Zut ! 16 Strasbourg

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C’EST DES JEUNES ARTISTES LES PLUS PASSIONNANTES DU MOMENT. MET TEUR EN SCÈNE, CHORÉGRAPHE ET PL ASTICIENNE, GISÈLE VIENNE CONSTRUIT UN UNIVERS SINGULIER ET D’UNE GRANDE PUISSANCE PL ASTIQUE, QUI FOUILLE NOS ANGOISSES ET NOS FANTASMES. SA VENUE À STRASBOURG AVEC TROIS SPECTACLES OFFRE UNE OCCASION UNIQUE DE DÉCOUVRIR UN MONDE SIDÉRANT. La question de la beauté est un aspect essentiel de votre travail. Comment l’abordez-vous ? Elle est abordée dans toutes ses contradictions. Dans This is how you will disappear, il est question des deux directions les plus fondamentales : la beauté de l’ordre et celle du désordre. Il y a d’abord le désir de perfection, puis une esthétique extrêmement romantique, très XIXe et qu’on retrouve aujourd’hui dans la culture liée au rock, où le chanteur semble avoir une aura et se détruit. Je les amène dans des endroits extrêmes pour découvrir ce qu’il y a de fascinant dans ces deux types. Cela dépasse les enjeux esthétiques : nous sommes tiraillés entre le désir de perfection et de chaos, entre beauté apollonienne et dionysiaque. Cette tension intérieure est un moteur essentiel. Au questionnement répond aussi la forme, dans laquelle vous semblez aussi en quête de beauté… On met littéralement en scène ces questionnements esthétiques, notre fascination, notre répulsion. Mais les pièces y échappent : on propose de vraies expériences physiques au spectateur. L’expérience physique peut modifier la pensée. Les spectacles sont accessibles à des spectateurs de cultures très différentes. Ce sont des pièces complètes, où il y a travail très fort sur champ visuel, sonore, littéraire, qui tentent de suivre la veine du fantasme wagnérien du XIXe. On invite le spectateur à s’impliquer avec son histoire, avec ses fantasmes. Vos spectacles prennent parfois des formes très différentes… Je recherche l’objet qui pourrait correspondre le mieux. Les questionnements théoriques rencontrent des désirs, de collaboration, d’univers, et je commence à articuler tout ça. Entre Jerk et This is how you will…, on peut penser que les formes sont contraires. Jerk est sobre d’un point de vue visuel. La parole est présente mais rien n’est montré, tout est suggéré à travers quelques pauvres marionnettes qui vont traduire cette expérience sur scène. This is how you will disappear est un délire épique dans une forêt, très imposant, très spectaculaire, avec des personnages muets, où tout ce qui est

refoulé est exprimé sur scène de manière onirique. Dans le fond, diverses choses lient les deux spectacles, notamment rapport à la parole. Kindertotenlieder est un pont entre la culture romantique du XIXe et la culture rock du XXIe. On essaye de mettre en œuvre ce lien entre le jeune Werther et Kurt Cobain. On est dans un romantisme extrêmement séduisant, avec des pulsions de morts dynamiques. Il y a une stimulation dans l’expérience du côté sombre. Cela touche tout le monde, on aborde là des questions essentielles. Ce que je fais est un langage particulier mais pas du tout inaccessible. Quelle est pour vous la fonction d’une scène de théâtre ? J’ai l’impression que ce qu’on fait s’inscrit de plus en plus dans le rôle du théâtre dans ses formes les plus archaïques. La tragédie grecque est un catalogue de mises en scène de tous les interdits, tous nos désirs et inquiétudes, déployés de manière extrême. On me demande parfois : « Pourquoi ces sujets aussi fous ? » C’est important qu’il y ait des endroits dans notre société où on puisse s’y confronter. Probablement que je cherche cette fonction cathartique de l’expérience théâtrale. Le rôle des fantasmes et des fantômes qui nous hantent est le sujet central du théâtre et de mon travail en particulier. Je cherche à préserver la zone de liberté incroyable qu’est le champ de l’art, où les spectateurs peuvent dialoguer avec ce qui nous est le plus intime. Quel rapport entretenez-vous au cinéma ? On me pose souvent la question, et je viens justement d’écrire un texte dans un livre sur les rapports entre danse et cinéma. Il y en a plusieurs. D’abord quelque chose de plastique, d’esthétique. Il y a un jeu, très réaliste, un rythme, qui donnent cette impression. Mais aussi quelque chose de plus étrange : on a conscience de la réalité et, en même temps, on est face à une image qui serait presque un écran. On me parle souvent de Lynch, mais les spectateurs trouvent mille références. Il y a aussi le travail rythmique et très chorégraphique. On pourrait appeler ça des effets spéciaux, des mouvements retouchés. C’est quasiment du MTV, avec des perturbations rythmiques

inspirées des effets spéciaux que permet la caméra. On reconstruit cette sensation de reverse, de saccadé, qui perturbe notre perception. Cela vient de ma formation de marionnettiste, de gestes stylisés. Justement, comment en êtes-vous venus à travailler la marionnette ? Cela vient de mon rapport d’artiste plasticienne à la scène. J’admire Robert Wilson, Jan Fabre, Romeo Castellucci, qui sont des plasticiens metteurs en scène. Et cette dimension est inhérente à la marionnette. Ce que je ne cherchais pas et que j’ai trouvé très heureusement, c’est ce rapport beaucoup plus archaïque au théâtre. On est là dans un objet qui est vraiment l’un des premiers outils du théâtre. Je suis allée à Séville pour la semaine sainte, et on sort encore les sculptures de Marie et de Jésus pour les balader à travers la ville. On est vraiment là aux origines du spectacle de marionnette. D’ailleurs le nom vient de là, c’est une petite sculpture de Marie. Ce qui me touche aussi, c’est que c’est un art passablement déconsidéré. Il y a là quelque chose de déchu. Il a servi à représenter les dieux, mais c’est en même temps un objet pauvre, vulgaire, né à la fois dans les églises et les marchés. Ce n’est pas très intéressant de s’intéresser à un seul champ culturel, c’est l’articulation qui permet de comprendre les humains. ——— Gisèle Vienne à Strasbourg Jerk, du 23 au 25 janvier à Pôle Sud www.pole-sud.fr Lecture de Dennis Cooper et musique live de Peter Rehberg d’après les textes et la musique d’I Apologize de Gisèle Vienne, le 24 janvier à l’auditorium du MAMCS www.musees.strasbourg.eu This is how you will disappear, les 30 et 31 janvier au Maillon www.maillon.eu Kindertotenlieder, les 8 et 9 mars au TJP, Grande Scène www.tjp-strasbourg.com www.g-v.fr ——— 63 ZUT !


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