Interdépendances n°82 - limited content

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Prix au numéro : 5 ¤ - ISSN : 1155-2859 juillet-août-septembre 2011 N° 82

DOSSIER

Voyage responsable

Le trip sélectif

parcours d’entrepreneur social

William vidal écocert

logement

l’habitat LéGER se libérer du foncier

portrait

michele jolin avocate du changement


juillet-août-septembre 2011

entreprendre

édito 5 Cheminer 6

savoir-faire

regarder

événements

8

82 N°

www.interdependances.org

12 Fonds de dotation

parcours d’entrepreneur social 13 William Vidal et Ecocert

ça m’intér’ess

11 Mieux connaître l’économie sociale et solidaire

réfléchir consommation 50 Moins ça consomme, plus on consomme

PHILO 54 Malaise dans la civilisation libérale

approfondir 57 Livres, documentaires... pour aller plus loin

culture

dossier p. 22 INSERTION 16 Le Passe Muraille : décloisonner les mondes

Tourisme responsable

le trip séLECTIF

territoire

59 Guy Môquet, détournement d’une vie faite œuvre 60 La musique peut-elle être équitable ? 61 Nouveauté musique

19 En Languedoc-Roussillon Accent sur l’innovation sociale

découvrir PORTRAIT 36 Michele Jolin Avocate du changement

société logement 44 L’habitat léger Se libérer du foncier

choisir

62 Mode, déco, loisirs... responsables

savourer 66 Indonesia, à Paris (6e)

métier 39 Vacances sans nuisances, défi du chef de produit

idée 41 Au delà du recyclage

BONNES PRATIQUES 42 Vos papiers s’il vous plaît !

vivre ensemble 46 Solidarité laïque à l’ancien carmel de Condom, dans le Gers est une publication trimestrielle de Presscode pour SOS I.A. / Groupe SOS  - e-mail : contact@interdependances.org. En ligne : www.interdependances.org Directeur de la publication : Jean-Marc Borello (jmb@groupe-sos.org). Editeur : Gilles Dumoulin (gd@groupe-sos.org). Comité d’orientation : Johanne Azous, Julien Bayou, Rémi Camy-Peyret, Stéphane Coste, Vincent David, Hichem Demortier, Hervé Defalvard, Alain Détolle, Myriam Faivre, Tarik Ghezali, Matthieu Grosset, Olivier Joviado, Eric Larpin, Jean-Marie Legrand, François Longérinas, Philippe Merlant, Jean-Philippe Milésy, Pierre Rabhi, Florence Rizzo, Patrick Viveret. Directeur de la rédaction : Nicolas Froissard (nicolas.froissard@interdependances.org). Rédactrice en chef : Louise Bartlett (louise.bartlett@interdependances.org) Secrétariat de rédaction : Magali Jourdan (magali.jourdan@interdependances.org), Bernadette d’Ovidio. Ont collaboré à ce numéro : Yann Auger, Louise Bartlett, Marjolaine Bénard, Olivier Bonnin, Félicie Cazes, Sébastien Chevalier, Boris Dougados, Vincent Doubrère, Frédéric Garcias, Chloé Goudenhooft, Olivier Joviado, La Navette, David Le Doaré, Jean-Philippe Milésy, Damien Ravé, Thibaut Ringô, Virginie Terrasse, Valerio Vincenzo. Direction artistique : François Begnez (françois.begnez@presscode.fr) Maquettistes : Sara Cruz Fernandez, Laetitia Laracca, Blandine Ollivier (www.presscode.fr). Photo de couverture Meyer/Tendance Floue Illustrations : Charlotte Moreau. Impression : Graph 2000 - 61203 Argentan (imprimerie certifiée PEFC et Imprim’vert). Dépôt légal : à parution. Commission paritaire : 1011 G 83337. Numéro ISSN : 1155-2859. La reproduction, même partielle, d’articles ou de documents parus dans Interdépendances est soumise à notre autorisation préalable. Pôle média du Groupe SOS : Guillaume Guitton (guillaume.guitton@groupe-sos.org). SOS Insertion et Alternatives est une association loi de 1901. Siège social et délégation générale Groupe SOS : 102, rue Amelot, 75011 Paris - Tél. : 01 58 30 55 55 - Fax : 01 58 30 55 79 - www.groupe-sos.org Le Groupe SOS se compose de 15 associations et de 15 entreprises. Il rassemble aujourd’hui plus de 3 000 collaborateurs et 200 établissements en Métropole, en Guyane et à Mayotte. Dans la logique de l’entrepreneuriat social, il met son professionnalisme et sa capacité d’innovation au service d’un monde plus respectueux de l’humain. Gestion des abonnés : Philippe Morlhon, France Hennique. Tél. : 04 96 11 05 89 (abonnements@interdependances.org). Edition : Presscode - 27, rue Vacon - 13001 Marseille - Tél. : 04 96 11 05 80 - Fax : 04 96 11 05 81  - www.presscode.fr Impression réalisée sur papier 100 % recyclé

Régie publicitaire & partenariats : Mediathic - Fayçal Boulkout. Tél. : 06 37 15 34 07 / 01 56 63 94 58 - faycal.boukout@groupe-sos.org - 80/84, rue de Paris - 93100 Montreuil


Homard Payette

Édito

Cheminer Louise Bartlett, rédactrice en chef

Du mouvement lent et régulier de nos ancêtres, au sédentarisme agrémenté de sauts de puce géants aujourd’hui, l’évolution de l’espèce humaine est étonnante. Penser à la traversée, à pied, du détroit de Béring voilà 30 000 ans, quand on peut aujourd’hui voler d’un continent à l’autre en quelques heures laisse songeur. Les vacances-au-boutdu-monde seraient-elles tout ce qui nous reste d’un passé nomade ? Le voyage comme quête de découverte, de soi, de rencontre, de changement… d’évasion. Drôle de mot pour qualifier ces excursions « hors les murs ». Des cités fortifiées aux pays et frontières, l’espace commun, la Terre, a été progressivement découpé. Et, entre bureaux et restos, cinés, bars et foyers, nous nous sommes constitué des territoires clos, délimitant le cadre de notre vie quotidienne, interrompue par des échappées « dans la nature ». Si possible, le plus loin possible, pour ensuite rentrer, de nouveau. De quoi s’interroger un instant sur l’intérêt à tourner en rond dans l’espace confiné d’une ville, carrousel (ou roue de hamster pour les plus négatifs) interrompu par une parenthèse plus ou moins radicale, 15 jours par an ? Faut-il sortir du cadre pour s’ouvrir à l’autre et découvrir en soi des aspects méconnus ? Le changement géographique n’est probablement pas indispensable, mais le sentiment de vertige ou de fragilité que suscite un environnement nouveau laisse aux voyageurs qui acceptent d’être touchés, des failles, ouvertures inattendues, même infimes. Les souvenirs de voyage les plus précieux sont bien ces changements de perspective, les réflexions suscitées par l’inconnu, l’inconfort et l’imprévu. La conscience de ne pas maîtriser et de devoir s’adapter. L’objectif (d’une vie), soulignent les bouddhistes, est le chemin, non la destination. Mais les destinations, proches ou lointaines, pour peu qu’on y soit perméable, en ouvrant de nouvelles perspectives, permettent de décloisonner notre perception du quotidien, et par la même occasion peuvent réduire le besoin de s’en évader. d

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parcours d’entrepreneur social | entreprendre

William Vidal

ecocert

Ecolo de nature Amoureux de la nature et conscient de l’impact de notre environnement sur la santé, William Vidal dirige Ecocert, une entreprise qui contrôle et certifie l’agriculture biologique. Histoire d’une vocation qui gouverne la vie personnelle comme l’action professionnelle d’un entrepreneur passionné.

J

’ai toujours été attiré par la nature , affirme d’emblée William Vidal. C’est un trait de caractère ». Le fondateur d’Ecocert en a fait sa vie et son gagnepain. Son entreprise contrôle et certifie les produits biologiques depuis 1991. Il passait ses week-ends dans une maison de campagne dans l’Eure-et-Loir, mais a grandi en banlieue parisienne. Où précisément ? William Vidal reste secret. Il n’aime pas trop parler de lui. « Aujourd’hui je vis dans la campagne toulousaine, confie-t-il néanmoins. Je ne pourrais plus habiter en ville ! »

Son intérêt pour l’environnement le pousse à suivre des études d’agriculture du côté de Chartres, de Dijon et à Toulouse. « Pour moi c’était logique. Je me suis déterminé comme ça, j’ai fait ce choix de manière intuitive », indique-t-il, elliptique. Ce qu’il apprend l’interpelle. « La fertilisation, les engrais chimiques, les pesticides… Je sentais qu’il fallait cultiver autrement. Je trouvais les élevages en batterie concentrationnaires ! » A cette époque, les années 1970, le remembrement rural va bon train. Les haies sont coupées, les parcelles agrandies. « J’observais, à cause de cette politique, la disparition des insectes, des

© ECOCERT

Les germes d’Ecocert

oiseaux et des petits mammifères. ça ne me satisfaisait pas. » Malgré quelques cours d’écologie, il ne réalise pleinement sa sensibilité “verte” qu’au tournant des années 1980. « Au gré des rencontres, j’ai pris connaissance de l’agriculture biologique. » Il découvre alors une façon de travailler la terre qui correspond à ses attentes : respec-

tueuse de la nature et de ses équilibres. Il se familiarise également avec la biodynamie. « Cette technique travaille de manière subtile. Elle s’adapte au rythme lunaire et à celui des planètes, utilise des préparations de plantes et de produits animaux pour le compost et les plantes cultivées. Ce mode de production naturel respecte l’environnement comme les juillet-août-septembre 2011 | Interdépendances n ° 82

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entreprendre | parcours d’entrepreneur social

Ci-dessous : Marie-Noëlle Belbès, auditrice chez Ecocert, parcourt un champ de blé de la région toulousaine en compagnie du propriétaire. Pour être certifié, une culture de blé doit, entre autres critères, respecter un cycle de rotation.

de vie. « Depuis trente ans maintenant, je consomme, quand je le peux, le pain fabriqué à la maison », s’amuse-t-il. Histoire d’éviter additifs, insecticides et autres E340… Il se rapproche ensuite de l’Association des conseillers en agriculture biologique (Acab) Côte-d’Or. « L’Acab pratiquait à la fois une activité de contrôle, de conseil et de promotion des produits de l’agriculture biologique. Nous nous sommes rendu compte qu’il fallait séparer l’activité de contrôle des autres ». Pour éviter d’être juge et partie. « Contrôler me paraissait nécessaire pour garantir aux consommateurs le caractère bio des produits présentés comme tels, poursuit-il. Et puis j’ai toujours eu l’esprit matheux. Manipuler des chiffres me plaît ! » Naît ainsi, en 1990, l’idée d’un organisme spécialisé dans le contrôle de l’agriculture biologique, Ecocert.

hommes ». Il se conforte dans l’idée que les produits de ce type d’agriculture sont meilleurs et plus sains. « Je l’ai vérifié sur moi-même, affirme-t-il. Certains aliments produits à partir d’engrais chimiques et avec pesticides m’ont provoqué des allergies ». L’expérience donc, et ce qu’il déduit de l’observation de la nature, le convainquent du lien entre santé et alimentation. Le biologique devient pour lui un vrai mode

photos © ECOCERT

Contrôleurs indépendants

Le coût de la traçabilité Les organismes de certification pénalisent-ils les petits producteurs qui se lancent dans le bio ? Pas selon William Vidal. « Le contrôle des petits producteurs coûte 340 euros, selon des critères de surface et de nombre de productions, pour un contrat à renouveler chaque année. Pour ne pas pouvoir le payer, il faut ne pas avoir d’activité économique, plaisante-t-il. Plus sérieusement, le coût général de la certification revient en moyenne à moins de 1 % de la valeur du produit. Les petits producteurs vont souvent sur les marchés, ils n’ont pas besoin de certification. Ils lient un contact direct avec les consommateurs. Ces derniers savent à qui ils ont affaire. » Aux yeux du directeur d’Ecocert, la certification prend tout son sens quand l’acheteur est éloigné de l’agriculteur. Elle garantit un minimum de traçabilité sur les productions.

Itinéraire

1953

1978 Naissance en région parisienne. Amoureux de la nature, William Vidal vit désormais en Gascogne

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Au lieu de fonder une autre association, William Vidal plaide pour Ecocert le statut d’entreprise privée (SARL). « Il fallait pouvoir prendre des décisions rapidement. » Le statut d’entreprise a d’ailleurs sauvé l’affaire. « La deuxième année, nous avons eu un grave problème de trésorerie, confie l’entrepreneur. J’ai réussi à emprunter auprès de notre banque en m’engageant personnellement. Cela aurait été impossible pour une association ». Ecocert reste tout de même une aventure humaine : une vingtaine de personnes, issues de l’association originelle, y participent dès ses débuts. « Les contrôles s’ef fectuent sur la base d’un système qualité », poursuit William Vidal. En 1996, Ecocert se fait

1991 Au cours de ses études, il prend conscience de ce qu’est l’agriculture biologique et décide d’en tenir compte dans son mode de vie

Avec une vingtaine de personnes, il crée Ecocert pour contrôler le travail des producteurs et des transformateurs bio


parcours d’entrepreneur social | entreprendre

Les étapes de la certification Ci-dessous : Les clients sont contrôlés de manière globale une fois par an, et sur la même période, une à six fois de manière inopinée. Différents critères sont contrôlés, selon un système qualité conforme à la norme européenne EN 45011. Puis des échantillons sont prélevés, qui seront analysés en laboratoire.

accréditer par le Cofrac (Comité français d’accréditation). « Nous travaillons selon la norme EN 45011* ». Reconnue en France, l’entreprise développe progressivement des filières et des partenariats à l’étranger : Belgique, Espagne, Canada… Elle exerce aujourd’hui dans 80 pays. Et pour la suite ? « Nous réf léchissons à créer de nouveaux référentiels,

2000

Ecocert établit ses contrôles sur toute la chaîne de la production : agriculteurs, transformateurs, boulangers, confituriers… Le client démarche l’entreprise de lui-même. « Pour les agriculteurs, les auditeurs regardent l’historique des exploitations ainsi que le voisinage », explique William Vidal. Impossible d’obtenir le titre bio pour les produits d’un champ situé en bord d’autoroute, par exemple. Le temps de conversion d’un champ conventionnel au bio est de trois ans. La comptabilité est épluchée, le respect de l’environnement pris en compte. Les animaux doivent sortir tous les jours, ne pas être attachés. Pour la certification d’un transformateur, les experts vérifient les recettes, les étiquettes, les fournisseurs et les lieux de stockage.

annonce le directeur d’Ecocert. Par exemple, l’affichage de l’empreinte écologique. Elle indiquera pour chaque produit l’impact environnemental (dont l’émission de CO2), de la production à la distribution. » Cet objectif répond aux demandes des consommateurs, rendus sensibles aux problématiques environnementales notamment par le Grenelle de l’environnement.

2010 Ecocert se développe et commence à s’implanter à l’étranger

C’est aussi, pour William Vidal, une manière de s’engager toujours plus dans une démarche écologique respectueuse de la planète. Chloé Goudenhooft * Etablie par la Commission européenne, la norme EN 45011 définit les exigences relatives aux organismes certifiant les produits.

2011 Prix de l’Entrepreneur de l’année pour la région Sud-Ouest, décerné par le cabinet Ernst & Young

Ecocert a 20 ans. Elle emploie près de 500 personnes et travaille à promouvoir une agriculture et des produits toujours plus respectueux de l’environnement

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Dossier

Tourisme responsable

Le trip sélectif olivier bonnin

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Partir pour aider. Les vacances alternatives, qu’elles soient responsables, solidaires, humanitaires ou militantes, attirent de plus en plus d’Occidentaux en short. Non sans quelques contradictions. Récits de voyages utiles.

Village de Gathi, Mali © Meyer / Tendance Floue

C

e mardi, tandis que les voyageurs se pressent à l’aéroport d’Orly, un adolescent se fige soudain au milieu des boutiques, l’air dépité derrière son chariot à bagages : « On est toujours là à acheter, acheter, acheter… » Bien sûr, siroter son troisième gin tonic face à la piscine bondée d’un hôtel de quinze étages et à dix heures d’avion a toujours ses adeptes. Pour sa part, Marie, 30 ans, directrice artistique à Paris, a choisi une formule « tout compris » pour partir en solitaire « au soleil, et pas très loin » – en l’occurrence aux Baléares. Avide de repos, Marie a été comblée : « J’ai surtout dormi sur la plage… » La Parisienne a toutefois eu un regret : « Voir très peu d’Espagnols ! Je n’ai pas supporté de manger au restaurant de l’hôtel, toute seule, au milieu des familles et des couples français ». Et dès qu’elle montait au village « super touristique » de Cala d’Or, elle n’y trouvait que des restaurants internationaux, avec pour spécialité principale des Würste [1] allemandes… Ce séjour de Promovacances, payé 550 euros, ne l’a cependant juillet-août-septembre 2011 | Interdépendances n ° 82

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DOSSIER Tourisme responsable : le trip sélectif

iStockphoto

Une règle d’or du tourisme responsable : quitte à voyager au bout de la terre, autant limiter les dégâts

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pas dégoûtée du tout-compris : « ça me paraît confortable d’être totalement prise en charge. » Inutile d’y convier Gilbert, quasi retraité dans les Bouches-du-Rhône : « Avec mon épouse, nous retrouver dans un hôtel magnifique, autour d’une piscine, à rester à consommer au restaurant, c’est tout ce qui nous rebute ! Moi, j’ai besoin de découvrir les gens, de voir comment ils vivent, de communiquer… »

Le couple s’est trouvé un voyagiste pour les exfiltrer du parasol : Human trip, une petite agence qui aspire à faire retrouver aux voyageurs « l’authenticité et le dépaysement ». Les époux ont plusieurs fois fait appel à ses services, pour parcourir le désert tunisien – « cinq jours à vivre avec nos deux chameliers et leurs cinq chameaux » – ou encore les alentours d’un village mexicain, « à passer plusieurs journées à observer le marché et ses habitants en tenues traditionnelles ». Gilbert a été particulièrement marqué par un séjour au Burkina Faso : « ça remet les pendules à l’heure. Le confort n’a rien à voir avec le nôtre, mais les gens y sont parfaitement heureux. » Au fond, s’aventurer auprès de ces populations a permis à cet ancien chef d’atelier en imprimerie d’ouvrir grand les yeux. « En France, on ne sait pas accueillir les gens. On est tellement incité par la télévision à faire attention à tout… » Et les habitants, qu’ont-ils tiré de ces deux touristes français ? « Au Burkina, par exemple, nous avons acheté quatre bricoles aux villageois ; pour eux, c’était énorme. Et puis le guide distribuait aux enfants la nourriture et les bonbons que les touristes lui remettaient. » Pourvu qu’il n’ait pas encouragé ainsi la mendicité ou les caries… « Human trip fait du tourisme équitable et solidaire. A chaque voyage ils reversent des dividendes à une association qui intervient auprès d’enfants. » Gilbert s’est efforcé à chaque fois « d’être humble, de respecter les gens et leurs coutumes, de ne pas être conquérant. » Voilà bien une règle d’or du tourisme responsable : quitte à voyager au bout de la terre, autant limiter les dégâts.

Se sentir utile Dans son pavillon du Val-d’Oise, Sylvie, professeur des écoles, dit aussi avoir été écœurée par les séjours en hôtel club. « Avec mon mari et mes enfants, nous sommes allés à Punta Cana, en République dominicaine. Lors d’une excursion, nous avons observé les conditions de vie des gens : nous avons été interpellés par le décalage entre les populations et les conditions d’accueil

Photos.com

Voyager « pour de vrai »

Budget

Des voyages responsables pour le porte-monnaie ? Le cliché est tenace : voyager responsable coûterait plus cher à prestations identiques. 34 % des Français en sont persuadés, selon une étude de 2009*. Pourtant, limiter les dégâts de ses voyages peut accessoirement être bénéfique pour le porte-monnaie. En réduisant ses émissions de CO2, par exemple. Bien sûr, à kilométrage égal, le train s’avère souvent plus onéreux qu’un vol low-cost polluant ; mais le voyageur français peut déjà préserver le climat et son budget en optant, par exemple, pour la Tunisie plutôt que pour la Mélanésie. Sur place aussi, les gestes responsables peuvent limiter les dépenses. Consommer local, notamment, est doublement profitable. Les hôtels tenus par les autochtones sont souvent plus abordables que les chaînes internationales, et acheter les produits du marché vaut mieux, et moins, qu’une cuisine « continentale » importée. Proscrire les excursions en hélicoptère, en quad ou en jet-ski est tout aussi salutaire. Les plus radins pourront enfin souligner que pour ne pas bouleverser les coutumes, les pourboires ne doivent surtout pas être exagérés… Dans de nombreux pays, mieux vaut aussi marchander, pour respecter les usages ainsi que les prix du marché. Ce qui n’interdit pas de soutenir l’artisanat local. * « Les Français et le tourisme responsable », étude annuelle TNS Sofres, voyages-sncf.com, routard.com, mars 2009.

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DOSSIER Tourisme responsable : le trip sélectif

des grands hôtels. » Après des années de tourisme classique, la famille s’est décidée à « voyager autrement ». Destination ? Le Mali, pour une semaine, avec Taddart, une association de tourisme équitable et solidaire. « Apporter notre modeste pierre au développement, ça nous a motivés. Et puis nos enfants étaient en âge de comprendre. » Grâce au comité d’entreprise de son mari, le séjour revenait à 4 000 euros pour toute la famille. « Nous en sommes revenus bouleversés. Chamboulés. Un an après, je ne passe pas une journée sans y penser. » Les cinq Franciliens étaient logés dans un

Paraguay, à s’occuper des enfants des rues. « Nous les y accueillions en journée, lorsqu’ils n’avaient pas cours. On les occupait, on leur faisait faire leurs devoirs, on s’amusait avec eux. Il fallait éviter qu’ils aillent travailler dans la rue. » Célina était la seule volontaire étrangère, « mais il est facile de se faire des amis au Paraguay. » Au final, cette jeune Francilienne s’y est réellement sentie « utile ». En prime, le voyage lui a permis de « prendre de la distance, de

village reculé du pays Dogon, dans des cases édifiées pour les touristes, « qui ont déjà permis de construire une école et de salarier un professeur ». Avec leur accompagnateur, ils partaient randonner dans la savane, autour de la magnifique falaise de Bandiagara. Mais Sylvie a surtout été touchée par les rapports humains. « Contrairement à nous, ces populations ne cherchent pas à posséder toujours plus de choses. La culture est beaucoup plus présente dans leur quotidien, à travers les danses ou les chants. Et les femmes s’entraident toutes. On ressent là-bas une notion de vivre ensemble qui existe de moins en moins dans notre pays. » Conquise, la famille est repartie en février au Bénin, avec TDS voyage, une autre association de tourisme solidaire. Sylvie songe déjà à un nouveau voyage équitable, au Burkina Faso. « Ces voyages nous ouvrent à chaque fois un peu plus à l’autre », résume-t-elle. D’autres formules existent pour partager ses congés avec des populations lointaines. Ainsi Célina, sitôt devenue bachelière et majeure, a voulu « faire une pause », et tant qu’à faire, « être utile ». Son choix : bénévole dans l’humanitaire, via l’association AFS Vivre sans frontières. Pour près de 4 000 euros, la voilà partie pour cinq mois, dans une fondation du 26

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D.R.

On ressent une notion de vivre ensemble qui se perd dans notre pays François Moureau est professeur de littérature française à l’université Paris-Sorbonne (Paris IV), il a notamment publié “Le Théâtre des voyages, une scénographie de l’Âge classique”, Paris, PUPS, 2005 (coll. Imago mundi, 11).

S’éloigner des sentiers battus ? Le fantasme est ancien, comme le révèlent les récits des voyageurs de ces derniers siècles. François Moureau, fondateur et directeur du Centre de recherche sur la littérature des voyages, explore les motivations des hommes à parcourir le monde.


réfléchir de nouveau à ce que je voulais faire ». Exit, donc, les études de droit : Célina pourrait bien entamer un cursus d’espagnol à la rentrée et songe déjà à une carrière politique.

Partir « pour de rire » Quant à Geneviève, 42 ans, elle a osé l’extrême pour échanger avec les Marocains et les Sénégalais : se déguiser en clown. « Pas celui de cirque, qui fait for-

cément rire, précise-t-elle, mais le clown de théâtre, qui va à la rencontre des gens, avec sa naïveté, sa spontanéité, son empathie. Pour découvrir d’autres cultures, ça m’a paru évident. » Cette Toulousaine est partie à quatre reprises avec l’association Parcourires le monde, qui propose des stages de clown de l’Inde à l’Uruguay. A chaque fois, les participations financières des stagiaires français permettent d’accueillir gratuitement d’autres apprentis clowns

interview “Le touriste, c’est toujours l’autre” Vous venez d’organiser un séminaire sur les raisons du voyage, du XVe au XVIIIe siècle. Pourquoi partait-on à l’époque ? La notion de tourisme, évidemment, n’existait pas. On ne voyage alors pas par plaisir, mais pour des raisons professionnelles. Les voyageurs sont divers : pèlerins, missionnaires, mais aussi marchands, archéologues, naturalistes ou diplomates, voire espions… Le seul voyage pour le plaisir est alors le Grand Tour, qui est une espèce de voyage de formation, de la fin du XVIe siècle jusqu’au début du XIXe ; il consiste, pour des jeunes gens de la bonne société, souvent anglais, à faire un tour de l’Europe, et visiter l’Italie en particulier, pour y découvrir les musées, ou les « débris de l’Antiquité » – plus quelques plaisirs moins innocents. Quand se met-on à voyager pour se détendre ? Cela, c’est l’invention du tourisme, qui n’apparaît qu’à l’extrême fin du XVIIIe siècle. Il survient avec le développement des infrastructures du voyage, telles que le chemin de fer, ou les routes en bon état, et avec la raréfaction des bandits de grand chemin. Auparavant, on utilisait plutôt les cours d’eau et la mer. Quand Madame de Sévigné allait en Bretagne, elle descendait la Loire. Entre la France et l’Italie, on passait par la Méditerranée… avant de se retrouver à Alger ou Tripoli, aux mains des fameux pirates barbaresques ! Le tourisme des débuts, cependant, est un loisir de privilégiés. Il faut avoir du temps, et surtout de l’argent. A partir des années 1840 s’ébauche un tourisme de masse, avec les premiers voyages de l’agence Cook et les guides, d’abord écrits pour les compagnies de chemin de fer.

Mémoires d’un touriste, tient à s’en distinguer. Ce mépris des touristes revient souvent dans la littérature de voyage. Les écrivains du XIXe siècle, tel Théophile Gautier, entendent se présenter comme les seuls vrais voyageurs au milieu des foules exotiques et bigarrées. Et s’ils trouvent des touristes, évidemment, ils en disent le plus grand mal ! D’ailleurs, puisque ce “je” n’est pas un touriste, il se fond dans les populations qu’il côtoie… Et ce “je” qui trace son chemin dans l’Amazonie se veut rapidement un double des populations indigènes ! C’est évidemment une pure fiction. Surgissent aujourd’hui des tourismes « solidaires » et « humanitaires ». L’altruisme est-il une motivation nouvelle pour le voyageur ? A l’époque des Jésuites dès le XVIe siècle, ou des Pères blancs en Afrique au XIXe, les missionnaires vivaient des années entières au milieu des populations. Ils apprenaient leur langue et leur procuraient les “bienfaits” de la civilisation, mais aussi la religion, car le but de l’opération était de les convertir… Ceci dit, l’idéologie du tourisme humanitaire est tout aussi ambiguë. Car elle consiste à verser un verre d’eau dans le désert ! Et l’idée du tourisme responsable ? Chercher à limiter les dégâts du voyage est une attitude assez nouvelle. Il faut dire qu’à notre époque, quand vous escaladez l’Annapurna, vous le faites avec 25 ou 50 porteurs avant d’abandonner vos boîtes de conserve sur place. Propos recueillis par olivier bonnin

Quand ce tourisme de masse a-t-il commencé à être dénigré ? Dès cette époque apparaissent des réactions négatives : le touriste, ce n’est pas moi, c’est toujours l’autre. Il n’a pas de culture, il va voir le Parthénon sans même savoir ce que c’est… Stendhal déjà, avec ses juillet-août-septembre 2011 | Interdépendances n ° 82

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MéTIER | découvrir

Vacances sans nuisances, défi du chef de produit

Un milliard de touristes en 2010, le double d’ici dix ans. Certains tours opérateurs (TO) ont choisi de tenir compte des conséquences économiques et environnementales de leur activité. Comment le chef de produit, chargé de la conception des offres des voyagistes, conçoit-il des séjours responsables ?

U

n métier de rêve, de terrain, fait de découvertes… c’est une utopie », avertit Guillaume Cromer, consultant formateur en tourisme durable chez SPE Tourism. Car le chef de produit est tout sauf un touriste ! Il doit bien sûr avoir séjourné ou vécu dans les pays qu’il promeut, et posséder à leur sujet une solide culture générale, afin de comprendre et d’anticiper les attentes des clients potentiels. Mais il lui faut également de bonnes bases de gestion et de commerce, primordiales pour négocier avec les prestataires locaux qui accueilleront

les touristes, calculer la rentabilité du voyage pour le TO ou promouvoir l’offre auprès des clients. Enfin, des compétences managériales sont requises pour diriger une équipe de collaborateurs… Un métier complet et exigeant, réservé à des profils expérimentés. Pour y accéder, il est fréquent de s’aguerrir en passant par la case assistant, ou conseiller de vente. « On adore la promotion interne », affirme Gérard Guerrier, directeur général chez Allibert Trekking.

Un travail d’équipe Chez les TO certifiés ATR [1] comme Allibert et Voyageurs du

Monde, ou membres de l’Ates [2], comme Croq’Nature ou la Route des Sens, les pratiques du chef de produit « ne sont pas vraiment chamboulées, mais doivent s’adapter », explique Guillaume Cromer. Des critères extra-financiers apparaissent ainsi dans le choix des partenaires, comme le bilan énergétique et les conditions de travail des employés dans les infrastructures (hôtels, restaurants…). La conception du séjour évolue également. Associations et coopératives sont sollicitées, pour participer à la valorisation de leur territoire et favoriser les rencontres entre vacanciers

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découvrir | MéTIER

comme Nouvelles Frontières qui, cela dit, travaille à une gamme de voyages portant le label ATR. L’effet combiné d’un nombre élevé de diplômés souhaitant intégrer la filière, et d’une concurrence importante parmi les voyagistes, fait baisser les salaires. De l’aveu de Guillaume Cromer : « On ne fait pas ce métier pour gagner des mille et des cents ». Et de Gérard Guerrier : « C’est un métier qui paye peu, car beaucoup sont prêts à le faire pour un Smic ». Comment Pour des passionnés expliquer, dans ces condiPeu de postes de chef de protions, l’attrait renouvelé pour duit intègrent actuellement l’asle travail du chef de produit ? pect responsable. Pour Myriam Pour Myriam Lallemand, « C’est Lallemand, directrice des resd’abord un métier de passion, sources humaines chez Voyadont on ne décroche jamais comgeurs du Monde, les principaux plètement ». Et Gérard Gueracteurs du tourisme finiront eux rier d’enchérir : « On fait plaisir aussi par adopter ces valeurs. à un client, on rend service aux « Certains TO sont plus avanpopulations locales… C’est un cés que d’autres dans la conception du métier, mais au final tout métier qui a du sens ! » le monde y vient ». D’autant que David Le Doaré sept Français sur dix se déclarent [1] Agir pour un tourisme responsable : en faveur du tourisme responlabel garantissant la protection de l’environnement et la juste sable [4]. Enfin… en théorie. Car répartition des bénéfices. dans la pratique, ce dernier ne [2] Association pour le tourisme représente qu’une petite partie de équitable et solidaire. [3] Source www.coalition-tourismel’industrie touristique. Avec une responsable.org quinzaine de TO certifiés et un [4] Livre vert du Syndicat national des agences de voyage (Snav) chiffre d’affaires cumulé appropublié en février 2010. chant les 300 millions d’euros, son influence reste fragile face au milliard d’euros d’un groupe

et populations locales. Enfin, les bénéfices sont équitablement répartis entre tous les acteurs, à l’inverse des pratiques classiques, qui concentrent 55 à 80 % des recettes du tourisme mondial dans les pays industrialisés [3]. « La notion d’équipe devient primordiale », résume Gérard Guerrier, et un séjour réussi profite autant à celui qui part qu’à celui qui accueille. Des valeurs pour l’instant cantonnées à certains TO.

A cliquer

www.tourismeresponsable.org Agir pour un tourisme responsable (ATR)

www.tourisme solidaire.org Le site de l’Association pour le tourisme équitable et solidaire (Ates)

www.snav.org Le site du Syndicat national des agences de voyage

Profil Bien sûr, un goût prononcé pour le voyage. Dans l’idéal, être spécialisé sur une destination (pays ou zone géographique). Egalement des qualités relationnelles et le sens de l’initiative, une bonne compréhension du client, ainsi qu’un regard critique sur l’industrie touristique. Enfin une sensibilité pour l’environnement et une culture générale développée.

Formation Licence en Histoire de l’art, maîtrise de Géographie, diplôme d’alpinisme… Les BTS ou master en tourisme ne sont pas des sésames incontournables pour accéder à ce métier. Myriam Lallemand précise qu’elle « ne s’arrête pas au diplôme ! Si le recrutement se fait à bac +3 ou 4 [pour les futurs chefs de produit, NDLR] il ne s’agit pas forcément d’études de tourisme ». Gérard Guerrier affirme même franchement : « Le diplôme, on s’en moque ! » Si l’expérience prime, certaines formations octroient malgré tout des compétences valorisées. Au niveau post-bac, le BTS Ventes et Productions Touristiques (VPT) est le mieux adapté. Les BTS du secteur commerce apportent des bases de négociation précieuses. Pour des études plus poussées, licence professionnelle du tourisme voire master pro touristique ou une école de commerce sont les plus fréquents. Guillaume Cromer déconseille toutefois « […] les masters transversaux en développement durable qui ne conduisent à rien », et prône une spécialisation dans le tourisme puis un apprentissage des problématiques durables sur le tas. Enfin une formation Bac +2 suivie en apprentissage est largement reconnue et permet de gravir plus rapidement les échelons chez un voyagiste. A retenir : la plupart des recruteurs estiment que le chef de produit accède à ce poste après avoir été conseiller de vente ou assistant du chef de produit. Parler anglais et/ ou la langue de sa destination de prédilection est indispensable.

Salaire Assez égal d’un TO à l’autre, environ 1 800 euros nets par mois pour un jeune chef de produit, et jusqu’à 3 000 euros après plusieurs années. Sachant que ce poste n’est souvent accessible qu’en ayant déjà quelques années d’expérience. En outre, chez les voyagistes, intéressement ou primes diverses représentent en moyenne 5 000 euros par an. Une donnée très variable, puisque d’une année sur l’autre les volumes de ventes peuvent fluctuer énormément (crise environnementale ou politique).

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Solidarité laïque

à l’ancien carmel Initiative utopiste et pourtant bien réelle, l’ancien carmel de Condom, dans le Gers, est le cocon d’une communauté hétéroclite, faite de personnes à la retraite, en situation de réinsertion sociale, d’autres arrivées à un carrefour dans leur vie qui s’accordent un temps de « pause »… Mais aussi de touristes adeptes de vacances solidaires et de pèlerins sur la route de Saint-Jacques de Compostelle.

C

ondom, ses presque 8 000 habitants, sa cathédrale, son cloître et, un peu à l’écart du centre-ville (cinq minutes à pied), son carmel. Les dernières sœurs sont parties voilà trois ans, remplacées depuis 2010 par une communauté d’un autre type. Bien moins homogène celle-ci, composée de personnes aux parcours complémentaires. C’est du moins l’idée. Dans ce coin du

Gers se constitue petit à petit un échantillon social à tendance utopiste, humainement très riche, fait de résidents en réinsertion sociale, de personnes qui cherchent juste à faire une pause, à changer d’environnement pour un moment, et de personnes retraitées (quatre actuellement). Les loyers des résidents sont calculés en fonction des ressources financières de chacun.

On y croise également des pèlerins, en halte pour la nuit avant de reprendre leur marche sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle, et des vacanciers (le lieu est aussi un gîte) attirés par le projet et/ ou la région. Tout ce monde cohabite et, pour les résidents, partage au minimum cinq repas par semaine, pour favoriser justement les liens et l’esprit communautaire qui doit habiter le lieu.

© Louise Bartlett

La religion de l’accueil

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L’ancien carmel est désormais laïque, ce qui n’empêche pas les croyances individuelles. On croise le dimanche matin un résident allant à la messe avec une vacancière venue pour la semaine. Pas de prosélytisme dans le lieu, les statues pieuses sont reléguées à côté des chaussures sous l’escalier ou dans un coin de jardin, la chapelle est devenue une salle de répétition et de spectacle pour qui souhaite s’en servir, en échange, si possible, d’un don à l’association qui gère les bâtiments. Lieu de vie, de ressourcement ou de passage, selon les personnes, ce projet encore fragile, comprenant un aspect social avec une équipe pas intégralement formée, se structure au fur et à mesure. Les lettres d’information, comme les propos lors d’échanges sur place, sont agréablement honnêtes. Directeur du lieu, Thomas Sorrentino avait déjà travaillé à Paris pour le Comptoir général,


© Louise Bartlett

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Inventer sa place L’équipe reconnaît avancer pas à pas, ne prétend pas avoir créé un bloc parfaitement solide. Malentendus, tensions et attentes déçues existent et donnent lieu à des changements. Thomas admet sa crainte de « jouer à l’apprenti sorcier » avec des résidents en situation délicate. Il est d’ailleurs convaincu que ceux qui souhaitent résider à l’ancien carmel doivent faire preuve d’une certaine autonomie et « inventer leur place euxmêmes », qu’il sera par conséquent difficile d’accueillir des personnes en très grande détresse. L’autorégulation serait la véritable spécificité du lieu. Les nouveaux arrivants seront tout de même aidés dorénavant par un système de parrainage : après un entretien avec David Berly, ils prendront pension pour un mois de « découverte mutuelle ». Au terme de cette période, nouvel entre-

tien avec Thomas et Chrystelle. Si la personne décide de rester, elle signera soit un bail (loyer calculé en fonction des revenus), soit plus rarement, un contrat de bénévolat, sous la forme du compagnonnage Emmaüs (gîte et couvert en échange de sept heures de travaux, cinq jours par semaine, 50 euros à la fin de chaque semaine et 120 euros supplémentaires en fin de mois). Les travaux vont de l’aménagement du carmel au maraîchage (sans pesticides), en passant par la cuisine ou l’accueil des visiteurs. C’est le rôle de Dominique, arrivé début 2011 après une cure, qui assiste David. Enfant de la Ddass, ancien braqueur, David a passé six ans en prison. Il a quitté son 18e arrondissement parisien pour vivre au Carmel depuis près d’un an. Désormais salarié de l’ancien carmel, David accueille, fait visiter le lieu, distribue les chambres, discute à table, et fait des adieux le matin lorsque « ses » pèlerins reprennent le bâton de marche. Le carmel garde à l’extérieur son charme ancien. A l’intérieur, les chambres sont simples et fonctionnelles, mais ressemblent plus à un centre de vacances qu’aux cellules blanchies à la chaux telles qu’on les imagine. Sauf l’intérieur de la tour de guet qui sera aménagé pour accueillir des familles en vacances. Fondé à l’origine, au xiiie siècle, pour « abriter les jeunes filles

Olivier Laffon, promoteur « non lucratif »

D.R.

un autre projet du fondateur de l’ancien carmel, le promoteur immobilier « nonlucratif » Olivier Laffon (voir encadré). Il est secondé par l’ancien pasteur David Berly, retraité du Casp (Centre d’action sociale protestante), habitué des problématiques d’exclusion, et Chrystelle Messegue, conseillère en économie sociale et familiale. Ensemble, ils posent un cadre de plus en plus clair pour les résidents, particulièrement les personnes en parcours de réinsertion sociale.

L e Comptoir général, la Ruche, le Mas et le Divan du monde à Paris, Commune image à Saint Ouen, et depuis 2010 l’ancien carmel de Condom sont des projets initiés par le promoteur immobilier désormais « non lucratif », Olivier Laffon. Touché avant ses 60 ans par la maladie de Parkinson, il a décidé de mettre ses moyens et son métier au service de projets à portée sociale. L’objectif : permettre à des associations de faire vivre leurs idées, le problème immobilier en moins. Les projets doivent être rentables, mais ils bénéficient pour leur lancement d’un « coup de pouce » inestimable : le lieu adapté.

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Marie-Paulette, ravie de s’être « tirée de la Ténarèze » Marie-Paulette aura cette année 83 ans. Longtemps voisine du carmel, elle connaissait les sœurs, et se disait qu’elle finirait chez elles. Lorsque son mari décède, elle part vivre sept ans à Arcachon, chez ses petites filles. Revenue dans le Gers, elle réside trois ans dans une maison de retraite de la Ténarèze (la communauté de communes qui comprend Condom). Elle y connaît un « creux de vague ». Entourée de gens « estropiés », en déambulateur, elle supporte mal les mois rythmés par « untel est mort, untel est à l’hôpital ». Ne voulant pas importuner ses enfants en se plaignant, elle cherche un appartement  : « J’aurais pris le premier venu, tellement je voulais me tirer de la Ténarèze ». Depuis qu’elle est installée au carmel (« au Club Med’» selon ses enfants), elle revit, affublée de nombreux surnoms affectueux : la reine mère, la mère sup’, sœur Marie-Paulette… Elle fait partie de ces personnes auxquelles il est facile de se confier et gagne, en plus d’un lieu plein de vie, une famille élargie qui fait preuve à son égard d’une tendresse respectueuse. Des médecins la suivent à Condom et Agen et, « s’il m’arrive quelque chose, que voulez-vous, quand le moment sera venu, il sera venu… »

© Louise Bartlett

nobles d’un mariage avec des Albigeois pouvant les entraîner dans l’hérésie », le carmel devait leur permettre de « se consacrer ainsi, en restant pures et sans tache, à Dieu et la Vierge Marie ». Dans sa nouvelle incarnation, le carmel ne retire pas ses résidents du monde, ne sépare pas une partie de la population du reste de la société. Au contraire, avec des valeurs finalement pas si éloignées de la foi à l’origine du bâtiment, il cherche à favoriser un sentiment de fraternité. Louise Bartlett

www.lanciencarmel.com

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A cliquer

Ci-dessus : Deux militantes écologistes ont investi le potager pour quelques travaux de jardinage. Elles s’intéressent à la réplication dans leur région d’un projet semblable à l’ancien carmel.

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approfondir

La nouvelle alternative ? Au moment où certains s’organisent pour faire de l’économie sociale et solidaire un projet de société [voir les Etats généraux de l’ESS, page 8], Philippe Frémeaux interroge sa capacité à incarner une réelle alternative à l’économie de marché. Il démontre qu’il s’agit pour l’instant d’un agrégat d’initiatives et de pratiques parfois radicalement opposées, qui « n’a pas vocation à nous faire sortir d’un système économique ». Mais il croit à son extension et à la propagation de ses valeurs, motivées par le besoin de nouveaux modèles exprimé par la société. La Nouvelle alternative ? Philippe Frémeaux, éditions Les Petits Matins, 160 pages, 2011, 12 €

Cradle to cradle Intitulé littéralement « du berceau au berceau », ce livre expose un concept de développement et de production où chaque objet doit pouvoir être recyclé à 100 % et réutilisé (presque) à l’infini. Les auteurs y critiquent la pratique dominante actuelle, du berceau au tombeau, où les déchets, n’ayant pas été pris en compte dans une logique cyclique, sont vécus comme une contrainte. Au mieux sous-cyclés (recyclage avec mélange de différents matériaux qui appauvrissent leurs qualités initiales), ils seront sinon incinérés ou enfouis. Parmi les produits déjà certifiés C2C, des sièges ou du mobilier de bureau, du papier en ramette, mais aussi des projets d’immeubles de logement. Cradle to cradle William McDonough et Michael Braungart, éditions Alternatives, 240 pages, 2011, 15 €

Aux entreprenants Associés L’usage du monde Nicolas Bouvier Editions Payot (collection Petite bibliothèque/ Voyageurs) 432 pages, 2001, 10,50 €

L’usage du monde En 1953, deux jeunes hommes partent en voiture de Belgrade et cheminent pendant un an et demi jusqu’à la Khyber Pass au Pakistan. Ils traversent d’abord le sud-est de l’Europe (Yougoslavie, Macédoine, Grèce) et pénètrent en Asie par sa porte turque. Arrêtés six mois par l’hiver à Tabriz, ils sillonnent l’Iran une fois les routes redevenues praticables. Le périple se poursuit dans les montagnes et les déserts d’Afghanistan, passe par Kaboul où les deux amis se séparent, et s’achève au bord du subcontinent indien. Loin des séjours éclairs, Nicolas Bouvier résume l’état d’esprit qui les anime : « […] Nous nous refus[i]ons tous les luxes sauf le plus précieux : la lenteur. » Le temps est bien leur plus grande richesse, qui permet d’envisager sans trop de tracas un séjour en prison, d’échanger avec tous ceux que la vie met sur leur route, et de travailler quand les sous viennent à manquer. Durant ces étapes, employées à donner des cours de français à de jeunes Iraniens, peindre des Tahitiennes dans un troquet de Quetta au Pakistan, ou enregistrer de la musique dans un camp de Tziganes, se forgent leurs plus profonds souvenirs. “ L’usage du monde” est un livre d’un genre étrange. Un peu roman, effet accentué par le quotidien des deux voyageurs, si éloigné du nôtre qu’il semble fictif. Un peu carnet de voyage, décrivant villes et contrées aux noms magiques comme Persépolis ou le Baloutchistan. Le tout semé d’illustrations de Thierry Vernet, comparse de Nicolas. Le plus saisissant reste le recul de l’auteur sur les hommes et les situations vécues, et sa capacité à retranscrire les émotions. De la solitude des exilés, présents dans chaque pays, au cruel destin des Kilinars, enfants à tout faire sur les routes, il nous lie avec les individus rencontrés. Jusqu’à ce que leur voyage devienne le nôtre.

d David le doaré

Elisabeth Bost a participé à la création de la première CAE (coopérative d’activité et d’emploi). Près de quinze ans plus tard, elle revient sur le développement de ces structures atypiques, centrées sur la coopération, et qui ambitionnent de redéfinir le rapport de l’humain au travail. Qui sont les 4 000 entrepreneurs qui y construisent leur activité ? Comment sont-ils parvenus à créer 40 millions de chiffre d’affaires (chiffres 2008) ? Témoignages, statuts, gouvernance, enjeux de croissance… tout le fonctionnement des CAE est passé à la loupe, prouvant aux sceptiques et aux curieux qu’on peut « travailler pour soi et réussir ensemble. » Aux entreprenants associés Elisabeth Bost, éditions Repas, 206 pages, 2011, 16 €

Une aventure agroécologique En accord avec la théologie orthodoxe, qui prône le respect de la nature, les sœurs du monastère de Solan appliquent depuis 20 ans les préceptes du philosophe-paysan Pierre Rabhi. A l’opposé des pratiques conventionnelles, elles font pousser un vignoble au rythme de la biodynamie, respectent les cycles de renouvellement de la terre, utilisent fumier naturel et engrais verts… Construit autour des textes et témoignages des membres et amis de la communauté, et illustré de nombreuses photographies, ce livre permet de découvrir cette belle initiative bâtie au creux du Gard. Le monastère de Solan, une aventure agroécologique Thierry Delahaye, éditions Actes Sud, 128 pages, 2011, 29 €

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