Extrait "Les Espaces sont fragiles" de Stéphanie Dujols

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Les espaces sont fragiles

Carnet de Cisjordanie, Palestine 1998-2019

Stéphanie Dujols

un endroit où aller

LES ESPACES SONT FRAGILES

En couverture et à l’intérieur : dessin inspiré d’une œuvre de Yara Bamieh.

Photos p. 5 (Naplouse, 1995) & p. 109 (Rahat, 1994) : © Fouad Elkoury

© ACTES SUD, 2024 sauf pour la langue arabe

ISBN 978-2-330-19313-3

STÉPHANIE DUJOLS

Les espaces sont fragiles

Carnet de Cisjordanie, Palestine

1998-2019

un endroit où aller un endroit où aller

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Sud de la Cisjordanie, fin de l’hiver 2001

C’est une longue route plate, presque parfaitement droite. Un chemin rare sur cette terre de collines. De part et d’autre, des étendues d’un vert très vif. À l’est, on sent que l’espace chute dans le vide. On comprend que l’on est sur un plateau. La carte indique de très petits hameaux en contrebas, sous la ligne d’inclinaison du paysage. Pas de gros villages, donc, aux abords de cette tranche de route. C’est plus au nord, avant qu’elle ne se mette à filer tout droit, que des chemins de terre s’en écartent pour rejoindre des villages emmêlés dans les collines. Mais plus rien ne rejoint rien. Dès les premiers mètres, chaque sentier est entravé par un haut talus de terre ou de ferraille, de détritus, de carcasses de tôle, installé par l’armée pour empêcher les véhicules de passer sur la route. Parfois c’est une tranchée profonde, ou bien les deux : une tranchée, puis un talus. Au-delà, le

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chemin s’éloigne dans la solitude. Plus loin, derrière les buttes et les collines, des voitures, des microbus, des taxis collectifs, des camions, des mobylettes, des charrettes, des ânes cahotent sur les sentiers intérieurs, tentant de se faufiler au moins d’un village à l’autre. Là aussi, il y a des obstacles. Au détour d’un lacet, les gens trouvent souvent un nouveau talus jeté dans la nuit par l’armée. Ils prennent alors par les champs, serpentant entre les oliviers et les figuiers dans un brouillard de poussière épaisse – les arbres en sont tout blancs –, jusqu’à rejoindre un bout de sentier. De la route, on ne devine rien. On ne voit pas ces gens qui avancent comme des fourmis dans un labyrinthe démoniaque.

La route est déserte. Elle est toujours déserte. À moins que ne passe une “patrouille*” ou une voiture de colons. Les patrouilles rôdent plutôt lentement. Les colons foncent le plus vite possible. Ce jour-là, elle est absolument déserte. Je rentre de Dahriyeh avec un collègue. Nous remontons vers le nord. Nous sommes sur la longue ligne droite qui traverse le plateau. Le soleil est déjà tombé derrière l’horizon. Le ciel est un peu blême. Il n’y a que ce bleu incertain et le vert encore intense de la prairie coupée par la route. Même si le plateau est légèrement bombé et que, vers la droite, il fléchit

* Une ou plusieurs jeeps de l’armée israélienne.

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puis sombre dans cet abîme de petits hameaux invisibles, c’est la rectitude et l’uniformité des lignes qui s’imposent et accentuent l’effet de solitude. C’est aussi le silence.

Soudain, quelque chose apparaît sur la droite au bord de la route. Nous nous approchons. C’est un renard. Il est couché en sphinx, la tête face au bitume. Nous arrêtons la voiture et descendons. Il n’a pas peur. Il nous regarde. Il a le pelage gris bleuté. Je me demande pourquoi il n’a pas peur. On dirait qu’il garde le paysage. Un immense théâtre abandonné, au toit arraché.

Il me rappelle un rêve très ancien : des renards de la même teinte qui marchaient dans des filets de brume, l’un derrière l’autre, à peu près, au fond d’une plaine encaissée et spongieuse.

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« un endroit où aller »

Les espaces sont fragiles

Parfois, W. part dans la nuit. Il sort du village, marche un moment sur la route, la quitte pour obliquer à travers la lande et s’y enfonce. Une colonie disparaît dans son dos. Il s’arrête tout au bout du plateau, qui fait comme une épaule au-dessus des abords de Jérusalem. Au loin, il voit clignoter les lumières de la ville. Campé sur ses jambes, il lâche un premier cri, étiré et sauvage. Puis d’autres. Des hurlements.

S. D.

Stéphanie Dujols est traductrice de littérature arabe contemporaine. Elle a travaillé également comme interprète pour des organisations humanitaires. Depuis une dizaine d’années, elle réside au Caire, après avoir vécu entre autres en Palestine, en Jordanie et à Alexandrie.

DÉP. LÉG. : MAI 2024

15 € TTC France

www.actes-sud.fr

ISBN 978-2-330-19313-3 9:HSMDNA=V^XVXX:

Illustration de couverture inspirée d’une œuvre de Yara Bamieh
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