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Le théoricien des salaires

JUGEMENTS SUR LA MONNAIE FRANCHE 255

Que voyait-on jadis ? Le commerçant devait payer de l'intérêt pour l'argent qu'il utilisait, ce qui subordonnait l'achat de marchandises au paiement d'intérêts. Si les circonstances ne permettaient pas d'incorporer les intérêts dans le prix de vente, le commerçant cessait de demander les produits du travail, et le travail devait cesser faute d'écoulement. Pas d'intérêt, pas d'argent; pas d'argent, pas d'échange de marchandises ; pas d'échanges, pas de travail.

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L'intérêt était la condition préalable et implicite de la circulation monétaire, dont dépendait à son tour le travail. La Reichsbank, elle-même, n'aurait pas émis d'argent sans intérêt, même s'il avait été reconnu par tout le monde que l'argent manquait sur le marché — en dépit de ses statuts qui lui assignaient pour tâche primordiale d'ajuster la circulation monétaire aux besoins des échanges. A la Reichsbank aussi, on ne se souciait des nécessités du commerce que si les exigences de l'argent étaient satisfaites. (Je n'en fais pas grief aux dirigeants de la banque : un dieu même n'aurait rien pu créer de sensé avec les pouvoirs ridicules dont ils étaient nantis.)

Aujourd'hui la circulation monétaire est affranchie de toute servitude. Argent = vente, quoi qu'il advienne. Argent = débit de marchandises = travail = argent. En toutes circonstances, le cycle est fermé.

Le négociant avait naturellement en vue un bénéfice ; le prix de vente devait dépasser le prix d'achat. Telle était la condition naturelle, implicite et d'ailleurs pleinement autorisée, de toute opération commerciale. De plus, le prix de revient payé ou payable était toujours une grandeur connue et non modifiable (sauf pour les ventes à la commission) ; tandis que le prix de vente ne s'apercevait qu'à la lueur de prévisions, de possibilités, d'espérances, bref, après un calcul de probabilités. Le prix de vente était un jeu de hasard, et le commerce une maison de jeu comme Monte-Carlo. En effet, entre l'achat et la vente s'écoule un temps durant lequel bien des choses peuvent changer sur le marché.

Avant chaque achat, le négociant supputait les conditions du marché, les prévisions, la politique intérieure, la politique étrangère. S'il pensait que d'autres croyaient comme lui qu'une hausse générale était à prévoir, il se hâtait d'acheter, afin de posséder avant la hausse, présagée les stocks les mieux fournis: S'il ne s'était pas trompé, s'il

à la vente. Chacun devra acheter immédiatement et exactement autant qu'il aura vendu luimême ; et si chacun doit le faire, il ne peut pas rester d'excédent. Si quelqu'un n'a personnellement pas besoin de marchandises, il cessera de travailler, ou il prêtera le surplus d'argent à d'autres, ayant besoin d'acheter plus de marchandises qu'ils n'en ont à vendre à ce moment-là. Si la concurrence est trop forte dans une branche (betteraves sucrières, fer, cours de danse, etc.), il en résulte une baisse des prix. Si les prix ainsi réduits ne paient pas la production, chacun saura ce qui lui reste à faire.

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avait beaucoup de confrères pensant comme lui, si donc beaucoup achetaient, ce seul fait devait, sans autre cause, suffire à provoquer ce qu'ils attendaient de Dieu sait quelles circonstances. C'était la hausse générale. C'est en effet fort évident : quand chacun croit à l'imminence d'une hausse, quiconque possède une réserve d'argent achète ; et lorsque toutes les réserves monétaires se ruent sur le marché, les prix montent inévitablement.

On a en l'occurrence la preuve irréfutable que la foi seule suffit au salut.

C'est le contraire, évidemment, en cas de croyance à la baisse. Quand Dupont pensait que la généralité des commerçants croyait à une baisse prochaine, il cherchait à se débarrasser de ses stocks, d'une part en forçant la vente, au besoin par une réduction des prix (!), d'autre part en s'abstenant d'acheter et en remettant ses commandes à des temps plus propices. Mais les confrères qui partageaient son opinion faisaient comme lui ; c'est précisément ce fait et ce fait seul qui provoquait la réalisation de leurs craintes. C'était la foi qui les avait envoûtés. Sous l'étalon-or, en effet tout ce qu'on croyait finissait par se réaliser. C'était la foi qui régissait tout : évidemment, la foi dans la hausse ou la foi dans la baisse suffisaient au bien-fondé de l'une ou de l'autre opinion.

De l'opinion publique, du sentiment, du temps bon ou mauvais, dépendaient l'offre de l'argent et le chômage des ouvriers ou leur surmenage. De l'opinion ! L'offre de toutes les réserves monétaires dépendait de l'opinion des gens I

Maintenant, avec la monnaie franche, il en va tout autrement. La monnaie franche ne s'occupe pas de l'avis ni de l'humeur de son propriétaire. L'argent commande, tout simplement. Il distribue les . ordres de son propre chef.

Voilà pourquoi toute subjectivité est bannie des affaires, depuis , que la crainte, l'espoir et la passion du lucre n'exercent plus aucune influence sur les échanges ; la demande de marchandises se maintient continuellement sur le marché ; les craintes et les espoirs mercantiles apparaissent comme de pures fantaisies personnelles sans action sur le marché.

La demande et le travail n'émanent plus de l'argent au gré du porteur; l'argent, désormais, c'est la demande.

On trouvait jadis naturel de voir l'ouvrier en quête de travail, — d'argent. Il était exceptionnel de voir l'argent se porter au-devant des marchandises. L'argent attendait que les marchandises, le travail, vinssent à lui. Nul ne s'en offusquait ; personne ne protestait contre cette atteinte à l'égalité. Chacun se résignait devant ce privilège de la fortune, probablement parce qu'on croyait ce privilège inhérent à la nature de l'argent. Et tandis qu'à chaque arrêt de la vente, le travailleur et le détenteur de marchandises éprouvaient des préjudices qui croissaient chaque jour,

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l'argent du client pondait des intérêts. Il était donc naturel, compréhensible, normal, que lorsque les acheteurs se dérobaient, les vendeurs se missent en route pour solliciter personnellement les acheteurs.

Aujourd'hui cela ne se conçoit plus. L'argent brûle les poches. Il ne s'accumule pas plus que la force de travail, dont la fugacité pousse l'artisan à livrer cette énergie dans le plus bref délai à la consommation. Le possesseur d'argent ne se repose plus autant sur la sollicitude du détenteur de marchandises, du travailleur. Il se dérange, se lève plus tôt, et vient à mi-chemin.

Et quand deux êtres se cherchent mutuellement, ils se rencontrent plus tôt et plus sûrement que quand un seul des deux cherche l'autre. Tout irait mal parmi les animaux si la femelle se dérobait au mâle. Comment le mâle de la grenouille trouverait-il la femelle, si celle-ci ne sortait de la vase pour répondre à son appel ?

Jadis, d'ailleurs, le détenteur d'argent avait avantage à se dérober au possesseur de marchandises ; la durée des recherches faisait mûrir ce dernier. C'est en pantoufles et en robe de chambre que l'acheteur accueillait le vendeur, pour avoir l'air d'être troublé dans son sommeil et pour sembler avoir tout le temps.

Maintenant l'argent cherche la marchandise en toutes circonstances. L'argent s'est senti tout à coup affamé ; sa cure d'amaigrissement l'a rendu alerte, plein de flair. Il ne court pas après les marchandises, non ; celles-ci ne se terrent pas, elles ne sont pas capables de se cacher. On se rencontre à mi-chemin.

Si la marchandise cherche l'argent, l'argent, lui aussi, cherche désormais la marchandise. Et si l'argent ne trouve pas de marchandises,, il n'attendra plus nonchalamment que le hasard le serve, mais il suivra leur trace, il atteindra leur source, qui est le travail.

C'est ainsi que la monnaie franche a remplacé l'assurance officielle en vue du chômage, par l'assurance automatique de ne pas chômer. La monnaie franche est devenue pour le travail un placement automatique ; c'est pourquoi mes 76.000 employés et moi nous nous trouvons sur le pavé. Quel retour des choses I Les fonctionnaires de l'administration de l'assurance-chômage, seuls chômeurs du Reich.

Le défenseur de la doctrine mutualiste.

Depuis l'adoption de la monnaie franche, tout notre programme est réalisé. Le but que nous cherchions en tâtonnant, nous l'avons atteint. Le parfait échange, l'égaléchange que nous espérions réaliser à l'aide de systèmes compliqués et abstraits, à l'aide de banques de troc et de sociétés, nous l'avons obtenu par le moyen le plus simple que