ADDAURA

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La plage, le magistrat, les 58 bâtons de dynamite et… les services secrets. Le public français l’ignore en partie, mais la vie de Giovanni Falcone, fut menacée de façon concrète dés 1989. Pendant le mois de juin de cette année là, le juge italien s’accorde un repos en famille sur le rivage de l’Addaura, à quelques encablures de Palerme. Le mercredi 21, il reçoit Carla Del Ponte et Claudio Lheman qui collaborent avec Giovanni Falcone pour le compte de l’Etat Suisse. La maison est agréable et dispose d’un accès vers la petite plage privée. C’est là, sur les rochers que 58 bâtons de dynamites connectés par mise à feu à distance sont trouvés avant explosion. L’escorte du juge anti-mafia, permettra d’éviter le massacre. Le déploiement des services de sécurité est complet : carabiniers, agents en civil, artificiers. On trouve aussi sur la plage des badauds et certaines « facie strane », autrement dit des visages peu engageants. L’escorte à fait son travail (elle le fait toujours !), l’attentat est déjoué et peu de doute planent sur les commanditaires, Cosa Nostra ayant compris depuis longtemps que la ténacité de Falcone était un véritable danger pour l’organisation et l’équilibre des forces en place en Sicile mais aussi sur tout le territoire. Mais, en Italie il y a toujours un « mais », l’amateurisme de l’opération ne cadre pas avec la puissance organisatrice, logistique et militaire de la mafia sicilienne : le sac qui contient les explosifs est en évidence sur les rochers, ouvert à hauteur d’homme. Les boxeurs appellent cela « un coup téléphoné », c'est-à-dire que l’évidence de l’attaque portée, permet l’esquive, mais prépare le véritable coup qui tue (Capacci 1992 ?). Giovanni Falcone fut un homme déterminé. Il était aussi un homme d’une intelligence aigüe et savait analyser le champ de force auquel se heurtaient ses enquêtes. L’épisode de l’Addaura intervient alors que le magistrat est déstabilisé par des lettres anonymes qui sapent sa réputation et par la remise en cause de certains repentis comme Tomaso Buschetta qui lui ont permis de comprendre le fonctionnement de l’organisation mafieuse. Le contexte géopolitique est également en mutation. C’est le « début de la fin » du bipolarisme. Le monde change. L’Italie change. Cosa Nostra aussi. Les pions sur l’échiquier se mettent en mouvement et les joueurs se livrent une guerre impitoyable pour redessiner une partie bloquée, un échiquier stable. Les Corléonnais dont le condottiere est « La Belva », Toto Riina, ont pris le pouvoir sur les clans palermitains ayant prospérés sur le terreau de la collusion avec la Démocratie Chrétienne (plus particulièrement avec le courant Andreottien), localement représentée par Salvo Lima et les services secrets civils et militaires, respectivement SISDE et SISMI. Le Clan corléonnais est maintenant en lutte pour acquérir sa légitimité comme nouvel interlocuteur du pouvoir politique. Le maxi-procès les a affaiblis et le bras de fer avec les institutions conduira l’organisation jusqu’à l’extrémité terroriste en 1992 et 1993. Giovanni Falcone savait mieux que quiconque que son travail de magistrat constituait une entropie. Il l’avait lui-même exprimé de la façon suivante peu de temps avant l’attentat de l’Addaura : « Je suis sujet à toutes sortes de tentatives ayant pour but de me nuire, dont les marionnettistes sont des esprits extrêmement raffinés et issus des cercles du pouvoir occulte ». La lecture que le juge avait de son pays dépassait le simple constat d’état (mafia) dans l’Etat (central). Cette image est souvent associée hâtivement à la péninsule pour en décrire sa vie politique.


Falcone a contribué avec une myriade d’autres juges à l’émergence d’une réalité italienne. Il n’y a pas d’état dans l’Etat. Il y a des états dans un Etat dont la constitution peine encore aujourd’hui à trouver une forme et un socle stable. Les institutions devant assurer la stabilité, la préservation et la continuité de l’Etat italien agissent souvent en mode autoréférentiel, privilégiant ainsi la défense d’un acquis ou d’un pouvoir corporatiste. Les services de sécurité italiens (carabiniers, certains corps d’élite militaire, renseignement …) rendent compte et opèrent en fonction de courants politiques qui sont parfois antagonistes. Ces forces antagonistes sont-elles présentes sur les rochers de l’Addaura après la découverte des 58 bâtons de dynamites ? Ce 21 juin 1989 outre la présence des carabiniers, des collaborateurs de justice attestent la présence de civils « qui semblent en uniforme malgré leurs habits de ville ». Qui sont-ils et comment sont ils arrivés là ? Qui les a avertis ? Cela reste obscur, mais, toujours selon les renseignements fournis par les enquêtes policières, il semblerait que ces hommes aient prévenus l’escorte de l’imminence de l’attentat contre Falcone. D’autres témoins attestent avoir vu un zodiac avec deux hommes à bord surveillant depuis la veille la villa du magistrat et de sa famille. C’est de ce même Zodiac que les « hommes en civils » seraient descendus pour prévenir les hommes de l’escorte. Leurs identités ne sont pas officiellement connues. Il pourrait s’agir d’Emanuele Piazza et Antonino Agostino (en photo dans l'article). Tous deux sont morts. Agostino fut tué avec sa femme et devant les yeux de son père le 5 Août 1989 soit quelques mois après les faits. Emanuele Piazza disparait en mars 1990 et ne sera jamais retrouvé, Francesco Norato, un autre mafieux « repentis » affirme que Piazza fut étranglé et dissous dans l’acide. Giovanni Falcone déclarera qu’il doit la vie à ces deux cercueils. Il n’existe pas à ce jour de vérité judiciaire définitive pour ces deux assassinats. L’Italie est le pays des deuils impossibles, c’est peut-être l’une des raisons de son instabilité chronique : la paix des esprits est impossible tant les morts restent sans coupable, sans mobile et parfois sans cadavre. La vérité sur ces deux morts est réclamée par les familles, mais également par les citoyens qui veulent comprendre comment le pays est gouverné et administré. Ils veulent savoir si l’hypothèse (l’Italie est un pays d’hypothèses historiques depuis 1947 et c’est souvent ce que les universitaires français peinent à accepter), développée par Francesco La Licata dans son livre « Don Vito » est vraie : « Il existe une piste d’investigation, qui tend à décrire l’épisode de l’Addaura comme une « guerre des services » qui se serait développé dans l’ombre. Une spy story avec « les méchants » qui auraient tenté d’éliminer Falcone et « les gentils » qui interviennent pour déjouer l’attentat ». Le 7 mai 2010 dans le journal « La Republica », le journaliste Attilio Bolzoni, sur la base des éléments qu’il détient propose une explication aux assassinats de Agostino et Piazza : “ La scène du crime doit être déplacée 24 heures plus tôt : le sac et les bâtons de dynamite ont été disposé sur les rochers au matin du 20 juin. Les derniers éléments de l’enquête tendent à démontrer (sans que cela soit à ce jour une certitude ), que les groupes présents devant la villa de Falcone fussent deux. Le premier à terre, formé par les mafiosi de la famille de l’Acquasanta et d’hommes des services secrets et le deuxième en mer, sur un zodiac avec à son bord deux hommes en tenue de plongé. Le groupe du bateau n’était pas un soutien au premier : ils étaient là pour éviter que la dynamite explose. Il n’y a pas de certitude sur l’identité des deux plongeurs, mais un faisceau concordant existe : le premier de ces hommes serait Antonino Agostino, le second Emanuele Piazza ».


Un témoin fut particulièrement marqué par le « visage monstrueux » d’un homme présent sur les lieux le 21 juin, un visage « déformé par l’acné », que les enquêteurs attribuent à un sicario de la famille de l’Acquasanta. Cet homme sera reconnu par le père d’Antonino Agostino lors de l’assassinat de son fils. Le monde change. L’Italie change. Cosa nostra aussi. L’Etat italien est en pleine « Trattativa », en négociation avec les Corléonais (qui tente de faire annuler la sentence du maxi-procès). Une partie des services secrets participe à cette négociation afin de tout changer pour que rien ne change. La Sicile est un porte avion américain, une place stratégique de l’OTAN et un atout dans la géostratégie des états unis afin d’assoir son hégémonie en méditerranée. La Sicile doit rester une terre de la Démocratie Chrétienne dont la plupart des courants sont atlantistes convaincus. Depuis 1947 et le massacre de Portella della Ginestra, la DC a fait des services secrets un instrument de la politique du containment et les services secrets ont fait de la mafia un service d’ordre anti-communiste. Giovanni Falcone dans sa tentative de faire de la Sicile et de l’Italie un état de droit, est-il allé contre des intérêts qui le dépassaient ? Ce qu’un homme fait, un autre le défait. Cela est vrai pour le mal, mais cela est aussi vrai pour le bien. Comme souvent, en zone de guerre, en territoire de non droit, il convient de choisir son camp. Antonino Agostino et Emanuele Piazza, également membres des services secrets, avaient choisi le leur. Guillaume Origoni


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