plantée dans le cœur, a pu encore se lever et atteindre le cœur du torero Yiyo, sauf que c’est d’amour qu’Achille est transpercé… Et c’est seulement cette pauvre et fragile céramique rouge et noir qui est arrivée jusqu’à nous… Je pense à cela des fois : c’est peut-être un fragment de vase avec une pieuvre qui sortira du sable dans deux mille ans quand tous mes tableaux seront poussière et que tous les milliards de pixels des images seront un puzzle impossible. Dans un musée national en Asie, peut-être à Kyoto, mon œuvre préférée était un vase céladon d’une forme exquise, avec un léger dégradé de vert-gris, comme quand on regarde le fond sablonneux en plongée à environ trente mètres de profondeur. Une lignée dorée un peu tremblotante, mais pas trop, monte tout le long du vase, continue à l’intérieur et se perd dans les profondeurs. L’œuvre du xie ou xiie siècle me semblait un chef-d’œuvre absolu et je la rattachais sans trop réfléchir à d’autres œuvres bouddhistes d’entre le xiie et le xive siècle qui me sont chères : des moines chevauchant un tigre, des kakis à différents stades de mûrissement… Bien plus tard, je ne sais pas trop comment, j’ai appris que la ligne dorée n’était rien qu’une restauration. Une fissure comblée d’or – ou même de bronze doré ou de cuivre. Je pense quand même que ça reste une des œuvres que je préfère en céramique mais je ne le dis pas trop – je m’étais même demandé comment l’artiste avait continué la ligne d’or à l’intérieur du vase dont le col semblait trop étroit pour y passer une main. “Céramique”, c’est ce qui recouvre les terres cuites, l’émail brillant dont mes œuvres sont dépourvues. Quelques œuvres parmi celles que je préfère, les Djenné du xive siècle, sont en terre à peine cuite au soleil et toutes craquelées, c’est sûrement ça qui les rend émouvantes pour


Si j’ai du goût, ce n’est guères Que pour la terre et les pierres.

Arthur Rimbaud, Fêtes de la faim, 1872.

Céramiques

Je ne fais pas exactement de la céramique mais de la terre cuite et des fois même pas cuite, même pas sèche. Patauger dans la boue, “ah non ! pas n’importe quelle boue”, celle de Kanjiža (village d’où est originaire Josef Nadj), Felanitx (mon lieu de naissance), Apt (près de chez Cézanne, argile que j’utilise pour Paso doble), Paestum (une des provenances de l’argile des Grecs et des Romains et de la chapelle de Palma)… La céramique est une forme de peinture. Tout est une forme de peinture évidemment, mais l’argile molle, la barbotine – de la texture du ketchup – est très proche de l’aspect de ma peinture ; sauf que les tableaux ne sont pas enfournés (hélas !). C’est toujours avec l’espoir de l’alchimiste – que la merde devienne or, que le feu donne sens – qu’on introduit les pièces dans le four, qu’on les cuit à l’aide de tonnes de bois, jusqu’à 1 200 ou 1 300 degrés. Là, un changement important se produit (l’argile fraîche c’est comme la chair, je la reconnais comme chair et je la traite comme chair, la peinture aussi, ça va de soi). Après le feu, elles sont devenues des cloches, des dames-jeannes, des objets cassants qui peuvent blesser, faciles à casser semble-t-il, contrairement aux tableaux que je finis par brûler quand je veux me débarrasser d’eux, tellement ils sont difficiles à détruire. Les toiles brûlent ou servent à construire des abris contre la pluie. Le bois chauffe, les bronzes – ça fond comme le fer et le verre – redeviennent canons. Les vieilles céramiques restent fendues dans un coin sombre à l’abri des regards, elles savent devenir invisibles le temps nécessaire. Du grand chef-d’œuvre disparu de la peinture grecque classique, Achille et la reine des Amazones, ne reste que la description admirative par les mortels qui avaient eu l’honneur de le voir. L’histoire, bien connue, est simple et terrible : Achille donne la mort à la reine des Amazones, une mort très sexuelle, maniant l’épée entre les seins de haut en bas, un peu comme un torero, mais le sujet, le drame, la gestalt est le regard, ce premier et dernier regard qui rend Achille amoureux éperdu de la femme qu’il est en train de tuer… Trop tard, elle est déjà morte, et après, tout est regret. Cette peinture et, ainsi qu’on peut l’imaginer, les milliers de copies d’époque ont disparu entièrement – poussière.

Doble pintor en superhomo (détail), 2012, 180 x 130 x 80 cm.

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Par contre, on admire au British Museum, un vase qui est la copie d’une copie d’une copie de l’œuvre originale : le regard d’Achille et celui de la reine brune ont survécu au feu du jour et à tous les feux des siècles jusqu’à maintenant, et on est ému devant cette reine morte qui ne l’est pas encore tout à fait et qui transperce d’amour Achille ; comme le taureau Burlero qui, avec une épée plantée dans le cœur, a pu encore se lever et atteindre le cœur du torero Yiyo, sauf que c’est d’amour qu’Achille est transpercé… Et c’est seulement cette pauvre et fragile céramique rouge et noir qui est arrivée jusqu’à nous… Je pense à cela des fois : c’est peut-être un fragment de vase avec une pieuvre qui sortira du sable dans deux mille ans quand tous mes tableaux seront poussière et que tous les milliards de pixels des images seront un puzzle impossible. Dans un musée national en Asie, peut-être à Kyoto, mon œuvre préférée était un vase céladon d’une forme exquise, avec un léger dégradé de vert-gris, comme quand on regarde le fond sablonneux en plongée à environ trente mètres de profondeur. Une lignée dorée un peu tremblotante, mais pas trop, monte tout le long du vase, continue à l’intérieur et se perd dans les profondeurs. L’œuvre du xie ou xiie siècle me semblait un chef-d’œuvre absolu et je la rattachais sans trop réfléchir à d’autres œuvres bouddhistes d’entre le xiie et le xive siècle qui me sont chères : des moines chevauchant un tigre, des kakis à différents stades de mûrissement… Bien plus tard, je ne sais pas trop comment, j’ai appris que la ligne dorée n’était rien qu’une restauration. Une fissure comblée d’or – ou même de bronze doré ou de cuivre. Je pense quand même que ça reste une des œuvres que je préfère en céramique mais je ne le dis pas trop – je m’étais même demandé comment l’artiste avait continué la ligne d’or à l’intérieur du vase dont le col semblait trop étroit pour y passer une main. “Céramique”, c’est ce qui recouvre les terres cuites, l’émail brillant dont mes œuvres sont dépourvues. Quelques œuvres parmi celles que je préfère, les Djenné du xive siècle, sont en terre à peine cuite au soleil et toutes craquelées, c’est sûrement ça qui les rend émouvantes pour


Cranillis, 2009, 29 x 26 x 18 cm.

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Capo 35 ample front, 2009, 22,5 x 19 x 25 cm.


Cranillis, 2009, 29 x 26 x 18 cm.

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Capo 35 ample front, 2009, 22,5 x 19 x 25 cm.


capos, 2009.

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bovedilla simi negra, 2009, 20 x 63 x 23,5 cm.


capos, 2009.

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bovedilla simi negra, 2009, 20 x 63 x 23,5 cm.


Portrait de Miquel Barceló dans son atelier de Majorque, Espagne, 2009. Titre de l’oeuvre, date, matériaux, taille.

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Hieràtic, 2012, 83 x 42 x 37 cm.


Portrait de Miquel Barceló dans son atelier de Majorque, Espagne, 2009. Titre de l’oeuvre, date, matériaux, taille.

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Hieràtic, 2012, 83 x 42 x 37 cm.


sac de maonS, 2012, 50 x 59 x 40 cm.

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Mossegada, 2012, 35 x 45 x 42 cm.


sac de maonS, 2012, 50 x 59 x 40 cm.

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Mossegada, 2012, 35 x 45 x 42 cm.


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la mare, atelier de Miquel Barceló à Majorque, Espagne, 2013.


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la mare, atelier de Miquel Barceló à Majorque, Espagne, 2013.


CariĂ tides, 2012, 140 x 96 x 96 cm.

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Pintor, model i quadre, 2012, 140 x 95 x 95 cm.


CariĂ tides, 2012, 140 x 96 x 96 cm.

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Pintor, model i quadre, 2012, 140 x 95 x 95 cm.


Roser (dĂŠtail), 2012, 155 x 110 x 110 cm.

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Roser, 2012, 155 x 110 x 110 cm.


Roser (dĂŠtail), 2012, 155 x 110 x 110 cm.

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Roser, 2012, 155 x 110 x 110 cm.


Miquel Barcel贸 COUV TERRA IGNIS BAT.indd 1

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ACTES SUD

Terra Ignis D茅p么t l茅gal : juillet 2013 | ISBN : 978-2-330-01932-7 | 36 e TTC FRANCE

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