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L’immeuble d’acier et de verre fumé de la World Co se dresse devant moi dans toute sa massive majesté. Avec mes trois gros cahiers sous le bras, je me sens aussi petit que ridicule. D’ailleurs, je n'ai qu'une vague idée de ce que j'apporte. Ma tante m’a juste dit qu’il s’agissait de manuscrits, d’une plaquette de poésie, d’un recueil de nouvelles et d’un roman témoignage sur la vie au début du XXIème siècle. C’est bien loin tout ça, bien vieux. Ces textes ont été tapés à la machine à écrire sur des pages aujourd'hui toutes jaunies par le temps. A vrai dire, je ne connais pas dans le détail ce que j’amène à la World Co, pour la bonne raison que je ne sais pas lire du tout. Je n’ai jamais été un bon élève et puis l’école vers 2030, ce n’était plus qu’une garderie, un centre de loisirs rempli d’écrans d’ordinateurs, de consoles de jeux et de visio-livres… Pourquoi se donner la peine de déchiffrer tous ces petits caractères quand on peut se contenter d’écouter une voix melliflue vous raconter une histoire pendant que des images de rêve défilent sur votre écran ou dans votre casque de lecture ? Dans mon groupe d’éveil, personne n’est jamais parvenu à lire, ni à écrire, ni à compter d’ailleurs. Pourquoi écrire ? Maintenant tous les ordinateurs répondent à notre voix… Et pourquoi compter puisqu’ils ne peuvent que nous battre à plate couture avec leur monstrueuse puissance de calcul… Ces manuscrits ont été écrits par mon grand-père entre 1970 et 2010. C’était un intellectuel, mon grand-père, quelqu’un d’une autre époque. Dans sa jeunesse, il n’y avait pas de télévision, ni d’ordinateurs et encore moins de jeux vidéos ou de visio-livres ! Qu’est-ce qu’ils devaient s’ennuyer dans ce temps-là ! Il a suivi des études de Lettres Classiques jusqu’à la licence qu’il a décrochée vers 1970. Ensuite, il est devenu prof puis directeur de recherches vers la fin de sa carrière. Toute sa vie, il en a noirci du papier, sans doute pour passer le temps. L’ennui, c’est qu’il n’a jamais réussi à se faire publier. Déjà à son époque, les gens ne lisaient plus beaucoup. Alors ils ne devaient pas avoir grand-chose à faire des histoires de grand-père… Depuis, il n’y a plus jamais eu d’autre intellectuel dans la famille. Mon paternel, par exemple, il n’est pas allé plus loin que le CAP. Il a toujours bossé dans la restauration comme cuistot puis comme maître d’hôtel. Fallait pas lui proposer d’ouvrir un bouquin ! Il était tellement crevé par son boulot qu’il s’endormait tous les soirs devant la télé. Pour moi, la vie a été encore plus simple. Je suis resté dans les centres éducatifs jusqu’à vingt et un ans. C’est l’âge minimum auquel on peut quitter l’école. Je serai bien parti avant, mais mon père ne m’y a pas autorisé. Il disait que je n’aurai pas eu droit à ma puce d’identité greffée sous la peau du front, à peu près à la hauteur du troisième œil des hindouistes. - Tu ne te rends pas compte, me disait-il, sans cette puce, tu n’es rien ! Tu n’es pas un citoyen, tu n’as pas le droit de vote et bien plus grave, tu ne peux pas obtenir d’aide sociale, ni ouvrir de compte en banque, ni avoir de moyen de paiement, ni le droit de circuler… Tu n’es rien qu’un paria ! Je sentais bien que pour lui cette implantation était primordiale. Moi, je voyais juste que je ne ferais quasiment rien par moi-même, que je n’arriverais certainement pas à trouver le moindre


boulot car il n’y en avait plus, même dans la restauration. A vingt cinq ans, ne travaillant toujours pas, j’ai pu obtenir l’AMS, l’aide minimum sociale, 150 dolros par mois, une vraie misère, à peine de quoi ne pas crever de faim ! Faut dire que presque tout le boulot a été délocalisé en Chine, en Inde, en Asie du Sud Est, en Turquie et un peu partout dans le monde. Ici, on nous a juste laissé le tourisme vu que le pays est magnifique, les produits de très grand luxe et un peu d’agriculture, mais si peu… Le grand crack de 2030 a achevé ce qui nous restait d’économie. Tous ceux qui avaient encore un peu d’argent ont été ruinés, résultat : même le tourisme s’est effondré et on ne trouve presque plus personne pour acheter nos produits de luxe. Quand à l’agriculture, elle est moribonde. Les EtatsUnis, le Canada et la Russie nous ont pris nos grosses productions céréalières, le Maghreb et l’Espagne ont récupéré le monopole des exploitations maraîchères et les pays émergents de l’Est se sont accaparés la filière élevage et laitage. Résultat : un taux de chômage de près de 80% et un niveau de vie en chute de plus de 200%. On se demande comment on va arriver à tous survivre juste avec cette misère d’AMS ! Alors, à la mort de mon père, la situation devenant dramatique, on s’est mis à vendre tout ce qu’on a pu : la caravane, la voiture, le barbecue, des meubles, des habits, des chaussures. Dans les rues, maintenant c’est brocante tous les jours. Mais comme presque tout le monde est dans la même misère, les prix qu’on obtient sont terriblement bas et on s’estime heureux quand on trouve un type qui veut bien embarquer un objet au dixième ou au vingtième de sa valeur ! Quelque temps avant sa mort, mon grand-père remit à ma tante une malle remplie de ses manuscrits en lui expliquant l’histoire des nouvelles lois mondiales sur les copyrights. Il y avait peut-être une ouverture pour nous de ce côté-là… Ma tante, qui exerce le métier de secrétaire de Mairie et bénéficie donc d’un salaire régulier et garanti à vie, étant assimilée fonctionnaire, a pensé à nous qui étions dans une situation beaucoup plus difficile. Elle nous a fait généreusement cadeau des oeuvres littéraires de grand-père. Pour bien comprendre l’affaire, il faut remonter au début du XXIème siècle. Un moteur de recherche Internet, appelé Buggle, a eu l’ambition de numériser la totalité des écrits de l’ensemble de la planète en commençant par la littérature anglo-saxonne, bien entendu. Notre pays, en raison de son exception culturelle bien connue, resta tout d’abord orgueilleusement sur la touche. Mais bouder la marche du monde ne nous servit à rien si ce n’est à nous retrouver marginalisés. L’affaire prit une bonne vingtaine d’années. Rien n’arrêta la marche triomphale de la numérisation. Le visio remplaça avantageusement le livre. Les bibliothèques « papier » laissèrent une à une la place aux « numériques ». Buggle fut racheté par la World Co dont le Président fait partie, avec le Secrétaire général de l’ONU et celui de l’OTAM (Organisation du traité d’assistance mondiale), du célèbre triumvirat qui gouverne maintenant le monde. La World Co se retrouve donc propriétaire de tout ce que la culture mondiale a pu produire depuis les Grecs et les Latins et même avant ! La législation a complètement changée. Il n’y a plus de droits d’auteurs, mais simplement un système de copyright sans limite dans le temps. La règle française qui voulait qu’au bout de 70 ans les droits d’auteurs tombent dans le domaine public a été abrogée. Tout se retrouve breveté jusqu’au moindre nom de domaine. Ainsi, chaque fois qu’on diffuse d’une manière ou d’une autre une œuvre intellectuelle sous copyright, des royalties sont versées au propriétaire c'est-à-dire à la World Co… Moi, je ne savais rien de tout cela. C’est ma tante qui, l’ayant appris de mon grand-père, m’a tout expliqué… - Tu sais, me dit-elle, il ne va pas falloir traîner. Ils vont bientôt finir d’acquérir les droits pour toute la littérature francophone. Après ce ne sera plus la peine de leur proposer quoi que ce soit, ils n’en voudront plus ! - Mais, je ne comprends pas… Pourquoi font-ils cela ? Quel est leur intérêt ? - Ils peuvent faire ce qu’ils veulent des œuvres : des visios, des films, des adaptations télé, s’en servir pour des chansons, des dessins animés et toutes sortes de créations virtuelles ou non. Ne t’inquiète pas pour eux, ils peuvent en tirer un énorme profit d’autant plus qu’ils ont ainsi le monopole culturel mondial… N’écoutant que mon courage, je pénètre dans un hall luxueux tout dallé de marbre et


décoré de palmiers. Des panneaux de présélection sont prévus pour indiquer le chemin aux arrivants. On peut y découvrir des pictogrammes tels que : Music (analogic, wave, MP3), Pictures (movies, clips, TV, web) et Litterature (word, acrobat, zip). Comme ce que j’amène ne semble relever d’aucune de ces trois catégories, je me dirige vers le comptoir central d’accueil recouvert d’un immense plateau semi circulaire en acajou du plus bel effet. Trois hôtesses belles comme des top models sont là pour renseigner les visiteurs. En les observant bien, je me dis qu’elles sont vraiment trop jolies pour être tout à fait humaines. Peut-être vais-je avoir affaire à ces nouvelles androïdes ? Certains racontent qu’on ne peut faire la différence qu’au toucher tant l’imitation est parfaite. - Monsieur désire ? me demande une blonde aux yeux d’un azur profond. - On m’a dit que la World Co rachetait les droits sur la propriété intellectuelle… - C’est parfaitement exact. Qu’avez-vous à nous proposer ? - Un roman, des nouvelles et des poésies, que je réponds en posant mes trois paquets de papier jauni sur le comptoir. Il me semble aussitôt deviner une esquisse de grimace sur son délicieux visage de poupée blonde. - Monsieur, je suis désolée, mais nous ne prenons aucun document papier, rien que du digital ou du numérique… - Mais vous pouvez numériser vous-même ces textes, il vous suffit d’un scanner ! m’écriais-je. - Monsieur, je suis désolée, mais nous ne prenons aucun document papier, rien que du digital ou du numérique… Il ne m’en faut pas plus pour conclure que j’ai bien affaire à une androïde. Inutile d’essayer de négocier ! - Quelle est la procédure quand on a des documents papier ? demandais-je sèchement. - Vous les saisissez vocalement sur un ordinateur ad hoc et vous nous ramenez cela sous la forme que vous voulez : clé USB, CD ou DVD. Evitez les disquettes, nous risquons aussi de vous les refuser… - Cela va représenter un énorme travail… Est-on sûr que vous allez nous acheter ces textes ? - Pas du tout. La World Co se réserve le droit de les accepter ou non. Elle seule juge si elle peut tirer quelque bénéfice de ce que vous lui proposez… - Donc, si ça se trouve, vous allez me les refuser et moi, j’aurais fait toute la numérisation pour rien ! - Cela peut arriver, mais c’est assez rare. La World Co prend toutes sortes d’écrits. Elle cherche surtout à accumuler. Elle se réserve ainsi des « choses » dont elle ne pourra pas se servir maintenant, mais qu’elle garde pour l’avenir, au cas où… J’essaie de lui expliquer le sujet des oeuvres de grand-père d’après le peu que j’en sais, mais je m’aperçois que je parle à un mur. La société du siècle précédent et du début de celui-ci la laisse totalement indifférente… - La seule chose que je peux vous conseiller, c’est de laisser tomber la poésie. La World Co n’en prend jamais sauf quand elle acquiert l’ensemble d’une œuvre littéraire déjà connue. - Et cela pourrait être le cas ? - Je n’en sais rien, je ne fais pas partie du Comité de sélection. Numérisez un ou deux titres et présentez-les. Vous verrez bien ! Je repars assez déçu. A la maison, un des premiers objets que nous ayons revendu a été l’ordinateur. Alors comment digitaliser dans ces conditions ? De toutes les façons, ce n’était qu’une vieille bécane sans reconnaissance vocale. Il ne me reste plus qu’à m’adresser à tante Emma, la seule personne de la famille à encore posséder un ordinateur et la seule également à ne pas pointer au chômage… Tous les soirs, après son travail, je suis allé l’écouter lire devant l’ordinateur les textes de grand-père. Heureusement pour moi que tante Emma est une des toutes dernières de la famille qui sache lire. Jamais je ne lui serais assez reconnaissant de l’aide qu’elle m’a apportée dans cette affaire. Sans elle, je n’y serais pas parvenu. Bien sûr, j’aurais pu lui refiler les vieux papiers jaunis et attendre qu’elle ait terminé. Non, c’était plus fort que moi, il fallait que je vienne tous les soirs


l’écouter. J’avais l’impression d’entendre grand-père me raconter lui-même les histoires du vieux temps… Quelquefois, je voyais une larme couler tout doucement sur le visage un peu fatigué de ma tante. - Quelle douce époque, commentait-elle. Comme les gens devaient être heureux ! Il y avait du travail pour tout le monde et pas de sida. Ce devait être merveilleux de pouvoir s’aimer sans contrainte… Je la sentais partie à rêver. Elle avait dû être particulièrement jolie dans sa jeunesse car il lui en restait encore quelque chose. Elle ne s’était jamais mariée, n’avait jamais eu d’enfant. Il parait qu’elle restait fidèle à un amour qui avait mal tourné. Une vraie romantique, ma tante ! - Et tu te rends compte, ajoutait-elle, ils avaient plein d’enfants à cette époque, autant qu’ils en voulaient ! Là, elle ne pouvait plus empêcher ses larmes de couler. Etant le seul, l’unique et l’ultime rejeton de tout l’ensemble de la famille, je comprenais sa détresse. J’étais en effet, une sorte de « Dernier des Mohicans ». Mon père et ma mère se croyant stériles (c’est devenu tellement courant), ont utilisé toutes les ressources possibles des manipulations biogénétiques pour arriver à ma conception. A l’époque, la Sécurité Sociale et les Mutuelles existaient encore et mon père avait du boulot. Maintenant, ce ne serait plus possible pour des gens aussi modestes que nous, car il faudrait payer un prix largement au-dessus de nos moyens. - Et tu vois, tout le monde ou presque pouvait voyager, partir à la mer l’été et à la montagne l’hiver. Ils avaient même des voitures automobiles pour se déplacer comme ils voulaient… - Maintenant, elles sont interdites en ville et presque partout à cause du taux de pollution de l’air. Seules les hydro soucoupes à pile nucléaire interne de dernière génération sont autorisées. - Tu n’imagines pas le prix de ces engins, me dit ma tante… Il me faudrait une vie entière de salaire pour m’en offrir un… - Mais ça doit être merveilleux de planer sur coussin d’air et de monter à dix ou vingt mètres d’altitude pour éviter les encombrements… - A quoi bon tout ce progrès, s’il n’est pas partagé par le plus grand nombre, philosophe doucement ma tante. Au moins, au temps de mon père et de ton grand-père, ils pouvaient voyager librement et à un prix raisonnable avec leurs trains, leurs avions ou leurs archaïques bagnoles ! - Bof, nous on a les visios et même les murs d’images, ça vaut tous les déplacements du monde ! - C’est ce qu’ils te racontent ! As-tu jamais fait un véritable voyage, toi ? - A vrai dire, non… Au bout d’un mois de travail, les trois premiers textes étaient gravés sur CD. Ma tante avait même tenu à digitaliser la poésie, par respect pour la mémoire de grand-père. Il ne me restait plus qu’à retourner démarcher les androïdes de la Word Co. - Bien, Monsieur, nous allons enregistrer votre dépôt, me fait une magnifique brune un peu typée en me gratifiant d'un sourire ravageur. Veuillez approcher votre front du lecteur d’identité… Je m’exécute. La brune appuie sur une touche. - Voilà, ajoute-t-elle en consultant l’écran de son ordinateur, vous êtes enregistré au titre de détenteur actuel des droits éventuels. Pouvez-vous m’assurer que ces textes sont totalement inédits ? - Ils le sont. - Qu’il n’y a eu aucun enregistrement ISBN ou autre à leur sujet ? - Aucun. - Quoi qu’il en soit, tous ces éléments seront contrôlés par nos réseaux informatiques et vous serez contacté dans un mois environ… Je commençais à reprendre espoir. Ces textes, ils allaient certainement les prendre. Je les avais trouvés si beaux, si émouvants en les écoutant de la bouche de ma tante ! Attendre un mois entier me parut fort long. Dès que je reçus le coup de fil, je me précipitais illico au comptoir de la World Co. Cette fois, je fus reçu par une androïde asiatique d’une beauté à couper le souffle. - Monsieur, nous avons une excellente nouvelle pour vous. Les textes présentés ont intéressé notre comité de lecture. Ils n’ont pas été écrits par vous, n’est-ce pas ? Certains recoupements ont


montré… - Je n’ai jamais rien prétendu de tel, l’interrompis-je. Comment voulez-vous que j’écrive quoi que ce soit ? Il faudrait déjà que je sache lire… - Dans ce cas, il faut que vous puissiez justifier de vos droits, nous présenter une copie de l’acte de succession et surtout une liquidation en votre faveur de la part des éventuels ayant droits… - Ce ne sera pas difficile à obtenir, ma famille est si réduite… - Revenez nous voir avec ces documents et nous pourrons vous signer un contrat d’achat en bonne et due forme! - Donnez-moi au moins une idée des montants que votre société propose aux gens comme moi ! - Oh ! C’est extrêmement variable… Ca peut aller de vingt dolros à plusieurs millions ! Une semaine plus tard, tous les papiers requis étaient en ma possession. Une africaine plus belle que Nomy Tambell les examina attentivement avant de me dire : « Je vois qu’il faut que je vous demande si vous nous avez proposé la totalité de l’œuvre de Monsieur votre grand-père ? » - Non, il n’y a pas tout, loin de là. Juste trois œuvres, comme convenu au début. - La World Co ne peut conclure que si elle a l’exclusivité et l’intégralité d’une œuvre, déclara-t-elle très doucement. Amenez-nous le reste et nous ferons affaire… - Il va encore falloir tout numériser… Il y en a une pleine valise. Un travail énorme, monstrueux, protestai-je. - Mais ça en vaut la peine, si vous décrochez un beau contrat. D’après les conclusions du comité, ça en prend bien le chemin… Ma gentille tante se retrouva encore mise à contribution. Fallait-il qu’elle m’aime et qu’elle souhaite me sortir des ennuis ! Elle y consacra toutes ses soirées et ses congés pendant plus d’un an avant que les kilos d’élucubrations, les centaines de pages de l’ancien écrivain de la famille ne se retrouvent sur un ridicule petit DVD de rien du tout que j’allai aussitôt déposer à la World Co qui me fit lanterner encore un long mois avant de me donner un nouveau rendez-vous. Cette fois, tout fut différent. Les beautés synthétiques se contentèrent de m’aiguiller vers un bureau du 36ème étage. Un certain John Edward Sanderson m’y attendait. Il se présenta comme le directeur du service achat de la compagnie et commença à m’entretenir avec une extrême courtoisie. - Saviez-vous, Monsieur, que votre grand-père était un véritable génie méconnu de la littérature. Notre société ne comprend pas qu’il ait pu être autant négligé de son vivant… Enfin, tant mieux pour vous. A quelque chose malheur est bon. Vous allez en profiter à sa place… Un grand sourire se dessinait sur ses lèvres. Je sentais que nous nous dirigions enfin vers un dénouement heureux. - J’ai le plaisir de vous annoncer que notre compagnie est décidée à vous proposer le contrat que voici, dit-il en me montrant un petit dossier d’une dizaine de pages. Il stipule que vous nous abandonnez la totalité de vos droits sur l’ensemble de l’œuvre littéraire de votre grand-père pour une durée illimitée. Etes-vous d’accord ? - Cela dépend du montant de la somme que vous me proposez… - Bien sûr, suis-je bête, c’est le plus important ! La World Co vous offre un contrat de 720 000 dolros en échange de tous vos droits sans aucune exclusive. Tous les bénéfices de toutes les exploitations possibles reviennent à notre société, dès cession. Je n’en croyais pas mes oreilles. C’était une somme considérable. La ramasser pouvait faire de moi un homme à l’abri du besoin pour un bon moment. J’étais tellement abasourdi que je restai complètement silencieux, laissant Sanderson poursuivre : « C’est un des plus beaux contrats que j’ai eu à présenter. Nous pouvons même vous verser une rente à vie de 2000 dolros par mois, ce qui peut vous être encore plus favorable… Qu’en dîtes-vous ? » - C’est très intéressant, j’hésite, lui répondis-je. Je fis un rapide calcul de tête et en arrivais à la conclusion que 720 000 dolros représentaient seulement trente ans de versement de la rente. Comme dans ma famille les hommes sont connus pour vivre plutôt vieux, j’étais tenté de préférer la rente. - 720 000 dolros, c’est une fortune, mais 2000 par mois à vie, ça peut être encore mieux…


- A condition de ne pas mourir trop jeune, me glissa malicieusement Sanderson. En fait, c’est une sorte de pari sur l’avenir que vous propose la World Co. - Oui, un véritable dilemme ! Je ne sais pas trop quoi choisir. - Décidez-vous, mon ami. Un mot de vous et j’inscris l’une ou l’autre des sommes… Sans bien réfléchir, je choisis la rente. Sanderson signa le contrat qui était plein de petites lignes difficilement déchiffrables à l’œil nu, mais ça m’était égal. Puis il me tendit un stylo de marque Mont Blanc pour que je paraphe à la dernière page en ajoutant la mention « Lu et approuvé » et que je mette mes initiales sur toutes les autres. - A compter du mois prochain, les versements tomberont automatiquement sur votre compte en banque chaque premier jour du mois et ce durant toute votre existence. J’étais au comble de la joie. Je l’aurais même embrassé, cet américain si je ne l’avais pas trouvé aussi guindé. De retour dans la rue, je chantonnais, je dansais et je sautais sur place. Les gens devaient se demander si je n’étais pas tombé sur la tête. Enfin, le spectre de la misère s’était définitivement éloigné de moi. Grâce à mon grand-père, j’allais pouvoir passer toute ma vie à paresser comme un bienheureux. Je pourrais même faire profiter ma mère et le reste de ma famille de cette manne providentielle… La World Co procéda au premier versement exactement comme convenu. Puis une sensation bizarre commença à s’insinuer dans mon esprit. J’avais remarqué une voiture qui stationnait un peu trop souvent devant chez moi, avec deux types à l’allure patibulaire à l’intérieur. Qu’est-ce qu’ils faisaient, ces deux-là, à m’espionner comme cela ? Dans les rues également, j’avais la nette impression d’être suivi en permanence. Maintenant, me voilà donc saisi d’un doute terrible. Et si j’avais fait le mauvais choix ? Crapuleuse ou accidentelle, ma mort aurait immédiatement éteint leur dette à mon égard… Payer deux tueurs doit coûter moins cher que la somme énorme qu’ils se sont engagés à me verser. Des idées paranoïaques, des éventualités à faire peur que je m’efforce de chasser au plus vite de mes pensées… Non, une société aussi importante, aussi sérieuse ne peut pas s’abaisser à de pareils procédés mafieux, ce n’est pas possible !


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