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COIRE

ROMANA GANZONI

Coire

Au début, Coire, c’était la rue de la gare, la Bahnhofstrasse. Dissimulée derrière les montagnes, à l’écart du rude climat habituel, Coire, c’était un « boulevard » pour les femmes venues défiler, du moins sur les premiers mètres. Quand ma mère me racontait ses rendez-vous chez le coiffeur dans la Bahnhofstrasse chaude et ventée, je m’imaginais une rue pleine de vie et ouverte à tous les possibles, une avenue cinq fois plus large et dix fois plus longue que la Via da la Staziun à Scuol. « Tu dois rester là pendant des heures », disait ma mère, « on te malmène, on te griffe et on te brûle le cuir chevelu, mais à la fin, quand tu te vois dans le miroir, tu rayonnes avec ta coiffure à la Farah Diba. ‘Magnifique !’, dis-tu, puis tu payes et remercies la coiffeuse, mais à peine as-tu mis un pied dehors que le fœhn a tout emporté. Ta coiffure est fichue. » Puis, elle se mettait à rire. À l’école maternelle, je ne connaissais pas ce phénomène météorologique, je pensais au fœhn comme à un jouet. Dans mon imagination, il grandissait jusqu’à atteindre la hauteur des façades et 98 poussait dans un souffle les belles dames et demoiselles des années soixante vers les rails, les montagnes et enfin la maison. Jusqu’à la fin de la maternelle, Coire évoquait pour moi la laque du coiffeur et le thé du Café Maron. Sur la Bahnhofstrasse, où le manège m’attendait, ma mère se promenait le sourire aux lèvres. Mais au printemps de ma première année d’école, tout avait disparu, comme balayé par un fœhn dévastateur. Après cela, il n’est plus resté qu’un seul bâtiment à Coire : l’hôpital cantonal. J’avais sept ans, quand mon ami, voisin et protecteur âgé de dix ans est mort. Ils étaient venus le chercher encore en vie au village et l’avaient ramené de la ville dans un cercueil. À cause d’un saignement de nez abondant ? « Le crabe », avaisje entendu à l’époque. Dans la rivière, j’avais trouvé une écrevisse. Comment cette sorte de crabe aurait-elle survécu dans sa poche ? Dans l’ambulance. Sur le col de montagne. Sans eau. Pour moi, cela ne faisait aucun doute, les habitants de Coire avaient la mort de mon ami sur la conscience. D’ailleurs, ils

n’avaient pas non plus été en mesure de sauver mon père vingt ans plus tard lorsqu’on le conduisit à l’hôpital cantonal. Mais, lui au moins, il n’en était pas revenu complètement mort. Il était resté assis dans le salon, muet, deux mois durant. Et dix ans après, ce fut mon fils de deux ans que j’accompagnai en ambulance à travers le col. Mon enfant a survécu, Dieu merci. Ma grand-mère Lina, que l’on surnommait « Nana », habitait à un quart d’heure de Coire, à Zizers. Là-bas, où ma mère a grandi, on dit Chur et Chäs et non Khur et Khäs. Lorsque Nana Lina se rendait à Coire, elle se faisait toujours un chignon tiré qui restait toujours impeccable, que ce soit par temps de fœhn ou de grêle. Elle pouvait ainsi descendre la Bahnhofstrasse en toute confiance. Mais elle préférait la remonter. Pour se rendre chez Disam et admirer les bijoux qu’elle ne pouvait pas s’offrir, ou chez Pedolin, pour ses articles textiles. De nombreux chemins menaient à Coire. Parmi eux, l’autoroute sur laquelle ma mère fit son premier trajet inaugural, deux jours après avoir réussi son examen de conduite. Assise sur le siège passager, Nana qui ne cherchait qu’à rendre service avait alors cru bon de déplier son mouchoir aussi grand qu’un lange pour chasser la grosse mouche qu’elle avait aperçue sur le pare-brise. Ma mère s’était mise à crier, et moi aussi, depuis le siège arrière, ce qui avait eu pour effet de renforcer l’empressement de ma grand-mère à chasser le bourdon. Arrivées à Coire, fille et petite-fille étaient en état de choc. Lina, quant à elle, avait seulement dit « Alors voilà... » avant de sortir du véhicule, parfaitement sereine. Ce n’est que sur l’escalator le plus beau du monde, au Vilan, que je repris mes esprits. Je trouvais les montées et les descentes paradisiaques, même si les nombreux attraits du grand magasin me donnaient souvent le vertige. Autres souvenirs marquants de l’époque, les tampons de la papeterie Koch, dont ma mère avait besoin pour son magasin de sport. « Payé », disait l’un d’eux de manière extrêmement rassurante. Peutêtre est-ce pour cette raison que je commande encore chaque année mon calendrier papier chez Koch. En revanche, je n’allais jamais à la librairie. Je connaissais son nom, car ma mère avait l’habitude de le prononcer avec beaucoup d’admiration : Schuler. Mais pour moi aussi, ce lieu était des plus mystérieux, à la fois noble et étrange, un endroit où n’avait rien à faire une gamine mal élevée des montagnes. Au collège, j’ai découvert que la librairie Schuler livrait aussi par la poste. J’ai commandé Iphigénie en Tauride (en allemand : Iphigenie auf Tauris) et deux livres de savoir-vivre. Après les avoir lus, je me suis sentie véritablement gênée vis-à-vis de mes parents. Lorsque j’ai lu pour la première fois mon propre livre chez Schuler, je me suis demandé si j’avais vraiment le droit de faire ça. Ma mère et moi avons continué à aller chez Pedolin, comme le faisait Nana, et après la faillite de Disam, nous avons trouvé Konrad Schmid, qui nous connaissait, mon mari et moi, avant même que nous nous connaissions. Konrad a forgé nos alliances et celles de la rentrée scolaire de nos trois enfants, il est devenu un ami proche de la famille, et désormais c’était lui, l’habitant de Coire, qui prenait toujours le train pour venir nous voir en Engadine. Je viens régulièrement à Coire, et cela fait bien longtemps que j’ai été admise dans le cercle culturel et urbain de cette ville. Je me rends dans toutes les librairies, aux Archives de l’Etat, à l’Institut du Dicziunari Rumantsch Grischun (Dictionnaire du romanche des Grisons), à la radio et au journal, au théâtre de Coire, au Bündner Kunstmuseum (Musée d’art des Grisons) et aussi à la bibliothèque cantonale. C’est là que j’ai récemment reçu le Prix de la littérature des Grisons. Le prix le plus important de ma vie, je l’ai reçu à Coire. Aujourd’hui, en tant qu’adulte, mon plus grand plaisir est d’aller au restaurant Calanda pour y déguster un bon poulet fermier. Un plat que l’on ne peut savourer que le soir, sur réservation.

TABEA STEINER

Davos

Il y a peu de temps, du moins à l’échelle de l’évolution géologique, un remblai naturel a été créé par un énorme éboulement survenu dans la région de la Totalp, au-dessus de la vallée de la Landwasser. Le lac de Grossdavos y a pris place et bientôt des deltas se sont formés, entraînant la subdivision du lac. Ce phénomène a aussi eu pour effet de changer le sens d’écoulement de la Landwasser dans la vallée : 20 000 ans plus tard, les strates des vallées latérales témoignent encore de l’inversion du cours de la rivière. À partir du XIIe siècle, la vallée a été colonisée par les Walser, et au XVe siècle, elle a vu se former la Ligue des Dix-Juridictions, missionnée pour défendre la région contre l’expansion des Habsbourg. Les localités de DavosDorf (Davos-Village) et Davos-Platz (DavosPlace) s’y sont ensuite développées, séparées pendant longtemps par une frontière naturelle, le cours d’eau de la Schiabach, aussi synonyme d’avalanches en hiver et d’éboulements et de glissements de terrain en été. Des siècles durant, la forêt de montagne a quant à elle été menacée par les brûlis et les installations minières. Aujourd’hui, elle protège la ville la plus haute d’Europe contre la neige qui tombe encore en masse sur Davos en hiver. De par sa couleur sombre le manteau forestier absorbe aussi la lumière du soleil et contribue à dissiper la masse d’air froid qui se forme au-dessus de Davos en hiver. Au début, les premiers touristes ne venaient à Davos que pour de courts séjours. Mais très vite, la ville a vu affluer des personnes atteintes de la tuberculose, qui y séjournaient pendant de plus longues périodes. C’est à cette époque que fut découverte l’action antiseptique du soleil, et que l’on se mit à construire des sanatoriums, à aménager les hôtels en conséquence, à développer l’héliothérapie, avec la construction de pavillons solaires pivotants. En 1882, le bacille de la tuberculose fut découvert à Berlin, la même année débuta la construction des canalisations à Davos. L’époque d’une croissance fulgurante pour Davos : en 1860, 100 la ville compte 1700 habitants, en 1889, le chemin de fer arrive et en 1910, ce sont déjà

près de 10 000 personnes qui y résident. Et chose incongrue, Davos n’a instauré une réglementation sur les constructions qu’en 1916, alors que la plupart des éléments étaient déjà achevés et que la structure de la ville, telle qu’on la connaît aujourd’hui, était déjà créée. Sur les tableaux colorés d’Ernst Ludwig Kirchner, les archers, les patineuses, les skieurs et les bobeurs pullulent. En 1934, le premier téléski à archet du monde a été construit, et les Anglais sont partis à la conquête des montagnes de Davos. Aujourd’hui encore, Hollandais, Russes, Juifs et Zurichois entretiennent des réseaux qui se sont développés au fil du temps et qui ne se mélangent guère avec la population locale. Des constructions toujours plus massives se sont succédé, le patrimoine architectural a été démoli, les logements sont devenus rares et plus chers, notamment en raison de l’initiative sur les résidences secondaires. En 1943, avec la mise au point du premier médicament contre la tuberculose, la streptomycine, les affaires thermales de la ville ont décliné, les sanatoriums sont redevenus des hôtels classiques et le nouveau cimetière s’est avéré deux fois trop grand. Lors des premiers cursus universitaires mis en place à Davos, en 1928, Albert Einstein a créé la surprise en donnant un concert de violon. Dès lors, Davos a connu un essor remarquable en tant que cité de la Science. L’Institut suisse pour la recherche sur l’allergie et l’asthme a ainsi vu le jour, tout comme le Laboratoire de chirurgie expérimentale et l’Institut pour l’étude de la neige et des avalanches. Des conférences médicales et le Congrès Européen de la Lumière ont lieu à Davos, ainsi que le Forum Économique Mondial, auquel une infection mondiale transmise par de simples gouttelettes a bien failli mettre un terme il y a peu. Lors des hivers enneigés, plusieurs tonnes se déposent sur les toitures davosiennes. Pour éviter que d’énormes blocs de neige tombant des toitures ne se répandent sur les trottoirs, tuant ou ensevelissant les passants dans leur chute, on a inventé le toit plat. Incliné en son centre, ce système de toiture conduit l’eau vers un dispositif d’écoulement qui traverse une zone chauffée de la maison. Ainsi, l’eau ne gèle jamais. Ce principe de construction est connu dans le monde entier sous l’appellation « toit de Davos ». Mais le véritable maître d’œuvre de Davos reste le soleil. C’est vers lui que se tournent les terrasses et les balcons. Quiconque veut construire ici doit faire vérifier par le géomètre que chaque pièce principale bénéficie d’au moins deux heures de soleil le 21 décembre. Tant que cette prescription d’ensoleillement est respectée, la distance avec les bâtiments voisins peut être réduite au besoin, ce qui donne lieu à une urbanisation toujours plus dense. L’époque de la « ville des villas » avec ses jardins généreux, dont la végétation interstitielle servait également de protection contre les malades de la tuberculose, est révolue. Les maisons Walser que l’on retrouve çà et là n’ont pas encore totalement disparu, ce qui, selon certains, contribue à donner à Davos son caractère atypique. On compte en moyenne sept jours de brouillard par an à Davos. La visibilité autrement si bonne et cette lumière typiquement alpine sont dues au fait que l’air ne contient pratiquement pas de particules de vapeur. D’ailleurs, c’est à Davos que Carl Dorno, qui découvrira plus tard les rayons UV-B, a choisi de se rendre pour observer les effets curatifs du climat et y étudier pour la première fois de manière systématique les grandeurs de rayonnement ainsi que l’interaction entre le rayonnement solaire et l’atmosphère. Si le Forum Économique Mondial devait un jour tirer sa révérence, si la neige devait manquer en hiver ou si la rivière devait une fois de plus inverser son cours, le vent continuerait à souffler imperturbablement du nord au sud à travers la vallée. Et le soleil continuera de briller probablement pendant quelques milliards d’années encore sur la ville alpine de Davos.

DORIS WIRTH Effretikon

Je rentre un jour de bruine en juillet. J’ai froid aux pieds, et aucun banc en vue sur le quai. Bienvenue à Effretikon ! Au bas de l’escalier, un jeune homme m’accueille, rayonnant. « Non, merci », dis-je, lui faisant perdre tout enthousiasme, « Je ne veux pas faire de don. » C’est à cet endroit précis qu’Ivo se tenait autrefois, posté en équilibre sur les bornes. L’artiste aux cheveux longs n’était pas d’ici. Et moi, alors âgée de dix-sept ans, j’étais suspendue à ses lèvres et je posais pour lui sur le plongeoir de trois mètres. Pour moi, il était porteur de la promesse d’un avenir meilleur : s’il pouvait transformer le gris du béton de la piscine locale en un monde multicolore, rien n’était impossible ! Passage souterrain de la gare. Lumière artificielle blafarde, espace quasi désert. Ce qui agresse mes yeux, ce n’est pas l’étrangeté de cet entre-deux mondes, ce sont les vitrines de présentation extérieures. On peut y accrocher des affiches sur le fond et utiliser la profondeur de la vitrine pour installer toutes sortes de petits objets. Comment ai-je pu les oublier ? L’antenne locale des sociaux-démocrates fait de la publicité en placardant des affiches rouges sur fond noir – sombre et clair à la fois. Dans la vitrine d’à côté, c’est le besoin de s’exprimer qui s’affirme sous diverses formes ; photos d’enfants construisant des cabanes sur un mur recouvert de bois ! « Néhémie arrive à Effretikon », écrit en bleu, suivi de « Toi aussi, sois de la partie ! », en rouge. Des chameaux transportent de minuscules fagots de bois sur un tapis de jute, des santons en manteaux de velours brandissent un panneau « On cherche des collaborateurs ! ». Au moins, quelqu’un s’est donné du mal. Il ou elle n’a pas ménagé sa peine. C’est également le cas dans la vitrine de la Section des Samaritains. Sans lien apparent, un paysage marin composé de poissons en bois, de perles de verre, de coquillages, de filets, d’un bateau et même d’un phare s’agite au premier plan. La scène est éclairée par une guirlande lumineuse d’un turquoise éclatant. J’oscille 102 entre acceptation et rejet. Dans ces boîtes se reflète le visage de mon en-

fance provinciale. Tous ces samedis après-midi passés à l’église, avec pour seul divertissement des pelotes de laine et des jeux de mains. Moi aussi, j’ai voulu un jour que « Néhémie arrive à Effretikon » pour construire des cabanes et des ponts de cordes. Les filles et les femmes qui se retrouvaient à l’église par temps de pluie pour confectionner des pompons trouvaient que j’étais une fille curieuse, moi, la fille qui marchait pieds nus et qui écoutait « Die toten Hosen » au lieu de jouer dans la fanfare locale. Toutes ces Nadja et Nicole qui grandissaient dans une petite maison avec un jardin devant et dont les parents venaient nous voir en classe pour nous faire un discours bouffi d’auto-satisfaction sur la vie dans leur biotope me donnaient le sentiment de ne pas être à ma place. Un sentiment qui s’est renforcé bien plus tard, durant mes années de lycée dans la grande ville voisine. Je me souviens de toutes ces soirées passées à déambuler sans but dans ce bled terne, où je devais choisir entre les garçons de la maison des jeunes (avec baby-foot et fumette) ou ceux de la maison des associations de l’UCJG (aussi avec baby-foot, mais sans fumette). Dans mes souvenirs d’enfant, Effretikon était une petite ville dont l’horizon s’étendait du clocher de l’église à la piscine, tel un couperet qui sectionnait net tout ce qui dépassait trop des haies. Sortie du passage souterrain, je respire enfin. Et je revois la lumière du jour ! De même qu’un parterre de fleurs bien ordonné, mais généreusement fourni. Au-dessus des pelleteuses qui remettent en état le pont chevauchant les voies, j’aperçois le clocher massif. Au début des années soixante, cette construction abstraite en béton située à côté de l’église a suscité la controverse. Depuis, le clocher fait partie intégrante du paysage urbain et est devenu l’un des symboles d’Effretikon. Je tourne à nouveau le dos à l’église. Des immeubles d’habitation à perte de vue. Le fait qu’ils aient été recouverts de bardeaux ne les rend pas plus agréables, seulement plus écailleux. Toujours frigorifiée, je suis le petit chemin qui passe devant le cimetière. Jusqu’à ce que j’aperçoive devant moi la haie persistante bien connue, qui semble figée dans le temps. Et derrière, les prés familiers, les balançoires, la bascule, le portique d’escalade. Rappenstrasse 30. Je franchis le portail et m’assieds sur le banc. Des trois côtés, des balcons me regardent. C’est là que, lorsqu’elle était jeune, ma mère s’asseyait pour tricoter des chaussettes et des écharpes, tandis que je dormais dans la poussette. En hiver, je descendais cette petite colline en luge jusqu’à ne plus sentir mes doigts. La Turquie, le Tibet, la Tchécoslovaquie, la Bolivie, voilà les autres nations avec lesquelles nous partagions nos quatre étages. Comme si près de quatre décennies ne s’étaient pas écoulées depuis cette époque, les couvercles métalliques des cylindres en béton devant la maison continuent de claquer lorsque je saute de l’un à l’autre comme autrefois. Haut d’un bon demi-mètre pour le premier, un peu plus bas pour le second, personne ne peut vraiment dire à quoi ils servent. Des réservoirs d’eau peut-être ? La barre à tapis est vide. À l’époque, seule Mme Stach venait battre ses tapis ici. Je regarde le nom sur la sonnette. Madame Stach vit encore là ! Je poursuis mon chemin. Au détour de la rue, un panneau défraîchi me saute aux yeux : « Attention, enfants ! ». Un garçon peint y joue au football devant un nuage bleu foncé. Ce panneau ! Soudain, mon cœur s’emballe. Je regarde le dessin de plus près. Les taches noires sur le ballon de foot, l’écriture, est-ce moi qui... Oui, c’est bien cela ! C’était il y a un quart de siècle ! À l’époque, j’ai certainement eu honte de l’amateurisme de ma peinture. Mais aujourd’hui, elle me rend incroyablement heureuse. Remplie d’allégresse, je me dirige à nouveau vers la gare. Ceux qui arrivent me regardent avec curiosité. Ils me prennent sûrement pour une étrangère. « Je suis d’ici ! », ai-je envie de leur crier. Je le suis peut-être plus que je ne le voudrais.

Encore un slow à Stuttgart Halleluja et Eternal Flame : un nouveau rituel de Noël dans le berceau de l’automobile.

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Sa joue effleure la mienne. Je sens sa chaleur. Elle me touche. Je perçois un peu de honte dans son regard, ses paupières se referment sur ses yeux brillants d’espoir, elle repose sa tête sur mon épaule, s’accroche à moi. Mes mains courent sur ses cheveux roux le long de son dos. Un orgue déroule au ralenti quelques bribes de la « Cantate du Veilleur » de Bach, dans les accords de basse rauques d’un orgue Hammond. Ça pourrait bien être « When a Man Loves a Woman » de Percy Sledge. Sauf que ce n’est pas ça. La vibration des cymbales grésille comme une traînée lumineuse dans la pénombre. Procol Harum n’a plus jamais retrouvé exactement le même son. C’était un moment unique : les bandes originales ont été égarées. Il n’y a pas eu de deuxième fois. Mais l’enregistrement sur vinyle est bien là, c’est bien lui qui tourne devant nous, sur l’estrade où trône la table de mixage derrière laquelle s’affairent les deux DJ, Andreas et André, armés pour la soirée de caisses pleines de soul et de soft rock, scrutant la foule. Comme deux capitaines qui naviguent à vue. Pour masquer la laideur du mur du fond, ils ont accroché derrière eux quelques guirlandes clignotantes. Le rythme traînant commence à faire bouger la foule, comme hypnotisée par ce mouvement très lent. Et nous avec. Elle est dans mes bras, je la sens pleine de sève et comme un peu craintive. La voix du chanteur s’élève.

We skipped the light fandango turned cartwheels 'cross the floor

La basse vibre dans mon ventre. Finalement, je vais y arriver. Ça pourrait marcher cette fois. Cette année. Peut-être avons-nous tous les deux attendu ce moment, toute notre vie. Mais peut-être aussi que tout ça va mal finir. Il y a toujours le risque.

I was feeling kinda seasick

Lorsque la Royal Air Force a largué 180 000 bombes incendiaires, 4300 bombes à haute charge explosive et 75 mines sur ma ville natale pour mettre fin à la peste nazie, elle a déclenché un ouragan de feu dans lequel l’air est devenu si chaud que les rues ont commencé à brûler. On a vu le même phénomène à Hiroshima. Comme dans Terminator, quand l’enfant est assis sur la balançoire, que le vent se lève et que soudain, il ne reste plus qu’un squelette. Stuttgart a été bombardée 53 fois en tout. À la fin de la guerre, il ne restait plus qu’une maison debout sur trois. Tant de choses avaient été rasées que ceux qui restaient

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avaient soit perdu toute sensibilité, soit, parce que les Souabes peuvent être comme ça, ils ont vite retrouvé leur sens des affaires. Ils ont pris cet échec comme une chance et ont fait sauter ce qui restait pour reconstruire. Ainsi le cœur de la ville, avec sa vieille place du marché et son hôtel de ville, autrefois aussi resplendissant que celui de Munich. Boum. Place nette. Ça n’a pas arrêté depuis.

but the crowd called out for more

« A Whiter Shade of Pale » est le morceau parfait pour un slow, pour cette danse qui consiste à tourner lentement enlacés. La danse la plus simple, celle qu’on apprend à 12 ans pendant les fêtes d’anniversaire, derrière les stores baissés. Quand on tourne en boucle sur des chansons de rock soft, à une main de distance de votre partenaire, une fille beaucoup plus grande et plus mûre que vous, et qu’on dérive vers les tourments de l’adolescence comme un canot sur la mer avec l’amour pour tout horizon. Sur la pochette de l’album du morceau « A Whiter Shade of Pale », un capitaine et une bouée de sauvetage. Chaque note de cette chanson, chaque recoin nous sont familiers, tellement on l’entend partout. Il y a tout dedans : quelques notes de Bach à l’orgue, une voix soul, une section rythmique soft rock. Même dans les années 60, encore coincées, ce morceau devait signaler que c’était le moment d’inviter les dames à danser, d’enfreindre les règles de la distance sociale et de les approcher, les effleurer, en toute légalité. Rien que le temps d’une danse. La vitesse est parfaite. D’ailleurs, il n’y aura pas une chanson trop rapide ce soir, ni trop rythmée. Andreas Vogel et André Herzer, tous deux âgés de 44 ans, naviguent dans la night de Stuttgart depuis plus de 20 ans.

Tous les ans, le 25 décembre exactement, c’est leur jour freestyle. Le Cap de Bonne-Espérance. Ici, ils doivent mobiliser toute leur expérience car, dans cette ville, les fêtes peuvent à tout moment dégénérer en molles orgies, avec des hommes braillant à tue-tête bras dessus, bras dessous et de femmes perchées sur les caissons de graves, un verre de vin blanc coupé de limonade à la main. Personne n’a envie de ça ce soir. Cela flanquerait tout par terre, peut-être pour toujours. Ce soir, nous voguons ensemble vers un moment assez différent et beaucoup plus doux, entraînés par Vogel et Herzer. Je sens son souffle dans mon cou. Nous continuons à tourner lentement sur nous-mêmes dans le sens des aiguilles d’une montre. Après la guerre, de larges avenues ont été tracées dans ce qui restait du centre de Stuttgart, avec ses maisons à colombages au creux

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de la vallée. L’année des 150 ans de la mort de Schiller, l’université où il avait étudié fut dynamitée pour faire place à une autoroute en plein centre-ville. Depuis, cinq larges rivières d’acier et d’asphalte traversent l’ancienne bourgade viticole. Au centre, deux quartiers taillés à angle droit où s’entassent des blocs de béton gris. Comme pour affirmer à jamais qu’aucune culture ne s’épanouira plus ici, mais qu’on produira des machines. Daimler, Porsche, Bosch, point barre. Dès lors, nous avons ici une vallée peuplée de 600 000 habitants bien payés. Au milieu, la Königsstrasse : deux kilomètres de magasins franchisés, les mêmes qu’à Hanovre, Düsseldorf, Dortmund ou Essen et toutes les autres villes d’Allemagne, dont les habitants ont tellement honte de leurs origines qu’ils ont l’impression que rien de ce qu’ils y ont créé ne pourra jamais avoir de valeur. D’ailleurs, le lieu de culture le plus populaire de Stuttgart est le musée Daimler. Selon les chiffres, presque tous les habitants de la ville le visitent une fois par an. Lorsque Stuttgart s’est dotée d’un métro ultra-moderne surnommé « l’Eclair jaune » en 1993, une étape parmi d’autres de cette incessante reconstruction, l’un des axes de circulation du centre-ville est devenu inutile. Il se trouve qu’il coupait en son milieu l’enfilade de boutiques. Soudain, une place s’est ouverte au milieu de la ville. Comme l’administration municipale ne savait pas quoi faire de cette nouvelle Schlossplatz, la Place du Château, on a empilé quelques énormes blocs dans ce vide pour former une sorte d’escalier provisoire, la Freitreppe. Les habitants de la ville ont commencé à se rencontrer sur ses marches. Il s’est imposé comme point de ralliement de la jeunesse. C’était le lieu public le plus évident. Tous ceux qui avaient à faire en ville passaient forcément par ici. Tout le monde s’y retrouvait. La vie de la cité est devenue un spectacle auquel on pouvait assister depuis les marches de ce grand escalier. Tout à fait fortuitement, la ville s’était dotée d’un centre et, par un hasard plus grand encore, une vie culturelle s’est développée, et Stuttgart s’est même mise à produire des stars de la pop comme Max Herre, Freundeskreis et Massive Töne. Coïncidence, c’était pile pendant mon adolescence. La Freitreppe a été démolie en 2002. Juste après mon départ de Stuttgart.

The room was humming harder

Je l’attire un peu plus vers moi. Elle se laisse faire. On se connaît depuis au moins 15 ans. Je sais à quelle école son père enseignait. Je dois connaître la moitié de ses anciens amis. Ma première petite amie était

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dans la classe au-dessus d’elle. Nous savons tellement de choses l’un de l’autre. J’étais déjà très attiré par elle à 18 ans. Ses yeux rieurs en amande. Ses taches de rousseur et sa peau claire.

as the ceiling flew away

Autour de nous, il n’y a que des couples qui dansent, deux ou trois cents personnes dans cette salle au plafond bas et aux murs noirs. La moitié sont des couples qui tournent lentement sur eux-mêmes, enlacés, comme absorbés l’un dans l’autre. Le rythme s’éternise. La basse, le son grave de l’orgue. Il n’y a pas de place au long comptoir noir près de l’entrée du fond. J’aperçois Martin, il a fait son doctorat et travaille maintenant dans un petit cabinet de conseil. Il offre des tournées de shots. 200 euros y passent. Le jour de Noël, tout le monde ici a les poches pleines. Même si ce n’est que du billet de cinquante euros de la grand-mère. Les gens sont bien habillés, même s’ils viennent de Stuttgart. En fait, pas seulement.

Ceux qui sont ici ce soir viennent de partout. Ils ne se réunissent qu’une fois par an. Depuis quinze ans. À la fameuse soirée de slows, la « Engtanzfeier », la fête où l’on danse serrés.

When we called out for another drink, the waiter brought a tray

La plus haute colline qui surplombe Stuttgart est faite des décombres de la ville. Au sommet de ce Monte Scherbelino, le « Mont Gravats », officiellement « Birkenkopf », j’ai contemplé une dernière fois les lumières de la vallée. Comme tant d’autres qui partent ensuite à Berlin, Munich ou Londres à la recherche de ce qu’ils pensent ne jamais trouver à Stuttgart : la vraie vie. Souvent, pourtant, ils n’y trouvent rien de plus, ou alors des gens de Düsseldorf, d’Essen ou de Hanovre qui cherchent la même chose. Les Stuttgartois en sont venus à penser que s’ils rencontraient quelqu’un au pôle Sud, il serait forcément de Stuttgart. La ville est victime d’une fuite de cerveaux digne d’un pays africain. Mon cercle élargi d’amis comptait peut-être deux cents personnes de ma génération. Je ne peux pas en citer vingt qui vivent encore à Stuttgart. Le groupe s’est éparpillé, nous nous sommes dispersés. Ce sont les gens et les lieux qui font que l’on se sent chez soi. Et la brutalité avec laquelle ma ville se rebâtit sans cesse se reflète dans la colère que sa population manifeste depuis plusieurs années contre Stuttgart 21, le projet d’aménagement qui défigure le quartier de la gare. Parfois, quand

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je rentre à la maison, c’est un peu comme après la guerre. Quatre-vingtdix pour cent de ma génération se sont pour ainsi dire évaporés.

And so it was that later, as the miller told his tale that her face, at first just ghostly, turned a whiter shade of pale

Elle lève la tête de mon épaule, se redresse, se penche un peu en arrière. Elle ouvre les yeux et me regarde par en dessous. Elle sourit un peu. Ses lèvres s’entrouvrent. Ses yeux verts brillent. Tout son visage s’illumine. Je sens que les autres autour de nous remarquent ce qui se passe. Il y a quelques jours à peine, je me suis souvenu d’elle. Tout d’un coup. Cette danse langoureuse de l’année dernière. Juste avant la fin de la fête, vers trois ou quatre heures du matin, avant que Grant Green finisse la soirée avec « Idle Moments », comme tous les ans, et que les lumières se rallument. Un baiser furtif. J’avais la tête pleine de la fête, c’était un de ces moments où c’est permis, comme au Nouvel An quand j’avais 15 ans. Je n’y avais même pas réfléchi. Juste un baiser amical. Elle habitait loin de toute façon. De retour des Etats-Unis, sur le point de s’installer à Berlin ou quelque chose comme ça. Après, il y avait eu mon année 2012, mon année désastreuse en amour. J’avais parcouru la moitié du globe, mais nulle part, à aucun endroit, il n’y avait eu l’étincelle. De toute façon, j’avais trop travaillé. C’était peut-être ça. À 32 ans, je m’étais peut-être aussi un peu perdu. Les femmes avaient peut-être senti que je n’avais pas d’avenir, avec mon écriture. J’étais pris de doutes existentiels. Ce n’était pas une bonne base. Et alors que je me préparais à rentrer chez moi pour Noël, j’ai soudain eu son visage en tête. Comme une lumière au bout du tunnel. Tout semble plus simple et accessible quand on est chez soi. Tout devient possible. J’avais envie d’elle. Cela m’était déjà arrivé deux ans auparavant. En 2009, j’avais 29 ans, j’étais secoué par un échec professionnel, je m’étais retrouvé à la soirée des slows. Au milieu de mes amis qui espéraient encore que je devienne vraiment quelqu’un. Les questions, et comment ça se passe, et où tu vis maintenant. Je n’avais rien d’enthousiasmant à raconter. Rupture. Licenciement. Alors je n’ai rien dit. Je me suis senti à l’étroit. J’ai eu le sentiment d’être écrasé parmi ces couples tout au plaisir de danser.

Ces chansons, mon Dieu. Un torrent interminable de sentiments. Puis

André Herzer a mis Jeff Buckley. Un petit supplément d’âme dans le troupeau bienheureux de citadins. Il les a fait chanter sur « Hallelujah ». La soirée était gagnée. Moi, j’étais tout seul.

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C’est alors qu’un ange est apparu. Ce qui pourtant n’arrive jamais dans ces fêtes, vu que je connais environ la moitié des personnes présentes. Et puis, les jolies femmes, on les connaît et elles sont déjà toutes casées. Une fille mince aux cheveux courts, qui semblait flotter au milieu de la foule. Elle est passée près de moi. Elle sentait bon. En saluant deux ou trois vieilles connaissances, je me suis glissé dans un couloir latéral. Appuyé contre un mur, à siroter une boisson tiède. La belle est apparue dans le couloir. Je l’ai suivie timidement du regard, elle m’a jeté un bref coup d’œil, puis s’est arrêtée net. « Hannes ! » Je ne voyais pas du tout qui elle était. « C’est moi, Sophie ! » J’ai fait « Ouahou ! ». « Ça fait plaisir de te voir. » « Carrément ! Ça doit faire dix ans qu’on ne s’est pas vus. Qu’est-ce que tu deviens ? » Elle était rayonnante. Pas le moment de gaffer. Garde tes problèmes pour toi. Elle portait une robe en soie légère avec de petites bottes au bout de deux jambes incroyables. On ne peut plus charmant. Elle te connaît vraiment, alors. Eh bien, c’est parti. « Tout roule ! Je vis à Zurich maintenant. J’ai fait sciences éco et je suis devenu journaliste ». « Oh, c’est génial ça. » Elle m’a regardé avec intérêt. Grands yeux bleus, blonde, coupe au carré à la mode. « J’ai toujours voulu être journaliste. C’est pour ça que j’ai tellement travaillé à l’école. Beaucoup trop.

Tu te souviens que je travaillais tout le temps et que je ne pouvais pas rester avec toi et ta bande le soir ? » Soudain, je me rappelle. Là, devant moi, c’est cette fille de mon quartier que j’avais rencontrée quand j’avais 14 ans. Sophie, la jolie créature pour laquelle j’étais allé à la fête et qui était rentrée trop tôt chez elle. J’avais fini par sortir avec sa copine de classe, qui était devenue ma toute première petite amie. J’avais toujours trouvé Sophie attirante, mais elle avait tout le temps l’air de courir à sa leçon de violon. Inaccessible. J’ai demandé, « On danse ? ». Elle a fait « oui » de la tête. J’avais l’impression de glisser dans un tunnel spatio-temporel. Des heures durant.

À ma gauche, « June Moon » de Ton Steine Scherben. À ma droite, le fausset au léger vibrato d’Al Green susurrant «How can you Mend a broken heart». Et puis «Purple Rain». Sur «Eternal Flame» des Bangles,

Herzer baisse le son et la salle entonne le refrain en cœur. Pour éviter que les choses ne dégénèrent, Vogel riposte avec l’élégant « Funny How

Time Slips Away » de Joe Hinton. Puis tout se brouille. Mes amis me disent au revoir en passant. Pas de problème, nous nous connaissons as-

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sez bien. Sophie et moi dansons, tournons. Je lui demande : « Ça te dit d’aller faire un tour sur l’Alte Weinsteige ? », en pensant que ça tombe bien que ma mère, pour une raison que je ne m’explique toujours pas, ait acheté ce coupé sport BMW et me l’ait laissé pour la soirée. La nuit, quand on ne voit pas les chantiers, la vallée toute illuminée est magnifique. Assez irréelle. Le point de vue de l’Alte Weinsteige est accessible aux voitures. J’ai allumé le chauffage, l’habitacle est éclairé par les veilleuses rouges, la ville scintille à nos pieds. Autour de nous, un quartier résidentiel de la classe moyenne stuttgartoise sommeille, enveloppé dans la béatitude de la Nativité. « Tu sais, j’ai toujours eu le béguin pour toi quand j’étais ado », ditelle en regardant les lumières. « Tu étais juste trop sauvage pour moi. »

Un déclic se produit en moi. Je prends une respiration. Je saisis son menton, nous nous rapprochons, j’ai l’impression que tout dans ma vie prend soudain un sens à ce moment-là. Même ma rupture, qui me laisse le champ libre. Nous nous embrassons et je me rends compte que c’est l’histoire de notre vie, qu’un jour, dans un jardin baigné de soleil, à l’ombre des pommiers, je raconterai à nos petits-enfants comment mon amour de jeunesse est devenu réalité quinze ans plus tard. Allongée à moitié nue sur le siège passager, elle a demandé : « Tu viens chez moi ? ». « J’ai une chambre au sous-sol chez mes parents. » Nous longions la corniche au-dessus de la vallée, en passant devant l’antenne-relais de la télévision. Dans ma tête, j’ai vu notre bonheur commencer. Et puis j’ai réalisé que nous avions tout le temps devant nous désormais. Pourquoi se précipiter maintenant ? Pourquoi rencontrer déjà la future belle-famille ? J’ai dit : « Je passe te prendre demain ». Je me souviens qu’elle a eu l’air étonné. Quand nous nous sommes revus à la lumière du jour le lendemain, tout était différent. Nous avons pris un café. Nous sommes allés au zoo. Plus rien. Fini. Il m’a fallu six mois pour m’en remettre. Ça m’a donné une bonne leçon. Cette année, on est en 2012, j’arrive le premier à la soirée des slows.

Sur mon trente et un. Je suis passé retirer des espèces et suis arrivé juste avant 22 heures. Mon plan est en place. Avec un peu de chance, elle viendra ce soir. Rendez-vous à l’ancienne Maison américaine, un de ces blocs du centre-ville, juste à côté de l’avenue Theodor Heuss à six voies. Il fait un froid glacial, les voitures passent en trombe, pas âme qui vive dans la rue. La porte est encore fermée. Vous ne trouverez pas cette fête sur

Facebook, elle ne figure sur aucun agenda. Apparemment, André et

Andreas distribuent deux cents flyers à leurs contacts chaque année.

Je ne me souviens pas d’en avoir jamais vu un. Cette fête naît d’appels

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téléphoniques entre amis. Quelques mois avant Noël, des rumeurs circulent à Stuttgart sur l’endroit où se déroulera la prochaine soirée de slows. Car depuis la première édition du 25 décembre 1997, organisée dans le snackbar à falafels « Vegi Voodoo King », les deux maîtres de cérémonie ont quelques problèmes de place. Leurs premiers invités ont dansé dehors, dans la rue, dans la neige. Quand Andreas Vogel et André Herzer ont ouvert le club « Hi » en 1999, dans un ancien club de strip-tease grand comme mon salon, il n’y avait pas assez de place pour tout le monde. Ils ont décidé d’organiser deux jours de slows non-stop. Je me souviens du tas de manteaux devant la porte, des murs recouverts de moquette lie-de-vin, des alcôves dont on pouvait tirer les rideaux pour ne pas être dérangés. Il y avait tellement de monde qu’on ne pouvait plus parler de couples en train de danser. Tous ces gens ne formaient plus qu’une masse frémissante, se frottaient les uns contre les autres, un peu comme ces organismes qui prolifèrent sous le microscope. Chaque année, la fête grandissait un peu. J’ai des amis qui fuient les soirées de slows comme la peste. Qui trouvent même ça repoussant. Ça les dégoûte d’imaginer tout ce petit monde tombant dans les bras les uns des autres, amollis par l’ambiance de Noël. Une petite sauterie. Une farandole collée-serrée, vaguement incestueuse, où ne dansent ensemble que des gens qui se connaissent depuis le berceau. Oui, on sort pour trouver quelqu’un mais là, on ne trouve que ce qu’on connaît déjà. En ce qui me concerne, c’est justement de ça qu’il s’agit. La porte s’ouvre et à 22 heures précises, la soirée débute, comme chaque année, sur le morceau qui a terminé celle de l’an dernier. « Idle Moments » de Grant Green. Les invités commencent à arriver. Les couples d’abord. Puis quelques amis. Toujours plus d’amis. Tina arrive avec son compagnon. Elle vit à Munich maintenant. Ils ont trouvé une baby-sitter. Un exploit, le soir où toute une génération en cherche une. Petit à petit, notre ancienne communauté se reconstitue. « D’où on se connaît, déjà ? Du club "Hi" ? Ou de la Freitreppe ? ». Ou encore « Ah, c’est ta grande sœur ? Nous sommes partis en vacances ensemble une fois ». Je fais attention à ne pas trop boire. J’espère qu’elle viendra.

Pendant une heure ou deux, toute la salle ne fait que bavarder bruyamment. Il faut d’abord que tout le monde se salue. Les DJ n’ont aucune chance. Puis vient l’annonce rituelle. Andreas Vogel, tel un leader étudiant de 1982, lève son micro : « Bienvenue à la soirée slows de 2012. Que la fête commence. » Ça commence lentement. Ma première danse est avec Jelena, la copine de classe de ma première petite amie. Nous n’avons jamais été

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aussi proches, mais quand on se connaît depuis si longtemps, à un moment donné, peu importe que l’on ait été ami ou ennemi il y a dix ans. J’apprends qu’elle a travaillé comme infirmière au Brésil et qu’elle y a eu deux enfants. Incroyable. Je l’avais complètement sous-estimée. Ma danse d’après est avec la belle Camille. Elle est avec mon copain de lycée Noah depuis près de 12 ans. Le premier, et le seul. Cette soirée de Noël est une occasion unique pour elle. « On ne peut jamais avoir autant de contacts physiques avec d’autres hommes sans qu’ils veuillent plus tout de suite », me chuchote-t-elle à l’oreille. Il y a une part d’érotisme dans la plupart des amitiés que l’on ne peut jamais exprimer autrement, me dis-je. Mais ce n’est pas sans danger. Chaque année, cette fête est le théâtre de scènes de jalousie et de ruptures. Une fois, j’ai failli perdre l’un de mes meilleurs amis parce que j’avais fait une danse de trop avec sa chérie. Entre-temps, la soirée de slows a un peu essaimé. À Hambourg et à Hanovre, il y a des soirées de Noël dansantes comme celle-ci. Et à Berlin, c’est devenu très à la mode ces deux dernières années. Deux de mes amis de Stuttgart m’ont parlé de stagiaires et d’étudiantes en mal de petites aventures dans l’arrière-cour du « Picknick Club ». Ça, c’est la spécialité d’un de mes amis. Si le principe fonctionne aussi bien, dit-il, c’est parce que les règles sont très claires. Au lieu de devoir se réinventer à chaque fois, comme en boîte de nuit, et de devoir faire preuve de beaucoup d’imagination pour draguer, à la soirée des slows au moins, il suffit que l’homme invite la femme. Il suffit de franchir le seuil de la fête pour que des règles non écrites, très différentes et très claires, s’appliquent. C’est un principe prometteur pour notre génération déboussolée par la multitude des choix. Mais ce soir à Stuttgart, on trouve bien plus que des aventures amoureuses. Par exemple, je danse avec Thomas.

Une danse qui permet d’avoir une conversation tranquille en privé, quelque chose de tout à fait normal ce soir. Thomas traverse une phase difficile car il ne trouve pas de travail depuis deux ans et il traîne encore à l’université. Mille euros par mois. Et son père est malade. Il n’y a qu’entre vieux amis qu’on peut parler si franchement. Après avoir tant partagé, on est inséparables. Elle est là. Elle a une robe en laine verte. Elle danse tout le temps avec un maigrichon inconnu au bataillon. Je commence à me renseigner discrètement. Tout le monde connaît tout le monde ici. Ce type est son ex-petit ami. Je leur laisse quelques minutes de plus. « Ah ! Ceux de Degerloch sont là », me salue Noah. Je ne peux pas ne pas rire. Degerloch, c’est le quartier où ont grandi la plupart de mes

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amis. Aucun d’entre eux n’y vit plus, depuis au moins dix ans. Et pourtant, pour lui, je suis la dernière personne qu’il a vue. Et il l’est pour moi, même si aucun de nous n’est plus ce que l’autre pense que nous sommes.

La pensée me frappe que c’est comme ça pour tout le monde ce soir. Ici renaît un Stuttgart qui a cessé d’exister depuis longtemps. Les conversations reprennent là où elles se sont arrêtées l’an dernier. C’est comme si l’année défilait dans un flip book. Et tandis que cette petite société, qui se considère comme la vraie Stuttgart, évolue lentement d’année en année, la

Stuttgart du monde réel prend une toute autre direction, façonnée par des gens qui n’ont rien à voir avec ceux qui se retrouvent ici. C’est comme un vaisseau spatial qui s’éloigne de plus en plus de sa planète d’origine. Astrid me sert de diversion. Je l’invite poliment à danser et je la guide près de la robe en laine verte qui danse avec son ex. Astrid et moi avons toujours eu des rapports un peu guindés. Même si elle est en train de me raconter qu’apparemment, elle a dansé son tout premier slow avec moi. Quand elle avait onze ans, à une fête. Je lorgne sur ma cible. Elle me regarde. Je lui fais un clin d’œil. Elle me le rend. Nous pensons exactement à la même chose en ce moment. Je demande à Astrid : « Est-ce que quelqu’un est mort cette année ? »

« Non, tout le monde est en bonne santé. Drôle de question. Mais bon ».

Nous tournoyons. Astrid n’a pas quitté Stuttgart. Un conflit sourd oppose ceux qui sont partis et ceux qui sont restés. Deux projets de vie qui s’opposent, une course au statut social. Ceux qui reviennent à Stuttgart méritent moins de respect. On les soupçonne bien trop vite de ne pas avoir réussi ailleurs, d’avoir échoué professionnellement là-bas, au loin. À gauche, Noah et Ali dansent ensemble, peut-être que Noah parle à Ali de ses projets avec Camille. Et maintenant, il la regarde danser avec Tim. Pour la deuxième fois, d’ailleurs. Tim a toujours été le beau gosse de notre cercle d’amis. Notre morceau se termine. Je lâche Astrid, je me fraye un chemin à travers la foule et je l’invite à danser, elle. Enfin. Elle accepte. Quand j’entends les premières notes de l’orgue, que je sens sa joue, mon cœur se met à battre un peu plus vite. Noah et Camille dansent à côté de nous. Un contentement sans mélange se lit sur leurs visages. Douze ans de vie commune. Dans six mois, je serai à leur mariage et je leur jetterai du riz. Nous tournoyons. Je vois Leanne et Thomas. Dans deux mois, il m’apprendra qu’elle est enceinte.

She said, «There is no reason, and the truth is plain to see»

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Je la serre dans mes bras, je la regarde, et tout autour de nous, les gens semblent respirer le bonheur. Les danseurs se fondent de plus en plus l’un dans l’autre, c’est comme si la scène était silencieuse, comme si les éclats de lumière de la boule disco se figeaient dans l’air, comme si la musique n’était plus que chaleur et lumière. Le temps s’arrête. Je reviens à Stuttgart, chuchote-t-elle. Ne le dis à personne. Elle sourit.

But I wandered through my playing cards, and would not let her be one of sixteen vestal virgins, who were leaving for the coast

La moitié de ma vie est là qui tourne autour de nous. La moitié de notre vie. Les amis avec lesquels j’ai grandi. Les amis avec lesquels elle a grandi. Au milieu de ce bal de fin d’année toujours répété, je me demande si on peut vraiment revenir en arrière. Ou bien peut-on seulement aller de l’avant, toujours plus loin ? Je ne veux pas faire la même erreur que la dernière fois.

and although my eyes were open they might have just as well've been closed

Ses lèvres s’approchent des miennes. Je dis, « Allons ailleurs ». « L’air de rien. D’abord moi, puis toi, d’accord ? »

And so it was that later, as the miller told his tale

Au moment où elle me rejoint devant la porte, dans le froid, je me rends compte que ni elle ni moi n’avons nulle part où nous pourrions aller maintenant.

that her face, at first just ghostly, turned a whiter shade of pale

And so it was that later, as the miller told his tale

that her face, at first just ghostly, turned a whiter shade of pale

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Pénurie d'eau Au Cap, ce que nous redoutons est depuis longtemps réalité. La pénurie que nous vivons crée des liens et suscite la créativité.

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Quand je me suis installée en Afrique du Sud il y a neuf ans, l'un des premiers conseils prodigués par les Sud-africains était de ne pas trop se fier au GPS. Le pays avait bien des règles en matière de circulation, mais certaines étaient trop compliquées pour un ordinateur et ne pouvaient donc être suivies qu'en ayant recours à sa propre intuition. Traverser tel quartier, c’est possible, mais pas la nuit. Tel autre quartier, seulement les fenêtres fermées, surtout si l'on est blanc. Les auteurs de ces conseils étaient majoritairement blancs, mais je trouvais de nombreux Sud-africains de couleur bien d'accord avec eux. C'est triste, s’accordaient-ils. C’est bien triste que le pays autrefois divisé ne semble pas avoir complètement tourné la page. Mais c’est comme ça. C’étaient les règles. Certains les acceptaient, non sans mal, comme un fait de la nature et de l’espèce humaine. J'ai repensé à ces conseils de la première heure lorsque je me suis envolée en mars pour Le Cap, la deuxième ville d'Afrique du Sud. Depuis trois ans, Le Cap connaît une sécheresse exceptionnelle, d’une ampleur telle qu’elle va chercher des records jamais atteints depuis 300 ans. Le changement climatique n’est pas étranger à la sécheresse d’aujourd’hui, comme l'ont confirmé la plupart des analystes. J’ai été frappée de constater combien ce fait climatique avait considérablement transformé le visage de la ville. Une chaîne de montagnes de 1500 mètres d’altitude sépare Le Cap du reste du pays. Au nord-est, la nature ressemble à celle des brochures de safari, tout en contraste entre les terres sèches et brûlantes et les paysages de jungle. Mais dans le bassin situé entre la chaîne de montagnes et l'extrémité sud-ouest du continent africain, le climat est exceptionnel, « méditerranéen » d’après les experts. En observant Le Cap des sommets qui l’entourent, une ville de quatre millions d'habitants qui se distingue par son architecture élégante et ses pentes abruptes, on pense à la Grèce, du moins l’idée idyllique qu’on se fait de la Grèce antique, avec ses maisons couleur ivoire, sa mer bleu cobalt, ses oliveraies, une allégorie de l’opulence agrémentée de liserés dorés et de vignes aux fruits éclatants. Il y pleut cinq fois plus que dans la région centrale et aride du pays, la ville abrite une flore dont la diversité est l’une des plus riches de la planète, ses énormes fleurs rouges sont devenues des icones de cette abondance. A cela s'ajoutent des formations nuageuses, cumulus blancs gonflés d'orages, brouillards qui parcourent la ville comme un fleuve ou brumes qui dévalent les pentes de la Montagne de la Table, la fameuse paroi rocheuse qui surplombe la ville. Ici, le paradis semble devenu réalité. Ou du moins le semblait-il jusqu'à récemment.

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Car en bien des endroits, le paradis n'existe plus. La palette des teintes de la sécheresse domine désormais au Cap devenu couleur beige et chaux. Les pelouses et les jardins sont secs. Les immenses townships de la ville - quartiers réservés aux people of color sous le régime de l'apartheid - se distinguaient autrefois des quartiers riches perchés à flanc de Montagne de la Table du côté de l'Atlantique. Ils étaient rendus presqu’invisibles, masqués qu’ils étaient par la montagne. Cette nette séparation géographique, qui avait quelque chose de rassurant, était assortie d’une différence toute climatique. En effet, un microclimat de type marécageux, exposé aux vents, sujet aux inondations par temps humide et noyé dans le smog pendant les étés secs et venteux rendent cette partie du Cap bien moins attractive. Autrefois, la poussière qui s’accumulait le long des trottoirs indiquait que l’on pénétrait dans une « mauvaise » région. Aujourd'hui, la poussière est partout. Les touristes adorent la ville du Cap qui, juste après les Hamptons, figure au palmarès mondial des villes dont le « taux de fluctuation saisonnière des multimillionnaires » est le plus haut (lisez: tourisme estival en super yachts). La ville est chic: les start-ups technologiques et les restaurants branchés aux doux noms d’autrefois comme le « The Bombay Bicycle Club » sont partout. La ville est prospère: neuf des dix quartiers les plus riches d'Afrique du Sud s’affichent ici. Parfois, il m’arrive de penser que les touristes sont attirés par Le Cap qui leur garantit le dépaysement exotique des terres africaines et les prémunit assez de tout contact avec la population noire. Les Bantous ne s’étaient pas encore installés dans la région à l’arrivée des Européens. Ils s’y retrouvent aujourd'hui comme les nombreux chômeurs contraints de quitter les régions rurales à l'est de la ville. Il n’en demeure pas moins que Le Cap connaît aujourd’hui encore un taux de population noire inhabituellement bas de 39 pour cent. 42 pour cent des habitants sont des personnes de couleur, des Sud-Africains métissés aux origines multiculturelles « indéterminées ». L'aéroport international accueille ses visiteurs à grand renfort de photos de vignobles, de parades, de musiciens de jazz, de plages étonnantes et de zèbres plantés de pied en cap sur d’immenses affiches murales. Curieusement, on trouve peu de photos de villages noirs et de paysages urbains, qui constituent pourtant le reste du continent. En Afrique du Sud, cette image a donné au Cap une réputation sulfureuse: celle d'un lieu pour les Sud-Africains - et les étrangers - qui ne veulent pas dire ouvertement leur racisme mais restent animés par la ferme intention de conserver leurs privilèges. Bien que la popu-

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lation blanche n’y soit représentée qu’à 16 pour cent, contre 8 pour cent au niveau national, elle est bien plus visible ici. Les bars de ses avenues huppées et les aménagements de plage rutilants comme des diamants dans le désert sont presque exclusivement fréquentés par des clients blancs. Les récits de discrimination flagrante à l'égard des Noirs dans les restaurants sont légion. L'année dernière, une place de parking dans un quartier haut de gamme appelé Clifton a été vendue 83 000 dollars. Je connais Clifton. C'est bondé, mais les places de parking ne manquent pas. Un investisseur a peut-être payé la somme qui représente la moyenne de 23 années de travail d'une famille sud-africaine pour bénéficier du privilège de ne pas avoir à faire avec des car guards, ces habitants noirs ou de couleur du Cap qui font la queue pour garder une voiture pour quelques centimes. Un jour, alors que je traversais Johannesburg, je suis tombée sur le panneau publicitaire d'une agence immobilière du Cap qui invitait les Sud-Africains à « semigrer », un jeu de mots constitué à partir d’« émigrer », ce verbe que de nombreux Sud-Africains blancs menacent d'utiliser depuis 1994, l’année qui marque la fin de la domination blanche. « Émigrer » vers un pays plus blanc. Dans le cas du Cap, le vocable revêt une signification étrange: s'installer ici est presque aussi bien que de quitter complètement l'Afrique.

Je me suis laissé gagner par l'euphorie de l'épargne – non sans un certain plaisir.

Cela me permet de comprendre pourquoi la sécheresse qui sévit au Cap n’intéresse pas le reste du pays. Mes amis de Johannesburg en parlent à peine et ne semblent pas s'en soucier. « Bien fait pour eux, ils n’ont qu’à remplir leurs piscines ! », est le genre de commentaire corrosif qui circule. Alors qu'on s’approchait du « jour zéro » au terme duquel l'administration fermerait les robinets, le magazine National Geographic titrait: « Quatre millions de personnes doivent faire la queue, surveillées par des agents de sécurité armés ». Les Sud-Africains ne vivant pas au Cap ont pensé qu'il s'agissait d'une punition juste et méritée. L'idée qu’on puisse débourser 83 000 dollars pour une bagatelle de parking et qu’on soit ensuite contraint de faire la queue, sous un soleil de plomb, pour récupérer de l’eau à un camion-citerne sonnait presque doux à l’oreille.

J'ai écrit à mon ami du Cap. Paul vit dans un appartement situé dans un quartier de la classe moyenne supérieure. Il a accepté de m’héberger, mais seulement si je voulais comprendre ce qui se passait dans sa ville.

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Ce que les habitants du Cap étaient en train de vivre, expliquait-il, n'était pas seulement une période de sécheresse, mais une sorte d'expérience sociale gigantesque, non planifiée, déjantée et fantastique. « J'espère que tu es prête à tester tes limites en matière d'économie d'eau ! », m'a-t-il écrit. « Pas une goutte ne quitte l'appartement, sauf par la voie des toilettes. Le lavabo et la baignoire sont scellés. J'utilise la machine à laver à son niveau le plus bas et ce qui en sort va dans un réservoir de 25 litres pour une chasse d'eau supplémentaire. C'est peut-être un peu extrême », admet-il.

Lui et son invitée de passage ne consommeraient qu'environ un cinquième des 50 litres autorisés par jour et par personne, a-t-il déclaré. « C'est plus un défi qu'une nécessité », a-t-il expliqué. « Mais d'une certaine manière, c'est aussi amusant ! »

L'année dernière, la consommation d'eau a diminué de manière inattendue de 40 pour cent. Les « douches au seau » - ou la récupération de l'eau dans un bassin en plastique à des fins de réutilisation - sont désormais la norme. Faire la vaisselle avec de l'eau propre est devenu un luxe ; les cuisines sentent l'eau de vaisselle de plusieurs jours. Les gens placent des récipients surdimensionnés dans la cour pour recueillir l'eau de pluie, et finissent par étouffer le peu d'herbe qui pousse encore. Les Sud-Africains fortunés se distinguent traditionnellement par des exigences de propreté méticuleuses. Désormais, ils sont prêts à laisser un visiteur trouver de l'urine de plusieurs jours dans la cuvette des toilettes pour prouver qu'ils ne tirent plus la chasse. Ils en tirent une certaine fierté. Les odeurs corporelles ne sont plus un tabou. De nombreuses femmes ont radicalement adapté leur routine de soins capillaires. Elles privilégient les boucles naturelles pour avoir moins à laver et à coiffer ou, comme me l'a écrit une femme lors d'une discussion sur une page Facebook locale consacrée à la lutte contre la sécheresse: « J'expérimente humidification légère de mes cheveux avec un vaporisateur végétal ».

Sur la page Facebook dédiée à la sécheresse, qui compte désormais 160 000 membres, il est de bon ton de s'inciter mutuellement à agir. Les membres du groupe, issus de différentes couches sociales, s'appellent mutuellement « compagnons d'eau ». Ils se donnent des high fives numériques, c'est-à-dire des likes, pour leur faible consommation d'eau, leurs « systèmes d'eau sanitaire », leurs « pompes submersibles » et les dispositifs étranges qu'ils ont inventés pour rendre la consommation d'eau dans leurs maisons plus judicieuse. Plus c'est fou et bricolé, mieux c'est. Monique et Clint Tarling, un couple qui vit avec leurs

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enfants à la périphérie du centre-ville, m'ont montré la « douche durable » qu'ils ont construite à partir d'un réservoir de 500 litres et de palettes en bois. La nouvelle douche se trouve sous le porche d'entrée, mais cela ne dérange pas les Tarling.

Clint a converti un vieil élevage de vers en filtre. Monique, une femme au foyer qui recueille des enfants en bas âge abandonnés - vingt au cours des six dernières années – s’est prise au jeu. Pour elle, de nécessité, le projet est devenu source d’inspiration créative, un désir de beauté qu'elle ne soupçonnait pas elle-même. Elle a décoré la nouvelle douche avec des fougères et des guirlandes lumineuses étanches. C'est magique. Ses enfants prennent des douches extra longues - l'eau circule en circuit fermé - juste pour pouvoir se tenir debout dans la douche.

Dans un pays où ménager les susceptibilités des uns et des autres est élevé au rang d’art, où une blague anodine peut passer pour tout à fait inacceptable, l'humour partagé sur cette page Facebook est plutôt rare en Afrique du Sud. On se moque un peu des efforts de ses concitoyens. Une femme a fièrement téléchargé une photo de sa machine à laver qu'elle a vissée en hauteur contre le mur afin qu'un tuyau puisse acheminer l'eau usagée directement dans la citerne. « On dirait une chambre à gaz ! », a commenté quelqu'un. « Il y a de fortes chances qu'on se fasse écraser par une machine à laver assis sur le trône », a dit un autre.

Je me suis laissé gagner par l'« euphorie des économies d'eau » du Cap. La première nuit, j'ai eu un haut-le-cœur lorsque mon ami Paul a plongé ses mains dans l'eau sale de ma douche pour l'utiliser dans les toilettes. Mais un ou deux jours plus tard, lorsque j'ai ouvert le couvercle des toilettes d'un ami et que j'y ai découvert un tas d’excréments, j'ai presque hurlé de plaisir. Jamais je n'avais été aussi heureuse de ne pas trouver place nette dans les toilettes que je m'apprêtais à utiliser.

On pense souvent qu'il faut beaucoup de temps pour que les « normes » s'imposent ou changent. Les traces de défécation d'un étranger dans un endroit supposé intime relève du tabou, le signe qui « normalement » ne trompe pas sur la propreté des lieux et suscite le dégoût, en vient à faire douter de son hôte de manière inquiétante. Mais au Cap, ces restes sont devenus le symbole d’un tout autre phénomène, ils attestent du sens de la responsabilité et de la communauté de l’hôte.

Au début, je ne comprenais pas comment la norme pouvait se déplacer aussi soudainement. Deon Smit m'a éclairée à ce sujet. Smit, un sexagénaire trapu qui vit dans la banlieue et porte la moustache façon Tom Selleck, est l'un des quatre administrateurs bénévoles de la page Facebook dédiée à la sécheresse. Presque un travail à plein temps. « Je

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pourrais remplir ma piscine depuis mon robinet et je serais encore en dessous de la limite fixée par la ville », m'a-t-il dit. « Mais c'est faux ! L'eau que je prendrais appartient à quelqu'un d'autre ».

Smit a grandi parmi les Blancs sous le régime de l'apartheid. Il a travaillé comme pompier pendant 33 ans avant de prendre sa retraite. Je lui ai demandé pourquoi il consacrait ses journées à la page Facebook sur les économies d’eau et à d'autres missions épuisantes autour de la problématique de l'eau au Cap, alors que tout cela lui donnait un terrible mal de tête. Enfant, il avait « deux souhaits dans la vie », m'a-t-il expliqué dans son bureau, tandis que des messages privés de ses compagnons de lutte sur Facebook s'affichaient sur l'écran de son ordinateur. « Le premier était de devenir pompier. L'autre de m'engager dans un projet où je serais utile pour la communauté ».

« La sécheresse a rendu certains d'entre nous plus égaux »

Mais dans le passé, la « communauté » était un terme plutôt flou. Pour maintenir la domination blanche, le gouvernement de l'apartheid avait déclaré que les territoires noirs d'Afrique du Sud étaient des « États souverains », bien qu’ils n’aient été reconnus par aucun autre pays. Aujourd'hui encore, les Blancs d'Afrique du Sud disent parfois « ils » pour désigner des personnes noires qu’ils soupçonnent de « mauvaises intentions », dont il faut se méfier comme on se méfie des politiciens corrompus ou des criminels. Il est normal de se plaindre : « Ils ont volé ma voiture », avant même de savoir qui l'a volée. Les différentes communautés d’Afrique du Sud ont toujours eu entretenu des relations entre elles. Elles partageaient une expérience commune, même si c'était sous des angles différents. Je décelais une certaine satisfaction chez Smit, stimulé par la sécheresse, à faire quelque chose de positif pour le plus grand nombre. C'est un sentiment que j'ai ressenti chez certains habitants de la ville. Sur la page Facebook, une femme nommée Valérie confiait que la sécheresse l'avait rendue « plus attentive à ceux qui l'entourent... Cela a rendu certains d'entre nous plus égaux ». Cela lui semblait « humiliant et exaltant à la fois ». En découvrant la littérature blanche contemporaine d'Afrique du Sud, j'ai pu constater que la destruction des infrastructures des privilégiés était thème central. La ruine des maisons, des fermes, des jardins et des piscines, jusqu'à la destruction des portes et des murs par négligence ou par vengeance des personnes historiquement défavorisées. Tout cela était en grande partie présenté comme un scénario eff-

Illustration: Dario Forlin

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rayant. Pourtant, le sentiment que ce n'était pas seulement une peur, mais aussi un fantasme, grandissait lentement en moi. Dans les livres, la transgression des limites donnait aux personnages privilégiés un étrange sentiment d’apaisement. Dans Mon cœur de traître, publié quatre ans avant la fin de la domination blanche, la femme d'un fermier blanc, qui réfléchit à la réconciliation avec les parents de son meurtrier, pense que « la confiance ne peut jamais s’ériger en forteresse, en abri sûr contre la vie... Sans confiance, aucun espoir d'amour ». Mais après l'introduction de la démocratie, les Sud-Africains fortunés et ceux de la classe moyenne se sont construits des forteresses. De hauts murs armés de pointes de fer entouraient les maisons. Beaucoup de ces maisons n'ont même pas de sonnette pour dissuader les visiteurs inconnus. À la place, elles portent de sinistres pancartes avec un crâne ou le nom d’une société de sécurité. Si l'on passe un peu plus de temps avec les privilégiés ou les Blancs, on s'aperçoit qu'ils ont bien conscience du caractère éphémère de leurs « forteresses ». Un ami des environs de Johannesburg m’a récemment confié que lui et sa femme savaient « au fond d'eux-mêmes » que les Blancs d'Afrique du Sud s'en étaient « tirés » malgré des centaines d'années d'injustice. Mais sa femme ne l'admettrait jamais et n'exprimerait jamais de sentiments ambivalents à l'égard de leur maison de cinq pièces ou de leur mode de vie isolé, de peur de devenir la « cible de représailles ». Personnellement, mon ami soupçonne « le contraire ». A savoir que la colère des Noirs monte précisément parce que les Blancs continuent à s'isoler. Et gardent le silence. Le point de vue plus prudent de sa femme, réputée plus prudente, l'emporte généralement. Mais s'il y avait une excuse naturelle pour abattre les murs de la ségrégation et du silence et essayer une autre vie? Serait-ce vraiment si mal? L'historien Jacob Remes de l'université de New York, qui étudie le comportement humain pendant les catastrophes, m'a expliqué que le sentiment d'appartenance à la communauté augmente lors de catastrophes « soudaines », comme les ouragans ou les tremblements de terre, mais que cela ne s'applique pas nécessairement aux catastrophes plus lentes. On peut prédire que les riches essaieront de « s'extraire de tous les inconvénients ». Mais ce que j'avais écrit sur Le Cap l'a amené à se demander si les classes supérieures n'attendaient pas une occasion de prouver à leurs voisins et à eux-mêmes qu'il existait « vraiment quelque chose qui ressemble à une société ».

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À la fin de ma visite, Smit m'a dit qu'il voulait me montrer sa pelouse, un pitoyable paysage de poussière. « Tu n'imagines pas à quel point elle était vert émeraude », m'a-t-il dit en secouant la tête. De nombreux habitants du Cap qui ont plus de moyens valorisent leurs jardins. Ils fonctionnent comme des pays microscopiques, des paradis soigneusement entretenus et supposés intouchables derrière leurs murs, face à l'instabilité de l'espace communautaire désormais inclusif. « Cette petite pelouse », disait Smit, « était mon petit royaume ». Lorsque je lui ai demandé s'il était triste que la pelouse soit morte, il s'est contenté de rire. « Je dois m'adapter », a-t-il dit. « Elle a disparu. Et alors? » Dans un quartier autrefois « blanc » appelé Newlands, des milliers d'habitants du Cap font la queue chaque jour pour obtenir de l'eau à une source naturelle. Hormis le petit poste de police qui surveille les voitures, la source n'est gérée par aucune autorité. Un Indien de 42 ans, Riyaz Rawoot, a œuvré pendant 14 mois à la construction de la source - un long dispositif de béton, de briques, de supports métalliques, de PVC et de tuyaux qui distribue l'eau dans 26 déversoirs - devant laquelle des personnes de toutes origines s'agenouillent avec des cruches comme sur un banc de communion. Rawoot a expliqué qu'il avait construit cette fontaine parce qu'il était issu d'une ethnie où il est normal de « tout partager avec tout le monde ». Anwar Omar, que j'avais rencontré sur la page Facebook et à qui j'avais dit à quel point j'aimais sa douche construite à partir d'un spray insecticide, a insisté pour que j’aille voir la source. Il m'a dit que je verrais quelque chose qui changerait mon opinion sur ce qui est possible dans le monde. Ce qui est intéressant avec la source, c'est qu'elle jaillit d'un quartier autrefois mixte (et aujourd'hui blanc) - le genre de quartiers qui suscitent des tensions en Afrique du Sud, car même les propriétaires historiques craignent encore que quelqu'un puisse venir revendiquer légalement leur terrain. En fait, les ancêtres de Rawoot vivaient deux rues plus loin. Des gens de partout dans les « Cape Flats » y vont, m'a chuchoté Omar. Certains viennent d'aussi loin que Mitchell's Plain, un township situé à plus de dix miles de là. « Ils veulent revenir à la source », a dit Omar. Mais, fait plus intéressant encore, malgré toutes les tensions, malgré leurs craintes, de nombreux habitants blancs semblaient apprécier l'ambiance autour de la source. Et elle était en effet incroyable. Des scènes de foule pacifique, une soixantaine de personnes en tongs, peig-

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noirs, foulards, uniformes d'écoles privées chics et vêtements moulants, tourbillonnaient autour de Harleys et de vélos à moitié cassés, poussant des pots d'eau dans des chariots d'enfants et de supermarché, des trotteurs bricolés et sur des skateboards. Des sacs à dos et des bouteilles d'eau vides étaient éparpillés un peu partout, comme dans un couloir d'école à l'heure du déjeuner. Un jeune homme de 16 ans faisait le poirier pour quelques personnes. Pendant ce temps, Rawoot distribuait des esquimaux parfum raisin. L'ambiance était plutôt au respect du prochain. Les gens se faufilaient délicatement les uns autour des autres en s’effleurant, indiquaient discrètement quel écoulement donnait le plus d'eau, dirigeaient les chariots des autres, se passaient des pots remplis. De nos jours, le rêve d'une société non hiérarchisée n'existe presque plus. L'anarchisme est tout au plus employé par des groupes d'étudiants extrémistes. Pourtant, à la source, on avait l'impression que le rêve était ressuscité. Tout fonctionnait de manière simple, comme une évidence. Abdulrahman, un musulman d’un certain âge, m'a raconté qu'il avait travaillé pendant 48 ans dans les townships en tant que vendeur de boissons rafraîchissantes. Il en avait assez de vendre. Il voulait donner. Il y a quelques semaines, il est venu à la source pour remplir quelques seaux et s'est surpris à tenir le tuyau pendant une heure. Deux jours plus tard, il a refait le chemin de 10 miles - juste pour tenir le tuyau. Il a fait exprès de porter des chaussures trouées « pour que l'eau puisse s'écouler », m'a-t-il dit en riant aux éclats. Il était trempé de la tête aux pieds. Lorsque je lui ai demandé pourquoi il faisait ce travail non rémunéré, il m'a regardé et a ri une nouvelle fois, comme si c'était évident. « Tout le monde est stressé », a-t-il dit. « Tout le monde est pressé ». Mais quand il tient le tuyau, « les gens peuvent enfin se détendre! » « Ça va assez vite? », demande-t-il l’air inquiet à une étrange blonde parée d’un pendentif en forme de croix. « C'est génial! », dit-elle. Son visage s’est illuminé de joie et de fierté. Rawoot, qui a construit les tuyaux de la source et les a payés de sa poche, travaille habituellement comme physiothérapeute. Il m'a emmené dans son « bureau » près de la source - un coin d'herbe desséchée et jonchée de cigarettes - et m'a dit qu'il aimait faire passer les gens « de la douleur à la joie », en les touchant de manière plus intime qu'un médecin normal. La douleur, réfléchit-il, « est comme un sentier battu ». Une blessure initiale peut en être la cause, mais petit à petit, le corps et l'âme s'habituent à la douleur et la ressentent même lorsque la blessure est considérée comme guérie. Le travail de Rawoot en tant que

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physiothérapeute consiste à poser ses mains sur le corps des patients, à les mobiliser et à réorganiser subtilement certaines parties du corps, m'at-il expliqué. Non pas pour les « réparer », mais pour les aider à prendre conscience qu'en eux sommeille déjà la capacité de se sentir autrement.

« Il y a une nouvelle façon de penser. Un déplacement de perspective. »

Enfant, il dit avoir été bouleversé et attristé par les panneaux « Réservé aux Blancs » en Afrique du Sud. Officiellement classée comme « indienne », la grand-mère de Rawoot avait des ancêtres blancs. Il se rendait régulièrement avec sa tante à la gare centrale, où les Blancs, les Coloreds, les Indiens, les Chinois et les Noirs se mélangeaient dans le hall principal - mais partaient tous dans des directions différentes. L'image de ce cosmopolitisme bouillonnant lui est restée. C'est ce qu'il avait espéré lorsque Nelson Mandela a été élu premier président noir d'Afrique du Sud en 1994. « Mais cela ne s'est pas vraiment produit », dit-il en se tournant vers la source. Au lieu de cela, à 15 miles de Newlands, à Khayelitsha, l'immense township construit dans les années 1980 et habité par des millions de Noirs, la plupart des familles souffrent d'insécurité alimentaire et vivent dans des abris de fortune. Cindy Mkaza, une pédagogue qui y travaille et y a grandi, m'a dit que le plaisir de la sécheresse n'avait pas vraiment atteint ses élèves. La plupart d'entre eux n'ont de toute façon ni jardin ni douche, et pendant des années, le système d'eau sous-alimenté a été coupé à plusieurs reprises sans avertissement. « C'est comme s'ils vivaient déjà cette vie de sécheresse de toute façon », dit-elle. La municipalité ne se soucie pas de la taille des ménages lorsqu’elle impose la limitation d’approvisionnement, à moins qu'un habitant n'entreprenne une procédure d'appel fastidieuse. Parce que les plus pauvres vivent souvent très nombreux dans une maison qui n'a été conçue que pour une seule personne, ils pâtissent davantage de la pénurie d'eau. Shaheed Mohammed, qui vit dans un autre township pauvre appelé Athlone, m'a raconté que son voisin se lève tous les matins à quatre heures pour aller chercher de l'eau dans des seaux pour sa famille nombreuse avant qu'un dispositif de limitation posé par la ville sur ses installations sanitaires ne se mette en marche et ne ferme le robinet. Lorsque j'ai parlé à Cindy Mkaza, l'éducatrice, de la femme du groupe Facebook qui avait dit qu'elle était « pleine d'humilité » parce qu'elle devait se soucier de l'eau, elle a simplement ri. Elle a dit que les voisins de sa mère, qui avaient rarement les moyens de payer les trois dollars né-

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cessaires pour se rendre en ville en taxi minibus, n'avaient aucune idée des efforts consentis par les habitants les plus fortunés du Cap. Et elle s'inquiétait du fait que les classes moyennes et supérieures auraient toujours plus d'options que les pauvres si la situation devenait vraiment incontrôlable. Les plus riches pourraient toujours forer pour trouver de l'eau, ou déménager. Mohammed, quant à lui, a ressenti une nouvelle forme de curiosité de la part de Blancs ou de voisins de classes supérieures, dont il n'avait pas l'habitude de recevoir beaucoup d'attention. « Il y a une nouvelle façon de penser. Un déplacement », dit-il. Lors de réunions d'un groupe appelé Water Crisis Coalition - association pour la crise de l'eau - dont les membres sont principalement des personnes de couleur. Il a remarqué des habitants du Cap qui ne viennent habituellement pas dans les townships. Des Blancs, des riches, et même un sioniste en faisait partie. Historiquement, réfléchissait Mahomet, ils sont différents à tant d’égards. Mais nous avons toujours rêvé de ce genre d'unité. Nous n'étions pas sûrs que la rhétorique selon laquelle les Blancs sont les « colonialistes » soit toujours vraie ou doive l'être. Mohammed était ravi de voir que ses nouveaux alliés étaient prêts à fournir des compétences et des ressources que lui et ses compagnons n'avaient pas. « Ces gens ont souvent un accès plus facile à Internet. Ils peuvent déposer des plaintes auprès du gouvernement et faire des propositions sur la manière dont les grands foyers devraient être traités ». Plus encore, Mohammed a été touché par la façon dont les Blancs et les plus riches ont reconnu son utilité. Lors d'une réunion de la Water Crisis Coalition, des participants blancs ont fait l'éloge d'une gigantesque manifestation organisée par des personnes de couleur dans les années 1960 pour protester contre l'injustice raciale, comme source d'inspiration sur la manière dont les gens peuvent s'allier pour changer les choses. Une femme blanche lui a dit : « Nous avons besoin du soutien des Cape Flats. Sans le soutien de Cape Flats, nous ne sommes rien ». La sécheresse a entraîné des changements bien plus importants que la simple attitude envers sa consommation d'eau individuelle. Un gardien de voitures dans un quartier riche m'a dit qu'il voyait davantage d'habitants marcher, ce que les personnes aisées de certains quartiers sud-africains ne font pratiquement jamais. À sa source, Rawoot a attiré mon attention sur un groupe de porteurs qui gagnent de l'argent en poussant des récipients pour les autres. En Afrique du Sud, les travailleurs non qualifiés, comme les gardiens de voitures, se disputent

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souvent leur territoire. Mais ici, les porteurs qui venaient d'arriver étaient assis patiemment sur le trottoir et laissaient le travail aux plus expérimentés. « Ils se traitent spontanément avec un nouveau type de respect », a déclaré Rawoot. « Une nouvelle culture de la courtoisie ». Il y a une peur fondamentale de l'homme face à ceux qui n'ont pas de chance. De la peur qu'ils transforment un jour leur colère en brutalité si l'ordre n’est pas imposé par le haut. Fidèle à la devise « chacun pour soi ». Cette peur est peut-être encore plus forte aujourd'hui qu'hier, à une époque où des phénomènes comme le Brexit ou Donald Trump donnent à certains le sentiment que la volonté du peuple est synonyme de tribalisme autodestructeur, et où des élites comme les dirigeants de Cambridge Analytica nous informent que les gens ne sont rien d'autre que des illusions que l'on peut manipuler à sa guise en puisant dans leurs peurs. Nous qualifions aujourd'hui de sage le fait de supposer que les gens ne peuvent être motivés que par l'intérêt personnel, le statut et la peur. Il est considéré comme imprudent de croire que nous pourrions être motivés en masse par le désir de montrer du respect - ou par l'amour. J'ai rencontré Lance Greyling, le directeur de l'économie et des investissements du Cap qui avait promis de me révéler une information sur la sécheresse que peu de gens comprendraient. Greyling a admis n'avoir pratiquement jamais entendu parler du « problème de l’eau » avant de rejoindre le gouvernement en 2015. Les indicateurs de précipitations avaient certes diminué lentement et surement pendant des décennies, mais les pénuries d'électricité semblaient bien plus urgentes. Puis, la prise de conscience d'une crise de la sécheresse a soudainement grimpé. En mai 2017, la maire a prononcé une prière au pied de la Montagne de la Table pour implorer le ciel de lui fournir de l'eau. Anthony Turton, un éminent expert en gestion de l'eau, a annoncé que Le Cap ne devait plus compter que sur une « force majeure ». Dieu ou quelque machine incroyablement énorme, puissante et fantastique. Greyling, un joyeux drille de 44 ans, rit aujourd'hui en repensant aux idées désespérées que le gouvernement a promues pour ne pas avoir à compter uniquement sur le changement de comportement des habitants du Cap. Faire venir une usine de dessalement d'Arabie saoudite, faire venir un iceberg de l'Antarctique. En novembre, la ville a recruté des spécialistes de la communication stratégique qui ont convenu que la meilleure solution était de faire craindre le pire aux habitants. Les fonctionnaires municipaux ont remplacé leurs douces et gentilles supplications à économiser l'eau par des déclarations pessimis-

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tes, risibles et agressives. Ils ont utilisé les dispositifs de limitation de l'eau dont Mohammed m'a parlé plus tard, connus sous le nom d'« aqualoc ». Une mesure semblable à la technique de l’anneau gastrique chez les patients obèses. Le principe est simple: si vous tentez de consommer plus que votre quota quotidien, on ferme votre robinet.

En 2025, la moitié de l'humanité vivra dans des zones où l'eau sera devenue une ressource rare.

Les techniciens installent désormais 2 500 appareils de ce type chaque semaine. Et en janvier, la maire a annoncé que le fameux « jour zéro » n'était plus une simple supposition mais bien une certitude. Le gouverneur de la province a mis en garde contre la menace d'anarchie. « Jusqu'à ce jour », a-t-il ajouté tristement, « plus de 50% des habitants du Cap ont ignoré nos incitations à faire des économies d'eau ».

Pourtant les dispositifs d’économie sur le principe de l’anneau gastrique ont bien fonctionné. Les autorités municipales ont pu voir comment la consommation d'eau diminuait rapidement. Pendant l’entretien, Greyling a avoué que les déclarations les plus dystopiques du gouvernement n'étaient « pas vraiment vraies ». La majeure partie de la population du Cap avait réduit sa consommation d'eau, même si certains n'avaient pas réussi à passer sous la limite. La conclusion selon laquelle le « jour zéro » était une sorte de ligne rouge fixée par Dieu, au-delà de laquelle l'eau de la ville « s'épuiserait », n'était pas non plus tout à fait précise ; le jour représentait seulement cette hauteur du niveau de l'eau dans le réservoir en dessous de laquelle la ville avait décidé de rationner l'eau de manière encore plus drastique.

Dans un certain sens, ces mesures étaient extrêmement courageuses. Greyling a déclaré que le message que le gouvernement voulait envoyer aux captoniens était également le suivant : « Écoutez, les gars, nous ne maîtrisons pas complètement la situation. En fait, c'est entre vos mains ». Un gouvernement qui dirige par la force tout en admettant ses limites au lieu de promettre monts et merveilles, c'est une conception de la politique qui a le mérite de se démarquer.

Mais peu ont reconnu au gouvernement son originalité. Et ne le feront probablement jamais. Daniel Aldrich, spécialiste de la résilience post-catastrophes à l’université Northeastern, m'a expliqué que la perte de confiance d'une population dans son gouvernement après une catastrophe est assez classique, voire inévitable. Aldrich a mené des études de terrain approfondies au Japon après le tsunami de 2011, qui

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avait contribué à faire passer le Japon de l'un des « pays les plus confiants envers ses gouvernants à l’un des plus défiants ». Les gens forment de nouvelles alliances contre un ennemi commun, surtout un ennemi naturel, a-t-il expliqué. Mais si cet ennemi disparaît, les gens, malheureux à l'idée de devoir abandonner leur nouvelle foi en l'autre, se cherchent une nouvelle cible.

Lorsque le chef du principal parti politique du Cap a annoncé début mars que les habitants devaient célébrer la réduction drastique de la consommation d'eau et que le jour zéro pouvait désormais être évité, la colère s’est emparée du Cap. Certains ont traité le gouvernement d'idiot cette annonce risquait d’encourager le retour à certaines habitudes paresseuses. D'autres se demandaient si la crise n'était pas une pure invention pour inciter la population à payer plus d'impôts. Certains ont même fait voler des drones au-dessus du plus grand lac de barrage du Cap pour savoir s'il était secrètement plein d'eau. (Il ne l'était pas).

En 2025, la moitié de l'humanité vivra dans des zones où l'eau sera devenue une ressource rare. Cela fait du Cap un cas particulier. D'une part, on peut observer comment il est possible de gérer une crise des ressources effrayante de manière audacieuse et avec succès. D'autre part, l’exemple du Cap est en réalité un contre-exemple qui a permis de montrer comment un gouvernement qui n’est pas dénué de leadership énergique a fait se retourner le public contre lui et finit par anéantir toute solution envisageable. Pendant mon séjour au Cap, la méfiance et l'hostilité croissantes entre le gouvernement et les citoyens semblaient perdre toute chance de résolution. Ce n'est pas notre faute, tout est de votre faute, c'est ainsi que Greyling résumait les réactions qu'il recevait. Cela semblait le blesser. Il a soupiré quand nous avons parlé du groupe d'activistes de Mohammed. « Malheureusement, beaucoup de idées confinent à l’absurde », a-t-il dit. Et quand j'ai mentionné la source de Rawoot, il a gémi.

Selon Rawoot et un témoin de l’événement, un conseiller de district l'a traité de « fou » lors d'une réunion publique en mars. Un professeur qui avait rédigé un essai sociologique sur la source m'a confié que de nombreux fonctionnaires « ne voulaient pas et ne pouvaient pas croire » que Rawoot travaillait sur la source à titre uniquement gratuit. Ils étaient convaincus qu'il recevait de l'argent de quelqu'un pour entacher l'image du gouvernement. Les fonctionnaires municipaux ont qualifié la source de problème public, de risque pour la santé, de construction chaotique dressée par des personnes dépourvues de toute idée de la pla-

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nification centrale. Ils veulent détourner l'eau vers une piscine gérée par la ville, ce qui détruirait sans aucun doute son caractère. « Il y a eu des disputes à la source », a déclaré Greyling, « et la ville y a posté des policiers ». Mais Cindy Mkaza, qui continue de puiser de l'eau à la source, et le professeur m'ont dit que les disputes étaient extrêmement rares. Lorsque j'ai décrit à l’employé du gouvernement la scène magnifique à laquelle j'avais moi-même assisté à la source, il m'a répondu en me mettant en garde : « Je n'ai pas de preuve du contraire. Mais soyez certains qu'il y aurait beaucoup plus à découvrir à ce sujet si vous voulez vraiment toute l'histoire ».

« Alhamdulilah », écrivait Bahia. « Merci, déesse de la pluie! », répondait Wayne.

Quand je suis rentré chez moi, à Johannesburg, j'ai tiré la chasse d'eau. Mais avant cela, j’ai suspendu mon geste pour réfléchir. Un jour, une thérapeute m'a conseillé d’aller en vacances avec un ami avec lequel j'avais des problèmes. Elle pensait que le changement de lieu pourrait nous aider à nous voir sous un autre jour. « Mais nous reviendrons à la maison au même endroit », avais-je objecté. « Un souvenir », a-t-elle dit, « c’est aussi une possibilité ». En fait, il existe depuis longtemps un consensus sur le fait que l'inimaginable nous attend. La course aux ressources, la mondialisation continue et avec elle les conflits culturels qui l'accompagnent, la fin annoncée du système économique qui fonde la civilisation moderne. Et plus nous attendons, plus il sera difficile d’entreprendre quelque chose pour parer ces changements. C'est ce que l'on ressent. James G. Workman, auteur, entrepreneur et expert en eau, a su capter cette angoisse dans son livre Le cœur de la sécheresse, paru en 2009. « Nous ne gouvernons pas l'eau », écrivait-il, « c'est l'eau qui nous gouverne ». Sans certitude quant au futur approvisionnement de cette ressource essentielle - omniprésente, en grande partie cachée dans les sociétés industrialisées, rendue plus imprévisible par le changement climatique - la société pourrait se désintégrer. Workman s'est inquiété de ce que, « du point de vue anthropologique pur, l’espèce humaine démontre combien chacun n’agit jamais que dans son propre intérêt ». Le Cap suggère le contraire. Il se pourrait que les gens attendent simplement quelque chose qui les mette au défi, une occasion de dépasser leur cynisme las de la politique et de prouver qu'ils peuvent être de bons voisins, qu'ils voient au-delà de l'argent et du succès, qu'ils inventent

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ensemble des solutions intelligentes pour déjouer leurs nouveaux tortionnaires. Il se pourrait que certaines catastrophes – celles, naturelles, frappent de manière plus neutre et soient donc plus acceptables que celles qui sont le fruit de la politique - ouvrent peut-être des opportunités de changement dans des domaines qui semblaient jusqu'à présent dans l’impasse. « Il y a une faille dans tout ce que Dieu fait », disait Ralph Waldo Emerson, un philosophe et écrivain américain du XIXe siècle, « un événement inopiné qui se glisse à l'improviste, jusque dans la poésie désinvolte et pleine d'audace où notre imagination veut nous emmener ». « La faille est là pour laisser la lumière entrer », dit Rumi. Peutêtre pressentons-nous que la longue période de croissance et d'enrichissement personnel prendra bientôt fin. Peut-être savons-nous, au plus profond de nous-mêmes, que nous devons revenir à l'œuvre de l'homme, qui est ancrée dans la nature et ne s'élève pas au-dessus d'elle. Peut-être même que cela nous soulagera, nous procurera de la joie. Peut-être s'avérera-t-il que nous sommes plus ouverts que prévu et que nous sommes capables d’accepter des conditions de vie moins agréables. Il est difficile de prédire lesquels de ces changements resteront au Cap. Mais au moins, ils deviendront un souvenir. Je me souviens avoir conduit depuis la maison des Tarling, loin derrière la montagne, en direction du Cap, quand il s'est soudain mis à pleuvoir à verse. D’instinct, un instinct tout neuf ou depuis si longtemps oublié et qui venait d'être réactivé, je me suis garée sur le bord de la route et j'ai regardé tranquillement les gouttes frapper le pare-brise et capter la lumière des lampadaires, semblables à ces cercles de lumière qui annoncent un film au cinéma ou la naissance d'un univers minuscule. Je suis allée sur Facebook. 400 personnes avaient déjà posté quelque chose. « Je viens d'annoncer à une salle pleine lors d'une réunion qu'il pleuvait, et tout le monde s’est mis à applaudir! », postait Lesley. « Vous pouvez bien prendre un parapluie, personne n'arrêtera la pluie », écrivait Moegsien. « Maintenant, il pleut à Mitchell's Plain », répondait Carmelita. « Pluie à Sea Point », renchérissait Gillian. « Merci, Dieu! Notre noble sauveur! », s’enthousiasmait Cobie. «Alhamdulilah », écrivait Bahia. « Merci, déesse de la pluie! », répondait Wayne « Le dieu des nouilles soit loué. R'amen », concluait Roxanne.

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EN BREF Un mot désigne le manque d'eau alarmant : stress hydrique. Ce phénomène est à l’œuvre quand des quantités trop importantes sont prélevées dans les réserves d'eau douce. Celles-ci ne peuvent alors pas se reconstituer suffisamment. Pour éviter le stress hydrique, l'ONU souhaite que l'on ne touche pas plus de 25 pour cent des réserves d'eau renouvelables provenant des rivières et des précipitations. Plus de deux milliards de personnes dans le monde souffrent déjà de ce phénomène, selon l'ONU. Et leur nombre ne fera qu’augmenter à l'avenir, car depuis les années 1980, la consommation d'eau dans le monde augmente d'environ un pour cent par an. Selon les prévisions, cette tendance va se poursuivre, ce qui correspondrait d'ici 2050 à une augmentation de 20 à 30 pour cent de la consommation actuelle. La situation est encore aggravée par le changement climatique qui provoque davantage de sécheresses et des vagues de chaleur plus fréquentes.

COMPLEXE Une chose est sûre : il n'y a pas de quoi enjoliver le changement climatique. Il est déjà perceptible aujourd'hui. Mais même si les effets négatifs prédominent nettement, il existe des effets secondaires positifs. Ainsi, on peut lire sur le site Internet de l'Agence fédérale pour l'environnement d’Allemagne que « des hivers plus doux peuvent par exemple réduire les effets des périodes de froid sur la santé, diminuer les temps d'arrêt dans le secteur du bâtiment ou réduire nos besoins en énergie de chauffage. Des effets positifs sont également possibles dans d'autres domaines ». Et grâce à Greta Thunberg et au mouvement « Fridays for Future », la jeunesse vit actuellement une politisation comme on n'en avait plus vu depuis des décennies, et pas seulement en Allemagne.

A PROPOS DE L'AUTEUR Eve Fairbanks, 36 ans, vit depuis dix ans en Afrique du Sud. Elle a été envoyée au Cap par son rédacteur en chef du Huffington Post pour couvrir la crise de l'eau. « Dès que je suis arrivée, j'ai réalisé à quel point la situation sur place était fascinante », dit-elle, « au Cap, les changements démographiques et sociaux sont très rapides ». Fairbanks continue de croire que des crises écologiques comme la sécheresse au Cap peuvent laisser place à des développements sociaux constructifs. "Les habitants ont vécu leur ville d'une manière plus positive pendant la crise, même si elle ne fonctionnait pas aussi parfaitement que d'habitude". Ce changement est à l’œuvre encore aujourd'hui, ajoute-t-elle. Et son propre comportement a aussi un peu changé après ce reportage : Fairbanks ne tire plus la chasse d'eau après chaque passage. Mais elle continue à arroser sa pelouse.

En savoir plus sur le changement climatique: #38 — Wein aus Nordeaux — par Fabian Federl

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MARINA SKALOVA

Genève

« Les villes sont des corps aux cicatrices lentes qui se ressourcent d’autant mieux qu’un fleuve coule en leur cœur », écrit Cécile Wajsbrot dans Nevermore, mon livre de chevet actuel. Genève est une ville pleine de ressources, généreusement pourvue en cours d’eaux, qui la ressourcent abondamment. Son lac et ses fleuves dessinent son anatomie, gonflent ses poumons. Ses cicatrices ne paraissent jamais. On dit qu’il faut se méfier des eaux trop douces. Le lac Léman est une vaste étendue inquiétante. En regardant ses flots impassibles, je m’imagine sombrer telle une pierre, avalée par l’anesthésie contemplative. Il en est autrement des fleuves. Le Rhône et l’Arve sont des eaux tumultueuses. Elles se jettent l’une dans l’autre comme des loups se sautent à la gorge. Elles ont souffert et font souffrir. Elles ne s’en cachent pas. C’est Rémus et Romulus. Deux frères, le plus grand – le Rhône – ayant indubitablement l’ascendant sur son cadet. C’est pour cela que je veux regarder Genève depuis l’Arve, depuis sa marge – une rivière 136 plus qu’un fleuve, affluent surexcité, chien fou dévalant du haut du Mont-Blanc avant de s’échouer dans le Rhône. C’est là, chez moi. Depuis ma fenêtre, j’entends le bruissement d’une petite chute d’eau. Pour apaiser le déferlement des flots, des rochers ont été entassés en guise de digues. L’eau tourbillonne autour, forme une petite cascade circulaire, avant de ralentir. Des versants de terre abrupte mènent à de petites plages de cailloux, des troncs fracassés flottent à la surface de l’eau. De petits sentiers buissonneux s’esquissent, des chiens s’égarent dans les feuillages. Plusieurs tentes de sans-abris se cachent entre les branches. Depuis la fermeture du centre d’hébergement dans l’ancienne caserne des Vernets – ouvert à la va-vite lors du premier confinement puis refermé tout aussi vite – les personnes sans domicile errent sur les flancs terreux des bords de l’Arve. Nombreux se sont amarrés ici, dissimulant leurs sacs de couchage dans l’entrelacs 136 des arbres, hantant ce territoire un peu sauvage, au dos d’une zone industrielle en recon-

version perpétuelle. Le matin, lorsque mon fils et moi nous rendons à la crèche main dans la main, certains nous saluent. Ce sont toujours les mêmes, assis sur les bancs audessus des quais. Hommes seuls, très propres sur eux. Sourires polis. Là dès la levée du jour, aspergés par la rosée de l’aube, attendant que les heures filent. L’un entasse ses possessions dans un caddie, l’autre a dû les entreposer ailleurs. Ils connaissent notre heure de passage. Mon fils sait d’avance qui occupe quel banc. Nous bifurquons vers le quartier des Augustins. A notre droite, un Théâtre de Marionnettes de Genève, blotti dans l’angle d’une cour d’école primaire. Sur la gauche, les façades roses d’un salon de massage, où des travailleuses du sexe exercent le plus vieux métier du monde. Tôt le matin, les deux bâtiments sommeillent. Mon fils ne distingue aucune différence de nature entre les deux vitrines, qui se font face en toute quiétude. Rien ne trouble son regard innocent, sûrement pas la candeur apparente des rues, où tous les commerces se valent. Il s’intéresse bien plus à l’enseigne colorée de la station-service Tamoil et à son service de lavage de voitures. Je l’embrasse et le laisse pour la journée. Mes pas me mènent à nouveau le long du fleuve. Les corneilles croassent. Je regarde les oiseaux déchaînés piqueter les cailloux. Aux premières heures du jour, je croise quelques joggeurs sur les quais, de jeunes parents, des propriétaires de chiens. Je descends l’un des escaliers métalliques tapissés de graffitis colorés, m’assois sur la terre sablonneuse. Des troncs enchevêtrés barrent la route. Des adolescents se bécotent dans le feuillage. Je m’approche de l’eau. Sa pâleur verdâtre empêche de voir le fond. Mon regard plonge vers les flots boueux. Ils sont de la même couleur que les bâtiments officiels à Berne, un kaki pâle, comme un uniforme militaire délavé. Bientôt, la caserne des Vernets sera confiée à une coopérative, qui transformera les lieux en ateliers d’artistes. Une occupation plus que temporaire : le bâtiment doit être démoli d’ici la fin de l’année prochaine. Un nouveau quartier verra le jour ici, des arbres seront rasés, des logements construits. Dans l’intervalle, cette zone indéfiniment éphémère a quelque chose d’une friche : tous les jours, je longe ses clôtures aux tags bariolés, passe devant plusieurs petits théâtres, la cour de la Parfumerie occupée par des roulottes et divers bric-à-brac. Au fond du fleuve, j’aperçois parfois des carcasses de vélos et des caddies de supermarché, enlacés par les algues et la végétation fluviale. La plupart du temps, l’eau brunâtre reste opaque. Elle ne révèle pas, ne reflète rien. Dans cette ville, je ne rencontre personne, ou alors des personnages erratiques, vagabonds plus qu’habitants. Genève est un conglomérat de veines gondolées par une eau sibylline. Si Genève était un type de personnalité, elle serait sans doute de profil évitant. Elle s’échappe dès que je tente de la saisir. On n’imagine pas épouser ses trottoirs, faire l’amour dans ses recoins. Chaque matin efface le souvenir des nuits passées, que les bris de verre ne rappellent que rarement sur l’asphalte. Genève sait pourtant être festive, débordante peut-être même – mais pas exubérante. On cherche en vain le moment où les nuits basculent du côté des jours, où la transgression farde la lumière d’ombres irisées. Genève est un corps sans organes. La Jonction, le lieu où les deux fleuves confluent, n’évoque pas une cicatrice, la suture de deux bouts de chair s’intriquant inexorablement, mais plutôt une greffe qui aurait du mal à prendre. Les eaux du Rhône brillent d’un somptueux bleu verdoyant, celle de l’Arve gardent leurs teintes olivâtres. A Genève, on se côtoie plus que l’on ne s’interpénètre. Chacun s’agrippe à son étrangeté, sa singularité. Il n’y a guère autre chose à quoi se tenir.

ANJA SCHMITTER Kreuzlingen

Kreuzlingen Bärenplatz. Je descends du bus. Nous sommes à la mi-avril, des flocons de neige fondus tombent du ciel. Dans le petit parc à côté de l’arrêt de bus, il n’y a pas de fumeurs de joints, pas de gymnasiens. Juste un garçon fait de métal. Son pénis tagué en rose est la seule tache de couleur chaude dans cette journée autrement grise. Je rabats ma capuche sur ma tête et me mets en mouvement. À gauche de la Bärenplatz, il y a un rond-point, à droite un autre. Ils ressemblent à des roues dentées qui poussent les voitures à poursuivre leur route. Comme pris dans un énorme engrenage, les véhicules tournent autour des giratoires et la circulation s’écoule ensuite dans différentes directions. Comme si personne ne voulait s’arrêter à Kreuzlingen, et encore moins y rester. La route qui mène directement à Constance via la douane principale s’appelle « Boulevard » depuis 2011 et est censée être une zone de rencontre. Je croise deux ou trois personnes pressées. La fine neige se transforme en pluie et j’accélère le pas à mon tour. Au centre géo138 graphique de la ville se trouve une colonne publicitaire, sur laquelle il est écrit dans un semblant de promesse : « Il se passe toujours quelque chose à Kreuzlingen ». Sur la colonne est collé le programme culturel officiel de la ville, de mars à juin. Et juste à côté, la photo d’un chat qui s’est échappé. Oui, il se passe quelque chose à Kreuzlingen. Mais qu’est-ce qui fait l’âme de Kreuzlingen ? Le restaurant Traube am Zoll a fermé pour cause de pandémie, le poste de douane est inoccupé depuis des années. Je passe la frontière et me souviens que lorsque nous étions enfants, nous sautions d’un pays à l’autre à cet endroit précis : Suisse, Allemagne, Suisse, Allemagne. Nous restions les jambes écartées, pour être à la fois en Suisse et en Allemagne. Constance était ma deuxième ville. Constance a fait de Kreuzlingen, ma première ville, une agglomération. « Ville universitaire », c’est ce qu’on peut lire sur un panneau jaune foncé de l’autre côté de la frontière. Puis suit 138 un kebab. Je fais quelques pas dans la rue principale, qui s’appelle ici Kreuzlingerstrasse.

Les rares passants qui circulent parlent le suisse allemand. Au printemps 2020, la commune de Kreuzlingen a été séparée de sa ville. Pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, les frontières étaient fermées. Des clôtures traversaient les quartiers résidentiels : les couples, les familles, les villes étaient séparés. La vieille ville de Constance est quasiment limitrophe de Kreuzlingen. C’est la vieille ville qui manque à Kreuzlingen et qu’elle partage bien entendu. Lorsqu’on s’y intéresse de plus près, on remarque que l’architecture est ici légèrement différente de celle du côté suisse. Devant les maisons, des pierres d’achoppement (Stolpersteine) dorées et brillantes sont parfois incrustées dans le sol à la mémoire des victimes du national-socialisme, un souvenir encore bien vivant. Le soleil perce les nuages, il fait plus chaud, mais peu de gens sortent. Je me demande si le passage de la frontière est autorisé en ce moment et retourne rapidement en Suisse. Gare centrale de Kreuzlingen. Trois distributeurs de snacks, un distributeur de café, un Prontophot. Quelques casiers de consignes, des abris çà et là. Les abris ont partout la même odeur : celle de la fumée de cigarette éventée. En train, je fais un arrêt à Kreuzlingen Hafen. Il se remet à pleuvoir. Je m’abrite sous le toit de l’Avec jusqu’à ce que la pluie s’arrête. À côté de moi, trois jeunes les yeux un peu dans le vague et deux ouvriers du bâtiment qui passent leur pause de l’après-midi attendent aussi la fin de l’averse. Personne ne se parle. École cantonale de Kreuzlingen. La dernière fois que je suis venue ici, c’était pour le jubilé en 2019. Un véhicule blindé Mowag avait été placé en plein centre de l’endroit où se tenait la fête. Lorsque j’ai demandé pourquoi, on m’a fait savoir que cela ne posait pas de problème particulier, que le Mowag Eagle n’avait rien à voir avec la guerre, qu’il était ici pour symboliser la fierté des entrepreneurs de Thurgovie. Soit. En retournant à la Bärenplatz, je me 139souviens que Kreuzlingen nous semblait souvent trop calme. Il nous manquait, à nous les adolescents, les manifestations du 1er mai ou la Streetparade. Nous rêvions d’évasion et d’anonymat. Au lieu de cela, nous allions chaque année au festival transfrontalier Fantastical. Au Siebenschläferzelt, tout le monde se connaissait. Je retourne en bus au village où j’ai grandi. Et tandis que la pluie tambourine à nouveau sur les vitres, d’autres souvenirs me reviennent soudain : les heures passées à flâner dans le Seeburgpark de Kreuzlingen, les herbes hautes qui dansent dans le vent, les éclats de rire, les premiers baisers, les journées de ciel bleu sans fin, la crème glacée, la crème solaire, le lac de Constance dans les oreilles. Et quand la bise arrive, les vagues qui se déchaînent et bruissent. Comme au bord de la mer. Pleine d’espoir, me voilà replongée en été. Mais lorsque je descends du bus fin juillet à la Bärenplatz, le ciel est à nouveau gris, de grosses gouttes s’écrasent sur des routes d’un gris tout aussi implacable. Il semble que seule la végétation ait changé au cours des derniers mois : la statue près de la Bärenplatz est entourée de fleurs à hauteur de taille, dont la tête s’incline sous la pluie. En regardant à travers les fleurs violettes, je réalise qu’entre-temps, on a au moins pris la peine de nettoyer la meilleure partie du garçon en métal. Je refais la promenade que j’avais pour habitude de faire au printemps. Devant le Traube am Zoll toujours fermé, je m’abrite finalement sous le toit, résignée, et j’écris dans mon carnet de notes qu’il pleut et que rien ne se passe. « Hendo de notiot ? » me demande soudain un homme âgé en désignant avec effroi sa petite voiture garée à côté de la mienne sur un parking. « Han extra zwe Franke inegloh ! » Je lui explique que je ne suis pas là pour distribuer des PV, mais que j’écris un texte sur Kreuzlingen. Il rit, soulagé. « Do hendo abo viel z vozelle », dit-il en continuant son chemin. Je ne suis pas sûre de savoir ce qu’il voulait dire. Je le regarde passer la frontière sous la pluie et disparaître en Allemagne.

BETTINA WOHLFENDER La Chaux-de-Fonds

Ma première rencontre avec La Chaux-deFonds a eu lieu dans le Toggenburg. Je jouais au Monopoly avec ma grand-mère et La Chaux-de-Fonds était l'endroit le plus exotique qui soit. Je le prononçais en allemand, avec ce ch, ce au, ce x, et ma grand-mère riait, me donnait la carte, les maisons en plastique vertes et les hôtels rouges. Ce n'est que bien plus tard que j'ai pris pour la première fois le train régional de Bienne pour traverser la vallée de Saint-Imier avec tous ces villages qui commencent par un C - Corgémont, Cortébert, Courtelary, Cormoret - et que j'ai atteint la limite du brouillard avec le sentiment d’arriver sur un balcon qui émergeait du reste de la Suisse. La ville est loin des grands axes. Y aller signifie que vous en avez eu l’intention ou bien que vous vous êtes perdu. C'est qu'il faut prendre de petits trains qui finissent immanquablement par être annulés ou retardés indéfiniment. Vivre ainsi loin des grands axes ne semble pas gêner les gens d'ici. Au contraire. Voilà neuf ans que j'ai emménagé dans ma ville de Monopoly, et depuis que j'y suis, on ne manque jamais de me rappeler qu'à La Chaux-de-Fonds, autrefois, il y avait beaucoup d'autres Suisses alémaniques, qu'ils avaient même leur église, et que tout est allé si vite : de l'alpage au village, puis à la métropole horlogère. En 1880, un tiers de la population de la ville était originaire de Suisse alémanique. La plupart sont repartis. Le Temple Allemand est aujourd'hui un théâtre. Quelques mots sont restés, quelques noms aussi. Aujourd'hui, les Nussbaum, les Kaufmann ou les Aeschlimann ne parlent pas plus le suisse allemand que les Dubois, les Sandoz ou les Droz. Les ancêtres de mes enfants du côté de leur père sont eux aussi originaires de Suisse alémanique. L'arrière-arrière-grand-père était garçon d'orgue au Temple, il prenait soin des soufflets et des vents. Il parlait encore le suisse allemand, mais la langue maternelle s'est progressivement perdue. Seuls quelques germanismes ont survécu au fil des décennies. 140 Quand il parle de ses parents, le grand-père de mes enfants dit le fatre et la moutre. Je

fais exprès de lui dire grossfatre, même si je sais pertinemment que ça ne se dit pas puisque seul le fatre se dit encore. Tous les matins, les corbeaux effectuent un vol aller du lycée vers la station de compostage, puis un vol retour le soir. Lorsqu'un bip me réveille la nuit et que des lumières orange clignotent et parcourent les rideaux et les murs de ma chambre, je sais qu’il neige. Les lames des chasse-neiges raclent les routes. Il y a de l'électricité dans l'air ces matins-là. Nous pensons à toute cette neige tombée et espérons qu'il va encore neiger. Nous construisons des géants, des châteaux avec des toboggans, un parc plein de bonshommes de neige. Mais les hivers où la neige reste plusieurs semaines font partie du passé, du temps où grossfatre était encore un enfant. Aujourd'hui, les jours de neige sont entrecoupés de jours sans, ou de jours de neige fondue. Mes enfants disent Pflotsch, ils disent pètche. Je crois que la plupart des mots qui sont restés ici commencent par un s : schlaguer, schwenser, schneuquer, le schnec, le steck, le speck, la strasse, les spätzli, le schlouck, les schlecks, la stimmoung, le spatz, le schnetz, le schnaps, le stamm, le stempf –Une fois, les éléphants aussi sont restés ici. En 1914, les artistes du cirque Hagenbeck ont dû repartir en Allemagne pour faire la guerre, tandis qu'à La Chaux-de-Fonds, on s'occupait des éléphants, on leur faisait porter du charbon et de l'eau à travers la ville. Le plus petit est mort de froid et fait toujours partie de la collection du Musée d'histoire naturelle. Sur une pente enneigée, le grossfatre dit : on fait une rütschée ? Il fléchit légèrement les genoux et glisse sur ses talons en bas de la pente. Quand le printemps arrive au pied du Jura, l’impatience me gagne. Mes enfants crient : les tatouillards ! Les gros flocons de neige qui tombent du ciel au ralenti et qui fondent aussitôt sur le sol. Ils sont si beaux que je ne peux pas en vouloir à l'hiver qui s'obstine. Les martinets noirs ne tardent pas à revenir 141dès que les stalactites se détachent des gouttières. Leurs cris, leur vol rapide. Ils fendent l’air de leurs ailes en forme de faucille et chassent au-dessus du plan en damier de la ville dont les noms de rues racontent encore la détermination et la générosité qui ont présidé la reconstruction de la ville après l'incendie de 1794 : rue de l'Avenir, avenue Léopold Robert, boulevard de la Liberté. Par les belles journées d'automne, nous nous promenons dans les champs et faisons un feu entre les grands épicéas. Une torrée. Nous enroulons les saucissons neuchâtelois dans des (véritables) feuilles de choux et du papier journal, ficelons des paquets compacts que nous humidifions avec de l'eau puis les mettons à cuire sous la cendre. Le grossfatre s’écrie : le fatre, il a schlagué le katz avec un steck en bas de la strasse. Nous rions. C'est un jeu de son enfance. Jouer à celui qui peut mettre le plus de mots sauvés dans une phrase. Mes enfants parlent comme ça. Pas avec des mots anciens mais avec des mots ajoutés. Je peux avoir un Zuckerbolle? Lueg, il y a un Bagger! Tu peux me chräzebuggele? J'ai hérité du Monopoly et de la luge en bois de ma grand-mère. Mes enfants montent dessus et je les tire dans le labyrinthe que dessinent les hauts murs de neige et les façades rectilignes de la ville, qui s’étendent vers l'infini, toujours plus loin, avec cette sensation qui m’est restée de me trouver sur un balcon.

AUDE SEIGNE Lausanne

Ce n’est pas ta ville natale, c’est celle qui se trouve à côté. La première fois, c’est sans doute une course d’école au Musée Olympique, puis une lecture de poétesses russes par ta sœur comédienne et une exposition d’impressionnistes, également russes, à L’Hermitage. Ensuite, il y a deux amies. La première quitte ta ville natale pour étudier le théâtre aux Teintureries, la seconde prend le train tous les jours pour te retrouver sur les bancs de l’université. La Russie, le théâtre, l’amitié, ont toutes à voir avec ta découverte de Lausanne. A la différence de ta Genève natale, dont tu construis l’image en fouillant chaque quartier sur quelques années, ta représentation de Lausanne se construit par touches, pixels isolés que tu relies peu à peu entre eux. Au début, les lieux que tu visites semblent ne pas avoir de lien, c’est ce qui te frappe à chaque fois, on te dit bien sûr tu prends l’ascenseur et tu y es, c’est sous la passerelle, non ça n’est pas du tout là où tu penses, c’est juste en dessous mais il faut monter d’abord. La toponymie n’aide pas, tu apprends qu’il existe une place qui s’appelle Tunnel, un carrefour nommé Chauderon, un Boston francophone et un FLON beaucoup plus clinquant que sa sonorité de flan, que son histoire aussi. Au fil du temps, tu traces des lignes, composes des surfaces et des volumes. Ton expérience de voyageuse t’avait laissé croire que ton sens de l’orientation n’était pas trop mauvais, mais ici il te faudra plus de tout ça pour te repérer, plus de temps, d’orientation, d’expérience. Car ici on n’est pas terrien, on est poisson ou oiseau. On fait avec cette dimension supplémentaire, de la hauteur, des vallons, des ponts qui ne passent pas sur l’eau. Tes premières découvertes sont nocturnes : un spectacle, une pendaison de crémaillère, une soirée pour aller danser ailleurs qu’en boîte – car il y a cette rumeur estudiantine, au bout du lac, et malgré la rivalité des deux villes, que Lausanne c’est mieux pour aller danser, plus décontracté, moins guindé, plus de choix pour moins cher. Puis la ville compte 142 de plus en plus dans ta vie professionnelle, c’est au café de Grancy que tu rencontres pour

la première fois un éditeur, il est plus jeune que toi, il te dit tout de suite qu’il te publie, tu griffonnes un poème au dos de l’addition, tu le gardes alors qu’il n’est même pas bon. Vous devenez amis. Par cette rencontre tu changes de vie. Tu deviens écrivaine. Tu parcours la Suisse puis l’Europe, et Lausanne constitue un bon centre. Tu y es invitée pour des lectures, des séances de travail collectives, des interviews. Au parc de Milan, au Simplon, dans les locaux de la RTS. Le métier et l’amitié finissent par fusionner, c’est ici désormais que tu squattes des canapés, que tu as les yeux qui brillent, que tu livres et recueilles des confidences. Tu es allongée dans un parc pour le festival de la Cité, tu parles jusque tard dans la nuit sur la terrasse de la Grenette, tu marches en direction d’une pagode, tu écris dans le jardin d’un musée, tu te réveilles dans un appartement sous gare. Tes amis déménagent souvent, tu peux compter sur eux pour compléter ta géographie lausannoise en habitant différentes courbes de niveaux. Ta connaissance se précise. Tu apprends que Mont et Belmont sur Lausanne ne sont plus vraiment Lausanne, que le métro s’appelait autrefois ficelle, que tu es la seule à entendre dans Ouchy quelque chose qui fait mal, parce que le lieu est plutôt chic. Un jour, la pandémie de COVID-19 interrompt ce lien que tu nourris avec la ville, où tu te rends désormais chaque semaine. Tu obéis aux autorités, tu ne prends plus le train, tu ne vois plus personne, tu souffres tellement pourtant. Tu te rends compte qu’en cas de fin du monde, beaucoup plus abrupte et radicale que ne l’est cette pandémie – et par fin du monde, tu entends surtout coupure des télécommunications –, la seule manière de retrouver tes amis serait ces lieux que tu connais, ces adresses que tu as mémorisées à force d’y squatter des canapés. Lorsque tu reviens à Lausanne, la ville est redevenue exotique, dans tous les sens du terme, elle est étrangère et tropicale. Sur la plage de Bellerive, tu vis un moment d’éternité. Personne ne sait si cette crise est finie ou si elle est en suspens mais cela souligne l’éphémère, le caractère unique de chaque instant. Vous êtes quatre ami-e-s sur la plage, vous nagez, riez, buvez du vin dans la nuit douce, puis vous voyez passer un avion, et comme personne n’en voit plus depuis des mois, celui-ci a la valeur d’un ovni. Après ça, vous êtes tou-te-s allongé-e-s sur le sol, en silence face aux étoiles, et tu as la certitude que vous pensez aux mêmes choses, que l’immortalité passe par les autres, que l’amour, au sens large, c’est cette énergie physique qui relie les êtres. Ce que tu aimes le moins, dans Lausanne, finalement, c’est d’en partir. Parce que c’est souvent le soir, souvent il faut redescendre, dans la géographie comme dans les émotions. Tu attends le train seule sur le quai et le train n’arrive pas, parce qu’il dépend d’un autre train quelque part, parce que c’est le dernier. Tu t’extraies de Lausanne comme une naufragée d’une île et tu sais que personne, à l’extérieur, ne sera capable de se la représenter comme toi, comme une métropole de souvenirs minuscules. Elle scintille. En quatre dimensions. La place qu’elle a prise dans ta vie est impressionniste.

De Hum à Tokyo — de Dmitrij Gawrisch Pendant que vous lisez ce texte, la ville gagne du terrain. La surface de la Terre est de 510 100 000 kilomètres carrés. Les villes n'en couvrent même pas un pour cent (0,87 pour cent). Plus de la moitié de la population mondiale (57 pour cent), de bientôt 8 milliards d'habitants, vit dans des villes. En 2030, cette proportion atteindra déjà 60 pour cent. Hum, située sur la péninsule croate d'Istrie, est la plus petite ville du monde. Cette petite ville médiévale, deux fois plus petite qu'un terrain de football, compte environ 20 habitants. Certains jours, le tourisme multiplie par ce chiffre par 25. La plus grande ville du monde est l'agglomération de Tokyo, qui compte aujourd'hui 37 millions d'habitants. La région métropolitaine équivaut à près de 2 millions de terrains de football. Au Danemark, une localité de 200 habitants est déjà considérée comme une ville. En Allemagne et en France, un minimum de 2 000 habitants est requis, en Autriche 5 000, en Suisse, en Italie et en Espagne 10 000, au Japon 50 000. L'université de Münster constate ainsi qu’« il n'existe pas de définition universelle de la ville, valable pour toutes les époques et toutes les régions ». Il y aurait un peu plus de 4400 villes de plus de 150 000 habitants, 470 villes de plus d'un million d'habitants, 34 mégapoles de plus de 10 millions d'habitants. 21 d'entre elles se trouvent en Asie, 6 en Amérique du Nord et du Sud, 4 en Europe et 3 en Afrique. 37 pays ont des capitales qui ne sont pas leurs plus grandes villes. Parmi eux, les Etats-Unis, la Chine, la Suisse et le Liechtenstein. La ville la plus basse du monde - 250 mètres en dessous du niveau de la mer - est aussi la plus ancienne selon l’état actuel des connaissances : la « ville des palmiers » de Jéricho en Palestine. Les premières découvertes archéologiques datent de 9000 av. J. -C. La ville a été détruite et reconstruite une vingtaine de fois au cours de son histoire. Au Pérou, La Rinconada, ville la plus haute du monde, doit sa fondation à la découverte de l’or. Mais aucun des quelque 50 000 habitants ne peut rester longtemps à 5100 mètres d'altitude. Il fait particulièrement froid à Iakoutsk. En hiver, le thermomètre descend régulièrement en dessous de -40 degrés Celsius dans cette ville de 300 000 habitants de la région russe de Yakoutie (Sakha). Des records de -63 degrés ont déjà été enregistrés. Le record de chaleur est actuellement détenu par La Mecque en Arabie saoudite : en 2010 et 2016, la température moyenne annuelle était de 32,9 degrés.

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Venise ? Saint-Pétersbourg ? Ou même Pittsburgh, comme l'affirment de nombreux Américains ? C'est faux ! La ville qui compte le plus de ponts est Hambourg, qui en compte environ 2500. La vieille ville de Venise n'en compte « que » 400. A Quibdo, en Colombie, il pleut presque tous les jours (en moyenne 304 jours par an), souvent pendant plusieurs heures. Il tombe environ 9 mètres de pluie par an. Mawsynram en Inde reçoit encore plus de pluie, près de 12 mètres. Il y pleut moins souvent qu'à Quibdo, mais plus abondamment. Assouan, en Égypte, est considérée comme la ville où il pleut le moins au monde. Il y tombe moins d'un millimètre de pluie par an. Pourtant, l’eau ne manque pas : Assouan est située directement sur le Nil. Vue de l'espace, la métropole américaine du jeu Las Vegas est la ville la plus lumineuse de la planète, suivie de près par Hong Kong. En revanche, Pyongyang est à peine visible de nuit. Ce n'est pas New York mais Chicago qui est considéré comme le berceau des gratte-ciels. C'est là qu'a été construit en 1885 le premier gratte-ciel, de 42 mètres de haut et de seulement 10 étages. Le premier métro a été construit à Londres vers 1890. Shanghai possède aujourd'hui le plus long réseau de métro du monde de plus de 800 kilomètres. La station de métro la plus profonde est Arsenalna à Kiev. Inaugurée en 1960à 105 mètres sous terre, elle devait également servir d'abri antiaérien en cas d'attaque sur la capitale ukrainienne. Arsenalna a été utilisé pour la première fois comme abri le 24 février 2022. A Moscou, Le Kremlin est la seule forteresse médiévale au monde encore en activité. Fondé au 11e siècle, il comprend cinq palais et quatre cathédrales. C'est à la fois un musée et le siège du président russe. New York est la ville la plus diversifiée du monde. Au moins 800 langues différentes sont parlées dans la métropole américaine, seules 4 familles sur 10 parlent anglais à la maison. Le plus vieux restaurant du monde est le Sobrino de Botín à Madrid. Il sert des repas depuis 1725. Ses gérants assurent que la flamme du fourneau ne s’est jamais éteinte depuis l'ouverture. Au moment où vous lirez ce texte, la population urbaine mondiale aura augmenté de 510 habitants. Au moment où vous lirez ce magazine, elle aura augmenté de plus de 21 000 habitants.

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