Extrait "BibliOdyssées, 50 histoires de livres sauvés"

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BibliOdyssées

Kamel Daoud

Raphaël Jerusalmy

O

Bibli

dyssées

50 histoires de livres sauvés Joseph Belletante | Bernadette Moglia


© Actes Sud / Musée de l’Imprimerie et de la Communication graphique, 2019 ISBN 978-2-330-11985-0


BibliOdyssées Foudre – Index – Exil – Talismans

Textes de Kamel Daoud et Raphaël Jerusalmy Notices de Joseph Belletante et Bernadette Moglia


Avant-propos Joseph Belletante

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Textures ou Comment coucher avec un livre Kamel Daoud

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L’Âne et le Rapace Raphaël Jerusalmy

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FOUDRE – Les livres frappés Suite française, Irène Némirovsky (2004) Le Jardin des délices, Herrade de Hohenbourg (1159-1175) « Angeli del fango », Florence (1966) L’Heptaméron, Marguerite de Navarre (1558) José Alberto Gutierrez, l’éboueur de Bogotá Les Sept Piliers de la sagesse, T. E. Lawrence (1922) Steal This Book, Abbie Hoffman (1971) Max Brod, l’héritier de Kafka Les Fleurs du mal, poèmes illustrés par Matisse (1947) La Haggadah de Sarajevo (vers 1350) Médecins des livres à Sarajevo et Daraya Le Placard contre la messe (1534) Se questo è un uomo, Primo Levi (1947)

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INDEX – Les livres défendus The Parthenon of Books, Marta Minujín (2017) Le père Najeeb et les manuscrits de Mossoul Britannicus, Racine (1669) Les Épîtres de Cicéron, Étienne Dolet (1542) La trilogie The Country Girls, Edna O’Brien (1960-1964) La Bibliothèque de Photios Les Damnés de la terre, Frantz Fanon (1961) Trois milliards de pervers, numéro 12 de la revue Recherches (1973) Le Traité des trois imposteurs La Société mourante et l’Anarchie, Jean Grave (1893) Censure à Orange, Didier Daeninckx (1996) L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751-1772) La fuite d’Edward Snowden (2013)

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EXIL – Les livres dispersés 148 151 155 158 161 163 165 168 172 176

La bibliothèque errante de Walter Benjamin Future Library, projet de Katie Paterson (2014) Les livres de l’Institut franco-chinois de Lyon Découvrir Jenny Delsaux (1896-1977) Vie et Destin, Vassili Grossman (1980) La trahison d’Elisabeth Förster-Nietzsche (1846-1935) La « Brigade des papiers » (1941-1943) Le Verfügbar aux Enfers, Germaine Tillion (1944) Les images fantômes d’Aby Warburg Dans les geôles de la Gestapo, Émile Terroine (1944)

TALISMANS – Les livres qui sauvent 180 183 185 188 191 194 196 198 200 204 208 212 214 216

« Ce qui me reste », Gabriel Hill Imperial Bedrooms, Bret Easton Ellis (2010) Des cercueils et des livres Sur l’île déserte de Siri Hustvedt La bibliothèque idéale de Jacques Doucet Dix livres à lire dans sa vie, Hailey in Bookland (2016) Les lectures d’Ernest Hemingway (1935) Le Livre des livres perdus, Giorgio Van Straten (2016) Can a Book Save your Life?, Alex Markman (2011) En Sibérie avec Sylvain Tesson (2010) « Un roi sans culture est un âne courroucé » Les livres d’Agata Apicella Moretti, dans Mia madre (2016) Le Grand Incendie de Londres, Jacques Roubaud (1985…) Frankenstein ou le Prométhée moderne, Mary Shelley (1818)



Kamel Daoud

Textures

ou Comment coucher avec un livre

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L

e second livre, je m’en souviens, avait voyagé plus que je ne le ferai jamais. Il était écorné, jauni, recouvert d’un lambeau de couverture qui en accentuait la clandestinité. Il était taché et froissé par les relectures, rescapé de dizaines ou de centaines de mains. Il avait quelque chose d’étrangement nocturne, même en plein jour. C’est ainsi que j’imaginais, pudique, les prostituées vieillies, mais là les rides étaient dessinées par des lignes et la peau boursouflée par le papier gondolé. Ce livre était tantôt femme tantôt homme, ou les deux à la fois, jouant sur la corde tendue des genres. Dans notre vieille maison, au village, je le lisais avec une infinie prudence, attentif aux moindres bruits des miens qui s’affairaient tout autour, honteux parce que traversé de jouissances. Je simulais la prière ou la révision des leçons : il fallait bien tromper son monde ! Petit pour tenir dans une main la vie durant, le premier livre, lui, était généralement calligraphié, encombré de dorures, à la fois sacré et anodin, à la façon d’une bague ou d’une canne d’aveugle, dense et vide comme si souvent la nuit. Chacun au village et dans tout le pays pouvait le réciter et en dire des versets même s’il ne l’avait jamais lu. Quand je creuse ma mémoire de lecteur, n’existent que ces deux-là : le livre sacré et le livre érotique. Opposés l’un à l’autre, mais presque jumeaux. Le premier propose une injonction, le second une jonction, sans jeu de mots. Tout le reste n’est que variations. Que représentait alors pour moi cette étrange bibliothèque réduite à sa plus simple expression ? Dans l’univers du jeune villageois que j’étais dans l’Algérie des années 1980, bien avant Internet et les epubs, le livre sacré, impérieux, unique, univoque, impossible à contester, était présent dans chaque bouche. On le récitait à l’école, on le déclamait quand on égorgeait un mouton ou scellait un mariage... : monologue indépassable, il expliquait définitivement le monde et les autres, les tombes comme les désordres. Il officiait en tout et pour tout : jusqu’au bas-ventre, jusque pour l’héritage, jusque dans la guerre. Il inventoriait tout, des arbres aux prophètes, il enveloppait tout de ses mots, et tout se soumettait à lui. Et à force de menaces, de promesses et d’invariables leçons sur les peuples anciens, il insufflait une agaçante monotonie. Son incessant murmure, envoûtant, nous –9–


L’olivier invective le roseau, lui reprochant d’être faible et de céder docilement à tous les vents. Le roseau ne dit mot et attend… Ésope, « L’Olivier et le Roseau » (env. 572 av. J.-C.)

Du bout de l’horizon accourt avec furie Le plus terrible des enfants Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs. L’Arbre tient bon ; le Roseau plie. Le vent redouble ses efforts, Et fait si bien qu’il déracine Celui de qui la tête au ciel était voisine, Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts. Jean de La Fontaine, « Le Chêne et le Roseau », Fables, I, 22 (1668)


Raphaël Jerusalmy

L’Âne et le Rapace

PROLOGUE Une main gantée de blanc m’effleure. Je frémis sous sa caresse. Sentir à nouveau le glissement d’un doigt sur mes lignes, errant parmi mes lettres. Derrière une loupe ronde, un œil énorme m’examine et scrute jusqu’au grain du papier. Je me sens nue. Cela fait si longtemps que je n’ai pas été lue ! Une bouche ânonne tout bas les paroles rescapées de mon texte. L’haleine qu’elle exhale est tiède. À chaque suspension, marquant un court silence, un soupir compatissant réussit à apaiser mon angoisse. Puis le doigt passe à la ligne, reprenant son cheminement le long de mes phrases en lambeaux. Lacérées. Un rapace virevoltant dans prenaient leur en âne qui broutait là qu’une fable n’échappe jamais aux Voilà ce qu’il reste de moi : un fragment de page déchirée, bon pour les ordures. N’est-ce pas à elles que j’ai échappé in extremis, au lendemain de l’effraction ? Un miracle. Il s’en est fallu de peu. Cette fois-ci, j’ai bien cru être à jamais effacée de la mémoire des hommes. Tant d’autres écrits ont connu ce triste sort. Je n’oublierai jamais la violence avec laquelle les portes ont été enfoncées cette nuit-là, les vitrines brisées, les étagères précipitées à terre. J’entends encore le fracas de la porcelaine volant en éclats. Je revois les faisceaux des torches électriques sabrant l’obscurité. Les cambrioleurs étaient enragés. Ils étaient venus pour voler de l’argent et des bijoux, certainement pas des vieux vases, encore moins les livres qui, demeurés impassibles, parfaitement alignés sur les rayons, leur tournaient dédaigneusement le dos. Ce fut cette ostensible bouderie des reliures et des jaquettes qui mena au carnage. Le chaos qui s’ensuivit est indescriptible. D’une sauvagerie par-delà le verbe ! Des dizaines d’ouvrages ont été piétinés, écartelés, écorchés, estropiés, éraflés, mis en pièces. Celui me contenant n’a pas été épargné. De rudes paluches l’ont empoigné par les plats de la couverture pour en arracher les pages. La page 84, à laquelle je me trouvais dans cette édition-ci des Fables d’Ésope tenta de s’agripper au fil de couture reliant les cahiers. Résistant au tiraillement on en fit deux lambeaux, – 19 –


au lieu de l’arracher tout entière. J’avais pourtant été couchée sur un luxueux vergé de Hollande – meilleur grain, pâte riche –, réputé pour sa robustesse. Il aurait tenu bon si le filigrane de la marque d’imprimeur n’en avait réduit l’épaisseur : un joli cygne à la tête courbée dont les contours fragilisaient la fibre, juste au centre. Ce morceau de ma page virevolta jusqu’à terre, telle une feuille morte. Le morceau restant se détacha, lorsque tout le cahier céda. J’ignore ce qu’il est advenu de l’autre partie de mon texte. Le matin venu, les ouvrages molestés ont échappé au broyage des bennes à ordures. Ils ont été jetés en vrac dans des sacs-poubelles et apportés par camionnette jusqu’ici, rue de la Poulaillerie, au musée de l’Imprimerie et de la Communication graphique. Pourquoi accorder une telle grâce à ces ruines de papier ? De nombreuses pages se sont envolées. Les voleurs, n’ayant refermé ni porte ni fenêtre, avaient abandonné le cabinet de lecture dévasté à la brise nocturne qui souffle en cette saison. Loque de papier parmi les centaines d’autres ramassées le lendemain dans la cour de la villa, les rues avoisinantes, les jardins alentour, je ne suis plus qu’un vestige de moi-même. Une pitoyable épave échouée sur le rivage du silence, ou celui de l’absurde : charriant quelques bribes désormais dépourvues de sens, je ne comprends rien à ce qui m’entoure. Pourquoi ces gants blancs qui me manipulent avec tant de précaution époussètent-ils la moindre poussière et défroissent-ils chacun de mes plis ? Pourquoi un œil collé à une loupe ronde inventorie-t-il chacune de mes meurtrissures plus minutieusement que mon énoncé ? Mes blessures seraient-elles plus dignes d’intérêt que mes paroles, plus riches d’enseignement que les mots de la fable que je fus ? Ce que je fus ? Mes mystérieux sauveurs s’en doutent-ils seulement ? Ont-ils retrouvé l’achevé d’impression daté de 1878 ? Ont-ils repéré la justification de tirage où il est dit que je proviens d’une rarissime édition hors-commerce, limitée à soixante exemplaires nominatifs réservés aux seuls membres d’un cercle de bibliophiles lyonnais ? Le mien appartenait au docteur Delanoë dont il portait l’ex-libris. Ont-ils parcouru la préface du recueil : « La présente compilation des dires d’Ésope a pour particularité d’insérer, en page 84, la fameuse “fable manquante”, intitulée L’Âne et le Rapace, dont Socrate puis Phèdre ont mentionné l’existence, bien qu’ils en aient donné des versions différentes et regrettablement tronquées » ?

FOUDRE Vienne, anno 1933 Une lampe de cuivre casquée d’opaline verte déverse sa lueur blême sur une pile de feuilles où des lignes fébrilement griffonnées au stylo-plume s’enchevêtrent en un imbroglio touffu, criblé de ratures et de flèches, parsemé d’astérisques, Lambeau de page manuscrite ayant servi à la traduction de latin en français de la fable d’Ésope, L’Âne et le Rapace, vers 1525.

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Bibliothèque après le passage de l’ouragan Katrina, Congregation Beth Israel, Lakeview, New Orleans (Louisiane), 2006.


Foudre Les livres frappés

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« Angeli del fango » Florence (1966)

Dans la nuit du 3 au 4 novembre 1966, le fleuve Arno sort de son lit et déferle à 60 kilomètres à l’heure dans les rues de Florence. Rapidement, il atteint le premier étage des maisons, provoquant la mort de 34 Florentins, détruisant 6 000 commerces et 15 000 voitures, ébranlant le Ponte Vecchio. Il laissera derrière lui un immense marécage de boue et 50 000 familles sans abri, sans eau potable ni électricité. L’eau et la boue pénètrent dans le baptistère San Giovanni, dans le Palazzo Vecchio, dans la cathédrale Santa Maria del Fiore, dans les sous-sols des Offices où 8 000 toiles seront endommagées. Le fonds étrusque du Musée archéologique national est détruit, la grande synagogue perd fresques, mobilier, bibliothèque, rouleaux de la Torah… La folie de l’Arno détruit 8 millions d’ouvrages, incunables, manuscrits conservés dans les bibliothèques publiques et à la Bibliothèque nationale. Dressant ses bâtiments au-dessus des quais, celle-ci est l’une des premières victimes du fleuve. De toute la péninsule et de l’étranger accourent des centaines d’étudiants. La mission de tous ces « Angeli del fango » (« Anges de la boue ») : sauver les livres. Cinquante-deux ans après, Graziella Monaco a du mal à retenir ses larmes à l’évocation de la catastrophe. En novembre 1966, deux semaines après l’inondation, elle quitte Gênes avec une trentaine de filles et garçons. Quelques-uns, comme Graziella, étudient les lettres. L’arrivée dans Florence est pour eux une descente aux enfers : un silence de mort, de l’eau encore stagnante. Les Florentins traversent ces lacs de boue telles des ombres, muets, désespérés. La Bibliothèque nationale, que Graziella connaît bien, offre un spectacle de désolation. Une odeur de pourriture et d’humidité prend à la gorge : celle des livres réduits en charpie. Une longue chaîne humaine s’est déjà organisée. Les volontaires, en bottes, gantés, se passent de main en main les volumes couverts de limon. Graziella entre dans la danse. Au deuxième étage, une autre tâche lui sera rapidement confiée : installer les livres sur un mobilier de fortune fait de lattes de plancher, de morceaux de bois, pour qu’ils y sèchent. Mais il faut d’abord retirer délicatement la boue des couvertures avec des cutters, glisser du papier absorbant entre les pages. Après le premier choc, l’enthousiasme est revenu. Graziella et les volontaires anglais, écossais, français et espagnols reprennent courage : « Il nous semblait que nous devions sauver le monde des livres », se souviendra-t-elle. Beaucoup d’ouvrages passent entre ses mains, mais le temps manque pour les ouvrir et les identifier : il faut d’abord gratter le limon durci sur les couvertures, parfois – 62 –


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La Haggadah de Sarajevo (vers 1350)

Pour Pessa’h (« Pâque » en hébreu) les juifs célèbrent l’Exode hors d’Égypte et le début du cycle agricole annuel. Lors du repas cérémoniel, ou Seder, on consomme des aliments spéciaux et du vin, on raconte des histoires, on chante. Tous ces rites à suivre scrupuleusement sont consignés dans un livre appelé Haggadah (« récit »). Ce texte, l’un des plus importants de la culture juive, a pour mission de faire connaître aux plus jeunes les péripéties qui ont conduit à la naissance d’un peuple et à l’avènement de sa liberté. Les Haggadah sont abondamment illustrées pour faciliter leur transmission aux générations suivantes. La Haggadah, l’une des sources principales de l’art judaïque, est souvent plus évocatrice encore que les récits bibliques. À usage principalement domestique, elle a inspiré de nombreux artistes et enlumineurs. Les plus beaux exemples sont ceux de l’école espagnole, qu’on trouve en Castille dès le xiiie siècle, puis dans toute l’Espagne au cours des xive et xve siècles. Livres de prières à l’usage de la famille, les Haggadah suivent le cours des migrations ; il n’est pas rare que ces recueils aient effectué de longs et dangereux voyages, emportés au gré des persécutions. La précieuse Haggadah de Sarajevo, inscrite sur la liste des trésors nationaux de Bosnie-Herzégovine, ne fait pas que symboliser les drames et les errances du peuple juif : elle porte en elle les déchirements de l’histoire contemporaine puisque le manuscrit a connu des aventures aussi romanesques que mouvementées. Comment ces cent quarante-deux lignes, formant un texte puissamment enluminé de trente-quatre scènes représentatives des styles arabe et persan, sont-elles arrivées jusqu’à Sarajevo ? Écrite vers 1350 dans la région de Barcelone, la Haggadah de Sarajevo porte les blasons de deux familles : il pourrait donc s’agir d’un cadeau de mariage. Une mention dans l’ouvrage indique qu’il a changé de propriétaire en 1510, une note en latin de 1609 précise que l’Inquisition ne l’a pas jugé contraire à la religion catholique et ne l’a donc pas détruit. À cette date, on retrouve la Haggadah à Venise. On ne sait rien de ses pérégrinations pendant les trois siècles qui suivirent, sinon qu’elle est passée par l’Istrie et la Dalmatie. En 1894, Josef Cohen, un cordonnier de Sarajevo, où réside une forte communauté juive, la vend pour 150 florins au Musée national de Bosnie-Herzégovine. Les conservateurs d’alors accordent une importance très mesurée à l’ouvrage et essaient de le revendre mille fois son prix d’achat. Le rabbin Joseph Maurice Lévy empêche le transfert de la Haggadah à Budapest. Savants et experts, dont l’historien d’art autrichien Julius von Schlosser (1866-1938), découvrent enfin la valeur inestimable de l’ouvrage : pour eux, le document est d’autant plus précieux qu’il est probablement l’un des manuscrits – 86 –


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Le Placard contre la messe (1534)

Berne, 1943. Le relieur de la bibliothèque municipale et universitaire soupèse son prochain chantier, le Claudii Galeni opera omnia, imprimé chez Cratander à Bâle, en 1531. Le cuir n’adhère plus au plat de l’ouvrage ; la première garde blanche, à l’intérieur, commence à se décoller. Il est temps de dévêtir le livre et de lui redonner une nouvelle jeunesse. Délicatement, le plioir en os s’insinue entre le cuir et la garde. La colle qui les maintenait semble évaporée. La garde blanche cède, les remplis de cuir s’ouvrent ; le relieur les sépare sans peine. Le livre est maintenant entièrement déshabillé. Jusqu’ici, rien d’insolite. Le carton qui donne l’épaisseur à la couverture d’un livre est parfois constitué d’imprimés réutilisés et amalgamés. C’est bien le cas pour le Claudii Galeni opera omnia. Mais le relieur n’est pas au bout de ses surprises quand il découvre un grand nombre de feuillets, presque soudés, qui avaient été coupés et rognés au format de la couverture. Ils sont couverts d’une gothique minuscule, acérée. On les met dans l’eau, on les désolidarise, on les sèche. C’est presque un jeu que de reconstituer l’impression entière. Et l’on comprend que les fragments ne sont pas seulement là pour simuler l’épaisseur. Ils ont purement et simplement été cachés. Les paragraphes s’enchaînent : « Premièrement […] Secondement […] Tiercement […] Quartement […] », pour se clore sur la brûlante injonction : « Vérité leur fault, Vérité les pourchasse, Vérité les épouvante, Par laquelle briesvement seront destruictz. Fiat, Fiat, Amen. » Le Claudii Galeni opera omnia vient d’accoucher de fragments reconstituant le Placard contre la messe de 1534. Impression éphémère s’il en est puisqu’il s’agit d’une affichette placardée (d’où son nom de « placard ») sur les murs de Paris, d’Orléans, de Tours et d’Amboise dans la nuit du 17 au 18 octobre. Ces quelques pouces de papier, violente diatribe contre la messe catholique, vont déclencher une terrible répression contre les protestants et allumer d’innombrables bûchers. On a apposé le Placard sur la porte même de la chambre de François Ier à Amboise. On raconte qu’un autre « fut mis jusques en la tasse du Roy, où il mettoit son mouchouër et qu’il l’en tira avec le mouchouër1 ». Mais qui est l’auteur du Placard ? Replongeons-nous dans les sombres méandres de l’année 1534. L’Église secrète de Paris compte quelques milliers de fidèles acquis à la nouvelle religion. Partout ailleurs la Réforme progresse. Il faut frapper un grand coup. Guillaume Husson, de Blois, envoie en Suisse son serviteur, Guillaume Ferret. Là-bas, il y aura rédacteurs de libelles et imprimeurs. Ferret apprend que Pierre de Vingle, à Neuchâtel, est son homme. Il vient d’imprimer le Nouveau Testament et s’apprête à tirer les écrits d’un pasteur inspiré, Lyonnais comme lui, Antoine Marcourt. Peu après, Guillaume Ferret regagne Paris, chargé des placards. – 92 –


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Les Damnés de la terre Frantz Fanon (1961)

Les Damnés de la terre est le dernier livre de Frantz Fanon, paru chez Maspero en 1961. Les ultimes épreuves de l’ouvrage ont été présentées à son auteur trois jours avant son décès – Fanon se savait condamné par la leucémie qui l’emporta le 6 décembre 1961. Ce texte testament, écrit pendant la guerre d’Algérie, est un manifeste contre la colonisation et l’aliénation des populations colonisées, un puissant appel à la guerre de libération. L’ouvrage est interdit en France dès sa sortie : il menace la sécurité de l’État. La longue préface de Sartre, qui a rencontré Fanon trois jours à Rome avant de la rédiger, fait beaucoup pour le retentissement du livre. Sartre va aussi loin que Fanon : « Vous savez bien que nous sommes des exploiteurs. Vous savez bien que nous avons pris l’or et les métaux puis le pétrole des “continents neufs” et que nous les avons ramenés dans les vieilles métropoles. Non sans d’excellents résultats. […] Et puis quand la crise menaçait, les marchés coloniaux étaient là pour l’amortir ou la détourner. […] Un homme, chez nous, ça veut dire un complice puisque nous avons tous profité de l’exploitation coloniale. » Fanon naît en 1925 à la Martinique, de parents métis issus d’esclaves amenés d’Afrique. Il fréquente le lycée et suit les cours d’un professeur déjà engagé pour l’indépendance : Aimé Césaire. Il s’enrôle à 17 ans dans les Forces françaises libres, devient bachelier en 1946, entreprend des études de médecine et de philosophie à Lyon puis se dirige vers la psychiatrie. En 1950, il présente une thèse qui fait scandale et inspirera Peau noire, masques blancs (1952), ouvrage dans lequel il analyse le comportement des gens de couleur tenus de gommer leur identité pour entrer dans le costume de l’Occidental : « Le Noir qui veut blanchir sa race est aussi malheureux que celui qui prêche la haine du Blanc. » Fanon soutient une seconde thèse, plus conforme à la bienséance universitaire, et après un séjour en Normandie devient médecin-chef à l’hôpital psychiatrique de Blida en Algérie. Il prend fait et cause contre la colonisation, est expulsé d’Algérie en 1957, devient rédacteur en chef d’un journal du fln, publie L’An V de la révolution algérienne en 1959 et Les Damnés de la terre en 1961. Mireille Fanon-Mendès-France, sa fille, préside la Fondation Frantz-Fanon créée en 2007. « Fanon veut réparer la société, pas seulement aller du côté de la victime », explique-t-elle lors d’une interview accordée à Luc Malghem dans le cadre d’une soirée « Frantz Fanon en héritage », le 23 mars 2017. « Le livre de mon père paraît quand l’Algérie devient indépendante, et on conclut que les préoccupations de Fanon ne sont plus à l’ordre du jour. Même aujourd’hui, la pensée de Fanon serait jugée beaucoup trop extrémiste, pas assez dans le “vivre-ensemble”. Alors que Fanon, – 124 –


au contraire, propose de vivre avec les gens qui dysfonctionnent pour un certain nombre de raisons. » Fanon a été discrédité en France car on a vu en lui un apôtre de la violence. D’abord psychiatre, il veut non pas abolir par la force la douleur du colonisé, mais libérer son esprit du carcan qui l’enserre : « Je ne suis pas esclave de l’esclavage qui déshumanisa mes pères », écrivait-il dans Peau noire, masques blancs. L’éclipse de Fanon se produit en France dans les années 1970, alors qu’il était déjà un modèle pour de nombreux intellectuels dans le monde entier. Tout prouve qu’il l’est encore. En 2014, le documentaire Concerning Violence, de Göran Hugo Olsson, analysa les libérations africaines. Homi K. Bhabha, universitaire américain d’origine indienne et spécialiste du postcolonialisme, renvoie inévitablement à l’œuvre de Fanon, de même que l’écrivain palestino-américain Edward W. Said dans son ouvrage Culture et impérialisme. L’écrivain Raphaël Confiant, Martiniquais lui aussi, a publié en 2017 L’Insurrection de l’âme. Frantz Fanon, vie et mort du guerrier-silex, une biographie peignant toutes les facettes de l’homme, du psychiatre au militant révolutionnaire. De même, plusieurs rappeurs, à leur manière, lui ont rendu hommage : en 2008, sur la pochette de sa compil Nord Sud Est Ouest, le groupe de hip-hop La Rumeur montrait la couverture d’une édition des Damnés de la terre ; en 2012, le rappeur solo Youssoupha proclamait dans son album Noir désir (chanson éponyme) : « Récupérez vos Voltaire et vos Guevara, mon histoire est écrite par Frantz Fanon et par Sankara. » Les Damnés de la terre de Frantz Fanon, Paris, François Maspero, 1966. Pancarte exposée devant le commissariat de police de Minneapolis (États-Unis) après le décès de Jamar Clark, 24 ans, lors d’une intervention policière, 15 novembre 2015.

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déjà condamné en 1885 pour son roman « érotique » Chair molle, enfin Bernard Lazare, chroniqueur politique et anarchiste. Tous témoignent de la sincérité, de l’engagement, de l’honnêteté de Jean Grave, soupçonné d’avoir inspiré des poseurs de bombes et des assassins. « La vérité, s’écrie Me de Saint-Auban, c’est que le livre n’est pas la cause de la bombe ; la bombe, comme le livre, sont l’un et l’autre les produits d’une cause antérieure et supérieure, et cette cause, c’est la désespérance, la grande maladie du siècle ! » Et de citer les écrivains autrement plus iconoclastes que sont Lamennais, Hugo, Flaubert, Baudelaire, Rousseau, Voltaire, Proudhon, les Goncourt, sans oublier Rabelais, et même Grégoire de Nysse qui, au ive siècle, n’avait pas hésité à proclamer : « Qu’importe que vous vous rendiez maître du bien d’autrui, en escaladant les murs et en tuant les passants […] ! » Grave, condamné à deux ans de prison et 1 000 francs d’amende, comparaît à nouveau lors du procès des Trente (1894) où les « intellectuels de l’anarchie doctrinale » sont accusés d’« association de malfaiteurs ». Après une vie consacrée à la lutte, qu’il mène en tablier de prote puisqu’il est à l’œuvre dans des imprimeries de presse, Jean Grave meurt en 1939. Ses archives léguées à des disciples chinois ont été perdues pendant l’Exode de 1940, et avec elles des documents et des témoignages d’une importance inestimable pour l’histoire des mouvements sociaux. Ses Mémoires nous demeurent heureusement, de même que La Société mourante. Frontispice de l’ouvrage L’Anarchie, de Jean Grave, Paris, Stock, 1899. Alphonse Bertillon, photographie et fiche d’identité de Jean Grave, typographe et anarchiste, 1894.

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Censure à Orange Didier Daeninckx (1996)

En 1996, la ville d’Orange, dans le Vaucluse, passée sous étiquette Front national l’année précédente, décide de s’intéresser de près aux acquisitions des bibliothèques municipales et dresse la liste des thématiques devant faire l’objet de sélections. Le rapport de l’Inspection générale des bibliothèques réalisé la même année par le doyen Denis Pallier a mis en lumière ces pratiques. De premières rumeurs sur un contrôle des lectures avaient poussé Philippe Douste-Blazy, alors ministre de la Culture, à commander une étude plus détaillée. Le maire, Jacques Bompard, s’était aussitôt insurgé contre ce « procès en sorcellerie ». L’enjeu du rapport tenait au fond (les choix des bibliothécaires) comme à la forme (le financement de la création d’une nouvelle médiathèque à Orange, avec la participation de l’État). L’étude met au jour les deux résolutions municipales. D’abord, le souhait de « rééquilibrer » les idéologies mises à la disposition des lecteurs, en introduisant plus d’ouvrages d’inspiration « nationaliste » dans un fonds jugé globalement trop influencé par les « politiques de gauche ». Étaient ainsi proposés des dons d’ouvrages et d’articles signés par des membres du Front national ou des intellectuels proches du parti. L’obligation faite aux bibliothécaires d’accepter ces dons conduisit la directrice de l’établissement de lecture publique, Catherine Canazzi, à démissionner. Ensuite, la mise en œuvre d’une censure allant jusqu’à retirer des étagères des ouvrages jugés adverses à l’idéologie frontiste selon plusieurs critères : ceux suspectés de philosophie « mondialiste » (comme certains contes maghrébins) ; les textes trop spécialisés (par exemple Le Métier de bibliothécaire) ; ceux évoquant explicitement le rap ou le racisme ; d’autres censés faire outrage aux « bonnes mœurs » ; enfin, plus généralement, ceux à forte teneur politique. Ainsi fut interdit le récit de Didier Daeninckx Nazis dans le métro, de la série policière « Le Poulpe », initiée par Jean-Bernard Pouy en septembre 1995 et publiée par les éditions Baleine. L’ouvrage relate le monde trouble de l’écrivain André Sloga, 78 ans, connu pour ses polars et admiré par Le Poulpe, alias Gabriel Lecouvreur, un justicier solitaire. Le Poulpe enquête pour retrouver ceux qui ont frappé ce génie de la plume, le laissant en piteux état au beau milieu d’un parking souterrain. Une occasion pour Daeninckx de rendre hommage à l’écrivain Jean Amila et de dépeindre minutieusement le groupuscule néo-nazi, fondé et conduit par d’anciens militants d’extrême gauche, qui a introduit chez Sloga, à son insu, un manuscrit antisémite. Ce rapide résumé laisse deviner ce qui a pu irriter le comité de lecture proche du cabinet du maire d’Orange. – 136 –


Daeninckx ne s’est d’ailleurs pas fait que des amis dans le milieu des écrivains et des journalistes avec cette intrigue satirique aux relents anarchistes : en 2001, dans le journal Politis, Patrick Besson dénonça « le délire d’un écrivain qui organise des procès de Moscou à Paris » ; en 2005, Daeninckx fut aussi la cible de Guy Dardel, dans Le Martyr imaginaire. Jean Lacouture fit également les frais de la censure municipale à Orange pour l’orientation trop politique de son Montaigne à cheval (1996) – tout s’explique quand on se rappelle que Lacouture s’était publiquement opposé aux choix culturels de la ville à propos des Chorégies. Le rapport de Denis Pallier, en 1996, se terminait sur une recommandation pour le ministère de la Culture : établir un rappel écrit à la municipalité pour que soit respecté le pluralisme indispensable à la constitution de n’importe quelle collection publique de livres. Un des titres censurés par la mairie d’Orange en 1996 : Jean Lacouture, Montaigne à cheval, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1996. Didier Daeninckx, 2007.

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Mur couvert de livres, province de Pesaro et Urbino, Italie, 2017.


Exil Les livres dispersés

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Le Verfügbar aux Enfers Germaine Tillion (1944)

Tout univers concentrationnaire, comme toute organisation militaire, repose sur une hiérarchie des grades et des tâches, et divise ses prisonniers en catégories garantes du bon fonctionnement du camp. Dès son arrivée à Ravensbrück, en 1943, l’ethnologue Germaine Tillion a constaté et analysé de plus près la récurrence de ce schéma institutionnel, tout en s’efforçant d’y échapper avec l’aide de ses codétenues. Dans l’échelle des classes au sein du camp, le Verfügbar n’est rien d’autre que le prisonnier « disponible », celui à qui sont confiées les missions les plus ingrates. La division du travail instaurée n’est opérante que si elle ne tient aucun compte de l’état de santé réel des détenus, chacun d’eux n’étant qu’une « variable d’ajustement », à commencer par le Verfügbar. Comme elle l’avait fait en étudiant les Berbères chaouis, et comme elle le fera plus tard auprès des Touaregs, Germaine Tillion ne cesse, en cachette, de prendre des notes sur le quotidien de la communauté des détenues qu’elle côtoiera pendant dix-huit longs mois. Ces femmes dont elle admire le courage, il lui faut aussi les soutenir à tout prix, malgré les blessures et les privations, malgré, surtout, cette promesse de mort qui mobilise les pensées et les regards. Sa passion pour la littérature s’exprime en octobre 1944 par la mise en mots d’une opérette-revue en trois actes, teintée d’autodérision, intitulée Le Verfügbar aux Enfers. Le papier et les crayons nécessaires à l’ouvrage lui sont fournis par une déportée tchèque travaillant dans le service chargé de l’extension du camp. Germaine Tillion ajoute quelques couleurs, du rouge et du vert, à un manuscrit inventé dans l’urgence, rédigé d’une traite et avec la collaboration de femmes qui, par cette écriture « interactive », défient la rudesse et les menaces de leur détention. Le genre littéraire adopté pour restituer la souffrance ne manque pas de surprendre, et détonne étrangement quand on le compare à toutes les images et aux récits fabriqués en secret dans les camps. Mais on y retrouve sans peine la force d’esprit et la langue acérée des milieux de la Résistance, dont est issue Germaine Tillion – elle avait été incarcérée à la Santé entre août 1942 et octobre 1943. La déportée politique agit dans le camp comme naguère au maquis : il n’est question ni de coopérer avec l’ennemi allemand, ni de consentir à la « destruction par le travail ». Elle sait trop les conséquences de l’injonction « Vernichtung durch Arbeit », chère au chef des S.S., Himmler, et au ministre de la Justice, Thierack. Il s’agit aussi, dès qu’elle a fini d’écrire, de dissimuler le manuscrit du Verfügbar. L’ethnologue tisse dans sa matière fictionnelle et musicale des intrigues, des portraits de personnages réels, des corvées qui rythment les journées, mille détails dépeignant l’organisation du camp, elle détourne des chants populaires en les actualisant… La couleur comique de l’ensemble provient de ce que le personnage central de l’ouvrage, – 168 –


le Verfügbar, est observé comme un animal nouveau dont un autre personnage, le Naturaliste, décrypte les caractéristiques, les comportements, les réactions. Habituée des spectacles de l’Opéra-Comique, du Théâtre Mogador ou du Bœuf sur le Toit, et passionnée d’Honegger et de Debussy, Germaine Tillion est familière des livrets d’opérette. Aussi façonne-t-elle son ouvrage en le truffant de références aux pièces et chansons entendues dans le Paris artistique de l’entre-deux-guerres, comme aux airs populaires. Ainsi le chœur des femmes ironise-t-il sur l’air d’Au clair de la lune : « Notre sex-appeal / Était réputé / Aujourd’hui sa pile / Est bien déchargée. » À sa sortie du camp, en avril 1945, l’ethnologue poursuit l’archivage de ses souvenirs et des lignes écrites dans ses journaux de captivité. Plusieurs éditions se succèdent avant la publication de Ravensbrück qui regroupe l’ensemble de sa production sur le sujet (Seuil, 1988). Le Verfügbar, lui, est sorti du camp grâce à une codétenue de Tillion. Il voyagea aux États-Unis avant d’être oublié puis retrouvé et renvoyé à l’auteure. Celle-ci en fit tardivement don au musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon. Avant de décéder en 2008 et d’entrer au Panthéon en 2015, l’ethnologue eut la surprise en 2007 – elle fêtait alors ses 100 ans – de découvrir une version scénique du Verfügbar aux Enfers au Théâtre du Châtelet. Un autre anniversaire s’est tenu en 2010, dans l’enceinte même de Ravensbrück : celui des 65 ans de la libération du camp, et l’on a pu enfin entendre les chansons de Germaine Tillion. « Survivre, notre ultime sabotage », disait-elle en 1946. Couverture (plats 1 et 4) et manuscrit du Verfügbar aux Enfers, opérette-revue en trois actes, de Germaine Tillion, octobre 1944.

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assimilés, ce « bon écrivain soviétique » avait publié plusieurs romans sur la force émancipatrice de la Révolution. Son orthodoxie reste intacte jusqu’au moment où il assiste aux procès staliniens et au déchaînement de l’antisémitisme dans son pays. Sa propre mère en est victime, exécutée par les Allemands avec 30 000 juifs, à Berditchev, et jetée à la fosse commune. S’ouvre alors pour l’écrivain une douloureuse prise de conscience : rien n’échappe plus à sa clairvoyance. Grossman s’épuise à la rédaction de son livre, se désespère de le voir censuré et meurt d’un cancer en 1964 : « Ils auraient mieux fait de me tuer », s’était-il exclamé lors de la mise sous séquestre de son roman. Seuls sa compagne et deux amis savent qu’il existe deux copies de Vie et Destin, cachées l’une à la campagne, l’autre au domicile du poète Semion Lipkin. Après plusieurs tentatives infructueuses, ces manuscrits passeront à l’Ouest grâce au physicien Andreï Sakharov et à son épouse Elena Bonner. Les deux copies divergent, parfois de quelques paragraphes ou d’une page, voire d’un chapitre. Un minutieux collationnement des deux versions permettra l’établissement d’un unique texte. Ce dernier est publié en 1980 par Vladimir Dimitrijevitć, fondateur des éditions L’Âge d’homme, à Lausanne. Il paraît en urss en 1989 à la faveur de la Glasnost, peu avant la chute du Mur de Berlin. Il aura fallu attendre juillet 2013, cinquante ans après son emprisonnement, pour que le fgb, le service de sécurité qui a succédé au kgb, organise une levée d’écrou afin que le manuscrit soit confié aux Archives d’État. 1. Citation tirée du documentaire réalisé par Priscilla Pizzato, Le Manuscrit sauvé du kgb : Vie et destin de Vassili Grossman, Arte, diffusé le 24 janvier 2018.

Vassili Grossman, correspondant de guerre en Allemagne, auteur inconnu, 1945. Couverture de Vie et Destin, Paris-Lausanne, Juillard-L’Âge d’homme, 1983.

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La trahison d’Elisabeth Förster-Nietzsche (1846-1935)

À son retour de Turin en 1889, Friedrich Nietzsche est jugé incurable par les médecins bâlois qui l’examinent, tiraillé entre de sérieuses défaillances psychiques et des infections à répétition qui l’obligent à rester alité. À peu près au même moment, Elisabeth, sa sœur, revient du Paraguay où avec son mari, Bernhard Förster, un militant antisémite influencé par Wagner, elle a tenté de mettre en œuvre l’utopique Nueva Germania, un territoire de culture allemande dépourvu de juifs. L’échec de leur projet sépare les époux, puis Förster se suicide. Elisabeth Nietzsche rentre à Weimar et saisit l’occasion de la maladie de son frère pour le prendre sous sa coupe. Le frère et la sœur, nés à Röcken, un petit village de Saxe, ont déjà vécu ensemble lorsque le très jeune professeur Friedrich entamait sa carrière universitaire, à Bâle. Nommé à 24 ans, avant même d’avoir soutenu sa thèse, il était rapidement devenu une figure intellectuelle locale importante et accomplissait un rêve d’Elisabeth : s’assimiler à la classe bourgeoise. La houleuse cohabitation avec celle qu’il surnommait « le Lama » se termina par le départ de Friedrich pour Sils-Maria. C’est là que, alternant cures de sommeil et marches en pleine nature, il posa les bases de sa philosophie existentielle. La tyrannie d’Elisabeth semblait alors s’être éloignée de son frère qui, seul, découvrait ses capacités à échafauder une éthique fondée sur l’autodétermination de l’individu affranchi de toute référence religieuse. Pendant l’absence de Friedrich, Elisabeth se rapproche de Richard Wagner, un ancien ami du philosophe, et poursuit son ascension sociale. Elle adhère à l’idéologie nationaliste et raciste développée dans le nouveau cercle de pensée au sein duquel elle rencontre son futur mari. La maladie de son frère est pour elle un prétexte rêvé pour maintenir son rang : belle occasion aussi de se faire la gardienne du « temple » Nietzsche. Devenue garde-malade, Elisabeth s’évertue à rassembler tous les manuscrits, brouillons, notes et lettres de son frère, dont elle s’inspire pour produire de nombreux faux documents qu’elle déclare authentiques. Pour parvenir à ses fins, elle crée en 1896 les Archives Nietzsche dans le luxueux rez-de-chaussée de leur maison de Weimar, tandis que Friedrich se meurt lentement à l’étage. Sélectionnant les intellectuels et les notables qu’elle guide jusqu’au chevet de son frère, elle contrôle scrupuleusement ses fréquentations et chacune de ses paroles sans qu’il puisse se défendre. Elle va jusqu’à publier une biographie de Friedrich dans laquelle elle s’approprie et réécrit sa vie comme sa philosophie, en les replaçant d’autorité dans la ligne de ses propres convictions antisémites. – 163 –


Sur l’île déserte de Siri Hustvedt « Paul Auster. – Siri est très influencée par Merleau-Ponty, elle l’a lu et le relit sans cesse. Et Kant, Hegel, Leibniz, Spinoza. Siri Hustvedt. – Le fait est que Kierkegaard me rend dingue. Quand je le lis, je dois le mettre de côté assez vite, parce que, vraiment, c’est à devenir fou. Il me réveille la nuit. » Ce dialogue entre les deux écrivains, relaté par le journaliste Didier Jacob (L’Obs, 28 avril 2013), en dit long sur les goûts littéraires de Siri Hustvedt. En partance pour une île déserte, elle aura donc avant tout soin de ne pas oublier son Kierkegaard, auquel elle adjoindra la Bible du roi Jacques et les poèmes d’Emily Dickinson. Kierkegaard, en premier lieu. L’univers de l’auteure – elle est d’origine scandinave – a assurément beaucoup d’affinités avec la pensée du philosophe danois, « ce maître de l’ironie, dont la prose passionnée a une profondeur effrayante, parfois exaspérante », nous a-t-elle confié. Kierkegaard considérait qu’Ou bien… ou bien, publié en 1843, recelait le fondement de sa philosophie, dans laquelle il distingue trois stades principaux : l’esthétique, l’éthique et le religieux. C’est sans doute de son père, originaire du sévère Jutland, que le philosophe hérite une tristesse chronique et un profond sentiment de culpabilité. Rien d’étonnant à ce que l’ouvrage adopte la forme d’un dialogue entre un jeune homme fasciné par les jouissances de l’existence et un homme âgé épris de devoir et de religion. La Bible du roi Jacques serait aussi du voyage vers l’île déserte : « J’ai grandi dans la tradition luthérienne et j’en garde toujours une bible sur mon bureau, sans jamais me lasser de sa richesse, explique Siri Hustvedt. Et si j’ai le choix, j’opterai pour la version du roi Jacques, qui a résonné dans la littérature anglaise. La traduction y est tout simplement magnifique. » Œuvre de plusieurs traducteurs, la Bible du roi Jacques VI d’Écosse et Ier d’Angleterre a été publiée pour la première fois en Angleterre en 1611 à partir du texte grec établi par Érasme. Le roi Jacques n’a guère à voir avec ce travail d’exégèse, il a « seulement » aboli la condamnation à la peine de mort infligée alors aux traducteurs du texte sacré. Cette version ne tarda pas à supplanter toutes les autres. C’est elle que glissaient dans leurs bagages les Anglais en partance pour coloniser l’Amérique. Bien sûr, il y eut d’autres lectures importantes pour Siri Hustvedt. Dès l’âge de 14 ans, elle lit Les Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë, un roman qui l’a beaucoup impressionnée par « sa structure diabolique et sa force émotionnelle ». C’est au même âge qu’elle découvre David Copperfield de Dickens : « Mon identification avec la souffrance et la joie du jeune héros était si complète que j’ai décidé de devenir écrivain. Des années plus tard, j’ai écrit ma thèse de doctorat sur Dickens », confie-t-elle au magazine américain The Week, le 8 janvier 2017. – 188 –


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Le Livre des livres perdus de Giorgio Van Straten (2016)

Giorgio Van Straten n’ignore pas que la plupart des grandes œuvres oubliées ne manqueront pas de ressusciter un jour et que leur génie saura éblouir le monde. Ses Storie di libri perduti publiées en 2016 (trad. franç., Le Livre des livres perdus, Actes Sud, 2017) évoquent huit de ces livres disparus et se concluent par cette note d’espoir : en 2022, l’écrivain aura accès aux archives du poète américain Ted Hughes et pourra y traquer les indices permettant de retrouver le manuscrit disparu de Double Exposure (1963), un roman de son épouse, Sylvia Plath, qui s’est suicidée le 11 février 1963. Van Straten n’est pas seulement écrivain : il est traducteur de l’anglais et fréquente suffisamment le milieu littéraire pour savoir que certains ayants droit d’auteurs de renom n’hésitent pas, parfois, à faire disparaître des pièces d’archives, voire des ouvrages entiers. Pourquoi ? Il y a bien sûr la recherche d’une perfection narrative qui incite les auteurs eux-mêmes à refuser d’apparaître après leur mort moins talentueux que de leur vivant. Il y a aussi les secrets des alcôves, des familles, que les textes risquent de trahir. Certains souvenirs sont ainsi infiniment mieux gardés lorsqu’ils demeurent dans les bibliothèques privées ou les greniers. Van Straten nous livre avec gourmandise la trame des destinées de ces manuscrits abandonnés dans une valise ou oubliés dans le train, comme il était arrivé à la première épouse d’Hemingway. Il revient sur les vies de Gogol, Lord Byron, Walter Benjamin, Bruno Schulz, Malcolm Lowry, sur celle des époux Sylvia Plath et Ted Hughes : tous ont en commun d’avoir connu la perte de manuscrits. Son portrait d’un Nicolas Gogol parfaitement mégalomane est tout à fait saisissant. En proie à de puissants tourments intérieurs, mais poussé par le succès national des Âmes mortes (1842), Gogol avait projeté un second volume qui devait prolonger les aventures de Tchitchikov, l’escroc notoire qui avait gravi les échelons de la bourgeoisie russe des années 1820. Pour atteindre la maîtrise narrative qui lui aurait procuré plus de gloire encore, l’écrivain, malade et guidé par un mysticisme exalté, eut le plus grand mal à se concentrer sur son travail. Dix jours avant sa mort, en 1852, ayant résolument sombré dans la folie, il brûla une grande partie du manuscrit. Manifestation extrême d’un acte de foi pour dénoncer l’impureté inhérente à la posture d’écrivain, ou incapacité à surpasser la qualité du premier ouvrage qui avait consacré son statut d’homme de lettres ? L’Histoire ne saura trancher : les indices sont maigres car les premiers chapitres qui nous restent du second volume ne constituent que des brouillons, que d’aucuns ont jugés maladroits. La première « histoire » du livre de Van Straten est sans doute celle qui le touche le plus intimement. Grand connaisseur de ses pairs, qu’il côtoie notamment dans sa collaboration à la revue littéraire Nuovi argomenti, il admirait profondément le journaliste et écrivain Romano Bilenchi. Tous deux avaient reçu le prix Viareggio, en – 198 –


1972 pour Bilenchi et en 2000 pour Van Straten. Après la disparition de Romano Bilenchi en 1989, sa veuve, Maria Ferrara, téléphona à Van Straten pour lui proposer de lire le manuscrit inédit de son époux, Il viale (L’Avenue). Ému de retrouver la plume d’un de ses écrivains favoris, qui avait finalement peu publié et ne lui semblait pas avoir connu une renommée méritée, Van Straten promit d’aider à la publication du texte. Mais Maria Ferrara lui opposa que, son époux ayant toujours refusé de confier le manuscrit à un éditeur, elle respecterait sa volonté de ne jamais le rendre public. Van Straten rétorqua que, si Bilenchi avait vraiment souhaité passer ce texte sous silence, il l’aurait fait disparaître de son vivant : la conservation du manuscrit suffisait à prouver sa volonté de le voir lui survivre. L’affaire en resta là jusqu’à ce qu’après la disparition de Maria Ferrara, en 2010, Van Straten apprenne inopinément que celle-ci avait pris l’initiative de brûler tout ce qui restait des lettres et des manuscrits de son mari. Sa stupeur redoubla quand on lui révéla que même la version photocopiée d’Il viale, qui devait être conservée au Centre des manuscrits de l’université de Pavie, avait été récupérée et détruite par Maria Ferrara. L’ultime texte de Romano Bilenchi était donc définitivement un livre perdu. Les Années impossibles, de Roberto Bilenchi, Lagrasse, Verdier, 1994. Storie di libri perduti (Le Livre des livres perdus) de Giorgio Van Straten, Rome, Laterza, 2016 (couverture illustrée par Franco Matticchio).

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En Sibérie avec Sylvain Tesson (2010)

De février à juillet 2010, Sylvain Tesson (« tesson » comme un éclat de céramique, comme la petite partie d’un tout, aime-t-il à dire dans les premières pages de son roman) s’installe dans une cabane sur les bords du lac Baïkal. L’expérience donne lieu à son récit : Dans les forêts de Sibérie (2011). L’écrivain a 38 ans. Son objectif : comprendre quelle vie intérieure l’anime réellement, et vivre sans nuire à quiconque. Il emporte quantité de pâtes, de tabasco, de sauces Heinz, de tabac, de vodka – il enfonce six bouteilles dans la neige pour les retrouver quand le printemps les lui rendra –, des outils et, bien sûr, des livres, beaucoup de livres. Il entre en retraite dans sa cabane de 9 mètres carrés, chauffée à blanc par un poêle de fonte. Autour de lui, la taïga, avec ses bruits, sa faune. Face à lui, un lac recouvert d’un mètre de glace sur lequel il patine souvent. Il lui arrive d’entendre sous ses pieds des clameurs sourdes quand l’eau cherche à soulever son couvercle de verre. Parfois surgissent dans son refuge des pêcheurs, des météorologues ou des gardes forestiers, tous prénommés Volodia. Ensemble, ils festoient de pâtes, de saucisson et de foie d’élan. Toute occasion est bonne pour s’attabler autour d’un thé et de s’enivrer de vodka. Le reste du temps, l’écrivain charge son poêle de bûches, pêche, part à la rencontre de ses lointains voisins qui, eux aussi, habitent des cabanes. Et il lit. Quels auteurs a-t-il emportés ? Pas moins d’une cinquantaine parmi lesquels Blixen, Camus, Capote, Casanova, Chase, Cendrars, Chateaubriand, Chrétien de Troyes, Conrad, Connelly, Lawrence, Drieu La Rochelle, Defoe, Déon, Eliade, Ellroy, Gary, Giono, Goethe, Hemingway, Kierkegaard, Kundera, Lacarrière, Lucrèce, Mishima, Morand, Nietzsche, Rousseau, Sade, Shakespeare, Whitman, Yourcenar, Marc Aurèle, Jankélévitch, Schopenhauer, etc. Le trappeur-lecteur avait souhaité disposer de lectures suffisamment variées pour accompagner chacun des états d’âme qui n’allaient pas manquer de le submerger au fil du séjour : mélancolie, rêverie poétique ou philosophique, recherche de divertissement… Les Mémoires de Casanova ? Quand on voyage, ils font partie des lectures franchement dépaysantes. Schopenhauer ? L’exilé de la taïga trouve pour Le Monde comme volonté et comme représentation un usage bien imprévu : le volume de mille pages finit en porte-chandelle. Marc Aurèle se révèle de première nécessité quand l’écrivain apprend que la femme qu’il aime le quitte. Le stoïcien le console cependant moins que les deux – 204 –


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e tous temps et dans le monde entier, au gré des conflits, des passions ou parfois de simples hasards, des livres et les textes qu’ils enferment, parfois même des bibliothèques entières, ont été dispersés, malmenés ou censurés. Quand ces livres survivent aux périls et à l’oubli, c’est grâce au courage et à la passion des hommes. D’autres ouvrages, tout aussi chèrement préservés, deviennent de véritables talismans, jusque dans l’exil. Voici rassemblés les récits de ces destins, parmi les plus emblématiques. Ce recueil de cinquante « bibliodyssées » rend hommage à ces livres, à leurs auteurs comme à leurs protecteurs, et préfigure ce qui pourrait constituer la première « anthologie de livres sauvés ». Avec des textes inédits de Kamel Daoud (Textures ou Comment coucher avec un livre) et Raphaël Jerusalmy (L’Âne et le Rapace).

ACTES SUD Dépôt légal : avril 2019 29 € TTC France ISBN : 978-2-330-11985-0

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