NOVO N°5

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numĂŠro 5

11.2009

gratuit


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ESTHÉTIQUE DES PÔLES LE TESTAMENT DES GLACES 16 OCT 09 - 07 FÉV 10 D. ALLOUCHE ET E. RICHER, D. ALMOND, D. AUERBACHER, J -J. DUMONT, J. KOESTER, J. LOUSTAU, B. LOZAY, L. + J. ORTA, D. RENAUD, G. VAN DER WERVE, M. VAN WARMERDAM -----------------------------------------------------------

49 NORD 6 EST -

FONDS RÉGIONAL D'ART CONTEMPORAIN DE LORRAINE 1BIS RUE DES TRINITAIRES F-57000 METZ INFOS / CONTACTS : WWW.FRACLORRAINE.ORG

----------------------------------------------------------LE FONDS RÉGIONAL D'ART CONTEMPORAIN DE LORRAINE, MEMBRE DU RÉSEAU PLATFORM BÉNÉFICIE DU SOUTIEN DU CONSEIL RÉGIONAL DE LORRAINE ET DU MINISTÈRE DE LA CULTURE ET DE LA COMMUNICATION - DRAC LORRAINE IMG : GUIDO VAN DER WERVE, NUMMER ACHT, EVERYTHING IS GOING TO BE ALRIGHT , 2007. © D.R.


ours

sommaire numéro 5

Directeurs de la publication et de la rédaction : Bruno Chibane & Philippe Schweyer Rédacteur en chef : Emmanuel Abela emmanuel.abela@mots-et-sons.com u 06 86 17 20 40 Direction artistique et graphisme : starHlight Ont participé à ce numéro : REDACTEURS E.P Blondeau, Olivier Bombarda, Benjamin Bottemer, Caroline Châtelet, Sylvia Dubost, Nathalie Eberhardt, Virginie Joalland, R.K., Kim, Christophe Klein, Adeline Pasteur, Nicolas Querci, Matthieu Remy, Catherine Schickel, Christophe Sedierta, Fabien Texier, Fabien Velasquez, Koffi Célestin Yao. PHOTOGRAPHES Vincent Arbelet, Shqipe Gashi, Christophe Hager, Stéphane Louis, Matthieu Remy, Christophe Urbain. CONTRIBUTEURS Bearboz, Sébastien Bozon, David Cascaro, Antonio Catarino, Adrien Chiquet, Manuel Daull, Dupuy-Berberian, Christophe Fourvel, Christian Garcin, Sophie Kaplan, Christophe Meyer, Henri Morgan, Nicopirate, Denis Scheubel, Vincent Vanoli, Henri Walliser, Mathieu Wernert, Jean Wollenschneider, Sandrine Wymann. RELECTURE Léonor Anstett, Caroline Châtelet, Estelle Dorninger. PHOTO DE COUVERTURE Bernard Plossu (Cabo de Gata 1990, Espagne) www.signatures-photographies.com. Retrouvez entretiens, photos et extensions audio et vidéo sur les sites novomag.fr, facebook.com/novo, plan-neuf.com et flux4.eu Ce magazine est édité par Chic Médias & médiapop Chic Médias u 10 rue de Barr / 67000 Strasbourg Sarl au capital de 12500 euros u Siret 509 169 280 00013 Direction : Bruno Chibane u bchibane@chicmedias.com 06 08 07 99 45 Administration, gestion : Charles Combanaire médiapop u 12 quai d’Isly / 68100 Mulhouse Sarl au capital de 1000 euros u Siret 507 961 001 00017 Direction : Philippe Schweyer u ps@mediapop.fr 06 22 44 68 67 – www.mediapop.fr IMPRIMEUR Estimprim Tirage : 9000 exemplaires Dépôt légal : novembre 2009 ISSN : 1969-9514 u © NOVO 2009 Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés. ABONNEMENT novo est gratuit, mais vous pouvez vous abonner pour le recevoir où vous voulez. ABONNEMENT France 6 numéros u 40 euros 12 numéros u 70 euros ABONNEMENT hors France 6 numéros u 50 euros 12 numéros u 90 euros DIFFUSION Vous souhaitez diffuser novo auprès de votre public ? 1 carton de 25 numéros u 25 euros 1 carton de 50 numéros u 40 euros Envoyez votre règlement en chèque à l’ordre de médiapop ou de Chic Médias (voir adresses ci-dessus). novo est diffusé gratuitement dans les musées, centres d’art, galeries, théâtres, salles de spectacles, salles de concerts, cinémas d’art et essai et librairies des principales villes du Grand Est.

Édito

11.2009

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focus La sélection des spectacles, festivals, expositions et inaugurations à ne pas manquer 06 Une balade d’art contemporain : Traffic Art Highway à Besançon

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rencontres Gao Xingjian mêle plume et encres 28 Édouard Baer en non-lecteur averti 30 E.P. Blondeau croise Steven Soderbergh à Dijon Dialogue informel avec Lorenzo Benedetti 33

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magazine Les enjeux des résidences d’artistes en Alsace 34 Le voyage jurassien de Bernard Plossu 38 Dossier spécial sur le Festival International du Film de Belfort : La 24e éditions d’EntreVues 43 Thierry Jousse, en plein montage de son nouveau long-métrage avec Katerine 60 Mia Hansen-Løve, la naissance d’une œuvre cinématographique 64 Christophe à Besançon : permis de conduire, caisses et triplette de boules 66 Richard III à Saint-Louis, rencontre avec Sylvain Maurice 68 Marcial di Fonzo Bo évoque sa démarche en quelques mots 70 La nature s’émancipe dans les œuvres de François Génot 72

Chroniques

novo ouvre ses colonnes à des interventions régulières La vraie vie des icônes 2, par Christophe Meyer 75 Pense-bête, par Mathieu Wernert 76 Tout contre la BD : L’expérience Pierre Feuille Ciseaux, par Fabien Texier 78 Songs To Learn and Sing : Talking Heads, Drugs, par Vincent Vanoli 80 La stylistique des hits : l’anaphore, par Matthieu Remy et Charles Berberian 81 Mes égarements du cœur et de l’esprit : égarement 41, par nicopirate 82 AK47 : Désastre éthique et mental, par Fabien Texier 83 Le Monde est un seul / 4 : le monde de Panaït Istrati, par Christophe Fourvel 84 Quant aux Américains j’y reviendrai, par Manuel Daull 85 Adrien Chiquet et Sébastien Bozon 86 Bestiaire n°1 : Aranae, par Sophie Kaplan 87 Kunstchoses, par Jean Wollenschneider et David Cascaro 88 Sur la Crête, par Henri Walliser et Denis Scheubel 89 Chronique de mes collines : les romans de Mauriac, par Henri Morgan 90 Modernons : Collectif suicide, par Nicolas Querci 91

selecta

disques, BD, livres et DVD

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THÉÂTRE — SUISSE, ALLEMAGNE

MISE EN SCÈNE STEFAN KAEGI (RIMINI PROTOKOLL) EN ARABE, SURTITRÉ EN FRANÇAIS ET EN ALLEMAND DANS LE CADRE DU FESTIVAL STRASBOURG MÉDITERRANÉE

SCÈNE EUROPÉENNE

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RADIO MUEZZIN

JEU 3 + VEN 4 + SAM 5 DÉCEMBRE / 20 H 30 MAILLON-WACKEN


édito par philippe schweyer

NOS MEILLEURES ANNÉES L’appartement était grand. Des filles aux visages polychromes dansaient admirablement le long des murs monochromes. Alcool et clope à la main, je naviguais de l’une à l’autre. C’était la fin des années 2000. Bashung et Jacno étaient morts. Miles Davis et Federico Fellini étaient de retour. Je me suis approché d’une créature légèrement liftée. - Qu’est-ce que tu retiendras des zeroties ? - Les années 2000 ? L’iPod… Facebook… L’interdiction de fumer dans les bars… - C’est tout ? - L’élection de Barack Obama ! - Ah, et Poutine ? - Poutine je m’en fous. Je me suis versé une vodka tout en me tournant vers une pin-up décolorée. - Et toi, que retiendras-tu des années 2000 ? - Le 11 septembre, la prolifération des armes nucléaires… - Rien de sympa ? - Si, le réchauffement climatique. Je déteste l’hiver… Une mère célibataire qui sentait bon le gin tonic s’accrocha à mon bras pour répondre en me regardant droit dans les yeux : - L’entrée de la Chine dans l’Union européenne, les concentrations, les délocalisations, les échangistes, le poulet aux hormones, la décroissance, la vache folle, la flambée de l’immobilier, la recentralisation, le Territoire de Belfort en danger… Ne sachant quoi ajouter, elle laissa la parole à une analyste financière qui évacuait son stress en se gavant de toasts au saumon. Depuis son divorce, à part le boulot et ses vieux disques de funk, sa vie était plutôt morne. - La hausse du chômage. La mort de Michael Jackson. La crise financière. La mort de James Brown. La crise économique… Réalisant que Prince était toujours en vie, elle s’arrêta net avant de se mettre à pleurer sans raison apparente. Une étudiante en géopolitique profita de sa défaillance pour casser un peu plus l’ambiance : - La fin des illusions. La fin des espérances. La fin d’un monde. La fin de tout. J’aurais préféré la fin de l’Histoire. Tout va péter. Fessenheim va péter, l’Irak va péter, la Corée va péter, la Palestine va péter, l’Afghanistan va péter, l’Iran va péter, Cuba va péter, l’Afrique va péter… - Et la France ? - La France va péter, le Groenland va péter, l’Islande va péter, la Laponie va péter, la Norvège va…

La fin d’une décennie était un cap difficile à passer pour tout le monde. Le DJ a cliqué sur un remix de Everybody wants to rule the world, un morceau de Tears for Fears qui s’accrochait à mes tympans comme une sangsue depuis le milieu des eighties. En dansant face au mur, j’ai repensé à Fellini. Comme Mastroianni dans la Dolce Vita, je perdais mon temps dans des fêtes qui s’étiraient mollement jusqu’au petit matin. Pendant que je faisais le zouave, les décennies s’évanouissaient les unes après les autres. Je n’avais rien vu dans les sixties, rien entendu dans les seventies, rien fait dans les eighties, rien pensé dans les nineties, rien gagné dans les zeroties. Pour la suite, on verrait bien.

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focus

1 / EMPREINTES Exposition de photographies de Céline Boyer dans l’atelier de Gustave Courbet à Ornans du 15/12 (pose de la première pierre du chantier de rénovation du Musée Courbet à Ornans) au 15/3. www.musee-courbet. doubs.fr 2 / LES PETITES FUGUES Axé sur les rencontres (lectures, débats, échanges conviviaux) avec des écrivains (Pierric Bailly, Maylis de Kerangal, Véronique Ovaldé, Jacques Rebotier, Minh Tran Huy, etc.), le festival prend le parti de l’itinérance à travers la Franche-Comté et aussi la Suisse. Du 16 au 29/11. http://crlfranchecomte.free.fr 3 / PARIS. DESIGN EN MUTATION Après So Watt ! Du design dans l’énergie, le musée Electropolis accueille une nouvelle exposition d’objets design futuristes et “écolos”. Jusqu’au 28/2, au musée EDF Electropolis à Mulhouse. www.edf. electropolis.mulhouse.museum 4 / TOURS ET DETOURS Tours et Détours met en résonnance l’installation 0,116 RPM (2008) de Cécile Babiole et le film de Robert Breer 69 (1968). Jusqu’au 13/2 à l’Espace Gantner à Bourogne. www.cg90.fr

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5 / ROCK INSTITUTIONNEL Dans sa mythologie, le rock apparaît comme une musique rebelle, par définition hostile à toute institution. Pourtant des politiques du rock sont apparues… Débat avec Emmanuel Brandl, Louis Chretiennot, Vincent Dubois et Thierry Danet. Le 7/1 à18h30 à La Laiterie (petite salle). www.laiterie. artefact.org 6 / ROCK INFERNAL Marie Meier que l’on retrouve régulièrement dans Rock&Folk a illustré le nouveau livre de Phil Manœuvre, Les Enfers du Rock publié chez Tana Editions. www.mariemeier.com 7 / ROCK MULHOUSIEN Le rock mulhousien n’est pas mort ! La preuve avec les quatre groupes (D.I.V.A.S, Killing Lawrence, Parano et Pj@Mellor) qui se succèderont sur la scène du Noumatrouff le 21/11. www.noumatrouff.fr 8 / ROCK GARAGE Fondateur du Gun club, guitariste pour Nick Cave et membre des Cramps, Kid Congo jouera le 3/12 à l’Autre Canal en compagnie des Pink Monkey Birds. Avec le duo supersonique Magnetix en première partie. www.lautrecanalnancy.fr

9 / LES PONPONS DE DIJON Joël Hubaut établit d’improbables liens subliminaux entre le sculpteur animalier François Pompon et l’homme en noir de Xavier Forneret pour dévoiler/ révéler l’inconscient de la ville. Appartement/galerie Interface à Dijon du 5/12 au 16/1. http://interface.art.free.fr 10 / PART 3 L’exposition de Marine Hugonier au Frac Champagne-Ardenne fait apparaître la façon dont un paysage détermine l’histoire d’un lieu et inversement. Visuel : Thursday (Monte Pascoal, Brazil), 2005, Impression numérique sur aluminium, 300 x 180cm, Courtesy Max Wigram Gallery, Londres. www.frac-champagneardenne.org 11 / LE TRUC La nouvelle galerie d’art mulhousienne “Le Truc” (16, rue Sainte Claire) accueille Marina Krüger et son exposition “Je te tiens…Tu me tiens…”. 12 / PHYSIONOMIES Plongée dans plus d’un demisiècle (1946-1984) d’Histoire du Jura Suisse à travers les photographies d’Ernest Leuenberger. Galerie du Sauvage à Porrentruy (Suisse), jusqu’au 20/12. www.galeriedusauvage.com

13 / CULTURESCAPES Le festival suisse se poursuit avec Karabakh Bülbülleri le 25/11 à l’Offene Kirche Elisabethen et Aziza Mustafa Zadeh le 2/12 au Stadtcasino à Bâle. www.culturescapes.ch 14 / LENZ Le 20 janvier 1778, au terme d’une longue marche à travers les Vosges, le poète Jakob Lenz frappait à la porte du pasteur Oberlin. Georg Büchner fit de la course folle de ce personnage étonnant le miroir de ses peurs, de ses démissions, et l’une des histoires les plus troublantes de la littérature moderne. Du 1er au 5/12 à 19h à La Scierie à Munster, Thibaut Wenger dit Lenz de Georg Büchner. www.premiers-actes.eu 15 / LES NUITS D’ORIENT 10ème édition du festival dijonnais avec de la musique, de la danse et des expositions du 20/11 au 13/12. Photo : Hervé Scavone et Chadli Si-Mohamed (Exposition Regards croisés sur le Maroc). www.dijon.fr 16 / CHRONIQUES URBAINES Exposition du 28/11 au 13/1 au Centre d’art le 19 à Montbéliard avec un concert/performance Elwis Presley Lieben Toten (Techno Noise) en ouverture le 27/11 à 18h30. www.le-dix-neuf.asso.fr


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17 / Citée rêvée Le 31/12 à Montbéliard, la foule se retrouve dans un grand délire fraternel organisé par l’allan, scène nationale de Montbéliard, et L’Abattoir, centre national des arts de la rue à Chalon-sur-Saône. www.reveillon-cite-revee.com 18 / SAISON RUSSE La saison russe de l’Opéra de Dijon démarre par un hommage en forme de panorama de la danse contemporaine. Javier de Frutos crée une chorégraphie dans l’esprit de Cocteau. Sidi Larbi Cherkaoui réinvente le Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy et Russel Maliphant mêle classique, contemporain, yoga et arts martiaux pour évoquer Nijinski, peintre, danseur et chorégraphe pour les Ballets Russes. Les 28 et 29/11 à l’Auditorium. www.opera-dijon.fr 19 / LA SEMENCERIE Les plasticiens de la Semencerie proposent expositions, animations et performances les week-ends des 12-13 et 19-20/12. 42, rue du Ban de la Roche à Strasbourg. Photo : Jean-Charles Mougel. 20 / Les Amish : un monde à part, des quilts à part Exposition de Jacques Légeret à Ste Marie aux Mines jusqu’au 15/1. www.patchwork-europe.com

21 / ACCIDENT DU TRAVAIL Sortie de l’album de Julie Normal et Olivier 2MO, format maxi 45 tours, pour un effet de beauté sonore maximal et renouvelable. www.myspace.com/ accidentdutravail + www.myspace.com/ ondesmusicales 22 / Anne-Marie Filaire Projection du film Enfermement d’Anne Marie Filaire (45’) le 25/11 à 20h30 présenté par l’artiste en présence de Sari Nusseibeh, politologue, écrivain et Président de l’Université d’Al Quds à Jérusalem + Exposition de photographies jusqu’au 6/1 au Granit à Belfort. www.theatregranit.com 23 / EXTRAPHANTOM Extraphantom annonce la sortie de son second EP “Strange apparition in a Rolls Royce Phantom”. www.myspace.com/ extraphantom 24 / BLITZ Le Conseil général de la Moselle et l’Ecole supérieure d’art de Metz Métropole éditent un catalogue à l’occasion de la première édition de Blitz, Biennale d’art contemporain qui présentait les travaux de sept jeunes artistes mosellans, lauréats de la bourse de résidence à Berlin du CG57.

25 / Woyzeck on the Highveld Le spectacle (théâtre – marionnettes), cosigné par le plasticien William Kentridge et les artistes sud-africains de la Handspring Puppet Company, replace le chef d’œuvre du 19e siècle au cœur de l’apartheid. Les 1er, 2 et 3/12 à la Filature à Mulhouse (www.lafilature.org) et du 8 au 20/12 au TNS à Strasbourg (www.tns.fr).

29/ YVES TENRET Yves Tenret qui écrit régulièrement dans la revue de création littéraire illustrée Social-Traître, publie Portrait de l’artiste en révolté dans la collection Matière d’images (La Différence). blogsocialtraitre.blogspot.com

26 / AVANT-PREMIèRES ENTREVUES Adieu Gary avec l’équipe du film le 16/11 au Kursaal à Besançon, La Salamandre d’Alain Tanner le 17/11 au cinéma des 5 fontaines à Delle et Lenny and the kids de Josh et Benny Safdie le 25/11 au Bel air à Mulhouse. www.festival-entrevues.com

31 / LES AFTERS D’ENTREVUES Pendant EntreVues, la Poudrière à Belfort propose des afters : projection du film The Velvet Underground and Nico de Andy Warhol suivi par un selecta rock (30/11), We Are Enfant Terrible + Funky Fingers (1/12), Soirée Quizz de l’impossible (2/12), «Sophisticated Boom Boom» by Barbara Carlotti & her band - only 60’s (3/12), DJ Twan (4/12). www.pmabelfort.com

27 / DOMINIQUE A Le duo dijonnais Méchant Cheval joue en première partie du cavalier solitaire Dominique A à la Vapeur à Dijon le 9/12. www.lavapeur.com Photo : Dorian Rollin. 28 / MATTHIEU HUSSER La monographie Matthieu Husser 99-09 est coéditée par le Ceaac, le Frac Alsace et Rhinocéros. www.r-diffusion.org

30/ CHRISTOPHE HAGER «Le cœur mon chéri est un muscle qui s’use»

32 / CALVIN à STRASBOURG Quand Strasbourg accueillait Calvin (1538 - 1541), exposition jusqu’au 12 décembre à la BNU à Strasbourg. www.bnu.fr

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par philippe schweyer

focus Un exil intérieur : l’évacuation des Mosellans, de septembre 1939 à octobre 1940, jusqu’au 7 mai au Service départemental d’Archives de la Moselle à Saint-Julien-lès-Metz www.archives57.com

Les Mosellans en exil

Du 23 octobre 2009 au 31 janvier 2010 Moulin de la Blies / Sarreguemines Musée des Techniques Faïencières Exposition d’art contemporain

les iles

Tous les jours sauf le lundi De 10 h à 12 h et de 14 h à 18 h Moulin de la Blies Musée des Techniques Faïencières 125 Avenue de la Blies – 57200 Sarreguemines www.sarreguemines-museum.com

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François Génot

Il y a soixante-dix ans, 300 000 Mosellans durent quitter leurs foyers. Une exposition revient sur cet épisode souvent méconnu de la « drôle de guerre ». Le 1er septembre 1939, l’attaque allemande sur la Pologne conduit les autorités françaises à décider une première vague d’évacuation de la population résidant en avant de la ligne Maginot, dans la « zone rouge ». Les milliers de Mosellans déplacés du jour au lendemain sont accueillis dans les départements poitevins (Charente, Vienne, puis CharenteInférieure), le Pas-de-Calais et la Loire. À partir du 10 mai 1940, le déclenchement de la bataille de France entraîne une seconde vague d’évacuation, celle de la zone arrière de la ligne Maginot. Les Mosellans évacués lors de cette deuxième vague, n’eurent pas moyen de gagner l’ouest de la France, mais, majoritairement, l’Aube et la Côte-d’Or. Au total, plus de 300 000 Mosellans durent quitter leur foyer. Dans le cadre du 70ème anniversaire de l’évacuation, le Conseil Général de la Moselle, en partenariat avec la Communauté d’Agglomération Sarreguemines Confluences, organise une exposition retraçant cette histoire souvent méconnue. Les panneaux de l’exposition, les documents d’archives et les témoignages recueillis, permettent d’appréhender les grandes phases de l’évacuation depuis son organisation préalable durant l’entre-deuxguerres, jusqu’au retour de la majorité des exilés à partir de septembre 1940. Pour compléter l’exposition, le Service départemental des archives a édité un catalogue de 140 pages dans lequel figurent de nombreuses reproductions de documents (affiches, lettres, photos, télégrammes, fiches de recensement, cartes, coupures de journaux, etc.) accompagné d’un DVD qui rassemble des récits de témoins encore vivants. En 2010, une seconde exposition reviendra sur l’épisode plus dramatique des expulsions. D

Photo : Arrivée des effets des évacués en gare de Poitiers, automne 1939. Collection photos Meyer.


par catherine schickel

par catherine schickel photo : claude philippot

La pluie, exposition du 12 décembre au 14 mars au Musée de l’Image, à Épinal 03 29 81 48 30 - www.ville-epinal.fr

Souffles de bois, jusqu’au 13 décembre, à l’Espace Culturel Charles de Gaulle, à Épinal 03 29 29 88 28 - www.vosges.fr

focus

Né de la dernière pluie

Art-bre

Le Musée de l’Image fait l’apologie de la pluie dans une exposition multiple qui réunit estampes japonaises, gravures de Valloton, photographies de Patrick Tosani et autres images à vous tremper le ciré.

Textes, sons, sculptures, vidéo : l’œuvre de Bruno Breitwieser est une installation d’art contemporain autour des valeurs symboliques du bois.

N’oubliez pas votre parapluie et vos bottes de caoutchouc et visitez le seul musée où la pluie est à l’intérieur ! Tout l’hiver, le Musée de l’Image, à Épinal, propose une vision poétique de la pluie dans une exposition multiple pour adultes et enfants, en interrogeant des images anciennes et contemporaines, des objets et des musiques. Admirez une huile de Gustave Caillebotte, prêtée par le Musée Marmottant, des gravures sur bois de Félix Vallotton, des estampes japonaises du XIXe siècle, mais aussi de nombreuses œuvres contemporaines comme une photographie de Patrick Tosani ou un film de Marcel Broodthaers. Et que les enfants (grands et petits) se réjouissent, le Musée de l’Image a une fois encore pensé à eux : aux tableaux et créations contemporaines – œuvres de réflexion, de songe ? – se mêlent d’autres images, plic ploc, grenouilles, historiettes, flaques d’eau et parapluies. Dernière incitation à la visite, cette petite phrase de Martin Page : « La pluie est le mot de passe de ceux qui ont le goût pour une certaine suspension du monde. Dire que l’on aime la pluie, c’est affirmer une différence. » D Visuel : Deux personnes dansant avec des parapluies Utagawa Hiroshige, XIXe siècle Nancy, Musée des Beaux-Arts © Ville de Nancy, Photo P. Buren

Pour valoriser la filière bois, le Conseil Général des Vosges a institué le label « Les intelligences du bois ». Encourageant diverses innovations dans les domaines économiques, environnementaux, le département a voulu également promouvoir l’excellence de ce matériau dans ce qu’il a de plus créatif. L’exposition de Bruno Breitwieser, qui se tient actuellement à l’Espace Charles de Gaulle, à Épinal, nous invite à redécouvrir cette matière par le prisme de l’art contemporain. Le plasticien nous présente ses œuvres qui mêlent un panel de techniques actuelles : photographies, vidéos, installations. Précipité dans cet univers multisensoriel, le visiteur est amené à intérioriser les textes et sons qui accompagnent l’exposition. L’installation de Bruno Breitwieser s’enracine dans une poursuite symbolique du souffle de la vie, au sens le plus large, celui qui mêle la conscience de soi aux rythmes primordiaux de la nature. Il est question de traces, d’empreintes, de mémoires du bois. La couleur mélange ces impressions et devient un liant entre tous les médiums utilisés. Une expérience pour appréhender le bois, les arbres, la forêt de façon différente. D

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par benjamin bottemer photo : w. beaucardet

focus L’Atelier Synthé du Professeur Jaumet, les 16 et 17 décembre aux Trinitaires à Metz Etienne Jaumet, en concert le 18 décembre aux Trinitaires à Metz www.lestrinitaires.com

Génération presse-boutons Les enfants de la télé d’autrefois sont devenus adeptes de musiques électroniques, et ils partagent leurs envies de touche-à-tout avec les plus petits à travers spectacles interactifs et ateliers. Un phénomène en pleine expansion. Rencontre avec Etienne Jaumet, moitié de Zombie Zombie, concernant son projet jeune public : l’Atelier Synthé du Professeur Jaumet.

Comment est né l’Atelier Synthé du Professeur Jaumet ? C’est une idée du festival Villette Sonique 2008. Le leitmotiv de l’événement est de faire découvrir au grand public les musiques électroniques, même les plus extrêmes. Ils savaient que j’avais une grande collection de synthétiseurs, et ils m’ont proposé cet atelier. Le contact avec les enfants s’est-il fait naturellement pour quelqu’un peut-être plus habitué à jouer sur une scène devant un public d’adultes ? Oh oui, j’ai un très bon contact avec les enfants. J’ai été moniteur en colonie de vacances. C’est vrai qu’il y a une distance quand je joue par exemple avec Zombie Zombie. Il y a un aspect paillettes aussi qui est complètement absent avec les enfants. Ça me permet de m’aérer un peu la tête. Comment réagissent les enfants au contact de tes machines ? Le côté tactile des synthétiseurs fonctionne très bien. Ce sont des instruments qui produisent des sons riches, qui ont beaucoup d’âme et évoquent tout de suite des ambiances. Les enfants ont une vision très abstraite de la musique ; le résultat des ateliers est souvent plus bruitiste que le plus expérimental des concerts !

Comment tiens-tu ton rôle de professeur ? L’approche est toujours différente, j’improvise, j’essaye juste de transmettre mon enthousiasme. Parfois, il faut savoir décoincer les enfants. Je songe à développer des diaporamas, faire des expériences sur l’électricité... J’ai beaucoup de demandes, je pourrais ne faire que ça ! Il y a une vraie tendance des spectacles électro pour enfants, avec Carton Park, Aglagla ou Dragibus... Une génération qui transmet son patrimoine ? Je pense que c’est un processus naturel. Et puis cette démarche dépasse le cadre de la musique pour enfants bêbête et gentilles. Les enfants, eux aussi, expriment un caractère déjanté, ils n’ont pas peur de l’expérimentation. Tu as monté un atelier avec de jeunes adolescents issus d’un Centre Médico-Professionnel. Une expérience très enrichissante, j’imagine ? Oui, c’était génial, très spontané. Ils sont fascinés par les sons. L’un d’eux aimait beaucoup chanter, et il a interprété une version très personnelle de Capri, c’est fini avec un écho énorme, et ses camarades qui l’accompagnaient aux synthés. Tout le monde dansait, c’était désinhibé, presque psychédélique ! D Album : Night Music, Versatile

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Par catherine schickel visuel : Guido van der Werve, Nummer acht, Everything is going to be alright, 2007. © D.R.

focus Esthétique des Pôles, exposition jusqu’au 7 février au FRAC Lorraine, à Metz 03 87 74 20 02 – www.fraclorraine.org

L’attraction des pôles L’attraction des pôles : un phénomène physique ? Cet hiver, c’est aussi une réalité artistique puisque le FRAC Lorraine invite plasticiens, performers, inventeurs à réfléchir à l’Esthétique des pôles. Arctique, Antarctique : de nouveaux eldorados au cœur de tous les débats.

Pour ces déserts de glace que sont les régions polaires, il y a un avant et un après, tout du moins dans leur représentation. Ce repère qui change la donne, c’est le réchauffement climatique. Avant, les pôles étaient des territoires fantasmés qui évoquaient le froid et les explorateurs en perdition. Aujourd’hui, l’Arctique et l’Antarctique sont au centre de tous les débats géostratégiques, écologiques, économiques mais ils constituent aussi l’ultime refuge pour nos belles utopies. Un sujet de société dont les artistes se sont tout naturellement emparés et qui fait l’objet de l’exposition d’hiver du FRAC Lorraine. Au-dessus du portail du Fonds Régional d’Art Contemporain flotte un drapeau supranational, métissage symbolique de tous les drapeaux nationaux. Cet emblème, imaginé par les artistes Lucy et Jorge Orta pour leur village antarctique à Ushuaïa, pose d’emblée au visiteur la question de l’appartenance des pôles. Si Lucy et Jorge Orta font du Pôle Sud une terre utopique qui accueillerait les exilés du monde, à l’autre extrême, tout au Nord, les puissances mondiales posent encore leurs drapeaux sur les fonds sous-marins. Les gisements de gaz et de pétrole, les nouvelles routes maritimes ouvertes par la fonte des glaces font de cette région un point géostratégique capital.

Si certains artistes, comme Marijke Van Warmerdam, s’intéressent à la mutation actuelle de ces régions, d’autres leur portent un regard intemporel et offrent une ode à ces voyageurs d’hier et d’aujourd’hui qui ont bravé les éléments pour retrouver leurs élans primitifs. À l’instar de JeanBaptiste Charcot, mort sur le Pourquoi-Pas dans les mers polaires, qui pose cette question toujours pertinente : « D’où vient l’étrange attirance de ces régions polaires, si puissantes, si tenaces, qu’après être revenu on oublie les fatigues morales et physiques pour ne songer qu’à retourner vers elles ? ». D

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par catherine schickel

par emmanuel abela

Freaks, exposition jusqu’au 25 janvier, au Musée des Beaux-Arts de Nancy 03 83 85 30 72 – www.nancy.fr

Mozart et les femmes, concert commenté le dimanche 22 novembre (soprano : Maïra Kerey, intervenante : Michèle Larivière, direction musicale : Benjamin Levy, Orchestre Symphonique et Lyrique de Nancy), à l’Opéra national de Lorraine, à Nancy 03 83 85 33 11 – www.opera-national-lorraine.fr

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Freaks De Dürer à Witkin, la représentation du monstre dans l’art… Une synthèse inédite à voir au Musée des Beaux-Arts de Nancy. Souvent exploré dans le domaine des sciences médicales et de l’anthropologie, le monstre est tout aussi présent dans les arts figurés. Pour la première fois, le Musée des BeauxArts de Nancy propose une synthèse iconographique de la représentation du monstre dans l’art. À travers plus de 200 œuvres, de la Renaissance aux expressions les plus contemporaines, associant arts graphiques, peintures, sculptures, objets d’art, photographies, l’exposition Beautés monstres témoigne de la richesse de ce thème. En Occident, il se décline sous des formes variées, depuis les enluminures et sculptures médiévales jusqu’aux œuvres les plus singulières de l’art contemporain. Les créatures hybrides, fantastiques et fabuleuses sont une source d’invention plastique remarquable dans laquelle les artistes ont souvent puisé à des fins très diverses, pouvant aller de l’allégorie la plus élaborée à la satire et à la caricature. Albrecht Dürer, Jacques Callot, Lavinia Fontana, Agostino Carracci, Grandville, Max Ernst, Henri Michaux, Brassaï, André Kertész, Martial Raysse, Roland Topor ou encore Orlan, autant d’artistes différents réunis derrière les murs de la Place Stanislas. D

Odilon Redon, Le polype difforme flottait sur les rivages, sorte de cyclope souriant et hideux, 1883 Saint-Germain-en-Laye, musée Maurice Denis, Le Prieuré © centre de documentation

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L’inconstance des femmes À la mi-août 1789, alors que Constance se soigne aux eaux de Bade, Mozart lui écrit cette lettre : « Chère petite femme, je vais te parler très franchement. Tu n’as pas la moindre raison d’être triste. Tu as un tout petit homme qui t’aime bien, qui fait pour toi tout ce qu’il peut. » Et de lui faire d’étonnantes recommandations : « Je me réjouis quand tu es gaie. Assurément. Je ne souhaiterais qu’une chose : c’est que tu te montres parfois moins familière. Tu es trop trop libre avec X [ici, un nom est biffé], de même que tu le fus avec Y [autre nom biffé] quand il était encore à Bade. Songe que ces messieurs se conduisent plus librement avec toi qu’avec d’autres femmes qu’ils connaissent pourtant mieux. (…) Une femme doit toujours se faire respecter ; sinon, elle fait parler d’elle. (…) Ne te tourmente pas de moi avec une jalousie inutile. Aie confiance en mon amour. Tu en as des preuves. Et tu verras comme nous serons heureux. Seule, la sage conduite d’une femme peut retenir son mari. Adieu, demain je t’embrasserai de tout mon cœur. » Le contenu peut choquer, dans la mesure où il place forcément tous les torts du côté de l’épouse et dédouane l’époux volage, il n’en renseigne pas moins sur les rapports pour les moins ambigus qu’entretient Mozart avec les femmes : le respect, la méfiance, la vision transcendée de la relation amoureuse, autant de sentiments qu’il partage à propos des femmes de sa vie, ses amours et inspiratrices de ses plus beaux rôles à l’opéra. D


par virginie joalland photo : mario del curto

focus La Fabricca, du 9 au 23 décembre au théâtre de La Manufacture, à Nancy 03 83 37 42 42 – www.theatre-manufacture.fr

Charles Tordjman, départ à l’italienne Après dix-sept années passées à la direction du Centre Dramatique National La Manufacture, Charles Tordjman s’en va vers d’autres horizons où les créations qui l’attendent sont nombreuses. Il signe, avec La Fabricca, une dernière mise en scène au bon goût d’Italie.

Dans la note d’intention qui accompagne La Fabricca, vous refusez de raconter l’histoire... L’histoire est tellement simple qu’elle se résume en trois lignes mais il faut aller au-delà… Une usine, trois générations d’ouvriers, La Fabricca c’est ça. On traverse les époques au sein d’une usine sidérurgique, de sa création à sa fin. C’est le croisement d’une histoire réelle et d’histoires fantastiques qu’une grand-mère pourrait raconter à ses petits-enfants. Enfin, La Fabricca est une prière faite à une usine défunte. Cette pièce d’Ascanio Celestini est vraiment magnifique. La singularité de cette pièce repose sur la présence de Giovanna Marini. Racontez-nous votre rencontre avec cette grande voix de l’Italie... Je la connais depuis que j’ai 20-25 ans. Je l’ai entendue lors de fêtes de partis communistes où elle chantait des chants ouvriers. Notre rencontre en tête à tête remonte à deux ans, à Rome. Elle connaissait le texte de Celestini et elle a tout de suite dit oui au projet que je lui ai présenté. J’ai été très touché qu’elle accepte si vite. À 72 ans, Giovanna Marini est une grande dame de l’Italie.

Vous êtes très proche de l’Italie. Qu’est-ce qui vous relie à son histoire ? Il y a une chose décisive qui explique ma proximité avec l’Italie, ma femme est italienne. Cela m’a amené à devenir un peu italien... Mais je n’aime pas cette Italie, celle de Berlusconi. J’aime celle de Dante, celle du cinéma, des grands acteurs italiens. Et j’avoue aimer la cuisine italienne comme ce n’est pas permis ! Pourquoi avoir choisi La Fabricca comme dernière création en tant que directeur du Théâtre de La Manufacture ? Le hasard a bien fait les choses. J’aurais de toute façon monté cette pièce. Mais il est vrai que le thème coïncide plutôt bien avec un départ. Je me délocalise un peu... C’est la fin d’une époque. Si pour cadeau de départ, on vous permettait d’être une de vos créations, laquelle choisiriez-vous ? Fin de partie de Samuel Beckett, ma première création à la Manufacture. C’est une pièce dont le texte est vraiment dur, mais c’est certainement la mise en scène qui m’a fait le plus rire. J’essaie toujours de désamorcer le tragique par le rire. D

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par catherine schickel

par catherine schickel

Hélium Edition : CIAV Meisenthal / Design : V8 Design Différentes couleurs, packaging individuel, 17 €, 03 87 96 87 16 – www.ciav-meisenthal.com

Un peu, beaucoup, exposition du 11 au 13 décembre, à la Chapelle Saint Quirin, à Sélestat 03 88 58 85 75 - www.ville-selestat.fr

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Gonflée à l’hélium V8 design a imaginé pour le Centre d’Art Verrier de Meisenthal une boule de Noël gonflée à l’hélium... ou presque ! Depuis 1999, des artistes invités revisitent la tradition de la boule de verre de Noël et dessinent chaque année pour le Centre d’Art Verrier de Meisenthal une collection de boules contemporaines et originales. Tous les hivers, selon des rituels ancestraux, les maîtres verriers mosellans fabriquent ces boules artisanales aux lignes actuelles. Pour la collection 2009, les Strasbourgeois Pierre Bindreiff et Sébastien Geissert, de V8 Design, ont imaginé une boule intitulée Helium, évocation des ballons colorés des fêtes foraines. Les deux designers la définissent comme « un éloge à l’insouciance et à la fête, qui nous invite à un peu de légèreté… Et par les temps qui courent, qu’il est bon de larguer les amarres… » Voilà de quoi alléger votre sapin pour le faire monter dans les plus hautes sphères de la spiritualité ! Helium est en vente dans les offices de tourisme du Grand Est et sur les principaux marchés de Noël alsaciens. Et pour ceux qui voudraient voir les artisans au travail, le CIAV propose des animations jusqu’au 29 décembre sur le site de Meisenthal. D

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Crépinettes Selon qu’on soit charcutier ou artiste, on ne fait pas le même usage des crépines de porc ! Léa Barbazanges en fait une œuvre étonnante, à voir en la chapelle Saint-Quirin de Sélestat. Léa Barbazanges expose actuellement deux œuvres in situ à la Chapelle Saint-Quirin de Sélestat. Cette jeune diplômée de l’École Supérieure des Arts Décoratifs de Strasbourg aime travailler des matières organiques qu’elle agrandit ou transforme pour que le spectateur puisse contempler sa beauté cachée. Ces petits déchets organiques qu’on ne regarde même pas habituellement, Léa Barbazanges les a vus et les sublime. Ce sont des ailes de mouches qu’elle recompose, des crépines de porc dont elle fait une toile, des petits coquillages qu’elle aligne à hauteur d’yeux, des toiles d’araignées qu’elle monte sur socle. À Sélestat, pour répondre au thème de Noël, elle a choisi de travailler avec des aiguilles de sapin. Fixée une à une perpendiculairement, sur le mur du fond de la chapelle, cette composition d’aiguilles reprend le format des portes qui encadrent l’autel de la chapelle. La seconde œuvre est un assemblage de crépines de porcs de trois mètres de haut en forme de triangle, pointe vers le bas, qui descend au niveau du bassin du spectateur. Une évocation – par sa forme et pour ses motifs de branchage – du sapin de Noël, né à Sélestat. D


par R.K.

par sylvia dubost

Coop art Alsace, du 26 au 30 novembre au stand a20, à la foire d’art contemporain St-art, à Strasbourg www.st-art.fr

Ring of the King, exposition du 26 novembre au 3 décembre à La Chaufferie, à Strasbourg. www.esad-stg.org www.apollonia-art-exchanges.com

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Un art pour tous

Titre de séjour

Une édition exceptionnelle, cinq artistes, cinq sacs de toile sérigraphiés, une action solidaire et l’engagement d’un grand distributeur pour l’art contemporain en Alsace : Coop art.

À l’occasion de la saison turque en France, l’artiste Fikret Atay s’installe pendant 15 jours, à l’École Supérieure des Arts Décoratifs de Strasbourg. Il y réalisera une nouvelle œuvre vidéo.

La Coop s’invite à St-art, la foire de l’art d’art contemporain strasbourgeoise. Sur le stand a20, les visiteurs pourront acquérir ce qui en supermarché semble accessoire : un sac Coop. Écologie et art obligent, il ne s’agit pas d’un de ces objets en plastique qui habillent si élégamment montagnes de détritus et terrains vagues, mais d’un sac en tissu sérigraphié et créé par cinq peintres et sculpteurs alsaciens : Sylvie Lander, Raymond-Émile Waydelich, Christophe Meyer, Daniel Depoutot et Christian Geiger. Comme il se doit, le stand du Coop Art aura sa caisse enregistreuse et délivrera des tickets pour justifier l’achat de ces sacs signés, encadrés ou sertis dans leur écrin. On pourra aussi acheter sa version light après ses courses dans un des magasins du Groupe Coop Alsace, dans les hypermarchés Leclerc et les supermarchés Leclerc Express. Les bénéfices seront intégralement versés à deux ESAT (Établissement et Services d’Aide par le Travail) de la région. D

Invité de la Xe Biennale de Lyon, qui explore jusqu’en janvier le « spectacle du quotidien », Fikret Atay réalise de courtes vidéos de scènes de vie, a priori directes et spontanées, auxquelles il confère une aura de mystère. Il témoigne ainsi à la fois de la réalité brute et de sa complexité. Dans le cadre de l’opération Rencontrer l’Europe - Istanbul, initiée par Apollonia, plateforme d’échanges artistiques européens, c’est le quotidien strasbourgeois que Fikret Atay va observer et filmer. Sa résidence du 16 au 30 novembre donnera naissance à sa prochaine œuvre vidéo, Ring of the King. Il prévoit de faire monter sur un ring deux jeunes hommes, deux représentants d’une jeunesse issue de l’immigration et donc doublement privée de parole, qui s’affronteront en une joute verbale. Ring of the King sera présentée en avant-première à la suite de cette résidence, tandis que d’autres œuvres de l’artiste seront présentées par Apollonia à St-art, la foire d’art contemporain de Strasbourg, avec d’autres jeunes artistes turcs. Une conférence/table ronde y présentera le 26 novembre la scène artistique émergente et l’art vidéo en Turquie. D

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par catherine schickel

par emmanuel abela photo : alain kaiser

La Preuve Concrète, exposition jusqu’au 31 janvier au CEAAC, à Strasbourg 03 88 25 69 70 – www.ceaac.org

Così fan tutte, de Wolfgang Amadeus Mozart mis en scène par David McVicar, le 11, 14, 16, 21, 23 et 26 décembre, à l’Opéra National du Rhin, à Strasbourg, et les 8 et 15 janvier, à La Filature, à Mulhouse 08 25 84 14 84 (Strasbourg) – 03 89 36 28 28 (Mulhouse) www.operanationaldurhin.eu

focus

Analogique contre numérique ? L’art contemporain n’a pas jeté la photographie analogique aux oubliettes, preuve en images au CEAAC à Strasbourg. Trois jeunes artistes invités autour de l’œuvre expérimentale de Michael Snow datant des années 70. La nouvelle commissaire d’exposition du CEAAC nous vient de Berlin et propose un accrochage d’œuvres conceptuelles de quatre artistes qui ont comme point commun de s’intéresser au médium photographique. Aujourd’hui, la numérisation des images a bousculé la notion de preuve. L’analyse de Roland Barthes dans La Chambre Claire, qui présente la photographie comme un médium génial qui fait revivre ce qui a été, n’est plus valable de nos jours. Ce qui a été photographié a t-il vraiment existé ? À l’heure de la retouche d’images à tout va, on ne peut plus l’affirmer. Dans cette exposition, intitulée La preuve concrète, Bettina Klein a voulu mettre en avant trois jeunes artistes qui redécouvrent les procédés analogiques - Josh Brand, Marieta Chirulescu et Alexander Gutke – et les confronte à une œuvre charnière dans l’histoire de la photographie conceptuelle, Slidelength (1969-1971) de l’artiste canadien Michael Snow. Un « art d’atelier » qui concerne l’enregistrement de traces, d’empreintes et d’accumulations même s’il ne s’agit que d’un matériau ou d’un rayon de lumière. D

Visuel : ©Michael Snow, Slidelength, 1969-71

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Così fan tutte ou l’illusion de la vie Fallait-il que Mozart fût poursuivi par la malchance pour voir les représentations de Così fan tutte ajournées à la suite du décès de Joseph II pour cause de deuil national. L’opéra créé moins d’un mois avant, le 26 janvier 1790 au Burtheater, à Vienne, avait pourtant suscité l’enthousiasme du public. Le livret, signé Lorenzo da Ponte, correspond à la troisième et dernière collaboration avec le compositeur après les coups d’éclat des Noces de Figaro et de Don Giovanni. L’intrigue construite autour de trois paires, deux couples et une duo de cyniques avisés, semble mince mais comme l’affirmait le romancier, essayiste et historien de l’art, Marcel Brion, cet opéra constitue « l’exemple le plus saisissant de la transfiguration qu’opère une musique géniale sur un livret simplement badin. » Une trame ténue, une musique bouleversante, il ne manque plus qu’une étoile montante pour la porter, en l’occurrence, le spécialiste de la musique de cette époque, l’Italien Ottavio Dantone qui dirige l’Orchestre Symphonique de Mulhouse. La reprise de ce très beau Così signé David McVicar est aussi l’occasion de découvrir une jeune distribution pour interpréter cette œuvre transgressive, trop vite oubliée en son temps, mais qui marque pourtant une intense période de créativité chez Mozart, quelques mois avant l’écriture de La Flûte Enchantée. D


par sylvia dubost

focus Ode maritime, une mise en scène de Claude Régy, du 15 janvier au 4 février au Théâtre National de Strasbourg 03 88 24 88 00 – www.tns.fr

Voyage immobile Il a toujours fait découvrir les auteurs contemporains, qu’ils écrivent ou non pour le théâtre. Le metteur en scène Claude Régy s’empare pourtant d’un poème de Fernando Pessoa et invite, avec Ode maritime, à une traversée dont on ne ressortira pas indemne.

C’est l’un des grands maîtres du théâtre d’art français. Et pourtant, on n’a pas vu Claude Régy dans le grand est depuis sa mise en scène de Melancholia I de Jon Fosse, au Granit de Belfort, en 2000. Les amateurs devaient se déplacer à Paris, ou en Avignon où Claude Régy a accepté de se rendre cet été pour la seconde fois, trente ans après la première, pour approcher son minimalisme radical. À 86 ans, Régy n’a jamais rien lâché, n’a jamais fait la moindre concession, toujours maintenu le cap d’un théâtre qui repose sur le texte, rien que le texte, et sur le corps de l’acteur, rien que le corps. Un corps-masse qui n’est pas tant chair que conscience, vecteur de la pensée, caisse de résonance. Et il n’y a que Régy pour le faire résonner aussi juste. Dans un théâtre débarrassé de tout artifice, rien ne vient distraire l’écoute. Ici tout se joue dans l’espace entre le vide et le plein, la parole et le silence, le clair et l’obscur. Plongés dans la pénombre, les mouvements des comédiens sont infimes, et la moindre variation lumineuse ou sonore fait sens, rend sensible l’invisible, ou visible le sensible. Dans cette économie absolue de moyens, le moindre effet est un événement. Régy se situe à la source du théâtre, où le surgissement de l’homme et de sa parole suffit à créer l’espace de représentation. C’est austère, presque rigoriste, hypnotique, et cela demande l’attention totale du spectateur.

« Le corps pense », écrit Claude Régy à propos de Pessoa, dans un texte où il évoque la force, l’intensité de son écriture, qui se substitue à la beauté. Tout cela, il aurait pu l’écrire à propos de son propre travail. Dès lors, la rencontre entre ces deux univers paraissait inéluctable. Dans l’œuvre immense de l’écrivain, le metteur en scène choisit Ode Maritime, poème de 10 000 vers où Pessoa s’abîme dans la contemplation d’un navire lointain, rêvant de connaître l’exaltation des grandes expéditions maritimes. À force de regarder l’océan, il finira par s’y confondre, et à force de croire en la puissance de son imaginaire, par vivre toutes ces aventures sans bouger de sa jetée. Cette grande traversée d’une œuvre magistrale, le comédien Jean-Quentin Châtelain l’accomplit seul, debout et immobile sur scène pendant deux heures. Il faut être un géant, pour mener à bien un tel voyage. D

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par sylvia dubost photo : braun / drama-berlin

focus Radio Muezzin, du 3 au 5 décembre au Maillon, à Strasbourg, dans le cadre du 6ème Festival Strasbourg-Méditerranée 03 88 27 61 81 – www.le-maillon.com / www.strasmed.com + Les 9 et 10 décembre, au Carreau, à Forbach 03 87 84 64 34 – www.carreau-forbach.com

Allah Akbar Avec son théâtre du réel, le Suisse Stefan Kaegi fait monter sur scène ceux qui subissent au quotidien les réalités de la mondialisation et de la standardisation. Radio Muezzin, sa dernière création, est son spectacle le plus évidemment politique.

Avec le collectif Rimini Protokoll, Stefan Kaegi a ouvert une nouvelle voie au théâtre documentaire. Il aborde ce genre toujours un peu dogmatique de manière à la fois frontale et décalée, en faisant monter sur scène des personnes qui vivent au quotidien les phénomènes qu’il aborde : employés des call-centers de Calcutta, routiers bulgares, exsalariés de Sabena, nomades mondiaux de moins de 12 ans, fanatiques de modélisme de plus de 60. Ils y racontent leur vie, et attaquent ainsi le problème par la bande, tandis que des données objectives viennent le poser en parallèle. La mise en scène souvent drôle et astucieuse injecte de la distance et de la fiction, évitant ainsi le voyeurisme ou la sentence. Son dernier spectacle s’intéresse aux muezzins du Caire, où le Ministère de la religion a décidé d’uniformiser l’appel à la prière par l’intermédiaire d’un canal radio unique. Pour lutter contre la cacophonie, dit-il. Chaque muezzin a son propre style, car la mélodie du chant n’est pas codifiée : il participe ainsi à l’identité sonore de son quartier. Pour le Ministère, unifier l’appel, c’est une manière de reprendre le contrôle de l’espace public. Pour des milliers de muezzins, c’est non seulement la perte de leur activité mais aussi de la place qui leur est attribuée au paradis. Kaegi a choisi quatre muezzins cairotes : il y a là un aveugle qui passe chaque jour deux heures en minibus pour rejoindre la mosquée ; un

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égyptien du Nord, fils de paysan et ancien conducteur de chars ; un électricien qui, après une vie de travailleur immigré en Arabie Saoudite et un grave accident, a commencé à apprendre le Coran par cœur ; enfin un culturiste et vicechampion du monde de citations du Coran, dont les cassettes sont très appréciées par les chauffeurs de taxi. Leur récit pointe la difficulté de concilier la tradition et la modernité, la dureté de la vie cairote, et aussi, indirectement, notre méconnaissance du monde musulman. L’appel à la prière évoque un islam extrême et conquérant, et la mosquée est souvent perçue comme un repaire de terroristes. Hasard du calendrier, Radio Muezzin poursuit sa tournée alors qu’une polémique autour de la campagne d’affichage demandant l’interdiction de construire des minarets sévit actuellement en Suisse, pays de Kaegi. Mais même sans cela, Radio Muezzin resterait un spectacle en prise directe avec une actualité brûlante. D


par adeline pasteur visuel : ildiko csapo, Matrix Hype 8 , 2009

focus Regionale 10, expositions d’œuvres contemporaines tri-rhénanes, du 28 novembre au 3 janvier 2010 en France et dans douze structures suisses et allemandes. www.regionale10.net

Artistes sans frontières Regionale, la transfrontalière d’art contemporain célèbre ses dix ans. À cette occasion, les structures françaises s’associent et exposent des œuvres sous un même thème. Une manière d’affirmer un peu plus la présence de la France dans cette manifestation.

Côté Bâlois, la Regionale n’est plus à présenter. Cette grande manifestation d’art contemporain réunit chaque année des artistes issus de la région tri-rhénane, qui gomment provisoirement les frontières en exposant leurs œuvres dans des lieux suisses, allemands ou français. Mais dans cette volonté d’échanges transfrontaliers, la France s’est timidement imposée face aux autres pôles des rives du Rhin. Les dix ans de la Régionale ont donc offert l’occasion aux trois structures françaises participantes d’affirmer leur présence et leur importance. Ainsi, la Kunsthalle de Mulhouse, la FABRIKculture d’Hégenheim et Accélérateur de Particules à Strasbourg se sont réunies autour d’un thème commun, « Et si la Regionale était un pays ? ». Comme l’explique Sandrine Wymann de la Kunsthalle de Mulhouse, « cet événement nous a permis de concrétiser nos envies de collaboration. En nous regroupant, nous avons partagé les mêmes outils de communication, pour parler d’une même voix. Néanmoins, chaque structure étant spécifique, nous avons tenu à conserver une grande liberté ».

Déclinaisons géographiques Ainsi, la thématique se décline d’une façon différente d’une structure à l’autre. La Kunsthalle s’intéresse à la place du « code » comme élément affirmant la proximité des trois pays, la FABRIKculture cultive la notion de « passage » et Accélérateur de Particules se consacre à la notion très poétique du « ciel ». Cette dernière participe d’ailleurs pour la première fois à la Regionale, qui élargit ainsi quelque peu ses frontières en collaborant avec une structure bas-rhinoise. « C’est un très beau moment pour la scène artistique locale, confie Sophie Kauffenstein, d’Accélérateur de Particules. Les artistes jouent vraiment le jeu et les structures accueillent les créations de façon très démocratique. » Sandrine Wymann ajoute que « les artistes français ont présenté davantage d’œuvres que les années précédentes, ce qui nous ravit. À terme, nous voulons vraiment donner un poids plus important à la participation française. Nous sommes donc sur la bonne voie… » D

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par nicolas querci photo : attilio maranzano

focus Jenny Holzer, jusqu’au 24 janvier 2010, à la Fondation Beyeler, à Bâle +41 (0)61 645 97 00 – www.beyeler.com

Lust for Life

L’exposition que consacre la Fondation Beyeler à l’artiste américaine Jenny Holzer (née en 1950) accorde une place prépondérante à ses œuvres récentes. Les sculptures électroniques en LED (Light-Emitting Diodes) constituent, avec ses projections lumineuses*, l’élément le plus marquant de son travail. Développés à partir de 1982 dans le souci de doter ses textes préalablement diffusés sur des supports de fortune (t-shirts, posters, etc.) d’une réelle beauté formelle, les panneaux LED font défiler des bandes de textes cinétiques plus ou moins longues. Tout cela serait simple si chaque installation ne comportait qu’un seul panneau contenant une seule ligne de texte allant de gauche à droite. Seulement Jenny Holzer a poussé très loin la maîtrise de cette technique. Ses installations, d’une taille impressionnante, se composent de plusieurs panneaux plus ou moins grands, plus ou moins recourbés, posés à même le sol, à plat, en colonne, en ligne, à cheval sur un coin, suspendus entre deux murs. Les effets d’échelle, les jeux de couleurs, les variations lumineuses sont infinis. Les textes défilent dans un sens comme dans l’autre, parfois des deux côtés d’un même panneau, plus ou moins vite ; ils se poursuivent, se croisent, se chevauchent, s’annihilent. Ici le fond détermine la forme et Jenny Holzer choisit toujours celle qui assurera le maximum d’impact émotif et sensoriel au texte.

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À côté d’autres installations récentes, Thorax (2008), Red Yellow Looming (2004) et For Chicago (2007), nous découvrons des facettes moins connues de son travail, comme les peintures, réalisées à partir d’agrandissements de cartes militaires (MAP), d’empreintes digitales (HAND) et de rapports d’interrogatoires (Redaction Paintings). D’autres œuvres plus anciennes permettent de juger de la constance de son engagement. Les Lustmord Tables (1994), dispositions d’os humains sur des tables en bois, sont une charge contre le viol et l’assassinat des femmes pendant la guerre de Yougoslavie. L’alignement méticuleux des os fait songer aux explications rationnelles qui accompagnent ces pratiques, connues et tolérées en haut lieu. Mais Jenny Holzer n’est pas une artiste bêtement politique. Son art n’a pas vocation à changer le monde, mais à agir sur le spectateur. C’est pourquoi il est difficilement réductible à une doctrine. C’est ce que rappelle à point nommé la sélection d’œuvres de la Collection Beyeler opérée par Jenny Holzer : s’il faut la rattacher à une histoire, c’est uniquement à celle de l’art. D


par philippe schweyer

focus Passage à faune (+ project room : Gregory Buchert), jusqu’au 3 janvier au CRAC Alsace à Altkirch 03 89 08 82 59 – www.cracalsace.com

Au-delà des apparences L’exposition Passage à Faune au Crac Alsace tend des perches et des miroirs entre les œuvres apparemment très éloignées de Bertille Bak (elle dessine, réalise des films et conçoit des installations) et Damien Cadio (il est peintre et musicien). Pour Novo, les deux jeunes artistes se plient (chacun de son côté) à un petit interrogatoire de circonstance.

1/ Un mot pour définir votre rencontre ? Bertille Bak : Bienveillante. Damien Cadio : Du troisième type. 2/ Ce qui vous rapproche ? Bertille Bak : Je pense que dans notre pratique transparaissent différents codes culturels et identitaires, un intérêt commun pour l’histoire mineure ainsi qu’une certaine fascination du désordre. Notre production est comme une accumulation de faits-divers où l’humour côtoie un quotidien cafardeux. Damien Cadio : La rage. 3/ Ce qui vous sépare? Bertille Bak : Les titres de Damien sont plus abstraits, ils déroutent le spectateur alors qu’ils sont chez moi une indication de lecture. L’implication de personnes dans leur environnement quotidien est fondamentale pour ma part, ce sont ces personnes qui fabriquent la pièce, il me semble que Damien s’inspire quant à lui de domaines plus divers qu’il façonne en univers mystérieux. Damien Cadio : Les apparences. 4/ Si vous deviez choisir une de ses œuvres pour les lecteurs de Novo ? Bertille Bak : Song (for ever Maridian) (visuel 1) Damien Cadio : T’as de beaux vieux tu sais… (visuel 2) 5/ La question que vous aimeriez lui poser ? Bertille Bak : Qu’est-ce qui te fait pleurer, toi ? Damien Cadio : Bertille, quand passeras-tu au 35mm ?

6/ Ce que vous n’avez pas pensé à lui dire ? Bertille Bak : J’aurais aimé voir The alphabet of the King sur un mur du Crac. Damien Cadio : Que Robe, c’est comme la corrida. Le courage de l’ordinateur / la bravoure de la machine - élégance - autorité. La manière compte plus que le résultat, j’aime. 7/ Ce qui vous inspire ? (En général ou dans l’expo) Bertille Bak : Les communautés, les personnes contraintes de vivre et travailler ensemble sur un même territoire. L’individuel dans le collectif. Les traditions populaires ainsi que les petits dysfonctionnements du monde. Damien Cadio : Le mal et la littérature. 8/ Ce qui vous fait pleurer ? Bertille Bak : Éplucher des oignons. Damien Cadio : La musique qui accompagne les mauvaises nouvelles. 9/ Ce qui vous fait rire ? Bertille Bak : La peinture de Damien Deep sea diver. Damien Cadio : L’application zélée de Robe quand elle tamponne ; Les fourmis qui passent leur temps à déplacer leurs cimetières, quitte à faire des montagnes de cadavres sous le nez du spectateur. 10/ L’artiste avec lequel vous rêvez d’exposer une autre fois ? Bertille Bak : Jeremy Deller. Damien Cadio : Edouard Manet ou Matthew Barney… tout dépendra de leur disponibilité. D

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par nicolas querci visuel : Grande Blanche Touraine, 1973. Huile sur toile. 189 x 309 cm

focus Olivier Debré, exposition jusqu’au 25 avril à l’Espace d’Art Contemporain Fernet Branca, à Saint-Louis 03 89 69 10 77 – www.museefernetbranca.org Visite guidée nocturne le 4 décembre à 20h30 par Auguste Vonville.

Olivier Debré, signes des temps La peinture se prête mal aux reproductions. Ceux qui visitent les expositions au pas de charge, téléphone ou digital camera en main, en seront pour leurs frais. La peinture d’Olivier Debré (1920-1999) s’apprécie en grand, et pas sur des écrans de deux pouces. Sa force vient d’abord de l’échelle des tableaux, qu’aucune illustration ne peut rendre. Dès les années 60 et jusqu’à la fin de sa vie, Olivier Debré s’est lancé, avec ses Signes-paysages, dans la réalisation d’œuvres monumentales destinées à des lieux publics, et de toiles de très grand format. Si la peinture d’Olivier Debré se prête si mal aux reproductions, c’est aussi parce que ces dernières sont incapables d’en restituer la texture, la richesse des couleurs, leur subtilité, leur transparence, leur densité. Olivier Debré est considéré comme un des représentants majeurs de la peinture abstraite en France, mais ses tableaux se rattachent toujours à un élément concret, que ce soit un paysage ou une couleur précise, qu’il combine dans des titres censés donner le ton d’une œuvre, comme en musique : Ocre blanche d’hiver de Touraine, Longue ocre Rubens (dite Morne Plaine), etc. Ces titres n’ont rien d’une provocation, et personne à ce jour n’a mieux retranscrit en peinture l’émotion, l’impression que procure la vue des paysages des bords de la Loire par une matinée brumeuse. La peinture d’Olivier Debré sait se faire lumineuse, comme dans le tableau intitulé Rouge coulé de Touraine (400 x 915 cm, tout de même), qui irradie l’espace de toute sa couleur. Elle peut être calme, agitée, réflexive, méditative ou lyrique. Pour Olivier Debré, marqué par sa découverte de la calligraphie japonaise, imprégné de la culture hébraïque, elle est un langage. Avant de trouver définitivement le sien, il a peint, influencé par Picasso (qu’il a rencontré pendant l’Occupation) des compositions géométriques pour s’orienter rapidement vers l’abstraction et créer ses premiers Signes-personnages, tout en verticalité. De nombreux travaux de cette période, antérieurs aux grands formats, sont présentés à l’étage. Certains font immanquablement penser à Pierre Soulages, d’un an son aîné, qu’il a fréquenté et avec lequel il a participé au Salon des Surindépendants, en 1948. D’autres toiles plus récentes, de format réduit et carré, souvent réalisées au cours de ses nombreux voyages, comme d’autres prennent des notes, permettent de saisir l’artiste sur le

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vif : Rose de Ouarzazate, Pâle rose de Teotihuacan / Mexique, Bleu léger de Chine / Montagne Hong Kong University forment des instantanés d’un calme, d’une douceur, d’une finesse et d’un rendu proches de l’aquarelle ou de l’estampe japonaise. Un reportage photographique de Marc Deville nous le montre d’ailleurs surplombant une vallée fluviale, en Chine, en train de peindre le paysage, en bleu, qu’il a non pas sous les yeux, mais à l’esprit. Olivier Debré était alors à Shanghai pour réaliser le rideau de scène du nouvel opéra. On le voit marcher sur l’immense surface aux couleurs éclatantes rouge et orange, bleu, jaune et vert, tel un volcanologue, ou un fondeur, qui ferait jaillir des étincelles. C’était un an avant sa mort. Olivier Debré n’avait jamais cessé de peindre. Sa peinture se prête mal aux reproductions. Elle s’éprouve, en face à face. D


par emmanuel abela photo : christophe urbain

par fabien velasquez

Carte Blanche à Bertrand Belin, au Granit à Belfort Concert de Bertrand Belin le 6 décembre Comète Comix, spectacle de BDanse d’Emilio Calcagno et Bertrand Belin, sur des dessins de Marie Caillou 03 84 58 67 67 – www.theatregranit.com

Mois du film documentaire, jusqu’au 25 novembre dans le Territoire de Belfort www.cg90.fr

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L’intimité du beau Figure singulière du paysage musical français, Bertrand Belin s’immisce dans l’intervalle des mots et nous livre sa perception très personnelle du monde. Une carte blanche lui est offerte au Granit, à Belfort. Les chansons de Bertrand Belin se méritent ; on s’attache à une mélodie, un bel arrangement et puis finalement au texte. Les mots obscurs dans un premier temps, font sens rapidement, même si leur interprétation reste aléatoire ; ils donnent à la chanson une dimension physique, étonnamment charnelle dans un cadre folk qui s’émancipe de ses filiations anglo-saxonnes. Les véritables influences restent peu évidentes à identifier, Boris Vian peut-être, Serge Gainsbourg de manière éloignée, Dominique A ou Pierre Bondu plus proches de nous, tout cela à la fois et bien d’autres, ou pas du tout. Cet artiste ne se dévoile guère – ça ne veut pas dire pour autant qu’il manifeste de la distance –, il soigne sa singularité tout simplement, avec une grande classe rock. La sècheresse dans le ton, ce cynisme qui ne veut pas dire son nom, le rendent paradoxalement très attachant. Au Granit, la carte blanche qui lui est offerte lui permet de jouer sur scène les nouveaux morceaux qui composeront son album à sortir début 2010. C’est également l’occasion pour lui de programmer le projet Comète Comix, avec une chorégraphie d’Emilio Calcagno, d’après les dessins de Marie Caillou. Pour ce spectacle de BDanse, il signe une musique inspirée par des ambiances rétrofuturistes, à mi-chemin entre les ambiances du Metropolis de Fritz Lang et Kraftwerk, à une époque où, d’après Emilio Calcagno, « l’on rêvait de faire du beau avec les machines. » D

Le documentaire en fête Le mois du documentaire fête ses dix ans. Quinze communes et communautés de communes participent à la manifestation, en coopération étroite avec la Suisse. L’occasion de rendre hommage aux cinéastes venus depuis les débuts du festival. Jusqu’au 25 novembre, comme partout en France, le documentaire sera à la fête dans le Territoire de Belfort. Quinze films seront projetés dans le département, autour de trois axes, le récit intime, les faits de société et l’Histoire. Initiée l’an dernier, l’ouverture au Jura suisse voisin se poursuit en 2009 de manière plus vaste : douze films y seront montrés, contre deux en 2008. Pour Gilles Barthélémy, responsable du secteur vidéo à la Médiathèque départementale et programmateur du festival, cette édition anniversaire est l’occasion « d’inviter les réalisateurs emblématiques qui ont marqué la décennie. Tous ceux contactés ont accepté de revenir avec enthousiasme et montrent pour la plupart un film récent ou inédit », comme le très attendu Vauban, Lettres ouvertes de Pierre-Oscar Lévy programmé le 25 novembre à Essert en clôture. Pour son homologue helvète Yves Hänggi : « C’est un moment fort de coopération transfrontalière qui permet de confronter les pratiques et les compétences.» D

3 suggestions : Rwanda, à travers nous l’humanité de Marie-France Collard le 18 au Grand amphithéâtre de l’UTBM à Sévenans ; Roulez les mécaniques d’André François (fondateur du magazine Strip Tease), le 20 à la salle Jean Moulin à Bavilliers ; Vauban, lettres ouvertes de Pierre-Oscar Lévy et Guillaume Monsaingeon, le 25 à la Mairie-Médiathèque d’Essert

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par caroline châtelet photo : vincent arbelet

par caroline châtelet photo (répétition) : vincent arbelet

Mi Familia, pièce du 23 au 28 novembre, Bâtiment G du Parc de la Toison d’Or, à Dijon

La Pierre, pièce jusqu’au 21 novembre au Théâtre Dijon Bourgogne, Parvis Saint-Jean 03 80 30 12 12 - www.tdb-cdn.com

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Familles en soldes

La première pierre

Compagnie résolument pluridisciplinaire, le Collectif 7’ croise les arts pour nous conter une fable impitoyable.

L’intitulé d’une exposition de sculptures ? Non. Un quelconque événement revival d’un groupe de rock mythique ? Bah, non plus.

Est-il vrai que les structures théâtrales dijonnaises développeraient un goût pour l’exotisme dramatique ? Alors qu’il y a quelques mois déjà le festival Théâtre en Mai accueillait deux spectacles d’une compagnie argentine, le tropisme sud-américain se confirme cet automne. C’est au tour du Collectif 7’ d’affirmer cet intérêt en mettant en scène Mi Familia, pièce d’un auteur uruguayen. Pour autant, si le pays dont est originaire Carlos Liscano appelle au voyage, le thème du texte risque, lui, de laisser une saveur particulière dans la bouche... Car dans les vies de familles déployées par l’auteur, les recompositions et arrangements entre générations suivent un drôle de cours : vieillards et enfants sont vendus au gré des besoins en électroménager, avant d’être parfois rachetés en prévision d’une fête d’anniversaire. Une alter-époque de la nôtre inquiétante par sa barbarie mais aussi par sa proximité avec nos sociétés. Pointant les déviances du désenchantement, du cynisme et de l’individualisme à tout crin, Mi Familia est pourtant bien une fable, demeurant en cela profondément drôle et incisive. Un théâtre du rire salutaire, qui prouve que de l’horreur peuvent naître de grands textes, Liscano ayant commencé à écrire lors de son incarcération sous le régime dictatorial uruguayen. Ce geste de survie, à l’origine d’une œuvre abondante et forte, fait alors résonner avec plus de puissance encore cet écrit et son sujet. D

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La Pierre est une pièce de théâtre. Écrite par Marius von Mayenburg et encore inédite en France – quoique sa parution aux éditions de l’Arche soit annoncée pour bientôt –, sa création est à découvrir au Théâtre Dijon Bourgogne, qui accueille Bernard Sobel et son équipe. Et, Sobel étant connu pour son intérêt envers les dramaturges allemands – formation de germaniste oblige –, ainsi que pour son goût pour les œuvres peu ou pas montées, on comprend déjà en partie son désir de travailler la Pierre. Pour le reste, l’histoire suffit : la Pierre brosse le portrait de plusieurs générations de femmes au XXe siècle, ce à travers leur attachement à une maison. Embrassant soixante ans d’histoire allemande pour le moins troublée (de 1935 à 1993), la pièce pose les questions de la transmission et de la construction de son passé. Sobel précisant qu’il ne s’agit pas « d’un document sur un moment de l’histoire », la Pierre promet de questionner et d’ouvrir la réflexion, fidèle en cela au travail du metteur en scène. Un théâtre dont le critique dramatique Bernard Dort disait qu’il « n’illustre pas plus une thèse qu’il n’accepte d’être un reflet », gage ultime de découverte d’une heureuse machine à jouer (interprétée par des acteurs tels Edith Scob ou Anne Alvaro, rien que ça...) et à penser, loin de toute moralisation... D


par caroline châtelet

focus Festival Labomatique, jusqu’au 22 novembre, à Dijon 03 45 34 78 99 - www.labomatique.com

Médias en scène Nouveau-né du sérail culturel dijonnais, Labomatique ouvre les yeux des arts vivants sur la réalité des nouveaux médias. Un festival pensé comme un territoire de découvertes, laissant le champ libre à toutes les propositions et à d’heureuses contradictions...

Festival à pedigree mixte Déclinant les possibilités de son intitulé, Labomatic défend dans sa programmation l’idée de créations à tendances multiples. S’y mêle ainsi danse, musique, vidéo, théâtre, performance, l’essentiel étant de donner à voir ce que cette hybridité assumée met, ou pas, au jour dans notre monde. Huit propositions, un stage de danse/arts numériques et une rencontre-débat investissent tour à tour atheneum, Théâtre Mansart, Vapeur et bibliothèque municipale, brassant des artistes d’horizons variés tels Rinôçérôse et Electronic Shadow (Futurinô), Hiroaki Umeda (While Going to a Condition, Duo) ou encore les derniers hommes eux-mêmes (Il n’y a plus rien). Poésie boxée

L’association organisatrice s’appelle « Les derniers hommes ». Derniers de quoi ? Difficile à dire. Par contre, sûr qu’elle ne sera pas la dernière à faire profiter Dijon de ses bonnes œuvres. Car depuis sa naissance en 2000, l’association enchaîne les activités à un rythme régulier, le sien, construisant avec précision chaque manifestation : création de spectacles, édition d’une revue en ligne et version papier autour des arts visuels (Querelle), les projets s’élaborent avec le temps qu’il faut, celle-là préférant l’accomplissement mûri à un montage trop empressé. C’est certainement l’une des raisons pour lesquelles Labomatique, dont la première édition se déroule jusqu’au 22 novembre prochain, est promis à un rythme biennal. Le temps aussi aux derniers hommes de travailler à un autre de leur projet, le lancement dès 2010 d’un centre de ressources sur internet consacré aux arts de la scène et aux nouveaux médias. Une occasion de plus pour l’association de creuser le sillon de ces champs artistiques désormais incontournables.

Mais plutôt que de se lancer dans une énumération exhaustive de la programmation forcément restrictive, on vous parlera de ce qu’on connaît pour l’avoir déjà vu. Soit, Battling (((...))). Un drôle de titre pour une proposition qui l’est tout autant. À la base de Battling (((...))), deux gringos : Sébastien Bacquias à la contrebasse et à la loop-box, Guillaume Malvoisin à l’écriture. L’un joue, l’autre écrit, le public écoute et lit sur un écran la projection de ce combat improvisé en direct. Une forme nécessairement courte, nerveuse et sèche, dans laquelle chacun jette – offre – à l’autre sa réponse constituée de et dans l’instant. De ce dialogue sans spectaculaire possible est née l’envie de nouvelles confrontations et les deux gars battleurs n’hésitent plus à associer d’autres artistes à leur set. À l’occasion de Labomatic c’est la guitariste (électrique, la guitare) Christelle Séry qui les rejoint, venant les défier à leur propre jeu, histoire, comme ils le disent eux-mêmes, « d’élargir les débats pour quelques rounds ». Un étonnant combat moderne en perspective, où ça va balancer sévère... D

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Balade d’art contemporain Par Sandrine Wymann et Bearboz

TRAFFIC ART HIGHWAY Dans le Hangar aux Manœuvres de la citadelle bisontine nouvellement investie, le Pavé dans la Mare présente Traffic Art Highway, un projet franco-chinois: 6 artistes français et chinois, une résidence croisée, une première halte à Besançon, une exposition à venir à Shanghai, des échanges, des voyages, des découvertes, des émotions et des œuvres sur le thème de la ville, culturelle, sociale, économique, technologique...

Séverine Hubard nous livre deux sculpturesinstallations On n’a jamais été si proche et action tower qui laissent transparaître son intimidation et sa surprise face à une agglomération complexe et imposante. Ses pièces de bois pour l’une et de carton pour l’autre rappellent son intérêt pour l’architecture, la construction qui est ici tantôt minutieuse, tantôt grossière et presque explosive.

Li XiaoFei, à travers une installation vidéo Quand les fleurs de la montagne s’épanouissent, elle sourit au milieu d’elles donne la parole aux enfants des deux villes. Des paroles libres et spontanées qu’il insère dans un mur de parpaing.

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Le rapport annuel Artprice du marché de l’art, largement diffusé tout récemment à la FIAC de Paris, situe en 2009 la Chine comme troisième place de marché aux enchères d’art contemporain. Il relève aussi qu’au classement général des artistes les mieux vendus, 16 chinois figurent parmi les 50 premiers. La Chine est désormais une scène majeure de l’art contemporain, pas le moindre doute à ce sujet, et l’Europe l’a compris. Les expositions qui accueillent ses artistes sont de plus en plus nombreuses et l’intérêt qui leur est porté semble loin de s’essouffler. Le Pavé dans la Mare le confirme avec Taffic Art Highway. Avec inventivité, le projet longuement construit retient l’attention d’un public curieux d’observer ce que peut produire la rencontre de deux groupes artistiques. Ce qui en résulte avant tout, ce sont des personnalités, des individualités : six artistes et non pas trois français et trois chinois, se sont prêtés à l’expérience de la résidence croisée. Ils ne semblent pas vraiment s’être rencontrés, chacun à leur manière, ils ont profité de l’opportunité qui leur était donnée de voir ailleurs, de vivre autrement. Au final, les œuvres présentées sont grandes, d’imposantes installations, des dessins surdimensionnés emplissent un espace sans vraiment dialoguer.


Traffic Art Highway, du 26 septembre au 13 décembre, Hangar aux Manoeuvres, Citadelle de Besançon

Vincent Lamouroux propose un travail plus documenté. Air rights and Above, enseigne de plexiglass, à la fois transparente et imposante, posée au sol. Elle fait référence aux Air rights, droits des propriétaires terriens à disposer d’un espace aérien au-dessus de leurs biens. Cette œuvre peine quelque peu à s’inscrire dans le projet mais s’impose plastiquement et apporte à l’exposition une bouffée d’air qui lui évite l’écueil d’une illustration du principe de la résidence artistique.

Les sacs en papier de Gilles Picouet recréent une foule à partir de cornets démesurés sur lesquels sont sérigraphiées les silhouettes de personnages. Entre brouhaha et solitude, ses objets personnifiés habitent l’espace.

Yin Xu Zhen convoque cette même distance avec Haleter qui est l’étude dessinée d’un projet d’installation pour la future Exposition Universelle de Shangaï.

Jin Jiangbo invite le spectateur à se perdre dans l’espace de son logement bisontin et à glaner des images tout comme il l’a fait à l’invitation du Pavé dans la Mare.

L’exposition est présentée comme une étape du projet qui se constitue à partir de ses différentes phases. Reste donc l’exposition de Shangaï pour lui donner tout son sens et clore une belle aventure humaine et artistique.

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rencontres Propos recueillis par sylvia dubost

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portrait : christophe urbain


Même si ses encres illustrent les couvertures de ses livres, la peinture et l’écriture sont pour Gao Xingjian, Nobel de littérature en 2000, des langages et des modes de pensée bien distincts. Ses toiles, romans, pièces de théâtre naissent cependant d’une même recherche : celle de la forme juste qui permettra d’exprimer l’indicible.

Trouver la voie Comment la peinture et l’écriture sont-elles apparues dans votre parcours ? Très tôt. Cela a été lié pratiquement toute ma vie, sauf pendant la révolution culturelle, où toute activité artistique était impossible : j’ai arrêté les deux. J’ai repris l’écriture en cachette quand j’étais à la campagne. J’avais besoin de m’exprimer pour me prouver que j’existais encore, que j’avais ma pensée. J’enterrais les manuscrits dans un pot. Mais peindre était impossible, cela prenait trop de place.

Vous avez abandonné la couleur pour l’encre : ce choix d’un retour vers des techniques traditionnelles n’est pas anodin. Lors de mon premier voyage en France, j’ai vu tous les chefs d’œuvres de la peinture occidentale, et j’ai arrêté de peindre. Puis j’ai réfléchi à trouver ma voie. Picasso et Michaux ont utilisé l’encre mais ne connaissaient pas tout son potentiel. Les maîtres chinois le connaissent mais leur façon de travailler est très codifiée : ça m’ennuie, Comment ces deux modes d’expression sont-ils connectés ? de recopier tout cela. L’autre chose que j’ai apprise de la La peinture prend-elle parfois le relais de l’écriture, et inversement ? C’est très différent pour moi. L’écriture, c’est la langue, les mots, c’est le cerveau qui peinture occidentale, c’est qu’on peut tout faire ! On peut travaille. La peinture, c’est le regard, et ce regard ne passe pas par les mots. On ne peut même peindre avec les doigts, avec un couteau, un chiffon. pas expliquer exactement une vision, c’est perdu d’avance ; cela doit passer par un autre Ce n’est pas la peine de se contraindre à la pointe d’un langage. Quand je peins, ce n’est pas d’abord une idée, un concept, c’est d’abord une pinceau chinois ! vision. Derrière, il y a une autre façon de penser. Vous avez toujours dit qu’en tant qu’écrivain vous ne représentiez personne ? La réalité et la fiction s’articulent-elles La voie personnelle, c’est la vraie voie. J’ai vécu une de la même manière dans la peinture et le roman ? C’est très différent. On ne peut pas exprimer une même chose de trois manières société où l’individu devait disparaître au profit d’une différentes, chaque art a ses motivations et ses expressions. C’est toujours lié à une identité collective soumise à une autorité politique. La créativité. Comment écrire un roman à notre époque, alors qu’on a tellement de littérature peut se faire tout seul, et même si l’on ne fictions ? Il faut essayer d’exprimer ce qu’il est difficile d’exprimer par la langue : la publie rien de son vivant. Si l’on éprouve la nécessité de langue est magique mais est aussi figée, on s’exprime souvent par des phrases toutes s’exprimer, cela a une valeur. Si l’auteur est sincère, il faites, parce que c’est la base de communication. Mais on doit toujours faire des touchera la réalité de l’existence humaine, et dépassera le efforts pour trouver une nouvelle expression. Dans un roman, la seule chose dont on temps, la langue et la culture. C’est ça la grande littérature, ne puisse pas se débarrasser, c’est la narration. Donc le plus important est de trouver celle qui laisse un vrai témoignage de nos conditions un ou des tons de narration intéressants. C’est comme cela que j’ai trouvé la structure humaines, qui joue le rôle que l’histoire ne peut pas jouer de mes romans, où plusieurs personnes désignent le même sujet*. Ce croisement car elle est toujours écrite et réécrite par les pouvoirs est plus intéressant qu’une intrigue. Et je ne considère pas mes romans comme des politiques. C’est une voie individuelle, mais elle est fictions. Au théâtre, raconter une histoire n’est pas intéressant, il y en a tellement ! communicable. C’est pourquoi je crois que la littérature Mais peut-on trouver une dramaturgie qui puisse évoquer ce qu’on a vécu, qu’on ne est une affaire personnelle. ❤ peut exprimer, et qui permette au spectateur d’éprouver les mêmes sensations ? En peinture, c’est encore différent. Ma peinture est loin des mots, des concepts, qui sont très à la mode : le cérébral n’y entre pas. Elle s’adresse d’abord au regard. Comment montrer une impression ? Entre figuration et abstraction, il y a un champ qu’on n’a pas encore exploré. Les impressionnistes suggéraient déjà cette possibilité-là. Je cherche à explorer ce potentiel du rêve et de l’imagination : j’appelle cela l’évocation. On n’entre pas dans le détail : c’est le flou qui parle, la pénombre, l’ombre ! L’ombre fait disparaître la réalité.

L’ombre des mots, encres et aquarelles de Günther Grass et Gao Xingjian, jusqu’au 16 mai au musée Würth à Erstein www.musee-wurth.fr

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rencontres par + photo matthieu remy

Edouard Baer était à la Salle Poirel, à Nancy, le 10 octobre dernier pour une lecture sur scène du texte autobiographique de Patrick Modiano, Un pedigree. Une occasion immanquable de lui demander quel lecteur il est et de quelle manière la littérature l’a accompagné dans sa carrière.

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EDOUARD AUX MOTS D’ARGENT Comment se fait la rencontre avec un texte comme Un pedigree ? Je trouvais que c’était un truc gracieux pour un acteur d’avoir un texte à soi. Un texte qui puisse vieillir avec vous sans qu’on s’en lasse. Or, moi, je suis un lecteur de Modiano comme j’allais voir les James Bond au cinéma. Avec mon frère on attendait le dernier Modiano, on allait l’acheter et on se le refilait. Et quand celui-là est apparu, ça a été un coup de tonnerre : toutes les histoires sont dedans, tous les sujets de ses autres livres. Tous les personnages, les noms propres. Donc, ça m’a bouleversé et voilà, j’ai décidé de le faire. Est-ce que ce texte, très direct et assez violent, vous a secoué personnellement ? C’est de la littérature avant d’être de la confession. Souvent les acteurs disent qu’ils sont instinctifs quand ils sont complètement idiots, mais peut-être que je suis instinctif aussi dans le sens où je ne creuse pas au fond de moi. Mais oui, je sens qu’à certains moments il y a des choses qui résonnent, sur le dialogue interrompu avec son père notamment. Vous avez travaillé une diction particulière pour ce texte ? Je crois beaucoup que la pensée donne la diction. Comme le geste. C’est bien de ne pas être trop gracieux pour incarner les choses, par exemple. Les gens qui font de la danse bougent bizarrement, ils sont trop gracieux, je n’aime pas ça. Sur ce texte-là, je me suis aperçu que le fait de voir pas mal Modiano pendant que je préparais m’aidait beaucoup. Et s’il y a quelque chose dont je me suis beaucoup inspiré, c’est le style interro-négatif, quand il parle : « mais ça c’est quand même pas…? » Et donc dans le texte, j’ai mis de l’interro-négatif même s’il n’y a pas de point d’interrogation : Henri Lagroix ? Sacha Gordine ? Contrairement à ce qu’on dit, je trouve que Modiano n’a pas de goût pour les noms propres, qu’il ne s’en repaît pas. Il est effaré, au contraire. En tout cas, c’est plus nuancé. Peut-être qu’il y a quelque chose lié au fait de nommer pour ne pas oublier. Il y avait quelque chose qui amusait beaucoup Modiano quand il venait voir les répétitions : je jouais à faire réellement l’appel de ses personnages. Sacha Gordine ? Henri Lagroix ? Il était très intrigué à l’idée de Nancy. Il trouvait ça formidable, Nancy. Il disait : « ça va être très étonnant à Nancy ».

Quel rôle ont joué les écrivains et la littérature dans votre parcours ? J’ai été élevé dans l’admiration totale de l’image de l’intellectuel. L’intellectuel gratuit, pas forcément celui qui fait un métier intellectuel. La grande culture. Et la présence des livres était comme une obligation. Même si je ne trouvais pas mon père spécialement joyeux à cause de ça. Il semblait ne pas y avoir de salut en dehors des livres. Même si c’était très généreux, parce que mon père s’intéressait à énormément de choses. Mais j’ai très peu lu. Je sais ce que sont les choses mais je ne connais pas le contenu. Je suis un enfant de vieux, mon père était quelqu’un d’une autre génération, d’un autre monde, d’avant-guerre. Je vois ce que veulent dire les gens lorsqu’ils parlent de la grande culture, quand on parlait latin, grec et anglais, qu’on avait des notions d’espagnol, d’allemand, qu’on savait des poèmes par cœur. Mon père savait des milliers de vers par cœur. Alors, tout de suite je me suis fermé à ça en me disant « je n’y arriverai jamais » et toute ma vie est une culpabilité de ne pas être ça. Ça fait partie de votre sens de l’humour de jouer sur un décalage avec cette « grande culture » ? J’ai de la moquerie pour tous les ridicules, pour les jargons des métiers, les jargons d’autorité. Mais j’ai beaucoup d’admiration pour le tac au tac, pour une sorte d’esprit français même si je n’aime pas les bons mots, les petites piques. J’aime beaucoup l’esprit, qui n’est pas ça, qui est peut-être plus anglais. Je n’aime pas du tout les choses qui blessent, je n’aime pas les attaques personnelles. Je n’aime pas toute une partie de l’humour Canal Plus qui consistait à prendre des têtes de turc, à décider qui était ringard, qui ne l’était pas. Et quand on dit que quelqu’un est « décalé » pour moi c’est la définition même de l’humour. Un humour décalé, c’est redondant pour moi. Moi la seule chose qui m’intéresse dans l’humour, c’est de rendre la vie quotidienne plus supportable. Transformer de la souffrance, de la misère en gaieté. Ou du quotidien, du banal. Ça n’est intéressant que si c’est à l’hôpital, dans les bureaux, à France Telecom. On vous a pourtant beaucoup fait jouer des rôles d’écrivains… Parce que j’ai une façon de parler qui est très particulière – ce dont je suis conscient. Quand je m’entends enregistré, je suis effaré. Mais la langue orale m’amuse énormément. La précision : ce qui est intéressant dans l’improvisation c’est de tomber juste, après tout. J’ai ce truc de voix qui tient au fait d’avoir été élevé par des gens assez vieux, d’avoir grandi avec des adultes qui étaient d’un autre monde. Je finis par avoir le physique de ma voix, mais j’ai cette voix depuis très tôt. C’était très bizarre, d’ailleurs, à dix-sept ans… Après, il y a des acteurs dont on se dit qu’ils n’ont jamais dû lire un livre. Moi, on croit que j’en ai lu. C’est mieux d’avancer masqué quand on est acteur de cinéma, si vous voulez incarner des rôles différents et un des plaisirs de ce métier d’acteur c’est quand même la composition. Moi j’aurais aimé jouer le maître nageur dans Welcome. Et j’avoue que j’en ai marre de jouer des gens dont la seule question c’est de savoir s’ils vont être écrivains ou pas. ❤

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rencontres par e.p blondeau

photo : vincent arbelet

Les 4èmes rencontres cinématographiques de l’ARP se tenaient à Dijon en octobre, avec la présence du très rare Steven Soderbergh. Enfant prodige du cinéma indépendant américain, l’homme au parcours fulgurant avance masqué. Tentative de décryptage.

Steven Soderbergh, l’insaisissable réalisateur certes boulimique mais surtout énigmatique. C’est entendu, Steven Soderbergh est ce que les américains appellent un control freak : sur ses films il veut tout maîtriser, tout prévoir quitte à utiliser le nom de jeune fille de sa mère ou le deuxième nom de son père pour infiltrer le générique en tant que monteur ou photographe. Mais pour Soderbergh, l’enjeu semble ailleurs : « Ce qui m’intéresse surtout, c’est la recherche perpétuelle d’un nouveau langage cinématographique. Je suis souvent frustré par les contingences de la narration traditionnelle, c’est pour cette raison que j’ai réalisé Traffic avec ce que les critiques appellent un mode choral, mais lorsque tout le monde s’est mis à faire ce genre de films, je suis vite passé à autre chose. Désormais, je me rends compte que je préfère me centrer sur mon personnage principal et mes prochains films iront d’ailleurs dans ce sens. »

Rencontrer Steven Soderbergh, c’est avant tout réviser ses superlatifs. Plus jeune réalisateur à recevoir la Palme d’or pour Sexe, Mensonges et Vidéo en 1989, il se paiera le luxe d’avoir onze ans plus tard deux films en concurrence pour les Oscars (Erin Brockovich et Traffic). Rien de bien étonnant pour ce stakhanoviste de la pellicule. Au cinéma l’Eldorado à Dijon où il venait présenter une rétrospective de ses longs métrages, Costa-Gavras en personne s’est déclaré impressionné par la trajectoire supersonique de ce

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Jamais là où on l’attend, alternant avec brio les blockbusters et les films plus intimistes, Steven Soderbergh est avant tout une tête chercheuse qui se fixe lui-même ses propres règles : « Je pense que j’ai commencé à faire du cinéma parce que cet art avait réellement une influence culturelle. Vous pensiez différemment, vous vous habilliez différemment et votre raisonnement pouvait être affecté par le film que vous aviez vu. Malheureusement, j’ai bien peur que cela n’existe plus. » On l’aura compris, Steven Soderbergh est droit dans ses bottes, mais c’est aussi un réalisateur fidèle qui aime travailler avec des acteurs proches de sa sphère, que ce soient George Clooney avec qui il avait d’ailleurs monté la société de production Section Eight, ou récemment avec Benicio Del Toro ou Matt Damon : « J’aime profondément les acteurs, et je peux vous assurer que ce n’est pas forcément une évidence pour tous les réalisateurs, notamment à Hollywood. Je leur donne beaucoup de responsabilités. Si aujourd’hui j’ai des liens très forts avec certains acteurs, c’est paradoxalement grâce aux acteurs non professionnels. Très souvent les amateurs vous apportent beaucoup plus sur un film. » Le cinéaste disparaît rapidement derrière des vitres fumées d’une voiture l’emmenant vraisemblablement vers un nouveau montage, un nouveau tournage. Le mystère s’est un peu éclairci mais pour notre plus grand plaisir, est loin d’être dissipé. ❤


par koffi célestin yao

photo : shqipe gashi

Après La Notte et Le jardin aux sentiers qui bifurquent, le commissaire d’exposition Lorenzo Benedetti présentera sa troisième exposition à la Kunsthalle de Mulhouse en 2010. Pour Novo, il explique sa démarche à Koffi Célestin Yao, artiste, critique et enseignant à l’École des Beaux-Arts d’Abidjan.

L’art du dialogue N’y a-t-il pas aujourd’hui une cassure entre le public et les concepts développés par les artistes ? Ça a toujours été comme cela. L’exposition des Impressionnistes à la fin du XIXe siècle a été une tragédie pour le public. Il n’a pas du tout aimé des œuvres qui semblent aujourd’hui évidentes pour des millions de gens. C’est donc normal que ce qui se passe dans cet espace [la Kunsthalle de Mulhouse, ndlr] ne soit pas aimé de tous. Le philosophe Giorgio Agamben que j’ai cité pour l’exposition La Notte dit qu’une exposition d’art contemporain ne doit pas se situer dans l’actualité, elle doit en sortir. On a l’impression qu’à un moment, donné l’art s’est arrêté. C’est comme si on voyait toujours des choses déjà vues. C’est une vraie interrogation et il est important d’examiner ce qui s’est passé dans la société. On peut aussi dire que l’Histoire s’est arrêtée parce qu’à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, il y a eu beaucoup de découvertes : la voiture, le train, l’avion. Et l’on a maintenant Internet, le téléphone portable. Parallèlement à toutes ces révolutions incroyables, il s’est passé la même chose dans le champ de l’art avec d’autres révolutions incroyables comme les ready-made. Si l’art s’est arrêté, l’Histoire aussi s’est arrêtée. Il y a beaucoup de relations entre ce qui se passe dans l’art et ce qui se passe dans la société, dans l’Histoire. Que se passe-t-il dans la tête d’un commissaire d’exposition qui est amené à disposer des œuvres de personnalités différentes, ayant des œuvres diverses, et qui les expose ensemble pour faire sens ? Il faut connaître des artistes qui ont des approches différentes. C’est très important qu’il y ait des contrastes dans une exposition. Il est aussi très important de montrer des artistes qui sont de la même génération et qui travaillent sur les mêmes idées, mais qui utilisent des techniques différentes. J’aime bien que l’espace soit vide, le laisser sans division. Dans un lieu aussi beau que la Kunsthalle de Mulhouse,

l’espace vide permet une bonne perspective pour voir les travaux, pour circuler autour des œuvres. On peut établir des combinaisons qui sont des dialogues. C’est beaucoup plus simple de monter une exposition personnelle avec un seul artiste que de le mettre en relation avec d’autres. Lorsque l’on regarde une œuvre à travers d’autres œuvres, c’est comme un dialogue. Le titre Le jardin aux sentiers qui bifurquent fait aussi référence à ce qu’est une exposition de groupe. Chaque point de rencontre entre deux œuvres est aussi une bifurcation. ❤ www.kunsthallemulhouse.com

L’intégralité de l’entretien en écoute sur flux4 (www.flux4.eu)

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Quand l’art voyage par sylvia dubost

photos : natacha paganelli

Les résidences d’artistes à l’étranger connaissent ces dernières années un essor sans précédent. Entre enjeux artistiques et stratégiques, nous avons voulu savoir quelles étaient les motivations de ceux qui partent et de ceux qui payent. Petit état des lieux, à l’aune de l’exemple de l’Alsace qui, de toutes les régions du Grand Est, envoie le plus d’artistes à l’étranger. Sortir de son atelier et de son quotidien, multiplier les rencontres et les échanges pour nourrir son travail, bénéficier d’un temps entièrement consacré à la recherche et à la création… la résidence à l’étranger semble renouer, dans sa forme idéale, avec la tradition du voyage d’artistes, voire même avec le voyage initiatique. Quel artiste refuserait une telle opportunité, surtout quand les collectivités la lui financent ? La réalité n’est évidemment pas aussi simple. S’inscrivant le plus souvent dans un échange d’artistes entre deux villes ou territoires, la résidence se situe au confluent d’enjeux artistiques, économiques et politiques importants. Leur nombre est en constante augmentation : en Alsace, pas moins d’une quinzaine sont organisées chaque année (lire pages suivantes).

Le Saut (résidence en Serbie)

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Quels enjeux ? Une résidence, lorsqu’elle est impulsée par une collectivité comme c’est souvent le cas, se greffe sur des accords de coopération plus larges entre deux territoires. Elle en est souvent la partie la plus visible, et donc un outil de promotion. « Une résidence participe au rayonnement international de la ville, confirme Nawel Rafik-Elmrini, adjointe au maire de Strasbourg en charge des relations internationales. Les artistes qui partent sont les ambassadeurs de l’art et de la culture à Strasbourg, et ceux qui viennent passer trois mois ici, repartent aussi comme des ambassadeurs. » Élisabeth Caillet, spécialiste de médiation culturelle, notait à ce propos « l’envie de plus en plus largement répandue auprès des collectivités locales d’attirer des artistes sur leur territoire afin d’en revaloriser l’image, d’y proposer des modes relationnels différents de ceux offerts par les stricts échanges commerciaux ou l’implantation d’entreprises de production. » Et d’ajouter : « Il semble que la résidence offre ainsi tant aux artistes qu’aux collectivités territoriales, qui en sont les principales promotrices, un instrument vers lequel convergent des intérêts complémentaires : lieu de travail pour les uns, équipement capable d’induire une image de mécène pour les autres. » Delphine Gougeon, directrice de la culture de la Région Alsace, et exresponsable des relations internationales à la ville de Strasbourg, résume : « Les rapports institutionnels sont plus faciles quand la culture est derrière. » Si les résidences participent au développement d’un territoire, elles sont pourtant essentiellement financées par le budget culture des collectivités… Au sein de Culturesfrance, organisme chargé de la promotion de la culture française à l’étranger, le programme de résidences fait partie non du pôle ”échanges et coopérations artistiques”, mais du pôle “développement et stratégie”, tout comme les saisons françaises à l’étranger. Il s’agit, explique-t-on sur le site, d’aider un artiste à développer son réseau à l’étranger et à intégrer d’autres marchés. Mais là où les résidences financées directement par Culturesfrance privilégient les nouveaux marchés de l’art (Chine, Inde, Brésil, Russie), l’Alsace est surtout tournée vers les pays de l’ex-bloc soviétique, avec lesquels elle partage un même espace culturel… On met alors en avant les enjeux artistiques : la résidence est un « temps d’études, l’occasion d’ouvrir la porte à des sensations, rappelle Evelyne Loux, secrétaire général du CEAAC, principal opérateur en Alsace. Elle permet de rompre avec les habitudes, un ressourcement personnel. » Même si, précise Jean-Yves Bainier, « l’artiste est tenu à une production », puisque doit s’en suivre une exposition qui donnera à tout ce processus la visibilité nécessaire. « L’important, c’est le sens, prône Dimitri Konstantinidis, directeur d’Apollonia, plateforme d’échanges artistiques. Sinon, c’est du tourisme culturel. La vraie question, c’est la mobilité, qui amène aussi d’autres questions : l’accueil, l’exil, l’implication sur place, la confrontation à une autre culture. »Des problématiques qui ne sont pas toujours

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au cœur des résidences. Pour certains artistes, le déplacement, le travail sur un autre territoire font partie intégrante de la démarche artistique. « Il y a deux écoles, constate Natacha Paganelli, déjà résidente au Maroc ou encore en Serbie, où elle s’est ensuite installée pendant trois ans. Pour moi, une résidence, c’est un travail sur un pays. » Son dossier vient d’être retenu pour Séoul. De même, la ville est le support du travail de Mathieu Husser : en explorer toujours de nouvelles devient alors une nécessité. Plus largement, la résidence est un espace de rencontres, qui viennent enrichir indirectement le travail et donnent parfois naissance à des projets. « Lou Galopa a noué des contacts pérennes avec des artistes à Helsinki, raconte Elodie Gallina, chargée des relations internationales au CEAAC. Et dans notre lieu d’accueil, nous pouvons accueillir jusqu’à trois artistes étrangers en même temps, et en ce moment, il y a deux peintres. C’est le hasard, mais cela peut créer des liens. » Un moyen de financer les artistes Une résidence, ce sont aussi de bonnes conditions de travail et des financements assurés. Rares sont les structures en région qui rémunèrent les artistes pour une exposition. Rares sont aussi les artistes qui vendent assez d’œuvres pour vivre de leur travail. « La résidence, les interventions en milieu scolaire par exemple et les invitations muséales sont les seuls moyens pour les artistes d’être rémunérés », explique Mathieu Boisadan, artiste peintre déjà résident à Wroclaw avec Pol’art et en partance pour Banja Luka avec Apollonia. « Les artistes qui ne vendent pas partent en résidence », résume-t-il. Pour Nawel Rafik-Elmrini, la résidence est clairement « un moyen de soutenir les artistes ». Les appels à projets ne manquent pas de candidats. La ville de Strasbourg vient tout juste d’en lancer un pour deux résidences de trois mois à Dresde et Riga, avec à la clé une bourse de 3000 €. Les sommes allouées aux artistes et leur répartition entre les différents postes varient suivant les programmes. L’artiste alsacien en résidence pendant trois mois à Stuttgart dans le cadre de l’échange avec le Bade-Wurtemberg se voit attribuer une bourse de 4500 € versée par la DRAC. Pour la résidence en Corée (partenariat CEAAC - International Art

Tir Fixe (résidence en Bulgarie)

Studio Program Korea), le montant global est de 3250 € pour trois mois. Certaines incluent des honoraires en plus des frais de production, et déplacement et logement sont systématiquement pris en charge. Si les échanges impulsés par les collectivités sont protégés par des conventions, d’autres structures, comme Pol’art, voient leurs budgets diminuer… mais dans l’ensemble, c’est plutôt la durée des résidences qui se raccourcit. « On nous presse le citron, constate Mathieu Boisadan. Certains ont besoin de temps, et produire une exposition en trois mois leur est impossible. Ils ne pourraient jamais partir. » Et demain ? Là où l’Europe politique hoquète encore, comme jusqu’à très récemment


Quelques programmes de résidence Wroclaw / Pologne (accord de coopération Région Alsace Basse Silésie, annuel, opérateur : CEAAC) Valka / Lettonie (partenariat CG67-Région Vidzeme, annuel, opérateur : CEAAC) Alma / Québec (programme résidences croisées Frac Alsace – Langage Plus, annuel, opérateur : CEAAC) Ville de Strasbourg (résidences croisées annuelles entre Strasbourg et quelques-unes de ses villes partenaires, comme Lodz, Katowice, Vilnius, Riga, Varna…) L’association Apollonia organise régulièrement des résidences dans le cadre de son activité de plateforme de coopération européenne, particulièrement dans les pays d’Europe centrale et orientale, les Balkans, les pays Baltes et du Caucase du Sud. L’association Pol’art propose tous les ans une résidence en Pologne.

Besançon - Shanghai avec la Pologne, l’Europe culturelle est une réalité depuis presque aussi longtemps que l’Europe économique. Les résidences y contribuent largement… et jusqu’à présent, il semblait toujours y avoir de l’argent pour le financement. Désormais, comme pour l’ensemble du secteur culturel, l’avenir est incertain. La réforme générale des politiques publiques, qui touche à tous les secteurs et particulièrement à la culture, verra considérablement diminuer les budgets des Drac, qui soutiennent largement tous les projets à l’international. La réforme de CulturesFrance, financée par les ministères de la culture et des affaires étrangères, et la baisse drastique des crédits des services et centres culturels français à l’étranger indiquent un climat général peu propice à la promotion des artistes hors

des frontières. La convention triennale entre Région, Drac et CulturesFrance arrive à échéance en 2010, et Jean-Yves Bainier ne cache pas son inquiétude. « Les budgets de l’état diminuent, mais les collectivités prennent le relais. » Elles sont pourtant, elles aussi, dans l’expectative. La suppression de la taxe professionnelle conduira les villes à réviser leur stratégie, en tout cas à trouver d’autres ressources. « Le mécénat ou les financements européens par le biais du programme Culture 2007 », comme l’évoque Nawel Rafik-Elmrini. Ce sera peut-être aussi l’occasion de redéployer ces budgets entre différents services, pour que le dialogue interculturel, l’ouverture sur le monde, la survie des artistes, l’image d’une ville et d’un territoire, ne soient pas seulement l’affaire de la culture… i

Les nouveaux marchés de l’art sont en Asie… Le Pavé dans la mare à Besançon l’a bien compris, avec ce projet de résidences croisées avec Shanghai. « Il y a tellement de moyens pour l’art en Chine qu’on devient artiste pour gagner de l’argent », explique Corinne Lapp, la directrice du Pavé. Trois artistes français et trois artistes chinois ont pu explorer l’écart entre leurs conditions de travail, en même temps que le territoire de l’autre. Une première exposition présente actuellement le résultat de leur travail à Besançon, la suite sera pour 2010 à Shanghai, dans le cadre de l’exposition universelle. Et Le Pavé compte bien ne pas s’en tenir là : Corinne Lapp souhaite un échange à long terme avec la province de Anhui. Un choix stratégique judicieux aussi bien pour les artistes que pour l’association. Traffic Art Highway, jusqu’au 13 décembre dans le Hangar aux Manœuvres / Citadelle de Besançon (voir page 26)

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Versant d’Est, le Jura en regard, photographies de Bernard Plossu, jusqu’au 4 janvier au Musée des Beaux-arts et d’Archéologie de Besançon www.musee-arts-besancon.org

À l’occasion de l’exposition Versant d’Est, le Jura en regard à Besançon, rencontre avec Bernard Plossu qui a contribué de manière décisive au renouveau de la photographie à partir des années 1970.

PLOSSU / LE VOYAGE JURASSIEN par philippe schweyer

Bernard Plossu est de retour à Besançon la veille du vernissage de son exposition au Musée des Beaux-arts et d’Archéologie. Pendant deux ans, il est revenu en FrancheComté pour photographier ces paysages de semi montagne qu’il aime tant, en marchant ou depuis un train. Cette fois, il a pris le train en gare de la Ciotat avec une valise pleine de ses livres (certains prétendent que c’est le photographe français qui en a fait le plus) pour étoffer les vitrines de l’expo. En découvrant la première édition du Voyage mexicain, on devine que c’est là, en 1965 et 1966, la tête pleine des films de la Nouvelle Vague, qu’il a inventé son style (ses célèbres flous, mais pas seulement) préférant à jamais la spontanéité poétique à la virtuosité technique. Invité par Emmanuel Guigon, le directeur du musée qu’il a connu en Espagne, Bernard Plossu découvre ses tirages jurassiens disposés selon les indications précises du maître des lieux. Dans une petite salle à part, empilés sur une table, quelques-uns de ses tirages « mythiques » attendent sagement qu’il révèle aux hommes de l’art dans quel ordre les accrocher. Après qu’il les ait replacés, non sans une certaine tendresse, dans le bon ordre (chronologique), nous sortons prendre un verre en terrasse pour parler de marche à pied, de cinéma, de peinture et de son rapport à la commande. Alors que l’entretien s’achève doucement, Bernard Plossu nous promet une image pour la couverture du prochain numéro de Novo. Trois jours plus tard, nous recevons une photo de sa femme Françoise et de ses enfants sur une plage de Cabo de Gata en 1990. Le bonheur.

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Les photos exposées à Besançon sont le fruit d’une commande ? Ma première impression est que mes photos du Jura ressemblent beaucoup à celles que j’ai prises au Nouveau Mexique où j’ai habité pendant dix ans. Je suis venu cinq fois plusieurs jours et j’ai fait à chaque fois beaucoup d’images. Il y a des lieux où je suis allé en hiver, c’est le coin de Pontarlier, il y a des lieux où je suis venu en été, c’est le coin des Cascades du Hérisson. Le territoire que j’ai photographié est grand comme une province américaine, mais quand on voit ces photos, on a l’impression que j’y habite. Qu’est-ce que je fais, si je n’ai pas de commande ? Je ne suis pas un photographe qui vend comme un plasticien, mes photos ne valent pas cher, je ne suis pas coté. Il y a cinq ou dix ans, pour le prix d’un Gursky on pouvait acheter trente Cartier-Bresson. Est-ce que c’est parce que c’est grand ? Je ne dis pas que c’est bien ou pas, mais il y a un décalage. Il ne s’agit plus du marché de l’art, mais de l’art du marché.


Château-Châlon. Vue d’ensemble et ciel nuageux 2009, 24 x 30 cm

Tu n’as jamais cherché à créer le manque ? Quand je fais une région, je ne la fais pas en dix photos ! J’aime faire plein de petits formats plutôt que de faire trois ou quatre photos immenses qui prétendent tout dire. C’est reposant de revoir des petits formats. Comment choisis-tu le format de tes tirages ? Quelquefois, c’est au moment de la prise de vue. L’intelligence du photographe, c’est de savoir choisir le format dans lequel il va montrer ce qu’il a à dire. Il y a des choses qui sont faites pour être vues en grand, d’autres pour être vues en petit. Il ne faut jamais oublier que les plus beaux Kertész, les plus beaux Duane Michals et les plus beaux Sudek sont petits. Il y a vingt ans, je suis allé à une rétrospective de Cartier-Bresson : toutes les photos étaient au même format. Habitué aux expositions américaines où il y a des petits

tirages, des grands tirages ou des contactprints, j’ai trouvé ça dommage parce qu’il y a quelque chose dans la compréhension de la photo qui passe par la taille. D’ailleurs, ça s’est confirmé par la suite quand les plasticiens ont fait du « gigantesque ». Pourtant, je suis sûr qu’un Gursky minuscule serait encore plus beau qu’un grand Gursky, même s’il ne serait peut-être pas d’accord Je ne cherche pas à vendre cher mes photos, je suis à la recherche d’un format juste. Je suis davantage un photographe de commande et d’édition qu’un photographe plasticien. Mais il ne faut pas non plus me cataloguer avec les ringards qui n’aiment pas les plasticiens. J’aime beaucoup Vincenzo Castella, un grand coloriste italien que je trouve meilleur que les photographes de l’école allemande. Par contre, quand je vois une photo d’identité agrandie et qu’on me dit que c’est de l’art contemporain, je ne suis pas d’accord. Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas ça.

Tes photos du Jura sont plutôt sombres. Oui, mais sombre ne veut pas dire triste. Quand il pleut, il pleut. La clef de mes photos, ce n’est pas que le format, c’est aussi les saisons. On voit en se promenant qu’on est en hiver, qu’on est en été, on le vit comme quelque chose de très réel. Il y a de très belles photos avec des phares allumés, la nuit. C’est la vérité, un moment où l’on ne fait pas forcément de photos, donc ça m’intéresse. C’est marqué, il n’y a qu’à revoir l’autoroute dans Ascenseur pour l’échafaud. Dans Le Beau Serge de Chabrol, il y a une séquence avec une route qui mène à un village. Ce sont des plans que j’ai vus quand j’avais seize ou dix-sept ans et qui sont complètement «cinéma». Je n’ai rien à voir avec la culture photo que j’ai découverte très tard, quand j’avais vingt ans. Ma culture, c’est la culture cinématographique. ggg

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Tu photographies comme si tu te baladais caméra à l’épaule. Oui, je fais du cinéma en photos. À la gare de la Ciotat, il y a une plaque apposée en 1942, drôle de date, où il est écrit : « Dans cette gare, les Frères Lumière ont photographié en cinématographe l’arrivée d’un train ». J’aime bien cette revendication. En fait, je photographie du cinéma… Tu es aussi un photographe marcheur… Quand j’habitais au Nouveau Mexique, j’ai découvert la peinture classique française grâce à la marche. A force de voir de très beaux paysages, je me suis replongé dans Corot, Courbet, Poussin, Le Nain… Courbet ? C’est ma fille qui m’a dit de regarder Courbet. Moi, je penche davantage pour Corot. Ici évidemment, je me suis laissé influencer par Courbet, sans vouloir le copier. Dans l’exposition, les tirages Fresson en couleurs avec des images prises aux alentours d’Ornans sont un hommage à Courbet. Quand je fais de la randonnée, je ne pars pas avec une chambre et un pied, je fais des photos exactement de la même manière qu’en voiture. Je vais vite, je vois un paysage, je le prends et je m’en vais, ça dure une seconde. Je n’essaye pas de composer un paysage, je vois tout de suite s’il me plaît. Le discours amoureux au paysage, c’est la miniature. Dans l’exposition, il y a quelques paysages au format 24 x 30, mais la plupart des paysages très forts sont petits. Les petites photos de très grands paysages, que ce soit les plateaux jurassiens ou l’Arizona, invitent à s’approcher. La petite photo avec la voiture est très belle. On n’a pas du tout envie qu’elle soit plus grande. C’est exactement ça. On n’a ni envie, ni besoin qu’elle soit plus grande pour en prendre plein la gueule. Je suis un photographe qui n’en met pas plein la gueule. Je préfère la discrétion. Le plus grand photographe français, Eric Desserre, fait de toutes petites photos, des contactprints, sur des papiers anciens. C’est extraordinaire ! On en parle peu, mais il est très fort dans sa modestie visuelle. Comme Sudek, le plus grand photographe de l’histoire de la photo, c’est un monsieur simple, discret, qui fait des photos qui ne sont jamais clinquantes, jamais tape à l’œil.

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C’est peut-être ça une des autres clefs : on ne fait pas les choses pour plaire, on fait les choses pour qu’elles soient vraiment ce qu’on a senti et il faut arriver à le communiquer comme ça. Dans le cadre de cette commande, quels étaient les endroits obligés ? C’est au photographe de s’assurer qu’il peut faire d’un endroit obligé, quelque chose à lui. Je ne vais pas faire le Jura sans aller à Baume-les-Messieurs. C’est un endroit qui est plus fort que toi, donc ça passe. Les Cascades du Hérisson, ce n’est pas commode parce que c’est archi fait, archi vu, archi connu Comment arriver à en sortir quelque chose ? La commande, ce n’est pas une bête pestiférée, c’est l’amie des photographes. D’ailleurs tous les photographes en rêvent. Un critique de l’époque a dit que « c’est le pire que puisse faire un photographe », mais lui, il avait bien des commandes d’articles dans le Monde ! Comment je ferais sans commande, je vivrais de quoi ? Il faut savoir être soi-même dans une commande, mais il faut aussi savoir être un peu au service des gens. Bien sûr, les gens de la région ne vont pas tous aimer. Certains diront : pourquoi est-ce qu’il photographie la pluie, pourquoi des phares la nuit ? Il y en a qui diront que ça n’a aucun intérêt. Mais peut-être que ça réveillera d’autres choses Je ne sais pas, on verra. Pour en finir avec le Jura, quelle est la particularité de cette région ? C’est de la semi montagne. J’ai été élevé par un dauphinois avec qui j’ai fait de la vraie montagne. Les crampons, les glaciers, la corde d’alpiniste, j’ai horreur de ça ! La semi montagne, c’est ce que je préfère. Marcher, c’est nécessaire pour la santé, la circulation, la tête, la pensée, tout. Ce n’est pas cher, on est bien. J’ai un métier que j’adore parce qu’il me permet de me balader. C’est facile d’aller là où les routes s’arrêtent ? Dans le Jura elles ne s’arrêtent pas, mais en Espagne si. En France, l’idée c’est d’aller dans les tout petits lieux-dits. C’est une métaphore. On est bien dans les endroits où il n’y a plus rien. Il n’y a plus de bruit, il n’y a plus d’inutile. Regarde dans ce café cette affreuse affiche Coca-Cola, c’est à gerber, c’est dommage. C’est peut-être pour fuir les affiches Coca-Cola qu’on va là où il n’y a plus rien.

Route dans le vignoble, 2007, 18 x 24 cm

Si tu fais autant de bouquins, c’est parce que tu es toujours partant ? Il y a les bouquins créatifs comme le Voyage mexicain ou celui que je vais faire avec Alain Bergala sur le cinéma chez Yellow Now, et il y a les livres liés aux commandes. Il faut trouver un équilibre entre les livres de commande et les livres perso pour que les uns n’aient pas l’air faibles ou mièvres en comparaison. Mais il faut que je sois encore plus sévère avec les livres de commande. C’est vrai que dans les livres de commande, chaque photo n’est pas une photo immense, mais c’est l’équilibre de l’ensemble qui donne le ton général de ce genre d’ouvrage. J’ai soixante-quatre ans et un cinéaste de mon âge a souvent fait autant de films que j’ai fait de livres. Un jour, on m’a dit que je faisais trop de livres, mais regardez Robert Bresson !


C’était mon époque, par contre je pense qu’on ne parle pratiquement jamais de moi dans les Inrockuptibles. Tu ne voudrais pas faire un livre autour de la musique ? Le truc auquel je pense, ça serait plutôt un truc qui n’est jamais sorti et qui s’appellerait les «non-sommets» sur toutes les montagnes où je marche en France sans aller jusqu’au sommet. Je vais sur les collines et je regarde les sommets. C’est un peu comme de la musique japonaise. C’est assez hanté par le petit conte haïku qui disait « immobile et sereine, la grenouille fixe la montagne ». Autrement, j’adore la musique, mais je n’ai jamais pensé à l’illustrer, sauf une fois avec Françoise Nuñez, ma femme qui est elle aussi photographe. On avait envie quand on s’est marié de photographier les musiques de l’Islam. J’ai beaucoup joué de percussions, de gnawas et tout ça quand j’avais 25-30 ans. Françoise était danseuse de flamenco, elle avait accès au monde de l’Islam musical et moi au monde de l’Islam percussions. On ne l’a pas fait, on a fait des enfants à la place ! Pourquoi as-tu renié tes photos parues dans des magazines à l’époque ? J’ai revu des sujets qui étaient passées dans Photo, c’est grotesque, c’est grand angle, c’est tape à l’œil. Les photos grand angle au téléobjectif, je sais les faire, mais ce n’est pas des photos qui parlent. J’ai fait des photos de Polnareff pour Salut les Copains. Je ne les ai pas reniées, je les montre quand je donne des stages en disant que dans ma génération, on ne gagnait pas sa vie avec de la photo créative. Je ne les renie pas, mais si quelqu’un a le droit de s’autocritiquer, c’est bien moi.

Quarante films, c’est beaucoup… Des livres d’auteur, j’ai dû en faire une trentaine, mais quand tu additionnes avec les commandes, j’en suis à soixante-dix. Autrefois, je passais des reportages dans Atlas, Partir, Réalité, Rock&Folk. Maintenant, au lieu de passer des reportages couleurs, je fais des «livres géographiques d’ambiance».

Qu’est-ce que tu ecrivais dans Rock&Folk ? J’ai fait un premier article sur Goa, quand j’y étais en 1970. Le deuxième s’appelait les Drugstores de l’âme sur l’influence de l’Inde dans la Californie hippie en 71-72. Rock&Folk était une très bonne revue avec des types comme Koechlin et Paringaux.

« Je vais vite, je vois un paysage, je le prends et je m’en vais, ça dure une seconde. Je n’essaye pas de composer un paysage, je vois tout de suite s’il me plaît. »

Tu ne publies plus du tout dans les magazines ou les revues ? Si, au contraire je viens de rentrer chez Signatures à Paris qui s’occupe de placer mes photos dans les journaux. J’aime ça, c’est mon métier. Ce serait bien d’avoir une de tes photos en couverture du prochain Novo. J’ai beaucoup de photos carrées de l’époque «Nuage/ Soleil Instamatic». Ce serait marrant de mettre une photo couleurs carrée en couv’, je vais regarder. i Catalogue Bernard Plossu / Versant d’Est, 160 pages, 35 euros (textes d’Emmanuel Guigon, Cedric Lesec et Yves Ravey).

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24e EntreVues ~

Festival international du film de Belfort

Les filiations en question L’ancrage local du Festival International du Film de Belfort se poursuit avec des projections hors les murs, à la Poudrière par exemple ou en collaboration avec le Centre chorégraphique national, avec également la venue de plus en plus importante d’un public scolaire et diverses rencontres qui participent à l’éducation du regard. Catherine Bizern et l’équipe d’EntreVues vont encore plus loin dans la relation qu’ils favorisent entre professionnels, en programmant des films en cours de montage, lors des Journées Professionnelles. Ce travail mené en amont aussi bien avec les distributeurs, les producteurs que les réalisateurs, devrait conduire à la finalisation d’un certain nombre de projets cinématographiques en cours grâce aux soutiens de prestataires techniques qui s’engagent aux côtés d’EntreVues pour l’existence d’un jeune cinéma de recherche.

Derrière deux démarches, ancrer et élargir, se dessine l’idée de tisser des liens autour du Festival de Belfort. Ainsi, la programmation “Je me souviens du nouveau cinéma suisse” réunit des personnalités qui ont du plaisir à se revoir, entre réalisateurs, chefs opérateurs et comédiens. Adolfo Arrietta retrouvera dans les mêmes conditions Caroline Loeb et Marie-France, ainsi que son chef opérateur, Thierry Arbogast. Et puis, de montrer des films de Skorecki et d’ Arrietta, à proximité de ceux de Daniel Schmid, Catherine Bizern en est convaincue : ça raconte quelque chose du cinéma. Il en va de même pour la Sélection Officielle : on constate la relation qui s’installe entre les réalisateurs et le festival. La ligne n’a pas changé : il s’agit d’accorder son importance au cinéma qui cherche de nouvelles formes narratives, mais dont le scénario n’est pas la pierre angulaire. Comme on le lira par la suite, il est trop tôt pour tirer des conclusions sur une tonalité globale des films en compétition, mais étrangement la relation père-fils sert de fil d’Ariane de film en film, aussi bien pour les documentaires que pour les films de fiction. À Belfort, la filiation est en question, tout comme dans le film des frères Safdie, Lenny and The Kids (Go Get Some Rosemary). Le Festival de Belfort suit l’approche de Josh Safdie depuis deux ans, avec deux courts métrages en compétition en 2007 et son premier long en 2008, The Pleasure of being robbed, distribué en France par Sophie Dulac Distributions. Aujourd’hui, Michel Zana, en charge de la société sœur, Sophie Dulac Productions, co-produit le second long métrage de Josh Safdie, réalisé avec son frère Benny, rencontré au Festival de Belfort il y a deux ans… EntreVues, une histoire vécue en famille.

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La compétion internationale

La compétition internationale : premières œuvres, documentaires, fictions, longs et courts métrages du monde entier... ➾ Par Caroline Châtelet — Visuel Lenny and the kids de Joshua et Benny Safdie

TERRITOIRES D’ÉMERGENCES ¶ Par cette sélection et les prix qui y sont décernés, EntreVues accompagne ainsi avec ténacité talents émergents et nouveaux regards cinématographiques. Nombreux sont, en effet, les réalisateurs primés à EntreVues à leurs débuts et aujourd’hui largement reconnus dans le monde du cinéma. Mais ce souci de demeurer une véritable plateforme de découverte nécessite de la part des sélectionneurs un travail prospectif minutieux. Qui n’a, dans la somme de recherches que cela implique, rien d’une partie de plaisir ! Où plutôt si, mais il s’agirait alors d’un plaisir laborieux, fondé sur des convictions exigeantes, où à l’acuité du regard se mêle une curiosité assidue. Une vaste entreprise, qui a cette année été confiée à Amélie Dubois et Jérôme Momcilovic. Tous deux journalistes et critiques de cinéma - aux Inrockuptibles pour la première et chez Chronic’art entre autres pour le second -, ils ont, en collaboration avec la directrice artistique Catherine Bizern, construit la sélection de cette édition. Quelques jours à peine après avoir clos ce travail, Jérôme Momcilovic nous raconte le mode d’élaboration de cette exigeante compétition à venir...

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Comment avez-vous construit la sélection ? C’est quelque chose qui se fait assez spontanément. Pendant l’année, nous écumons les festivals et visionnons les films inscrits, individuellement ou ensemble. Puis, nous échangeons nos impressions sur les films repérés individuellement. Généralement, les films retenus sont des films qui nous ont séduits collectivement, sur lesquels nous sommes tombés d’accord assez vite. Il arrive aussi qu’un des sélectionneurs tienne à plaider la cause d’un film pour lequel les autres ont un enthousiasme plus mesuré ; c’est un fonctionnement nécessairement démocratique, qui passe par le débat, beaucoup de discussions. Avez-vous rencontré des difficultés dans la sélection ? Pas vraiment. Il faut en passer, forcément, par des moments de doutes (trouverons-nous notre compte de beaux films ? Quel sera l’équilibre de la sélection ?), mais ces derniers se dissipent toujours, et

régulièrement, apparaît un film inattendu. Un film dont la force et l’originalité relance la machine, venant justifier le long travail de recherche qui nous a permis d’aller à sa rencontre. Quel état du monde la sélection de cette édition reflète-t-elle à vos yeux ? Il est probablement trop tôt, pour moi en tout cas, pour répondre à une telle question et même, à la limite, pour la poser. C’est le type de questions qui peut animer, par ailleurs, notre travail de critiques, moins celui de sélectionneurs. Les films, en soi, ne sont les porte-paroles que d’eux-mêmes, a fortiori dans le cas de cinématographies naissantes comme ici – lire dans le regard d’un cinéaste le reflet d’un « état du monde », même si c’est une question intéressante en soi, c’est prendre le risque de parler d’autre chose que du film. Disant cela, je mets de côté évidemment les ambitions explicitement politiques que peuvent revêtir certains films de la sélection – du côté des documentaires,

deux films, par exemple, posent la question de l’avenir de l’agriculture. Question qui, évidemment, déborde largement l’agriculture pour interroger un « état du monde », état imposé ou état souhaitable… Par quelles grandes tendances le cinéma est-il traversé selon vous actuellement ? Encore une fois, c’est une question qui concerne plutôt le travail critique, et qui demande de laisser reposer un peu la sélection. Si c’est d’un état de santé du cinéma qu’il s’agit, le diagnostic est bon, et même très enthousiasmant : les films que nous avons retenus viennent de partout, et chacun, à sa manière, innove, recycle, invente, trouve des moyens formidables pour ressourcer le langage du cinéma. Il est étonnant, cela dit, d’observer les résonances qui existent, çà et là, entre les films retenus, et dont nous n’avons pris conscience, généralement, que dans les derniers moments de la sélection, comme si les films s’étaient, d’une certaine manière, regroupés par affinités. Plusieurs films cette année, des fictions comme des documentaires, représentent des rapports père/fils, c’est une ligne qui traverse la sélection et qui s’est formée d’elle-même, sans qu’il soit possible de l’expliquer ou d’en tirer une quelconque leçon…

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Louis Skorecki, cinéaste

D’où il ressort que relire les écrits de Louis Skorecki en attendant de découvrir ses films, ce n’est déjà pas si mal... ➾ Texte Philippe Schweyer ­­— Visuel Cinéphiles 3 : les ruses de Frédéric (2006)

Who knows where ? ¶ En apprenant que le Festival de Belfort allait consacrer une rétrospective au cinéaste Louis Skorecki, je me suis souvenu, avec une pointe de mélancolie, du critique Louis Skorecki que je lisais quotidiennement dans les pages télé de Libé il n’y a pas si longtemps. Sa colonne baptisée « Le Film » me réjouissait autant qu’elle m’intriguait. Chaque matin, je me demandais quel film Skorecki allait choisir dans la grille des programmes du jour (la plupart passaient sur le câble, ce qui me dispensait de les regarder) pour me parler de cinéma, c’est à dire du monde. Je devinais entre les lignes impeccables un mystérieux franc-tireur qui ne devait pas avoir que des amis dans « le cinéma ». Skorecki parlait souvent des mêmes films quitte à se contredire et était capable de dire le plus grand mal de réalisateurs qui

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me tenaient à cœur, Truffaut par exemple, avec tellement d’esprit que le lire était à la fois une joie… et une souffrance. Décidé à réaliser un hors-série de Novo rien que pour avoir l’occasion de rencontrer en chair et en os celui que Libé avait poussé un peu précipitamment vers la sortie en 2007 (d’où le film Skorecki déménage), j’ai demandé au festival de me faire parvenir sa trilogie (Les Cinéphiles 1, 2 et 3). Une longue semaine plus tard, les trois DVD arrivaient enfin. Dès les premières minutes du premier film (Les Cinéphiles 1, le retour de Jean), je reconnus la petite musique skoreckienne incarnée par des personnages qui font le pied de grue entre deux séances de cinéma (« je suis sûr que t’es langienne toi », « Rohmer c’est merdique ! ») et que l’on retrouve moins bavards entre deux séances de baise, homo ou hétéro (les plus beaux plans du film). Après avoir bien ri pendant la séquence où Jean (impayable Michel Cressole) se moque du film de Demy Trois places pour le 26 (…je voudrais une place pour trois places, heu non non trois places pour trois places…), je me suis rendu compte que le même Michel Cressole était l’auteur de la chronique « Une


folle à sa fenêtre » que je lisais au début des années 90 dans L’Autre Journal, le plus beau journal au monde. Des liens invisibles reliaient les hommes comme d’autres liens, que Skorecki s’employait à rendre visibles, reliaient les films. Plus décidé que jamais à l’approcher, j’ai voulu prendre le temps de relire ses écrits pour préparer au mieux une interview qui s’annonçait forcément mémorable (au moins pour moi). C’est sur le site de la revue Vacarme que j’ai déniché son fameux article « Contre la nouvelle cinéphilie » paru initialement dans les Cahiers du Cinéma en octobre 1978. Après avoir lu ce morceau de bravoure qui avait fortement divisé les esprits au moment de sa parution, il ne me restait plus qu’à remettre la main sur les fameuses chroniques parues dans Libé. Ne réussissant pas à les retrouver (tous ces journaux soigneusement découpés pour rien !), j’ai supplié un ami de m’envoyer son exemplaire du recueil publié chez PUF en 2000 (Les Violons ont toujours raison). Une longue semaine plus tard, le bouquin arriva enfin, riche de 150 chroniques écrites en 1998 et 1999. Les relire d’un coup était jubilatoire, tant Skorecki n’y allait pas par

« Si on n’avait pas peur d’être mal compris, on dirait qu’Antonioni n’aime les femmes que quand elles ont leurs règles » quatre chemins pour balancer ses quatre vérités (« Godard a oublié comment on fait une image », « Si on n’avait pas peur d’être mal compris, on dirait qu’Antonioni n’aime les femmes que quand elles ont leurs règles », etc.). Remonté à bloc, je me suis enfin décidé à lui écrire un petit mail pour lui proposer une interview. Un jour plus tard, sa réponse tomba comme un couperet : « je ne donne pas d’interview merci ». Lui qui était parti à vingt ans avec Serge Daney à la rencontre des géants d’Hollywood, lui qui avait réussi à s’immiscer dans le studio de Bob Dylan pendant l’enregistrement de l’album Highway 61 Revisited, refusait de se laisser approcher par un petit publiciste de province. Piqué au vif, je lui ai envoyé un nouveau mail pour lui signifier que c’était dommage qu’il n’accorde pas d’interview et que j’allais me consoler en relisant une formidable interview de lui en ligne sur le site des Inrocks (dans laquelle il parlait de sa naissance en 1943 dans le camp de concentration de Gurs, de sa rencontre avec

Elvis, de sa relation avec Serge Daney, des Cahiers, de Libé et de la création de sa société de production Les Films d’occasion). Il me sembla déceler une pointe de remords dans sa brève réponse : « rien contre vous en particulier, je me tiens à l’écart de “tout ça” depuis trop longtemps pour me laisser aller... d’autant qu’à Montreuil, le 19 novembre, je me livrerai beaucoup, pour une séance très spéciale... ». Que pouvait bien cacher ce “tout ça” et cette séance “très spéciale” ? Cette fois la réponse ne tarda pas : « ... pour plus d’infos, demander à Frédéric Borgia… merci de votre fidélité, on se verra, who knows where? » Après ce dernier échange, j’en savais largement assez. Je me fichais pas mal du 19, puisqu’il fallait absolument boucler notre hors-série avant le 18. Ce qui m’intéressait désormais, c’était de voir tous ses films à Belfort (« Tu ne dois pas rater Eugénie de Franval ! », insistait Catherine Bizern) et d’en parler, avec ou sans lui (Skorecki sera à Belfort pendant tout le festival) comme au bon vieux temps des copains… cinéphiles.  http://skorecki.blogspot.com Emmanuel Burdeau s’entretiendra en public avec Louis Skorecki.

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Adolpho Arrietta, la vie réelle des anges

Adolfo Arrieta est une huître mélancolique, qui filme quoi qu’il en soit, et sans se préoccuper de faire œuvre ou de laisser trace ; il n’a la conscience que du bonheur fugitif (pas du plaisir) que cela procure : aux autres de rassembler les perles en rivières. Pierre Léon “Comme un guetteur mélancolique”, Cinéma 014, la Revue Cinéma.

Udolfo Arietta, Adorfo Arrieta, Adolfo G. Arrietta... ➾ Par Caroline Châtelet— Visuel Grenouilles

¶ Une étrange déclinaison de noms et prénoms, ne renvoyant pourtant qu’au seul et même homme, le réalisateur espagnol Adolfo Arrietta. Qui, s’il n’a cessé de modeler – travestir ? - son identité, existe bel et bien. On pourrait d’ailleurs avoir du mal à le croire, tant, des dictionnaires de cinéma aux moteurs de recherche ou aux catalogues de bibliothèques, tous font l’impasse sur lui. Pour autant, si les informations sur sa vie sont rares, certaines choses se dessinent en filigrane derrière sa filmographie. Né en 1942 à Madrid, Arrietta réalise ses premiers courts-métrages en Espagne. Œuvres artisanales, se moquant des éclairages et des décors de studio, ces courts dépeignent, au-delà de leur onirisme, l’atmosphère madrilène sous le franquisme. Au milieu des années 70, on le retrouve en France, où il tourne plusieurs longs-métrages (Les Intrigues de Sylvia Couski, Tam Tam, Flammes). Univers parisien décadent et baroque peuplé de transexuels magnifiques pour les deux premiers, conte marqué par l’angoisse de l’attente pour le troisième, ces films consacrent Arrietta comme le “premier cinéaste underground en France”. Après un autre long-métrage (Grenouilles), Arrietta repart en Espagne, d’où il continue à produire son œuvre patiente. Comme Catherine Bizern l’explique, Arrietta invente un « cinéma de l’enfance et de la légende, un monde à la fois excentrique et quotidien, où les personnages jouent à être eux-mêmes ». Un éternel underground, qui a développé son langage propre, loin des conventions du cinéma traditionnel. La rétrospective que lui consacre EntreVues n’est donc que justice, en ce qu’elle nous permet de découvrir ce cinéma de la modernité dysnarrative, traversé de figures obsessionnelles et de chimères fantasmatiques.

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La mélancolie de l’huÎtre


Comédien français doublement à l’affiche il y a peu avec la pièce Ordet de Kaj Munk mise en scène par Arthur Nauzyciel et le film Rien de personnel de Mathias Gokalp, Pascal Greggory a tourné par deux fois avec Adolfo Arrietta (Flammes, Grenouilles). Convaincu de la nécessité de l’existence d’un cinéma d’auteur, il revient sur sa rencontre avec le cinéaste et son œuvre. Vous souvenez-vous de votre rencontre ? Dans un lointain souvenir... Le Palace venait d’ouvrir. Nous étions une bande à passer nos nuits là-bas et j’ai dû le rencontrer comme cela, simplement. Arrietta était très extravagant, il correspond à la mouvance allemande de l’époque avec Rainer W. Fassbinder, Werner Schroeter, etc. Tous ces gens étaient de grands artistes, mais aussi des marginaux. Ils étaient très libres dans le cinéma, ce qui n’existe plus maintenant. Nombre de films se faisaient avec trois francs six sous, et pour peu qu’on ait du talent et une vision du monde, on y arrivait. Adolfo Arrietta, c’était ça. Comment expliquez-vous le fait qu’il réunissait acteurs et non-acteurs ? Il se sentait lui-même marginal, donc lorsqu’on est de la marge on ne va pas forcément vers des professionnels... Mais toutes les personnes qui étaient réunies aimaient le cinéma. C’était également des personnalités avec des visages très forts.

contient un humour espagnol, onirique. C’est un précurseur, qui n’a, en quelque sorte, pas vécu au bon moment pour être célèbre, ou pour faire les films qu’il voulait faire. Il était dans une Movida avantgardiste avant la Movida. On parle de Paul Morrissey, mais Arrietta va encore plus loin. C’est la quintessence de l’underground, il est profondément marginal. Mais il a fait une œuvre. Un vrai travail. Comment ses films étaient-ils reçus ? C’étaient de grands amateurs de cinéma qui aimaient ces films, un public très choisi. L’idée du public a changé aujourd’hui. Désormais, il faut absolument obtenir cinq cent, trois cent mille entrées pour faire un succès en France. Alors qu’à l’époque les gens s’en fichaient, il y avait moins d’impératifs de rendement, la vision du cinéma était différente. Aujourd’hui l’énergie est ailleurs dans le cinéma, dans le rendement, le spectacle... C’est une sorte de continuité de la télé. C’est pour cela qu’il faut se battre pour qu’il y ait toujours des auteurs. Ce type d’hommage est important, parce que les personnes comme Arrietta sont en voie de disparition.  Programmation Le Crime de la toupie (Espagne, 19’, 1965) L’Imitation de l’ange (Espagne, 20’, 1968) Le Jouet criminel (France-Espagne, 37’, 1969) Le Château de Pointilly (France, 28’, 1972) Les intrigues de Sylvia Couski (France, 85’, 1975) Tam Tam ( France, 85’, 1976) Flammes (France, 85’, 1978) Grenouilles (France, 80’, 1983) Kiki (Espagne, 23’, 1989) Merlin (Espagne, 59’, 1990) Eco y Narciso (Espagne, 2003) Vacanza Permanente (Italie-Espagne, 40’, 2006) Dry Martini (bonus du DVD L’âge d’or)

 Catherine Ermakoff et Marco Uzal de la revue Vertigo animeront un atelier critique autour de l’oeuvre d’Adolfo Arrietta en sa présence le mercredi 2 décembre.

Comment définiriez-vous son cinéma ? Il a une fascination pour Cocteau et ses films. Mais il y a un truc fantasmagorique chez lui, qui, étrangement, rejoint le cinéma allemand. En même, temps son cinéma

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Je me souviens du nouveau cinéma suisse

Alain Tanner, Michel Soutter, Claude Goretta, une envie de cinéma. ➾ Par Emmanuel Abela — Visuel La Salamandre

La resistance du réel

¶ On le sait, historiquement, le Suisse affectionne sa position de repli, mais cela n’explique pas pour autant que le cinéma helvétique se soit montré inexistant à côté des productions française, italienne et allemande. En 1960, Jean-Luc Godard, du fait de ses attaches vaudoises, a bien tourné Le Petit Soldat à Lausanne, mais cela ne constituait alors qu’une expérience trop ponctuelle pour faire figurer le pays sur la carte des cinémas européens. Contre toute attente, c’est le développement de la télévision qui a incité bon nombre d’excellents techniciens, qui consacraient leur pratique généralement au service du documentaire, à produire dans un style qui s’adaptait au format du nouveau médium, tout en s’inspirant de la Nouvelle Vague française. Le cinéma-vérité suisse naissait ainsi, avec la même volonté ethnographique, sèche, presque clinique, qu’affichait JeanLuc Godard dans Le Petit Soldat.

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L’acte fondateur de ce cinéma-vérité est daté de 1964, avec la création par le vétéran du documentaire, Henry Brandt, d’une association des réalisateurs de films. Alain Tanner et Claude Goretta sont déjà présents. Très tôt, ils affichent la volonté de bousculer les consciences et de combattre l’indifférence du public. Alain Tanner tourne à Genève Les Apprentis et Alexandre J. Seiler, Siamo italiani, deux films-enquêtes qui marquent la naissance du mouvement. Mais ce sont bien

les enseignements de la Nouvelle Vague. On sait le peu d’affection d’Alain Tanner pour des réalisateurs qu’il jugeait lui-même comme des « anars de droite ». Il aime citer ce courrier de Claude Autant-Lara qui réglait ses comptes par son intermédiaire. Ce dernier écrivait à propos de La Salamandre : « Vous avez réussi ce que tous ces cons de la Nouvelle Vague ont loupé ! » On ne sait quel crédit accorder à l’outrance, mais au-delà de la rancœur manifeste de l’auteur de La

« Dans la vie, le réel m’échappe, il est immatériel. Il ne devient constant que filmé. » Alain Tanner les tentatives de Michel Soutter avec James ou pas (1970) et Les Arpenteurs (1972), celles de Claude Goretta avec Le Fou (1970) et Le Jour des Noces (1970), et bien sûr celles d’Alain Tanner avec Charles Mort ou vif (1969) et La Salamandre (1971) qui signalent clairement la coïncidence des points de vue. La Salamandre remporte un grand succès aussi bien en France – le film reste plus de soixante semaines en exclusivité à Paris – qu’au Canada et aux Etats-Unis. Le film est révélateur d’un propos qui prend très nettement ses distances avec

Traversée de Paris, il y a là la reconnaissance indirecte de la conviction forte qu’il était possible d’aller plus loin dans l’intimité du sujet, avec une vraie vision politique. Une vision qu’Alain Tanner développe au sein du Groupe 5, un groupe de coproduction télévision-cinéma qu’il avait fondé avec quatre autres réalisateurs genevois, Michel Soutter, Claude Goretta, Jean-Louis Roy et Jean-Jacques Lagrange. La Salamandre, réalisé hors-groupe, est révélatrice de son envie de cinéma. « Comme Godard, expliquet-il dans une interview à la revue Limelight


« L’engagement d’un cinéma qui s’exprime dans toute sa diversité et sa singularité. » en 1993, je n’ai pas tellement envie de faire des films, mais j’ai envie de faire du cinéma. » Cette envie de cinéma, il l’exprimait par la nécessité de régler ses comptes avec le réel. « Dans la vie, le réel m’échappe, il est immatériel. Il ne devient constant que filmé, et là, il résiste très fort. Il faut vraiment l’affronter, ou alors le contourner, ce que je fais le plus souvent. » Cette vision soucieuse d’une certaine forme de réalisme, il la partage avec Michel Soutter, qui fut d’abord poète et chanteur dans les cabarets-caves de Genève et de Paris, avant d’être initié au cinéma par Tanner qui en fit son assistant au début des années soixante. Ses réalisations qui doivent autant à Renoir qu’à Pasolini, tentent de restituer la poésie du quotidien, tout en éprouvant la matière filmique et confrontent celle-ci à d’autres formes d’expression artistique, le théâtre notamment. Claude Goretta, quant à lui, qui a longtemps réservé ses talents au documentaire et à une forme de dramaturgie télévisuelle, se signale avec des réalisations délicates comme La Dentellière (1977) sans pour autant obtenir la reconnaissance à laquelle il pouvait aspirer à l’échelle internationale.

Il reste des cas à part, Richard Dindo, documentariste prolifique, qui se qualifie luimême de cinéaste “insurgé” et revendique « une politisation de la mémoire ». Citoyen reconnaissant envers son pays de lui avoir permis de réaliser son œuvre, il n’en a pas cessé pour autant d’entretenir des relations conflictuelles avec la Suisse à qui il reproche de vivre « en dehors de l’Histoire ». Daniel Schmid porte lui aussi un regard très critique sur son pays. Formé à Berlin, ce proche de Werner Schroeter et de Rainer Werner Fassbinder, aborde les sujets avec un sens de la démesure qui le conduit à des situations de controverse. Par ailleurs metteur en scène d’opéras, il apporte sa pierre à l’édifice d’un courant européen rétro, maniéré, plastiquement kitsch et décadent, qui s’inquiète de la fragilité de nos destinées autant qu’il s’y complaît. Une preuve supplémentaire de l’engagement d’un cinéma qui s’exprime dans toute sa diversité et sa singularité.  Table ronde «le nouveau cinéma suisse a-t-il vraiment existé» animé par le journaliste suisse de la RSR Pätrick Ferla avec Michel Boujut et Olivier Moeschler et les cinéastes suisses et collaborateurs présents, le lundi 30 novembre

 Programmation Siamo italiani, Alexander J. Seiler (1964) Musikwettbewerb, Alexander J. Seiler (1967) L’inconnu de Shandigor, Jean Louis Roy (1967) Angèle, Yves Yersin (1968) Charles mort ou vif, Alain Tanner (1969) James ou pas, Michel Soutter (1970) Le Fou, Claude Goretta (1970) Le Jour des noces, Claude Goretta (1970) La Salamandre, Alain Tanner (1971) Les Arpenteurs, Michel Soutter (1972) Cette nuit ou jamais, Daniel Schmid (1972) Passagen, Fredi M. Murer, Suisse (1972) Les Vilaines Manières, Simon Edelstein (1972) Des Suisses dans la guerre civile espagnole, Richard Dindo (1973) L’Invitation, Claude Goretta (1973) L’Escapade, Michel Soutter (1974) Le Milieu du monde, Alain Tanner (1974) La Paloma, Daniel Schmid (1974) Ce n’est pas notre faute si nous sommes des montagnards, Fredi M. Murer (1975) Le Grand Soir, Francis Reusser (1976) Jonas qui aura 25 ans l’an 2000, Alain Tanner (1976) La Dentellière, Claude Goretta (1977) L’Exécution du traître à la patrie Ernst S., Claude Goretta(1977) Les Indiens sont encore loin, Patricia Moraz (1977) Repérages, Michel Soutter (1977) Violanta, Daniel Schmid (1977) Der Handkurß - Ein Märchen aus der Schweiz, Alexander J. Seiler(1979) Les Petites Fugues, Yves Yersin (1979) Max Frisch, Journal I-III, Richard Dindo (1981) L’Âme soeur, Fredi M. Murer (1985) Wendel, Christoph Schaub (1987) Le Petit Prince a dit, Christine Pascal (1992) Connu de nos services, Jean-Stéphane Bron (1997) Pas douce, Jeanne Waltz (2007) Un autre homme, Lionel Baier (2008)

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L’après Vertigo

Un chef-d’œuvre d’Hitchcock et sa postérité. ➾ Par Fabien Texier ­­— Visuel Le Démon des femmes

VERTIGES DE L’AMOUR ¶ Film matrice, Vertigo (qu’on n’ose plus appeler Sueurs froides) a donné lieu à de multiples relectures, hommages et emprunts (y compris musicaux, Bernard Herrmann étant cité à l’envi) qui ont souvent eux-mêmes provoqué la naissance d’autres films. Un exemple typique avec La Jetée où Chris Marker, qui voyait dans le personnage de Scottie (James Stewart) un homme hallucinant, perdu dans le temps, transfigure les éléments originaux du film sur ses photogrammes. En réalisant son remake, Terry Gilliam n’oubliera pas de citer directement le maître en faisant passer ses héros dans une salle de cinéma où l’on projette Vertigo. Chez de Palma, pour qui la réinterprétation des anciens maîtres, d’Hitchcock particulièrement, et de Vertigo en priorité, est une profession de foi depuis les 70’s, les références sont absolument évidentes, le réalisateur se plaisant à suivre, puis à déborder les plans composés par son modèle. Truffaut ne pouvait manquer lui non plus de l’évoquer dans La Sirène du Mississipi avec un personnage féminin tout en duplicité. Tandis que le motif de l’enquête et d’une sexualité contrariée prend le pas dans Identification d’une femme ou La Captive, celui du double s’impose dans Perversion Story, Lost Highway, Suzhou River, Les Biches et Cindy, the Doll Is Mine. Pour résumer ces interpénétrations, l’on pourra découvrir le court Gravity où l’artiste Nicolas Provost livre une composition stroboscopique d’embrassades au cinéma qui démarre sur… Vertigo.  Programmation Vertigo, A. Hitchcock (1958)  La Jetée, C. Marker (1962) Le Démon des femmes, R. Aldrich (1968)  Les Biches, C. Chabrol (1968) Perversion Story, L. Fulci (1969)  La Sirène du Mississippi, F. Truffaut (1969) Obsession, B. de Palma (1976)  Identification d’une femme, M. Antonioni (1982) Body Double, B. de Palma (1984)  L’Armée des douze singes, T. Gilliam (1995) Lost Highway, D. Lynch (1997)  Suzhou River, L. Ye (2000) La Captive, C. Akerman (2000)  Cindy, the Doll Is Mine, B. Bonnello (2005) Gravity, N. Provost (2007)

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Le Démon des femmes (The Legend of Lylah Clare) Juste après l’immense succès des Douze Salopards (1967), Robert Aldrich fonde son propre studio et se lance dans le tournage du Démon des femmes. Ce nouveau film sur le cinéma met en branle un trio infernal et familier : le producteur sans scrupule (l’ami Borgnine sans l’uniforme), le grand cinéaste au nom de despote exotique, Zarkan (Peter Finch), et la comédienne débutante, Elsa (Kim Novak). Grâce à sa ressemblance troublante avec Lylah Clare, Elsa doit incarner une star du cinéma disparue, qui fut aussi l’épouse de Zarkan. Obsédé, il va contraindre Elsa à se fondre entièrement dans son personnage. Le personnage de l’actrice, avec la même interprète à dix ans d’écart, évoque irrésistiblement Hitchcock, Lylah Clare étant d’ailleurs censée avoir souffert du vertige ! Échec commercial et critique à sa sortie, Le Démon des femmes ne ménage personne. Il pousse ses personnages et les situations à leur extrême limite, se prend les pieds dans le tapis avec quelques expérimentations hasardeuses, mais se distingue par une férocité décuplée dont on lira l’influence chez de Palma.


Brian De Palma, avant Phatom of the Paradise

Le premier Brian de Palma, dans le New York des 60’s. ➾ Par Fabien Texier ­­— Visuel Sœur de sang

Sixties again and again ¶ Avant de devenir l’un des réalisateurs à succès d’Hollywood doublé d’un auteur controversé, Brian de Palma a été au cœur d’un microcosme new yorkais libertaire, épris de contre-culture, arty, tourné vers l’Europe et la Nouvelle Vague. C’est à la Columbia University qu’il découvre sa vocation et fait ses premières armes. De ses premiers courts, il retient surtout le dernier, tourné à 22 ans, le burlesque et expressionniste Woton’s Wake (1962). Il s’y adonne déjà à la reprise des films qu’il découvre alors comme Le Fantôme de l’opéra (avec déjà son condisciple William Finley, quasiment dans le rôle qu’il tiendra en 1974). Causerie libertaire et potache The Wedding Party (1966), son premier long réalisé durant ses études dans lequel il introduit pour la première fois à l’écran un certain « Robert Denero », ne marquera guère. Son film suivant, Murder a la Mod, jamais très loin de la parodie, déjà maniériste, montre, outre l’habileté du réalisateur à manipuler le spectateur, quelquesunes des lignes de forces de son œuvre à venir : multiplication des points de vue, voyeurisme, violence… Comme The Wedding Party, ce film ne sera pas vu, faute de distributeur. Greetings, en revanche, remportera un premier succès public à New York et surtout dans la critique. Entre fiction et documentaire, on y retrouve un de Niro au nom correctement orthographié, tentant de se faire réformer en compagnie de deux camarades. Si la farce est toujours présente dans ce film chaotique, les deux grands traumatismes de l’époque y sont traités avec force (et un humour grinçant) : l’assassinat de Kennedy et la Guerre du Vietnam. Le film connaîtra une suite en 1970, Hi, Mom !, avec le retour de notre héros du Vietnam, bien décidé à tourner un film pornographique voyeuriste. Mais tout de suite après ce succès, c’est une pièce de théâtre que de Palma cherche à capturer à Greenwich Village où La Performance Group de l’ami Finley donne Les Bacchantes, mélangeant comédiens et public, ironie et transe, mythes et engagement politique. Pour rendre ce magma dans Dionysus in ’69, de Palma utilise pour la première fois le split-screen.

En 1972, soucieux de sortir ses films du circuit underground, il prend un premier départ pour Hollywood avec un film de commande Get To Know Your Rabbit, une fable anti-système avec Orson Welles, dont le contrôle lui échappe ironiquement au profit des Studios. Soeurs de sang très redevable à Hitchcock mais aussi à d’autres films comme Rosemary’s Baby verra la mise en place définitive du « système » maniériste de Palma. Donner aux studios ce qu’ils veulent, tout en proposant une seconde lecture de son film et en réexplorant le cinéma du passé, comme on réinterprète Shakespeare encore et toujours. Suivra le couronnement de sa jeune carrière avec Phantom of the Paradise.  Programmation The Wedding Party (1964-66)  Murder a la Mod (1967)  Greetings (1968) Dionysus in ’69 (1969)  Hi, Mom ! (1970)  Get To Know Your Rabbit (1972) Soeurs de sang (1973)  Phantom of the Paradise (1974)  Conversation publique entre Luc Lagier et Jean Baptiste Thoret autour de l’oeuvre de Brian de Palma le jeudi 3 décembre.

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Autour de l’Homme à la caméra de Dziga Vertov

Théorie et grand spectacle, montage hallucinant, un film monstre et ses héritiers. ➾ Texte Fabien Texier

LE CINéma des kinoki

« Je suis un œil. Un œil mécanique. Moi, c’est-àdire la machine, je suis la machine qui vous montre le monde comme elle seule peut le voir. Désormais je serai libéré de l’immobilité humaine. Je suis en perpétuel mouvement. Je m’approche des choses, je m’en éloigne. Je me glisse sous elles, j’entre en elles. (…) Ma voie, est celle d’une nouvelle conception du monde. Je vous fais découvrir le monde que vous ne connaissez pas. » Dziga Vertov, Manifeste Ciné-Oeil, 1923 ¶ L’Homme à la caméra est sans conteste l’une des œuvres fondatrices du cinéma, « une manifestation théorique à l’écran » comme le définissait Georges Sadoul, qui dépasse son programme pour contaminer l’ensemble de l’histoire du septième art. Comme l’a fait remarquer Jean-Louis Comolli, ce monument ancré dans l’histoire particulière des avant-gardes, de l’Union Soviétique, du montage ou de la vie de son auteur, demeure profondément spectaculaire, offert sans hermétisme à l’œil du spectateur en même temps qu’il constitue, semble-t-il et paradoxalement à jamais, la bible du cinéma expérimental. L’histoire du film ? Son sujet ? Un homme-caméra, une journée au monde (ici Odessa). Dziga Vertov dénonçait l’ « opium » du récit dramatique « bourgeois », y voyant un accessoire encombrant, sacralisé par les studios avec le règne du scénario, retirant au cinéma sa spécificité pour le mettre au service de contingences propres à la littérature ou au théâtre. Formé par le montage et la réalisation de films d’actualités dans le courant de la Révolution d’Octobre, puis de documentaires, il crée en 1922 le Kino Pravda, un magazine filmé, un cinéma vérité qui s’empare du monde, s’insinue en lui. Le manifeste du Ciné-Œil qui en découle influencera nombre de cinéastes (kinoki), y compris les plus « dramatiseurs » comme Chaplin, Scorsese, Lynch ou Maddin, et, en pleine révolution cinématographique/sociale, Godard fondera le Groupe Dziga-Vertov qui au-delà de l’hommage idéologique, reprendra une partie de ses théories. À EntreVues, on découvrira une vingtaine de courts et longs- métrages, héritiers du CinéŒil ou concomitants. Lien évident avec À propos de Nice où

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Vigo collabora avec le frère de Vertov, Boris Kaufman, ou Berlin, symphonie d’une grande ville, de Walter Ruttmann, Le Cameraman de Keaton tourné la même année, 1928, que L’Homme à la caméra. Mais aussi La Grève d’Eisenstein qui vit une imposture artistique dans le chef-d’œuvre de son compatriote, Chronique d’un été d’un Jean Rouch qui s’est approprié le Ciné-Œil, et des œuvres signées Flaherty, Tcherkassy, Siodmak, Pelechian, Kubelka, Clair, Cavalcanti, Barnet, Alvarez, Lowder.  programmation Kino Pravda n°18, Dziga Vertov (1922) 
Entr’acte,René Clair (1924)
 La Grève, Sergei M. Eisenstein (1925) The Twenty-Four-Dollar Island : A camera impression of New York, Robert Flaherty (1926)  Rien que les heures, Alberto Cavalcanti (1926) 
 Berlin, symphonie d’une ville, Walther Ruttmann (1927)
 Le Cameraman, Buster Keaton (1928)
 La Maison de la rue Troubnaïa, Boris Barnet (1928) 
 Les Hommes le dimanche (Robert Siodmak, Allemagne, 74’, 1929)
 À propos de Nice, Jean Vigo (1930)  Arnulf Rainer, Peter Kubelka (1960)
 Chronique d’un été, Jean Rouch (1960)  Une œuvre, Maurice Lemaître (1968)
 79 printemps, Santiago Alvarez (1969)  Les Saisons,Artavazd Pelechian 1975) Bouquets 1-10, Rose Lowder (1995)  Dream Work, Peter Tscherkassky (2001)


Quand le cinéma rencontre le monde ouvrier

De Renoir à Jia Zhang-Ke, destins de la figure de l’ouvrier au cinéma. ➾ Texte Fabien Texier— Visuel Toni

WONDER WO/MEN ¶ Malmenée par la désindustrialisation forcenée de l’Occident, diminuée par le reflux des idéologies et des régimes se réclamant de Marx, l’héroïque statue de l’ouvrier n’est pas loin de gésir à terre à côté de celle de Lénine. On en suit ici les tribulations en huit films. En rupture avec les studios, Jean Renoir réalise en 1934 un film minimaliste avec une équipe empruntée à Pagnol, un acteur débutant dans le rôle-titre de Toni, et n’hésite pas à embaucher des ouvriers piémontais pour jouer leur propre rôle. Dans la première partie du film, il relègue le mélodrame au second plan pour se concentrer sans artifices sur le travail de ces immigrés d’alors, inspirant peut-être les bases du néoréalisme à l’un de ses stagiaires sur le film : Luchino Visconti. Pour l’amour de la fille d’un petit propriétaire, Toni le carrier italien se sacrifiera noblement. En pleine chasse aux sorcières, Herbert J. Biberman et son équipe de blacklistés réalisent au Mexique un hymne à l’union des travailleurs. Parfois à la limite du supportable par son côté Germinal naïf à la mode Hollywood, mais avec des acteurs amateurs, Le Sel de la terre, production de combat, conserve une certaine fraîcheur et s’attache à lier la cause des femmes à celle des mineurs. Juin 68 : loin de cette héroïsation, le dialogue de la révolte impuissante et de la raison syndicale, les petits gestes des patrons : du concentré de lutte sociale en dix minutes aux portes des Usines Wonder, saisi à la volée par des étudiants de l’IDHEC. Avec les Groupes Medvedkine, les ouvriers s’emparent de leur propre image : à Peugeot-Sochaux en 1974, les forçats de la chaîne sont symbolisés par les mains « bouffées » de Christian Corouge. Toujours

« la Peuge » et un portrait vidéo de Montbéliard en 1975 par ses habitants et Armand Gatti. La « deuxième ville ouvrière de France » est vue à travers les scénarios de ses communautés de travailleurs immigrés dans Le Lion, sa cage et ses ailes. Retour à la fiction classique dans le champ de ruine Thatchérien où l’ouvrier démerdard mais coupé de la société, interprété par Robert Carlyle dans Riff-Raff, en viendra à la conclusion que tout ce qu’il reste à faire, c’est de « mettre le feu ». C’est chose faite dans Nadia et les hippopotames avec Ariane Ascaride égarée au milieu des cheminots grévistes de 1995, désabusés mais (une dernière fois ?) victorieux. Car l’avenir ouvrier est à l’Est ? Le demi-clandestin Jia Zhang-Ke retrace entre fiction et témoignages une micro-histoire de la classe ouvrière en Chine qui laisse place à une résidence de luxe, la 24 City.  programmation Toni, Jean Renoir (1935)  Le Sel de la terre, Herbert J. Biberman (1954) La Reprise du travail aux usines Wonder, J. Willemont et P. Bonneau (1968) Avec le sang des autres, Bruno Muel, Groupe Medvedkine, (1974) Le Lion, sa cage et ses ailes, Armand Gatti (1975) Riff Raff, de Ken Loach (1991) Nadia et les hippopotames, Dominique Cabrera (1999) 24 City, Jia Zhang-ke (2008)

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L’un e(s)t l’autre

Au final, un et un ne font qu’un. La preuve par trois. ➾ Par Emmanuel Abela

L’incarnation reflétée ¶ Alors que je lui soumets à commentaire une photo qu’on trouve dans Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Anna Karina repousse l’ouvrage comme si c’était l’Antéchrist. « Oh, il doit en dire des méchancetés sur moi ! », me dit-elle, les larmes aux yeux, comme sur la photo extraite de Vivre sa Vie. Non, Anna, il ne dit rien de méchant sur vous. Cette photo, comme d’autres, illustre tout simplement le chapitre Les Années Karina. Visiblement touchée, elle finit par me dédicacer l’ouvrage. L’anecdote nous permet de confirmer que d’être l’égérie d’un réalisateur, ça laisse des traces ; quelque chose de l’affectivité originelle demeure intacte bien des années après. Autre image entr’aperçue en temps réel, celle de Jean-Pierre Léaud au moment de l’enterrement de François Truffaut, qu’on redécouvre avec force dans l’anthologie DVD de l’émission Cinéma Cinémas. Ce jour-là, Jean-Pierre Léaud perdait tout à la fois un mentor, un ami, un père. S’en est-il remis depuis ? Rien n’est moins sûr. 1984, l’année du décès de Truffaut, c’est justement l’année de la sortie sur les écrans de la version intégrale du film Les Deux Anglaises et le Continent, resté longtemps inachevé aux yeux du réalisateur, qui plus encore que la suite des Doinel, nous éclaire sur l’idéal d’incarnation qu’il projetait lui-même sur son jeune interprète. Dans l’épilogue du film, Léaud, lunettes sur le nez et barbe naissante, se regarde dans le reflet de la vitre d’une voiture. « Mais qu’est-ce que j’ai ? J’ai l’air vieux aujourd’hui ! » Léaud, le 24/10/84, grandes lunettes noires sur le nez, moustache et barbe naissantes, semble inconsolable face à la caméra. En voix off, François : « Les films avancent, tu comprends, ils avancent comme des trains dans la nuit. » Face à cette étrange image-reflet de nos destinées propres, nous n’avons cessé d’avoir l’air vieux, depuis. Une troisième image : John Cassavetes dans Love Streams. Gena Rowlands, sa sœur dans le film, prépare ses affaires, au milieu de tous les animaux qu’elle a achetés pour faire plaisir à son frère : des chevaux nains, une perruche, un petit chat, un chien, des poules, des canards… John attend dans le living, il constate que la tempête redouble d’intensité et est pris d’un fou rire irrépressible. Face à lui, un homme torse nu assis dans le fauteuil, figure christique impassible, se retourne et le regarde. John l’interroge : « Who the fuck are you ? » L’homme sourit, mais ne répond pas. À son image se substitue celle de Jim, le chien dont Gena lui a fait cadeau. Ivresse de l’instant ou prémonition mystique ? C’est amusant, mais c’est précisément à ce moment-là qu’on mesure toute la force de la relation qui lie John à Gena. Son absence de la scène annonce leur séparation dramatique, elle annonce également que l’alter ego féminin, épouse dans la vie et interprète principale de la moitié de ses films, continuera d’incarner à elle seule l’œuvre du cinéaste après sa disparition.

« Quelque chose de l’affectivité originelle demeure intacte bien des années après. »

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 Égéries, muses et interprètes fétiches Margit Carstensen / R.W. Fassbinder  Robert De Niro / Martin Scorsese ; Johnny Depp / Tim Burton  Marlene Dietrich / Josef Von Sternberg ; Anna Karina / Jean-Luc Godard  Klaus Kinski / Werner Herzog ; Jean-Pierre Léaud / François Truffaut  Nico / Philippe Garrel ; Kati Outinen / Aki Kaurismaki  Gena Rowlands / John Cassavetes ; Kinuyo Tanaka / Kenji Mizoguchi


Film-concert d’Andy Warhol

Andy Warhol, The Velvet Underground, la Factory, le cinéma, la vie… ➾ Par Emmanuel Abela

SHINY SHINY « La meilleure atmosphère que je puisse imaginer, c’est celle des films, parce que c’est physiquement tridimensionnel et émotionnellement bidimensionnel. » Andy Warhol ¶ On le sait, Andy Warhol aurait bien aimé faire du Velvet Underground sa chose. Il y est parvenu par certains aspects, apposant sa signature – marque suprême d’appropriation artistique ! – au bas de la pochette « Peel slowly and see » qu’il a réalisée pour le premier album du groupe, non sans avoir au préalable imposé de manière visionnaire la figure de Nico, l’ancien mannequin berlinois, comme chanteuse officielle du groupe, au grand dam initial de Lou Reed, John Cale and co. Chef-d’œuvre de cynisme enregistré en moins de quatre jours, The Velvet Underground & Nico constitue l’un des diamants noirs d’une période qu’on continue d’affirmer colorée. Le disque installe le son de New York et de toute la côte Est pour les décennies à venir : de Jonathan Richman & The Modern Lovers aux Feelies, de Suicide à Sonic Youth, tous se revendiqueront de cet acte discographique fondateur, qui concilie à merveille la pop et l’avant-garde. Qu’Andy Warhol ait eu conscience de la réelle portée de ses petits protégés, bien qu’il l’ait affirmé lui-même rétrospectivement, on est en droit d’en douter sérieusement. L’artiste était en quête d’un bon coup et là, le coup lui a rapidement échappé. Comme à chaque fois, vite lassé par son propre jouet, il profite d’une sérieuse brouille avec Lou Reed pour laisser le groupe s’émanciper, aller au bout de ses fantasmes dans l’indifférence générale, se détruire, renaître plusieurs fois, avant de laisser une œuvre courte, mais à l’influence dont on mesure aujourd’hui encore l’importance. N’empêche que de Warhol, il reste des images sublimes, étrangement distanciées, qui révèlent

l’aura du groupe et participent aujourd’hui encore de la vivacité de son culte. Comme pour les autres réalisations de Warhol, ces images ne cherchent pas à trancher et se situent autant du côté de l’incarnation – l’image prend sa source dans la vie ! – que d’une forme d’indifférence – l’image n’est pas la vie, elle n’est qu’image ! –, dans l’étrange vision morale que n’a cessé de développer l’artiste pop.  After Andy Warhol The Velvet Underground & Nico le lundi 30 novembre à la Poudrière

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Concert de Barbara Carlotti

Marraine du prix One + One, Barbara Carlotti vit le cinéma comme ses amours pop. ➾ Par Emmanuel Abela

La constellation CARLOTTI

¶ Dans le contexte d’une chanson française qui peine à se renouveler, Barbara Carlotti se distingue avec une sincérité presque salutaire. Rencontrée il y a quelques mois, alors qu’elle tournait avec son groupe dans l’Est, elle nous avait presque désarmé en affirmant qu’elle vivait son « idéal pop en chansons. Chanter, c’est une longue quête de liberté. » Quelques mois plus tard, nous prenons rendez-vous et convenons d’un échange téléphonique via Facebook. On lui fait remarquer qu’on vient d’apprendre qu’elle jouerait des disques avec des amis à la Poudrière et qu’on est surpris de lui découvrir une activité de DJ’s. Elle rit, visiblement amusée à l’idée d’avoir brouillé les pistes : « Non, non rien de tel. Je passerai simplement mes disques favoris. » La tonalité de la soirée sera 60’s, avec quelques pépites puisées ici ou là, « de la northern soul » notamment et des disques français de l’époque. « Des raretés et des choses dansantes », nous précise-t-elle. Il est amusant de constater que la seule fois où Barbara Carlotti s’est rendue à EntreVues, bien avant de produire son premier album, c’était pour la projection de Mods de Serge Bozon, film qui se situe comme son titre l’indique dans un contexte 60’s. Dans le film, on la voit danser. Si elle ne se qualifie pas elle-même de cinéphile, elle a vite fait cependant de vous citer ses réalisateurs préférés, parmi lesquels Pier Paolo Pasolini – « J’adore Les Mille et Une Nuits, un film dans lequel, comme souvent chez Pasolini, la musique est très importante » –, Satyajit Ray, et dans un autre genre, Eric Rohmer. Au fil de l’échange, la liste s’allonge, Ernst Lubitsch, Alfred Hitchcock, Jacques Demy, Jean Rouch, Luc Moullet, la Nouvelle Vague, la comédie musicale américaine ou les films de sciencefiction. « Comme en musique, je vis dans une espèce de constellation, avec des points de repères, mais sans véritable obsession. » Invitée en tant que marraine du prix One + One, elle avoue que la composition d’une bande-son la titille. Elle a vécu l’expérience récemment, quand elle a accompagné avec son pianiste Benjamin Esdraffo des courts métrages d’animation russe, La Renarde de Galina Barinova et L’Ourson de Fedor Kitrouk, dans le cadre du festival Tout-Petits

« Plein de mes amis ont été filmés dans les Cinéphiles de Skorecki. Je me dis qu’il y a un fil direct d’amitié autour du cinéma, et je suis très contente d’être mêlée à cela. »

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Cinéma organisé par le Forum des images. « L’écriture d’une musique de film est une problématique tout à fait différente de tout ce je peux mettre en œuvre pour une chanson. Pour moi, c’est un chantier incertain et j’ai le sentiment que je ne suis pas tout à fait prête, mais il est vrai que ça me plairait vraiment. »  After Barbara Carlotti Soirée dansante, le jeudi 3 décembre, à La Poudrière

 Le prix one+one sera montré pendant le prochain festival C’est dans la Vallée (Rodolphe Burger était le parrain du prix one+one en 2008)


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A LA FILATURE, SCENE NATIONALE - MULHOUSE de mi-novembre 2009 à mi-janvier 2010

opéra – danse / mardi 17, mercredi 18 novembre La Chambre d’Ange Nieke Swennen – Christian Sebille

théâtre – marionnettes mardi 1er, mercredi 2, jeudi 3 décembre Woyzeck on the Highveld d’après Georg Büchner – William Kentridge et la Handspring Puppet Company

théâtre / vendredi 27, samedi 28 novembre Le ciel est vide de Alain Foix – Bernard Bloch

théâtre – image / dès 5 ans / jeudi 10, vendredi 11 décembre Préambule, images et récits pour le coucher de et par Anne-Marie Marques – Jeanne Ben-Hammo, Nicolas Droin arts du cirque / à voir en famille mardi 8, mercredi 9, jeudi 10, vendredi 11 décembre Traces Cie Les 7 doigts de la main

danse – musique / mardi 15 décembre Ashes Koen Augustijnen – les ballets C de la B

théâtre / jeudi 14, vendredi 15, samedi 16 janvier Montaigne d’après Montaigne – Thierry Roisin

musique samedi 28 novembre Abd Al Malik Dante

danse / jeudi 7, vendredi 8 janvier L’Hallali des abeilles / Zou Stéphanie Nataf

musique / mercredi 13 janvier Jane Birkin Entre Gainsbourg et Birkin

WWW.LAFILATURE. ORG +33 (0)3 89 36 28 28


CHANT CONTRECHAMPS par philippe schweyer

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photos : nicolas comment


Dans le prochain film de Thierry Jousse, Philippe Katerine interprète le rôle taillé sur mesure d’un chanteur prisonnier du village de son enfance (titre provisoire : Je suis un no man’s land). Trois mois après le tournage en Bourgogne et en Franche-Comté, nous avons retrouvé le réalisateur à Paris, en plein montage. Thierry Jousse nous a donné rendez-vous dans les locaux de la société Banc Public. Nous retrouvons l’ancien rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma (période 1991-1996) dans la petite pièce équipée d’un ordinateur et de quelques sièges où il travaille avec sa monteuse. L’ambiance est studieuse, mais le plaisir du réalisateur est quasi palpable tant le premier montage semble prometteur. Camille Taboulay, qui a écrit une première mouture du scénario, arrive un peu en retard. C’est elle qui a joué l’entremetteuse pour nous faire découvrir avant tout le monde (en exclusivité mondiale !), le deuxième long métrage de Thierry Jousse qu’elle a connu à l’époque où elle écrivait, elle aussi, aux Cahiers. Après nous avoir livré les grandes lignes du synopsis (Philippe, chanteur en pleine ascension, revient sans l’avoir voulu dans la ferme de ses parents. Prisonnier d’un sortilège qui l’empêche de fuir le territoire de son enfance, il est contraint de faire une pause en forme de rêve éveillé au cours de laquelle il va découvrir la maladie de sa mère, expérimenter de problématiques retrouvailles avec son ami d’enfance et se laisser aller aux charmes d’une ornithologue jouée par Julie Depardieu), le réalisateur nous invite à visionner une séquence où l’on découvre Philippe (Philippe Katerine) et son père (Jackie Berroyer) en tête à tête dans la cuisine de la ferme familiale. À la fin de la scène, le père et le fils prennent leurs guitares pour chanter “unplugged” l’Idole des jeunes (les gens m’appellent l’idole des jeunes…), comme s’il s’agissait d’une scène de bivouac dans un bon vieux western. Dans une deuxième séquence qui viendra vers la fin du film, Philippe Katerine s’enfuit du village à mobylette. Malgré l’apparente banalité de ces scènes de vie ordinaire, on perçoit une petite touche de “fantastique sourd” comme dirait Berroyer. Pour en voir davantage, il faudra attendre que le film sorte en salle courant 2010. D’ici là, patience. ggg

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La question du son est-elle au cœur de Je suis un no man’s land, comme c’était le cas dans ton premier long métrage, les Invisibles ? Non, c’est moins dominant. Cette fois, le film est une fiction avec des moments musicaux. Ce n’est pas une comédie musicale, mais des chansons sont intégrées dans le récit. Il s’agit d’une sorte de fable avec une dose de bizarreries autour du retour inopiné d’un chanteur dans sa région natale. Il se retrouve chez ses parents un peu par hasard et il va à la fois renouer et se détacher de ça. Le détail qui tire le film vers la fable, c’est qu’il est victime d’un sortilège qui l’empêche de sortir du village. C’est une métaphore du rapport ambivalent que l’on peut entretenir avec ses racines. C’est surtout une façon de traiter la question familiale un peu différemment de ce que l’on a pu voir au cinéma ces dernières années, dans le dernier film de Christophe Honoré, par exemple. Est-ce que ça entre en résonance avec le vécu de Philippe Katerine qui a grandi à la campagne en Vendée ? Oui, ça part de conversations que j’ai eues avec lui il y a déjà un petit moment, autour de sa vie de chanteur. Vous ne vous connaissiez pas à l’époque ? Non, on s’est connus il y a dix ans à Paris. Cela fait partie des choses qui nous ont rapprochés, d’être originaires de la même région. On voulait tourner le film en Vendée, mais on a été beaucoup mieux accueillis en Bourgogne et en Franche-Comté. Ce n’est pas du tout un film autobiographique ni pour moi ni pour lui. En revanche, c’est un jeu avec quelque chose qui a à voir avec la question de la biographie. Le territoire rural joue un rôle important dans le film et peut entrer en résonance avec des choses liées à l’enfance. Qu’est-ce que ça produit comme type de régression de retourner chez ses parents ? Philippe qui est très urbain et assez sophistiqué a aussi un côté rural. Il s’est peut-être libéré de quelque chose au fil du temps, ce qui est aussi le sujet du film d’une certaine manière. C’est une comédie ? Ce qui est à la fois risqué et intéressant dans ce film, c’est le mélange des genres. C’est un mélange de comédie et de drame, puisque sa mère meurt pendant le récit. Il y a aussi une petite touche de “fantastique sourd” comme le disait si bien Berroyer qui joue le père du chanteur. Le chanteur célèbre qui revient dans le village de son enfance, c’est romanesque… L’idée du retour à la maison est le sujet de pas mal de films de différentes époques dans le cinéma français comme dans le cinéma américain. C’est un genre quasiment à part entière. Le film a aussi un côté un peu western avec cette ferme.

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« J’apprends au fil des films à me dire qu’un film a à voir avec la vie, mais que ce n’est pas la vie, dans le sens où c’est une stylisation. »

C’est facile de financer un film avec Philippe Katerine ? Non, la bizarrerie et le mélange des genres ne sont pas vraiment acceptés par les gens qui financent le cinéma français. On aime bien que les films entrent dans des cases comme la comédie, le polar ou même le “cinéma d’auteur” qui est devenu un genre en soi. Le film ne correspond pas non plus tout à fait à ce genre-là. Philippe Katerine n’a pas une image vraiment nette dans le monde du cinéma, même s’il a fait quelques apparitions. Du coup, il y a à la fois un intérêt, une séduction, une curiosité, et en même temps les chaines se méfient. Si elles pouvaient donner de l’argent une fois que les films sont totalement terminés, même déjà sortis, elles le feraient ! Qu’est-ce qui est plus facile, de faire des films ou de les critiquer ? C’est plus long de les faire. Je ne dirais pas pour autant que « la critique est facile et l’art est difficile ». Il n’y a jamais eu beaucoup

de bons critiques. La critique n’est pas facile à faire, surtout aujourd’hui où elle n’est pas extrêmement valorisée. On n’est plus dans l’âge d’or de la critique. Avec Internet, les blogs et depuis que tout le monde donne son avis sur tout, le statut symbolique des critiques s’est un peu affaissé. Les patrons de journaux ne valorisent pas non plus la critique. Tout est désormais sociologique. Ce qui est du domaine de la production au plan artistique devient secondaire par rapport aux questions “socio-cul” ou pseudo sociologiques. Quand tu as commencé à écrire, c’était dans l’idée de faire des films plus tard ? Il y avait cette idée. Juste avant d’écrire aux Cahiers, j’avais commencé à faire un film un peu sauvage en amateur qui n’a jamais été vraiment terminé. Cette idée est restée un suspens pendant les années où j’étais critique et où j’étais peut-être un peu inhibé.


Ce n’est pas inhibant quand on veut faire des films, d’avoir vu autant de chefs-d’œuvre ? À un moment donné, la question ne doit plus se poser. Parmi les chefs-d’œuvre, il y a des films stimulants et il y en a d’autres qui sont inhibants. La Règle du jeu est très stimulant, alors que Citizen Kane est inhibant. C’est pour ça que je préfère depuis toujours La Règle du jeu. D’autres films d’Orson Welles, comme La Soif du mal, sont plus stimulants, car ce sont des films plus imparfaits. Encore que Citizen Kane ne soit pas sans imperfections non plus. Les films qui ont tendance à m’intimider sont les films monumentaux. Peau de cochon de Philippe Katerine est un film très stimulant ! Dans le film de Philippe Katerine [dans lequel Thierry Jousse joue, ndlr], ce qui est important, c’est sa personnalité. Il y a aussi cette idée que l’on peut faire un film avec rien. Son idée était de partir de rien, mais c’est moins simple que ça en a l’air. Si Philippe est musicien, il ne faut pas oublier qu’il a fait des études d’arts plastiques. Le côté artiste au sens artiste contemporain est important chez lui. Il peut toucher à tout à travers ce prisme là. Les chanteurs finissent souvent par faire les acteurs… C’est vrai. Je ne sais pas si Philippe fera la carrière de Dutronc. Ou d’Elvis… Elvis, c’est encore autre chose. Je pense que Dutronc est plus intéressant, même s’il y a des films avec Elvis que j’aime bien. Faire l’acteur est un prolongement naturel, surtout pour Philippe qui aime bien se produire sur scène, se déguiser, se métamorphoser… Alors que tu es au milieu du montage, y a-t-il encore des infinités de possibilités ? Non, parce qu’il y a un récit qui fait qu’on ne peut pas faire tout et n’importe quoi. Il y a des choses qu’on peut changer, mais il y a un détail qui nous bloque, c’est que Philippe se fait couper les cheveux en plein milieu du film. Il y a donc un avant et un après. Ce qui est long dans le montage, ce n’est pas tant de structurer le film tel qu’on est en train de le faire. C’est surtout ensuite de peaufiner, d’enlever, de

remettre, de déplacer. C’est important de trouver le bon rythme, parce que c’est ce qui va déterminer la manière dont le film va être perçu. Il faut avoir un peu de recul pour le faire. Affiner, ça prend du temps. Il y aura aussi une musique de film composée par un ami de Philippe qui s’appelait Pierre Bondu et qui maintenant se fait appeler Daven Keller. Il aime vraiment la musique de films, alors que Philippe, ça l’emmerde un peu. Les brèves expériences qu’il a eues avec les frères Larrieu ne lui ont pas donné envie de poursuivre.

aux Cahiers. Le montage interdit, le plan-séquence, l’idée de la durée, du respect du réel, etc., ça vient de Bazin. Il faut quand même aller un peu au-delà de ça. J’apprends au fil des films à me dire qu’un film a à voir avec la vie, mais que ce n’est pas la vie, dans le sens où c’est une stylisation. C’est une évidence totale qu’il faut comprendre intimement pour que ça devienne intéressant et stimulant. Je ne suis pas du tout dans une optique bressonienne, mais je suis d’accord quand il dit qu’il ne faut jamais oublier que tout finit sur une surface à deux dimensions. Ce qui est important, c’est ce qu’il y a sur l’écran. J’ai peut-être mis un peu de temps à le comprendre intimement.

Comment as-tu procédé pendant le tournage ? J’ai essayé de découper un peu plus que dans les films précédents. Le tournage n’a duré que trente jours. Heureusement, tourner avec une nouvelle caméra numérique nous a fait gagner du temps.

D’où vient ton désir de faire du cinéma ? Il est difficile de répondre à cette question, puisque c’est justement ce qu’il y a de plus obscur. Si on n’a pas un vrai désir, un film comme celui-là, qui n’est pas une commande et qui n’est attendu par personne, on ne le fait pas. Il faut en avoir l’intuition et ensuite il faut en avoir la volonté.

Tu n’as pas été triste d’abandonner le 35 mm ? Non, ça ne m’a pas du tout rendu mélancolique. Le film sera en pellicule à la fin puisqu’il sera scopé pour être montré dans les salles. La caméra HD est stimulante. Je ne suis pas comme David Lynch qui ne veut plus entendre parler de la pellicule depuis Inland Empire, mais je peux le comprendre car le numérique procure une souplesse que l’on n’a pas avec la pellicule. J’ai commencé à faire du cinéma trop tard pour être nostalgique de la pellicule et j’ai toujours monté en numérique.

Qu’est ce qui est le plus agréable, la vie de chanteur, de critique ou de réalisateur ? Chanteur je ne sais pas, mais fantasmatiquement la vie de musicien m’aurait plu. Il n’y a pas que les tournées, il y a aussi les moments où on compose, où on travaille chez soi. Philippe aime bien faire des chansons, mais il n’aimait pas tellement les tournées. C’est avec Robots après tout qu’il y a pris goût. Dans la vie de réalisateur, il y a des hauts et des bas. Quand on ne tourne pas et qu’on ne fait rien, ce n’est pas tellement marrant. Ce n’est pas plus marrant que de faire autre chose. On attend beaucoup…

Quel est l’apport exact du monteur ? Il ne fait pas qu’exécuter, il fait aussi des propositions. Souvent pour trouver les rythmes finaux, il faut être à deux. Les gens qui préfèrent travailler seuls sont rares dans la fiction à part Godard qui n’a pas toujours travaillé seul. Il a quand même eu des monteuses assez fortes comme Agnès Guillemot. Les monteurs n’apportent pas qu’un savoir-faire, ils apportent une pensée, un rythme. Sur le rythme du film, la part du monteur n’est pas négligeable.

Y a-t-il quelque chose de Cassavetes dans ce film ? Je ne crois pas. Ce n’est pas un cinéaste sur lequel j’ai tellement envie de revenir. J’ai aimé Cassavetes et j’aime toujours certains de ses films, mais j’ai vu les mauvaises influences qu’il avait pu exercer. Cassavetes ou Pialat sont des cinéastes inimitables par excellence. Ce ne sont pas des gens dont on peut tirer des leçons. Avec Philippe Katerine, on n’est pas dans un esprit strictement cassavétien, on n’est pas la bande de copains qui se saoulent la gueule, même si ça peut arriver aussi… i

Y a-t-il des choses que tu n’aimais pas dans les films des autres et que tu te permets maintenant ? J’avais tendance à me méfier du champ/ contrechamp. En même temps, j’en voyais souvent dans les films et ça ne me déplaisait pas forcément. Le champ/contrechamp est un peu suspect, surtout quand on est

Retrouvez Thierry Jousse le dimanche à 23 heures sur France Musique dans Easy Tempo, émission musicale qu’il anime en compagnie de Laurent Valero.

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Le père de mes enfants, un film de Mia Hansen-Løve, avec Chiara Caselli, Louis-Do de Lencquesaing, Alice de Lencquesaing – Les films du Losange Interview intégrale sur flux4 (www.flux4.eu)

Le père de mes enfants, le second long métrage de Mia Hansen-Løve, nous a bouleversé à peu près autant que Tout est pardonné. Avec des films qui se renvoient l’un à l’autre, on constate la naissance d’une œuvre. Tentative d’éclaircissement avec cette jeune cinéaste à l’occasion de sa venue au cinéma Star, à Strasbourg.

le fil de la transmission par emmanuel abela

photos : stephane louis

Le Père de mes Enfants trouve son origine dans une histoire vraie, le suicide du producteur d’Humbert Balsan en 2005. D’un point de vue narratif, vous construisez une histoire qui n’a rien à voir, mais que prenez-vous chez Humbert Balsan pour construire la figure de Grégoire ? Ce que j’ai vraiment pris, et qui me semblait essentiel pour le film c’était l’aura, la personnalité et la singularité de sa présence. C’est la raison qui a fait que mon choix s’est porté sur Louis-Do de Lencquesaing. Je pense que je n’aurais pas fait le film sans lui, parce que justement il avait cette prestance aristocratique qui caractérisait Humbert. Ce que j’ai également pris à l’histoire vraie, c’est la description les derniers jours d’une importante société de production indépendante française. Humbert Balsan, vous l’aviez rencontré en 2004 pour Tout est Pardonné. Cette rencontre, vous l’évoquez indirectement dans le film, par les scènes qui concernent le jeune réalisateur qui vient présenter son film, Arthur Malkavian. Et ce jeune producteur est interprété par Igor Hansen-Løve… Oui, c’est mon cousin, et je sais bien qu’on peut avoir le sentiment qu’il s’agit-là d’une référence à moi-même, mais même si c’est inspiré par des choses que j’ai vécues,

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le rôle de ce personnage me permettait surtout d’exprimer quelque chose qui me tenait à cœur : le goût du producteur pour la jeunesse, cette nécessité qu’il avait de manifester à son contact sa propre liberté. Et puis, il y a cette fuite en avant qui se caractérise par le fait qu’au moment même où il est criblé de dettes et où il se noie, il s’accroche au projet du jeune cinéaste comme à la dernière branche pour garder la tête hors de l’eau et survivre.

temps de posé que je trouvais très beau dans son jeu : une souffrance intérieure et une fragilité derrière une apparente solidité. Elle, ça lui faisait un peu peur, même c’était une occasion de jouer avec son père qui ne se représentera peut-être plus. Au final, même si ça pouvait rendre les choses compliquées, ça l’a sans doute aidée et en même temps il y a une émotion qui ne serait pas là avec la même intensité si ça n’était pas son vrai père.

Dans le film, vous faites jouer Alice de Lencquesaing, la propre fille de Louis-Do. Je l’avais déjà vue à l’époque de Tout est pardonné. Je trouvais qu’elle avait un charisme étonnant, une maturité, une profondeur et une simplicité dans son jeu qu’ont très peu de comédiennes. Au départ, je trouvais que ça n’était pas sain qu’elle joue le rôle de la fille de son père – j’avais peur que ça déséquilibre le film par rapport aux deux autres filles –, mais j’ai fini par la revoir. Il y avait une telle évidence, quelque chose de frontal, de direct et en même

Ce qui est étonnant, c’est qu’il est souvent question de transmission dans vos films. Là, elle se matérialise véritablement entre le père et la fille. Oui, c’est un hasard troublant, et en même temps c’est quelque chose qui se produit assez souvent dans le cinéma. De la même manière, dans Tout est pardonné, les deux filles qui jouaient le rôle de Pamela, à 6 et 16 ans, étaient sœurs. Ça n’est pas quelque chose que j’ai recherché, mais ça apporte quelque chose au film. Là, en plus, c’est la fille qui prend sur ses épaules la part d’héritage qui lui est destiné.


Dans vos deux premiers longs métrages, on assiste à la disparition du père. La figure du père doit-elle disparaître pour que l’existence soit possible ? J’ai du mal moi-même à comprendre pourquoi j’ai fait deux premiers films qui tournent autour de ça. La raison de cette inspiration reste en partie mystérieuse pour moi. Il y a deux choses très différentes, d’une part, le désir de garder la trace de gens que j’ai aimés – quelque chose de l’ordre de la mémoire –, et en même temps, il y a le besoin de traiter ce sujet. Quelqu’un m’a dit une chose qui m’a troublée, qui se situait tellement à l’inverse de ce que je me représentais moi-même : « Quelle élégante manière de tuer le père ! »

On pourrait s’amuser à découvrir des effets de symétrie entre vos deux films, en déplaçant l’axe de la disparition du père. Sommes-nous en présence d’un diptyque qui ne dit pas son nom ? Dans mon esprit, de manière purement intime, oui, mais je n’insiste pas là-dessus. Le père de mes enfants se voit sans Tout est pardonné, et vice versa. Pour moi, ils sont complémentaires. Quand j’ai écrit le deuxième, j’avais le sentiment de répondre au premier ; il en reprenait les thèmes, mais dans un autre monde, et dans un contexte qui me permettait d’aller plus loin. J’avais le sentiment que je m’ouvrais au monde plus encore que dans le premier, dans le sens où je me confrontais à d’autres questions d’écriture. C’était très excitant.

Plus généralement, on a du mal à rattacher votre cinéma à des courants. Vous n’êtes pas dans la filiation de la Nouvelle Vague, vous échappez à Pialat... Chacun aura son point de vue sur la question, mais ça me fait bien plaisir qu’on puisse penser cela. Les cinéastes que j’admire le plus, je les admire justement pour leur indépendance et leur liberté. Par conséquent, je ne cherche pas à leur ressembler. Avec mes maladresses et mes défauts, je préfère faire un cinéma qui est autonome et qui existe par lui-même. i

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Christophe, en concert le 17 novembre au Théâtre Musical de Besançon en partenariat avec le Cylindre 03 81 87 81 97 – www.letheatre-besancon.fr

Dernier album : Aimer ce que nous sommes, AZ

CHRISTOPHE, LA FORCE DU SECRET par emmanuel abela

En France, il est l’un des seuls à avoir su faire le lien entre chanson et musique électronique d’avant-garde. Inutile de chercher à maintenir Christophe en place, il évolue en état d’alerte permanent, à l’affût des expériences les plus enrichissantes. Entretien téléphonique enjoué à l’occasion de sa nouvelle tournée.

On a tendance à vous qualifier de personnalité étrange, alors que vous faites simplement ce que vous avez envie de faire, ce qui est en soi un luxe. En soi, la vie est un luxe. J’ai du respect pour le mec qui décide de lâcher toutes les barrières sociales qui existent. D’être clodo aujourd’hui, c’est quelque chose que je comprends. Je ne suis pas comme eux, mais j’ai choisi de vivre dans mon monde à moi, et j’y reste. Personne ne m’en fait bouger. Je n’ai plus 30 ans, cet âge où l’on s’exprime de manière fougueuse, sans avoir peur de rien et avec l’avenir devant soi. Et en même temps, j’ai le sentiment que ça me pousse vers l’avant. Cette part de fougue, vous la gardez en vous. Fondamentalement, vous restez rebelle… Oui, mais cette fougue explose sous une autre forme, et c’est très bien comme ça. En musique, je continue de transposer mes sentiments, avec une approche qui se veut parfois autobiographique. Et c’est reçu par un public que

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je sens très en phase avec moi. Je ne vais pas le nier, j’ai besoin qu’on m’apprécie, même si je sens une nette distinction dans mes publics d’aujourd’hui : certains s’intéressent à ma musique, sans s’intéresser forcément à Christophe, d’autres ne s’intéressent qu’à Christophe sans s’intéresser à ma musique. Ce personnage de Christophe est-il un personnage lourd à porter ? Non, vous voyez, j’ai ma triplette de boules pour penser à autre chose. Quand je participe à un concours de boules, je ne pense plus à rien. C’est ma thérapie à moi ! Il y a déjà assez de malheur comme ça, je prends mes boules et je vais respirer ailleurs. Vous reste-t-il des barrières à franchir ? L’idée d’être brimé, c’est quelque chose qu’on ressent tous. Il y a des barrières que je

n’arrive pas à franchir, des choses réalistes à la con, comme le retrait du permis de conduire par exemple. C’est un truc qui me questionne toutes les nuits quand je me fais conduire par quelqu’un. J’aime bien être autonome. Quand je me rends à un concert, je suis sûr que de rouler dans ma propre caisse, ça ne me fatiguerait pas. Au contraire, ça me rendrait plutôt heureux. Ça fait dix ans que je n’ai plus de permis, il devrait y avoir prescription, non ? Marcel Gaucher disait : « Moins d’État pour nous brimer, plus d’État pour protéger nos vies. » Protéger nos vies, ça n’est pas non plus nous empêcher, vous comprenez… De bloquer un mec comme ça, c’est vraiment has been. C’est l’annonce d’un monde foutu ! Et pourtant, je reste optimiste, même si je constate tous les jours que l’être humain a un ego démesuré. Moi, j’essaie de rester altruiste, et de me fondre.


Comment fait-on pour que les gens se reconnectent les uns aux autres ? Je ne voudrais pas avoir un discours rétrograde, mais je pense qu’Internet est venu mettre un coup en plein cœur ! C’est quelque chose que je ressens comme ça. Ça me semble trop déstructuré, trop déjanté pour que ça puisse réellement apporter quelque chose aux gens. Je suis abonné à des journaux et des magazines, Le Monde, Libé et Télérama, tout comme je suis abonné à certaines chaînes câblées. On fait des choix, et il me semble que pour Internet il devrait en être de même. Alors que là, on propose tout et n’importe quoi. C’est comme pour le reste, au lieu de les nourrir, ça abrutit les gens. Et pire que cela, ça les rend las de leur propre vie. Le rock permet de prendre du recul, il affranchit. On sait votre affection pour des figures mutantes, Eddie Cochran, Lou Reed ou Suicide. Aujourd’hui, vous donnez le sentiment de vous libérer totalement. Oui, Eddie Cochran, j’ai commencé en reprenant C’mon Everybody. Lou Reed, je vis complètement avec lui. Avec des disques comme Transformer ou Coney Island Baby, on est dans quelque chose d’extatique, de moins émotionnel, même si j’aime bien les deux. Il y a une belle différence qui fait qu’on est « accros », tout comme pour David Bowie. Après, en ce qui concerne Suicide, j’avais le sentiment en 1976 que j’étais complètement dans le style électro qu’Alan Vega et Martin Rev développaient en duo. Quand je les ai écoutés, je me suis entendu. Il faut le savoir, on prend toujours en compte ce que les maisons de disque finissent par éditer sous la forme d’albums, mais j’ai des caisses pleines de morceaux électroniques inédits. Alan m’a

été présenté par un ami photographe, qui me l’a amené en studio – nous avons joué ensemble – et puis Martin est venu vivre avec moi quelques temps, à l’époque… Nous ne sommes pas amis, ça va bien plus loin que cela. Y a-t-il aujourd’hui des artistes qui vous émeuvent de la même manière ? Mes maîtres sont Nick Cave ou Thom Yorke de Radiohead. J’espère qu’on sent que je les aime, parce que je me livre dans le regard et dans les mots des autres. La rencontre avec Thom Yorke est-elle envisageable ? Elle est en bonne voie !

« De bloquer un mec comme ça, c’est vraiment has been. C’est l’annonce d’un monde foutu ! »

Là, vous m’en dites trop ou pas assez ! Peut-on en savoir plus ? Non, non, je sais tenir ma langue : si vous saviez les secrets que je garde enfouis en moi… Mais ce que je peux en dire, c’est que je sens que Thom Yorke est du même monde que moi. Même si modestement je dois admettre qu’il détient quelque chose en plus, en tant qu’artiste anglais. C’est évident, il détient sa part de secret, lui aussi, qu’il ne livre pas. Ça fait beaucoup de secrets ! Ça ferait l’objet d’un bel article : écrire sur ce qui n’est pas dit… Cette part de secret, on la retrouve sur la pochette de votre album : elle figure un puzzle impossible à reconstituer non pas parce qu’il manquerait des pièces, mais tout simplement parce qu’on nous entraîne sur de fausses pistes… Au final, Aimer ce que nous sommes nous dit assez clairement ce que vous êtes, non ? Sur ce disque, je pousse les effets jusqu’à les faire exploser. On y retrouve les gimmicks que j’expérimente au niveau du son. Alors oui, si c’est ce qui se dégage de la pochette concernant mon approche, j’aime assez l’idée. C’est une interprétation qui me plaît : finalement, cette image raconte tout, pour qui sait la lire… i

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Richard III, une mise en scène de Sylvain Maurice, le 4 décembre au Théâtre de la Coupole, à Saint-Louis 03 89 70 91 49 – www.lacoupole.fr

Créé au Nouveau Théâtre de Besançon et désormais en tournée en France, avec une date au Théâtre de La Coupole à Saint-Louis, Richard III mis en scène par Sylvain Maurice nous offre une pièce tumultueuse, à l’écoute des mouvements du pouvoir et du manège politique.

Richard, monstre polymorphe par caroline châtelet

photos : élisabeth carecchio

Après Peer Gynt d’Henrik Ibsen, le metteur en scène et directeur du Nouveau Théâtre Sylvain Maurice revient à Shakespeare. Dans Richard III, pièce racontant l’ascension et la chute du dernier roi des Plantagenêts, la scène devient un lieu d’exploration et d’imaginaire en proie à un mouvement perpétuel. La mise en scène, dont le dispositif d’une double tournette permet avec pertinence de déployer les multiples espaces tout en révélant la mécanique du pouvoir à l’œuvre, oscille entre sobriété et tension terrible. Tragédie historique, monodrame et comédie grinçante s’entremêlent au fil des manigances pour nous conter le destin du monstre Richard et de ceux qui l’ont produit. Rencontre avec Sylvain Maurice.

Richard III est votre deuxième Shakespeare ? J’ai mis en scène Macbeth il y a quelques années et je revenais à cet auteur – que j’adore - avec un peu d’appréhension. Au fond, je n’ai toujours fait que des choses que je ne savais pas faire. Il faut découvrir, faire des hypothèses et voir si ça fonctionne. Là, nous avons fait le choix de valoriser la relation entre Buckingham et Richard. La pièce fait reposer beaucoup sur le rôle titre, mais tout miser sur lui ferait passer à côté de nombre de choses. Richard est le produit de ce qui le précède et sans Bukingham, il ne pourrait pas prendre le pouvoir. Pourquoi avoir choisi cette pièce-ci de Shakespeare ? On ne sait jamais très bien pourquoi on fait des choix, on se laisse guider par des intuitions. Le personnage de Richard me fascinait, mais pas forcément pour les raisons qu’on pourrait croire : ce qui est intéressant chez lui, ce n’est pas tant sa dimension maléfique, ni sa laideur – bien qu’il faille évidemment les traiter –, mais son côté plastique. Richard, tout comme Peer Gynt, sont des figures qui ont une capacité à jouer. De ce point de vue-là,

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cela rejoint l’art de l’acteur dont Richard est une métaphore : ne pas être dans une position figée ni une définition univoque de soi-même. Il est souvent présenté comme un monstre... La psychologie de Richard est complexe, il se vit en tant que créateur. On retrouve la question du déterminisme, le fait de récupérer son destin. Dans Peer Gynt, j’ai également travaillé cette idée d’être créateur de soi-même. Cette posture, chez Richard comme chez Peer Gynt, coupe le personnage des autres, le renvoyant à une forme de folie. Richard, au début, revendique sa solitude et sa singularité, tirant sa force de cela. Mais la violence qu’il fait subir le coupe de sa propre humanité, le menant au final à son échec. Les personnages de monstres au théâtre m’intéressent particulièrement, ils nous disent quelque chose de l’humanité. Vous parliez en amont de la création de la capacité de séduction de Richard. Qu’en est-il aujourd’hui ? Avant de débuter le travail, j’avais en tête des interprétations d’acteurs, des choses vues. Il nous a fallu être naïfs et trouver


des clés avec les acteurs. Là, Richard a une relation privilégiée au public, il le met dans une drôle de situation. Il partage avec lui un certain nombre d’informations, des éléments qui devraient l’offusquer d’un point de vue moral. Mais ce dernier en rit, il est pris au piège de la confidence. En cela, on peut plus parler de connivence que de séduction au sens classique du terme. D’autres points de vue ont-ils évolué ? C’est toujours le cas, ce sont les acteurs qui font les personnages... Par exemple, cela a aidé toute l’équipe, que le couple Richard / Buckingham fonctionne. Il y a eu une évidence. Le comédien Vincent Dissez, qui interprète Buckingham, mêle des choses assez inquiétantes et d’une grande candeur, ce qui le rend très attachant pour le spectateur. Cela a à voir avec cette idée de la séduction, qui est un ressort attaché à la pièce dans son ensemble et est, au final, plus présente chez Buckingham que chez Richard. En quoi Richard III est-elle une pièce historique ? Richard III est une drôle de pièce... Historique, elle l’est dans le sens où la situation initiale est un panier de crabe,

dont Richard tire profit en usant des haines existantes. Là où elle ne l’est pas, c’est qu’elle fait le portrait d’un homme et s’apparente à un monodrame. C’est aussi pour cela qu’elle fascine. La notion de pièce historique pose également la question de la place de l’Histoire dans la dramaturgie shakespearienne. Or, pour Shakespeare, l’Histoire est davantage une scène qu’un champ exploratoire. Son actualité réside plus dans son rapport à l’éloquence, la mise à nu de l’importance de la technique dans le discours politique, que dans sa vision tragique de l’histoire. Pour le metteur en scène Bernard Sobel, une pièce telle que Richard III permet d’interroger un état du monde... A-t-on compris quelque chose de notre rapport profond à l’Histoire après avoir vu Richard III ? Je ne le crois pas... En tant que spectateurs, nous sommes comme les citoyens assistant à la prise de pouvoir de Richard que Buckingham appelle « des bûches sans langues ». Notre silence n’est pas forcément un consentement. Mais, en tant que citoyen, les mots politiques classiques ne me conviennent plus pour décrire ce que

je ressens d’un état du monde. Les termes quant à la critique du pouvoir ont tellement été vidés de leur substance au profit de stratégies qu’ils ne sont plus opérants, et c’est là que se situe une modernité très actuelle. Le dispositif de la tournette vous est-il apparu évident rapidement ? La dramaturgie est tellement éclatée qu’il fallait trouver quelque chose. Je voulais un dispositif qui permette une grande fluidité, de passer aisément d’une scène à l’autre et qui soit une métaphore. Que le décor soit un point de vue sur la fable. C’est un élément concret, signifiant successivement les espaces, mais ce n’est pas une machine que subissent les acteurs. Ainsi, dans le deuxième acte, Richard et Buckingham sont actifs, ils manipulent les décors et passent de “l’autre côté du miroir”. En même temps, c’est la machine qui mange Richard. Lui qui se croyait être le démiurge est rattrapé par elle. i

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La Paranoïa Mise en scène Marcial di Fonzo Bo et Élise Vigier, du 19 au 21 novembre, au Maillon, à Strasbourg 03 88 27 61 81 – www.le-maillon.com

La scène autrement par sylvia dubost

photo christian berthelot

Comédien et metteur en scène, Marcial di Fonzo Bo est l’un des membres fondateurs du Théâtre des Lucioles, qui mène depuis plus de dix ans une aventure collective unique. Alors qu’il part en tournée avec La Paranoïa, d’après le texte de Spregelburd, il évoque à partir de quelques mots un parcours et un état d’esprit.

L’école du Théâtre National de Bretagne « Toute l’équipe des Lucioles en est sortie il y a plus de dix ans. Elle était composée de personnes très différentes, d’artistes qui venaient s’essayer à cet exercice de la transmission et non de pédagogues comme à l’école du Théâtre National de Strasbourg, par exemple. Cela nous a permis de rencontrer Claude Régy, Matthias Langhoff, des écrivains, des chorégraphes. À l’époque, le TNB était très engagé sur la guerre en ex-Yougoslavie, par exemple. L’école était perméable à la société dans laquelle elle se développait. » Les Lucioles « Nous sommes aujourd’hui huit acteurs qui ne se ressemblent pas, qui n’avaient pas à l’époque de parcours commun. Cette diversité a toujours été essentielle. La compagnie a toujours été pensée comme une plaque tournante, comme une ouverture

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vers les autres et vers les différentes façons de pratiquer ce métier, en étant au centre de l’acteur. Certains font de la mise en scène, comme Élise Vigier, Pierre Maillet et moi, mais on se retrouve aussi ensemble sur le plateau. Ce point de vue sur la façon de préparer les spectacles est particulier à la compagnie. Même si les spectacles sont très différents, on a une envie de théâtre qui se ressemble, un goût du plateau, du plaisir de jouer, on fait des spectacles joyeux, ce qui n’empêche pas la réflexion. » Metteur en scène / acteur « La mise en scène a été considérée depuis Brecht comme le désir d’une personne qui réunit autour de lui des collaborateurs, des interprètes. On ne pense pas les choses comme cela. Évidemment, il y a toujours une personne qui propose un texte : dans le cas de Rafaël Spregelburd, comme il est argentin, c’était moi. Mais la mise en scène a été signée avec Élise Vigier, avec qui on a


signé les cinq ou six derniers spectacles. On retrouve Pierre Maillet, Frédérique Loliée, Bruno Geslin pour la vidéo, nos autres collaborateurs. La création se fait sur le plateau avec les comédiens. Les acteurs ne sont pas seulement des interprètes, et il fallait aussi finir la traduction avec l’univers et le corps de chacun. » Rafaël Spregelburd « Il y avait une relation entre son écriture et la manière de travailler des Lucioles. Rafaël est auteur, metteur en scène et comédien. Il écrit ses pièces avec ses acteurs, avec des processus de travail de plusieurs

mois. Cela ressemble un peu à notre façon de travailler. Par ailleurs, Rafaël écrit des formes très contemporaines, pose vraiment la question de la narration aujourd’hui, de savoir où en est le théâtre par rapport au cinéma, ce qui est ici le sujet de la pièce, entre autres. Je suis Argentin, comme lui, et même si j’ai passé plus de temps en France qu’en Argentine, je ressens fortement le poids de la tradition du théâtre français, articulé autour de la beauté du texte et de son message. Le théâtre de Rafaël est à l’inverse de cela, le sens circule autrement. Et puis, on associe très souvent en France et en Europe (moins en Angleterre) le sérieux

au grave : ce qui est drôle ne peut être sérieux. Ce n’est pas le cas de cette pièce, qui traite de manière politique un rapport extrêmement contemporain à la réalité, une vision très lucide et forte de ce qu’est aujourd’hui la fiction. » Engagement « La question de la nécessité de ce que l’on fait a toujours été le moteur de notre travail. Ça a toujours été important pour nous d’être dans une sorte d’engagement. Le théâtre est encore l’un des rares lieux où l’on peut questionner la réalité, et le fait de jouer est un acte politique fort. » i

La Paranoïa La Paranoïa, c’est du Marcial di Fonzo Bo pur sucre : un jeu outré, une énergie débordante, un goût évident du plateau, un équilibre maîtrisé entre un délire permanent et un vrai questionnement sur les enjeux du théâtre contemporain. Extraite de l’heptalogie de l’Argentin Rafaël Spregelburg, écrite autour des sept péchés capitaux de Jérôme Bosch (Marcial di Fonzo Bo), la pièce se passe dans le futur. Quelque part entre 5000 et 20 000 après J.-C., les êtres humains font commerce avec « les intelligences », en utilisant comme monnaie d’échange la fiction, dont les intelligences sont friandes. Cette denrée vient à manquer, et quatre personnages hauts en couleurs sont investis d’une mission périlleuse : comme Jack Bauer, ils ont 24h pour inventer une nouvelle fiction capable de surprendre et rassasier les intelligences. La route est périlleuse, semée de questions sur le langage, les mathématiques, le cinéma, la physique quantique, et la frontière entre le rêve et la réalité de plus en plus fragile.

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Les îles, exposition jusqu’au 31 janvier 2010, au Moulin de la Blies, à Sarreguemines 03 87 98 28 87 – www.sarreguemines-museum.com

La nature libérée par emmanuel abela

À la suite de recherches menées dans les ateliers du Moulin de la Blies, à Sarreguemines, François Génot expose un ensemble de petites pièces de faïences qui constituent le prolongement de son interrogation sur la relation qu’entretient l’homme à la nature.

François Génot place sa réflexion sur la représentation de la nature au cœur de ses démarches plastiques. Il aime multiplier les supports : dessin, peinture, sculptures monumentales, dans lesquels la végétation tient une place importante. La flore lui suggère bien des choses : le désordre plastique de motifs aléatoires, des effets d’inconstance et de saturation. « Je retrouve ma propre organisation dans l’image ou dans les volumes. On a tendance à croire que les ronces c’est le chaos, alors que c’est organisé à sa manière », nuance l’artiste messin. « Dans le principe des paysages en friche, il y a des strates, des systèmes qui se mettent en place, mais qui sont des centres naturels. Ce qui m’intéresse également, c’est de travailler à l’échelle du corps : les dessins très grands me permettent de restituer la part de vécu à l’intérieur de ces environnements-là, au travers de l’image. Je réinvestis la feuille comme un espace, afin de retrouver des sensations, ou du moins l’énergie que j’ai pu ressentir dans les lieux, d’où ce foisonnement. » La problématique générale de son œuvre met l’accent sur des angoisses enfouies, celles qu’on associe malgré nous au désordre d’un jardin mal entretenu ou à l’obscurité d’un sous-bois.

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On se souvient de La grande traversée en 2008 qu’il avait réalisée dans la Halle verrière de Meisenthal. Cette installation monumentale de 400 m2 qui transposait à l’identique un terrain vague favorisait l’expérience physique du paysage. Elle préfigurait en quelque sorte Les îles, des compositions paysagères miniatures en céramique que François Génot a conçues dans les ateliers du Moulin de la Blies, sur l’ancien site industriel des Faïenceries de Sarreguemines. Ces îles correspondent à des îlots de végétation qu’on retrouve à l’état sauvage dans des paysages quotidiens, un champ ou un bord de route, des îlots qui échappent à la maîtrise de l’homme. Magnifie-t-il ce qu’il apparente à des îlots de résistance ? « Dans la mesure où aux alentours tout est aplati et stérilisé, un bosquet dans un champ qui aura échappé à la vigilance du paysan, ça dénote. De manière spontanée, la nature reprend ses droits – elle crève le béton et traverse les toits – dans des espaces qui favorisent différents degrés de lecture. » Ces îles constitueraient donc une faille ? « Oui, nous confirme-t-il, et au-delà de ça, s’il y a résistance, ça n’est pas forcément d’un point de vue strictement anthropomorphique ; ça nous rappelle que nous ne sommes que de “passage” dans une nature dont nous faisons partie, même si on

tend à l’oublier. Et puis, ce qui est intéressant c’est que les îlots sont souvent des lieux dans lesquels viennent se réfugier certaines marges : ça va du jeune en recherche d’abri pour commettre des actes dits “illégaux” jusqu’au réfugié qui cherche à se préserver. J’essaie de dénouer cette problématique à partir de pièces plus esthétiques ou qui mobilisent un savoir-faire. Je me pose des questions : quelle est l’importance de ces lieux ? Que peuvent-ils nous apprendre ? En quoi symbolisent-ils une résistance à l’homogénéisation ambiante ? »


Paradoxalement, on avait le sentiment que de figer ces îlots dans la céramique, à un format réduit, c’était une manière de se les approprier, mais François Génot nous renseigne sur une approche plastique qui libère plus qu’elle n’enferme. « L’îlot ne représente qu’un point de départ ; je souhaite en quelque sorte le “re-présenter” à l’échelle de la miniature, ce qui constitue un contre-point à l’installation de La grande traversée, une installation à taille réelle. Ces pièces évoquent de nouveaux éléments pour moi, quelque chose qui s’apparente à de l’organique ou du

minéral, les coraux par exemple. Du coup, le titre prend un autre sens : c’est un peu comme si l’on retournait la mer et qu’on découvrait en partant du dessus des éléments enfouis, figés et en même temps très fragiles. Je n’ai pas envie de développer des réflexions duelles sur les notions “figé” / “mort” ou “souple” / “ vivant”, mais ça faisait partie du travail qui était mené au moment de la réalisation dans les ateliers. » On peut le constater à la vision des pièces, le travail a été réalisé à partir des végétaux euxmêmes qui servaient de matrice à des petits agencements pleins de vivacité, parfois

inquiétants. Cette façon de faire offre une souplesse à des pièces qui manifestent un penchant pour des formes de plus en plus épurées. « À la suite de cette expérience, la faïence est devenue un matériau important pour moi. Après, que mes approches soient chargées ou plus minimales, je m’autorise tout un panel de possibilités, y compris dans les îles, qui présentent une grande part d’aléatoire et de désinvolture dans la réalisation finale. » i François Génot et Alexis Zimmer, Les îles, Éditions Wildproject

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La vraie vie des icônes / 2 Par Christophe Meyer

Le décès de Michael Jackson, le 25 juin dernier, inspire à Christophe Meyer une série de gravures, pour autant d’épisodes d’un feuilleton en cours. Deuxième volet : Phenyllisopropylamine, Diéthyllysergamide & Nitrométhane.

Fuyant avec sa famille l’Allemagne natale dès 1933 pour les États Unis d’Amérique, Georges L. Mosse, fils d’un patron de presse berlinois, y fit une carrière d’historien, s’interrogeant sur l’extrême violence politique et sociale née en Europe après la Première Guerre mondiale. Son analyse des nouvelles techniques de combat mises en œuvre pendant cette guerre le pousse à développer deux intuitions, les concepts de trivialization et de brutalization. La banalisation et la diffusion (trivialization) à grande échelle par tous les moyens, textes, photos, jouets, amplifiées par de nouveaux médias (cinéma et radio) des effets et des expériences d’une guerre d’un niveau jamais atteint de violence (brutalization) ont conduit à intégrer cette violence dans toutes les couches et tous les pores de la société, entraînant une accoutumance à la brutalité, instituée en nouvelle norme des rapports sociaux, principalement auprès d’une partie de la jeunesse ayant participé et survécu au conflit. Appliquons ces concepts aux différentes générations de jeunes hommes des USA ayant successivement participé aux conflits de leur pays. L’extraordinaire amplification des excitations physiques et psychiques nécessaires à l’efficacité des massacres à accomplir comme des moyens utilisés pour surmonter les horreurs produites par cette efficacité même, ont amené accoutumance, excitation et plaisirs troubles qui se sont, la paix revenue, graduellement diffusés dans la société. Limité aux classes d’âges engagées dans ces conflits, ce phénomène connaît des effets inégaux. Les aviateurs des années 17-18 de Pylône (Faulkner, 1935) sont vite fauchés par la mort, la crise de 29 et oubliés. Peu nombreux, ils formèrent les premiers gangs de motards “Anges de l’Enfer” auto-proclamés, posant des jalons pour leurs successeurs “Hells Angels” en bombers plus massivement démobilisés de 1945, qui, rejoints par les déclassés des guerres de Corée et du Vietnam, diffuseront une culture d’anges déchus dont Howard Hughes fut le brillant parangon, carburant tant aux psychotropes qu’au nitrométhane et aux blondes à forte poitrine, imprégnant durablement la culture populaire, de L’Équipée Sauvage (The Wild One, 1953) avec Marlon Brando roulant Triumph au staccato de Machine Gun (1970) que l’ancien para Jimi Hendrix porte à son acmé.

Et MJ, direz-vous ? N’en voyez-vous pas venir, surzipé, le côté Bad ? Les blondes bombées du buste vous égarent... À suivre, vite, dans Novo 6.

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Pense-bĂŞte Par Mathieu Wernert

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Tout contre la bande dessinée Par Fabien Texier – Photos : Christophe Urbain

L’expérience Pierre Feuille Ciseaux

PFC #01 (octobre 2009)

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C’est le genre de truc qui n’arrive jamais, un paquet d’auteurs, plutôt tendance francs-tireurs et partisans, invités en résidence pour travailler librement pendant une semaine. Une vraie carte blanche et à la base une initiative privée, complètement indépendante ! Pas un de ces séjours où il conviendra de parler du lieu, du pays, et de le mettre en scène. Et pourtant il y a matière, avec la Saline Royale d’Arc-et-Senans, esquisse de cité idéale par Claude-Nicolas Ledoux, occupée ici par une nouvelle industrie autarcique, à l’abri d’une imposante enceinte qui ne s’ouvrira au public que pour le week-end de « restitution ». Les logis des ouvriers accueillent une petite trentaine d’auteurs, les bénévoles de l’association organisatrice Chifoumi, des fanzineux, et les rares journalistes réunis pour l’occasion. Les immenses ateliers de cuissons se sont métamorphosés en fabrique de fanzines et en atelier de sérigraphie, largement mis à contribution par les auteurs. On trouve aussi une salle de projection et une librairie idéale avec des ouvrages choisis avec amour par Misserey, alias June, ex/ futur-libraire et pilote/mulet de PFC. Les planches réalisées « sous contraintes » durant la semaine, voisinent avec l’exposition 10X10 d’Atrabile, plutôt bienvenue en ces lieux d’expérimentation : pas une planche en vue, mais les travaux originaux d’une vingtaine d’auteurs signant chacun une « composition » carrée de 100 post-it™. Un autre bâtiment de la Saline s’avère multi-usage, tour à tour atelier avec tireuse de bière intégrée, salle de concert et de conférence…

collectif au long cours initié par David Prudhomme. Le patron de l’Association, Jean-Christophe Menu, est venu quant à lui avec une série de propositions d’exercices oubapiens (Ouvroir de Bande Dessinée Potentielle) qui ont attiré pour deux jours un visiteur imprévu, Etienne Lécroart, grand spécialiste du genre. Les Suisses Alex Baladi, Andréas Kündig et Yves Levasseur ont animé et mis à disposition leur Fabrique de fanzines, tandis que Ruppert et Mulot ont testé leur projet de conférence + dessins, d’autres enfin sont venus les mains dans les poches. Où ils ne les ont pas gardées bien longtemps. June envisageait un démarrage en douceur après le voyage des auteurs depuis la Belgique, la Suisse, Paris ou les autres bouts de la France. « Lundi, je pensais que la plupart commenceraient par trouver leurs marques, mais non, dès le premier jour, ils ont bossé jusqu’à trois heures du mat’ ! »

En dépit de l’intelligence et de l’efficacité de l’outil mis à disposition des auteurs (satisfaits comme rarement) par Chifoumi, il était impossible de savoir à quoi s’attendre tant les démarches ont été multiples. Emmanuel Guibert en a profité pour caser un projet collectif perso en cours invitant à ses côtés Etienne Davodeau, Marc-Antoine Mathieu et Troub’s, tous réunis autour d’un travail

Arrivés tard vendredi soir pour participer durant le week-end à des « Causeries » publiques avec les auteurs et nos confrères plutôt pointus Xavier Guilbert (www.du9. org) et Nicolas Verstappen (http://xeroxed.be), on devine l’écueil de notre mission : on ne connaît pas la tête des trois quarts de ces types. Benoît Pretseille (co-fondateur


« Il y a un hiatus entre la BD et le patrimoine existant : installer le festival dans le château, c’est un défi ! ».

Propos cité par Jochen Gerner dans Contre la bande dessinée, l’Association

des éditions Warum) par exemple, dont les références se situent plutôt chez Vian ou Picabia, mais avec qui nous aurons une docte conversation sur Donjon, Star Wars et Astérix (on l’arrête de justesse avant le détail de la bibliographie de Jacques Martin – celui d’Alix). Dans la future salle de conf’, des bénévoles assistent au spectacle d’une quinzaine d’auteurs en train de travailler, laissant traîner leurs dessins par terre. Plus loin, Menu, ravi comme jamais, montre le strip qu’il a entre les mains à Benjamin Novello et Cédric Manche. À l’arrière-plan, Aurélie William-Levaux, Joanna Hellgren et Isabelle Pralong s’essayent aux chœurs avec le groupe Angil qui met la dernière main, au concert qu’il donnera demain accompagné des dessins de Guillaume Long. Quand on lâche l’affaire vers 1h, on entrevoit encore à l’occasion Jérôme Mulot isolé dans une salle, en train de répéter sa conférence prévue pour le week-end ouvert au public. Craignant un moment de voir les visiteurs bouder cette partie d’une manifestation excentrée et exigeante, dont ils ne sont autorisés à voir que la périphérie, les trois animateurs que nous sommes avec Guilbert et Verstappen, voient auteurs et spectateurs rappliquer avec soulagement pour les débats. Bien que Ronald Granpey, des éditions Misma, y défende avec verve une pratique de la bande dessinée plutôt joyeuse et dynamique, loin du cliché (pas vraiment faux) de l’auteur dépressif, solitaire, ce qu’il ressort le plus évidemment de PFC est la rupture de l’isolement coutumier, la création d’un espace d’émulation, de débat et de création communs. Et hors des obligations induites par les festivals. De son côté, le public aura

pu découvrir ces dessinateurs sous un angle nouveau, notamment dans les ateliers et lors des 60’, sorte de concentré de 24h de la BD, avec un grand travail collectif oubapien dans lequel il pouvait circuler librement. Le succès, réel, de cette première édition de PFC, échappe aux habituels critères d’évaluation des manifestations consacrées à la bande dessinée : fréquentation, ventes, répercussions dans les médias. Ce qui s’y est joué, si l’on s’en tient aux conclusions des auteurs (voir aussi le compte-rendu de Xavier Guilbert sur du9) participe plutôt d’un mouvement de fond. Sans que l’on sache ce qui en sortira concrètement (au moins un Oupus à l’Association, paraît-il), PFC #01 devrait, selon Menu, faire date à côté du Colloque de Cerisy de 1987 qui marque le point de départ symbolique du renouveau de la bande dessinée à l’œuvre dans les 90’s. Grâce à cet enthousiasme général chez les participants, le principe d’un PFC #02 semble d’ores et déjà acquis : rendez-vous dans un an… www.pierrefeuilleciseaux.com

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Songs to learn and sing Par Vincent Vanoli

Référence de la bande dessinée d’auteur, le Ludovicien et italo-lorrain. Vincent Vanoli est aussi DJ à ses heures, illustrateur de la revue musicale anglaise Plan B. Assez logiquement, il a choisi dans son intervention d’interpréter en image des paroles de chansons.

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La stylistique des hits Par Matthieu Remy

Illustration : Dupuy-Berberian

L’anaphore

L’anaphore est l’une des figures de style les plus simples à comprendre, car elle s’entend et se voit sans peine. Elle est d’ailleurs là pour être vue et entendue, figure de l’insistance fonctionnant sur la répétition, au début de chaque phrase, d’un même segment qui ordonne le texte tout entier, dirigeant le propos vers la litanie, l’incantation : « l’anaphore, en rythmant l’énoncé, imprime dans la mémoire de l’auditeur les informations délivrées ; la tension poétique qu’elle crée vise aussi à entraîner l’adhésion » comme l’explique Catherine Fromilhague. C’est le cas dans Salut à toi de Bérurier Noir, où sont convoqués, dans une apparence de joyeux bordel, tous les rebelles de la zone internationale : « Salut à toi le Yougoslave / Salut à toi le voyou slave (…) / Salut à toi le peuple corse / Salut aux filles du Crazy Horse ». Texte minimaliste d’une chanson elle-même minimale, Salut à toi touche évidemment ceux qui ont connu d’un peu près l’aventure du rock alternatif français, parce qu’il est un hommage à toutes les figures possibles de la marginalité. À l’époque, le morceau était apparu comme un signal de ralliement, pour un rock qui se voulait à la fois déglingué et soucieux : une manière de convoquer les troupes et de réussir l’union. On pourrait dire que ça a échoué de peu, finalement.

Dans le morceau phare de la variété française, la structure anaphorique sert plutôt à illustrer le terrible train-train d’une vie sans amour et sans respect. Écrite à propos de France Gall par Claude François, Comme d’habitude raconte le quotidien d’un homme comme échappé d’un film de Claude Sautet, quittant sa femme le matin puis la retrouvant le soir sans qu’aucune échappatoire ne lui soit offerte. Ici, la structure implique une clôture et non une ouverture, renforcée par un récit construit sur le déroulement d’une journée. Tom Waits, dans San Diego Serenade, se sert de l’anaphore pour raconter l’échec d’une histoire d’amour et la série de révélations qu’elle a entraînée pour le narrateur : « I never saw the moonlight until it shone off your breast / I never saw your heart ‘til someone tried to steal, tried to steal it away / I never saw your tears until they rolled down your face ». C’est beau comme du Desnos, et c’est encore une histoire de défilé : l’anaphore permet, par une sorte de formule magique, de retrouver un fragment du monde et de le juxtaposer avec d’autres, pour créer une association d’idées qui n’iraient pas naturellement les unes avec les autres. Idem chez Lennon, forcé par Yoko dans Plastic Ono Band, son plus beau disque, à revivre les traumatismes enfouis de son enfance et à crier enfin sa colère. Dans God, il ordonne une série d’incroyances : « I don’t believe in Elvis / I don’t believe in Zimmerman / I don’t believe in Beatles ». Mais vient la fin de la série, et cette conclusion, peut-être illusoire mais sacrément émouvante : « I just believe in me / Yoko and me / And that’s reality ». Le ressassement a une fin, semble dire l’ex-Beatle. Encore faut-il savoir l’expurger, par une figure de style qui pense que rendre hommage peut permettre d’accéder au présent. Bérurier Noir – Salut à toi Claude François – Comme d’habitude Tom Waits – San Diego Serenade John Lennon - God


Mes égarements du cœur et de l’esprit Par Nicopirate Égarement #41

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AK-47

par Fabien Texier

« C’est tout ? Du C-4, une carte et un couteau ? - Il y a une boussole dans le manche. - Et cette merde d’AK ? Au Nam, tous les gosses de 12 ans en ont un ! - Exactement. »

Rambo II : La Mission, George Pan Cosmatos, 1985.

Désastre éthique et mental. Alain Duhamel concluait sur ces mots une tribune dans Libération autour de la diffusion pirate d’images de Brice Hortefeux filmées par Public Sénat, et bloquées par la rédaction en chef de la chaîne. Il rejoint Jacques Séguéla : « Le Net est la plus grande saloperie qu’aient inventée les hommes. », voire Denis Olivennes, qui rêve de modérer « le tout-à-l’égout de la démocratie ». Des positions avisées qui nous font regretter le temps où seuls de grands professionnels comme eux pouvaient diffuser leurs éminentes opinions, où l’on ne risquait pas de bidouiller une interview de Castro, de raconter que le nuage de Tchernobyl s’était arrêté aux frontières, ou de servir la soupe à ses invités politiques. Las ! Voici venu le temps de la « cyber-démocratie » où au lieu de se contenter d’acheter des trucs, d’étaler sa vie partout et de lire sagement la version web du Monde, les gens s’expriment à tort et à travers. C’est pas au Café du Commerce, à l’école, sur un chantier, dans un reality-show ou un cabinet ministériel qu’on entendrait des horreurs pareilles ! Plus moyen de sortir un site Internet grotesque ou de nommer son fifils quelque part sans se faire chahuter par les oustachis du clavier. Comme le « blogueur-spécialiste » Narvic (http://novovision.fr/), on pourrait s’interroger sur la pertinence de ces buzz créés depuis le web. Parce que ces salauds d’étrangers, « super-mamie » rencontre « l’agriculteur sympa » en une des DNA, ou l’énième fait-divers graveleux du prime time, c’est de la vraie info ? Non, le vrai problème, c’est que quand on s’appelle Séguéla, Duhamel ou Olivennes, qu’on s’est battu pour squatter les médias, les commissions gouvernementales, les conseils d’administrations, et enfin arborer sa Rolex ou sa Légion d’Honneur, on se sent injustement lésé. Alors web-pétitionnons ! Duhamel à la tête de Rue89 ! Olivennes chez Radioblog ! Séguéla chez Wordpress ! Jean-Marie Colombani chez Slate ! Faites-leur de la place ! Allez, soyez sympas, poussez-vous…


le monde est un seul / 4 Par Christophe Fourvel photo : Christian Garcin

Le Monde de Panaït Istrati

Panaït Istrati est un auteur un peu oublié, dont les livres nous sont parvenus par l’entremise de Romain Rolland, au cours des années 1920. Il est né en 1884 à Brăila, en Roumanie, d’un père contrebandier grec qu’il ne connut pas et d’une mère paysanne roumaine. Sa ville natale, située à l’est du pays, est baignée par le Danube, un fleuve qui emporte les yeux et les rêves des enfants qui grandissent sur ses berges. Lui, choisit de partir à l’âge de 12 ans, de cette manière définitive et errante qui cisèle parfois l’âme des écrivains, sans autre but que la découverte de la vie et des hommes, le besoin de regarder sans cesse dans le gouffre de l’âme humaine. Istrati exerça les mille métiers qui permettent à un enfant de survivre : mécanicien, domestique, serrurier, terrassier, photographe… Sa sensibilité s’épaissit de ces années d’aventure, s’émut de quelques grands livres et devint, au fil de tant d’expériences et de mots, celle d’un conteur. Il apprit le français en lisant le meilleur de notre littérature et parcourut le pourtour oriental de la méditerranée : la Grèce, la Turquie, la Syrie, le Liban, la Palestine, l’Italie, des territoires où les cultures, en se frottant les unes aux autres, dispensent dans les rues autant d’or que de poudre. Où les traditions et l’honneur constituent des recours plus utiles que les lois ; où la politesse, l’art de vivre et les tables sont aussi raffinés que les supplices. Les personnages des livres de Panaït Istrati se nomment Adrien Zograffi (l’alter ego de l’écrivain), Stavro, Mikhaïl, Epaminonda… Leurs sangs sont issus de toutes les religions affluentes ; ils parlent le roumain, le grec ou

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le turc. Ils recherchent désespérément une fiancée, une sœur enlevées ou disparues dans un harem d’Istanbul, une maison de passe de Brăila, un souvenir que l’infortune a rendu éclatant. Le quotidien les somme de décrypter les esprits malins qui bousculent leurs destins. Ils sont riches un jour et pauvres le lendemain, chevauchent des pur-sang ou marchent pendant des jours interminables. On l’aura compris, Panaït Istrati est un conteur dont la plume s’est aiguisée sur le métier de vivre ; qui a infiniment senti, vu, souffert, cru et désespéré. Malgré ses violences et ses injustices, malgré le sort réservé à celles que la sensualité enveloppe comme les volutes de fumée des narguilés, cet Orientlà nous fait rêver. Mais les rêves révèlent certainement mieux nos manques qu’ils ne montrent nos aspirations. Dans Kyra Kyralina1, sans doute le roman le plus connu de Panaït Istrati, nous partageons l’errance d’un jeune homme ayant perdu mère et sœur et dont la vie est un tissu de malheurs. Mais, dans la vie de ce jeune homme, les hommes comptent plus que l’or. Ils le font tomber ou le relèvent, l’abusent ou soignent ses plaies. C’est, je crois, ce pouvoir radical et sans concurrence, qu’exercent sur lui les autres, l’étranger, qui constitue notre paradis perdu. Une vulnérabilité aux choses humaines ; la dépendance à un mot de compassion, une boisson chaude offerte, un sourire dont nous semblons être à jamais orphelin. La liberté qui gonfle la poitrine des cavaliers ou des mendiants a déserté nos forteresses de béton et nos certitudes. À l’inverse, la vie de ces hommes est liée aux rencontres d’un jour et change d’aspect selon les hasards du chemin. Elle est une perpétuelle recherche des codes justes. Elle s’invente chaque matin par tâtonnement, dans l’irrationnel ou l’imitation. Il n’est qu’à mesurer « l’obsolescence » des termes ici employés, pour entrevoir ce que nous n’avons plus et qui danse sous nos yeux, dans les livres de Panaït Istrati. (1) Disponible dans la collection Folio, éditions Gallimard.


Quant aux Américains j’y reviendrai Par Manuel Daull – Photo : Antonio Catarino

que j’avais eu à la lecture des épreuves de son livre, pour ses images que j’aime décidément et ces petits textes en prose qui les accompagnent de manière détachée, ni illustratifs ni redondants voire trop présents, juste des résonances discrètes mais opérant pour le lecteur/ regardeur un cheminement parallèle et justifié qui m’ont donné la confirmation qu’une cohabitation de deux mondes en un, une forme de consubstantialité, était possible, là, dans cet espace du livre

aux commandes de ma petite installation d’écriture portative, ma roulotte à moi (je suis dans le train comme souvent quand j’écris ces lignes), je repensais ce matin aux choses de mon actualité de libraire, à ma mission de passeur, quelque chose comme un donner à lire je pensais à une discussion récente avec Antonio Catarino à propos d’un livre de photographies qu’il prépare avec un ami à lui écrivain – je suis toujours préoccupé par ce rapport texte/image, ne sachant jamais (le jamais après le toujours, juste un autoportrait en pieds pratiquant le grand écart dans ma vie comme un art de survie) comment ces mondes peuvent cohabiter – peu de choses en vérité me plaisent dans la production des livres de ce genre (dans la production de livre en général je devrais ajouter, et la rentrée littéraire si elle participe à sa manière à la déforestation, mises à part quelques pépites, n’échappe pas à la règle) que je vois défiler à la librairie, peu de choses et c’est justement ce que je disais à Antonio, le plaisir

je pensais aussi aux différents livres lus dans le cadre de cette rentrée justement, ceux de Laurent Mauvignier, de Yannick Haenel, de Stéphane Velut, pour parler seulement de ceux vraiment aimés (livres dont bon nombre vous parleront certainement mieux qu’à moi, s’attardant j’espère à cet encrage historique qui les fonde et dans lequel ils se développent, questionnant pour deux d’entre eux la notion même de matériau fictionnel, un encrage comme un véritable virage dans la littérature française) et relisais quelques passages d’un autre livre qui m’a beaucoup touché, Cutter d’Yves Ravey, qui nous replonge dans les drames ordinaires des passions humaines sans âge, que l’on soit dans les années soixante où aujourd’hui, la beauté a parfois le visage du diable – où l’on castre les chats comme on suicide les hommes sans avoir plus de scrupules – où parfois on se met en route pour n’arriver nulle part, que ce soit le fond d’un garage, une station service, un institut pour enfant attardé, la sortie hors du lieu n’est qu’une vue de l’esprit et les véhicules, s’ils font même rêver parfois, n’y sont pour rien – où l’idiot n’est pas seulement un personnage attendu que l’on rencontre dans la littérature russe où dans de Bruit et de fureur chez Faulkner, mais un garçon (personnage remarquablement porté par l’écriture, tendue) dont l’absence de jugement n’est pas seulement une arme à double tranchant, même pas une arme blanche, pas même une fine lame pour continuer dans ce registre fantasmatique du crime et du roman noir, mais simple corps d’enfant instrumentalisé, pauvre cutter oublié au sol de terre battue d’une remise de jardinier, un grain de sable, une poussière négligeable – cultivons notre jardin disait l’un, de la terre retournée, ces arbustes taillés, de ces branchages ramassés puis brûlés, au visage tailladé, l’espoir de sortie est vain, vanités des vanités et poursuite du vent, demande à la poussière disait l’autre, mais quant aux américains j’y reviendrai Yves Ravey, Cutter, Editions de Minuit 2009

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Sébastien Bozon (photographies) et Adrien Chiquet (textes) confrontent images et textes dans l’espoir d’explorer l’entre deux. Ni légende ni illustration mais, dans l’interstice, quelque chose d’autre.

« Tout, chez tout le monde, n’est que divertissement, dérivatif à la mort. » Thomas Bernhard « Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser. » Pascal

Divertir, faire diversion, c’est détourner l’attention vers un lieu pendant que l’on détrousse depuis un autre... Le divertissement est l’outil de cette manipulation. Que penser dès lors de cette merveilleuse société, la nôtre, qui a hissé cette pratique au rang de valeur fondamentale ? Il est probable que si la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme était réécrite aujourd’hui, on trouverait de bonnes âmes pour réclamer qu’y soit inscrit le désormais sacro-saint droit au divertissement. Il est d’ailleurs remarquable que cette catégorie n’implique habituellement pas les jouissances humaines les plus essentielles. Une soirée entre amis, en famille, la vie sociale, amoureuse, sexuelle, un bon repas, une promenade en bord de mer ou les rencontres ne constituent pas des divertissements. Non, le divertissement c’est autre chose. C’est bien sûr ce qui

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nous fait “passer le temps” mais cela les loisirs cités le font tout autant. Ce que le divertissement a de spécifique, c’est de nous en rendre l’écoulement moins perceptible. Donc, en un raccourci à peine exagéré, le divertissement fait passer le temps plus vite et en quelque sorte nous permet de vivre moins. Il est à la fois ce qui nous fait oublier notre condition et la façon qu’ont ceux qui nous y maintiennent de se faire oublier… Voilà pourquoi le glissement qui en quelques dizaines d’années a déplacé la culture (elle aussi plaisante, amusante, divertissante même) dans le giron du divertissement, n’est pas anodin. Allez-y ! Qu’on vous dit, c’est agréable, émouvant, joli et surtout : ça passe vite et sans trace. Propre, anodin, badin, sûr, tendre, joli, doux. Vous ressortirez avec aux lèvres un sourire qui devrait tenir jusqu’à la prochaine fois. Vous ne réalisez pas que vous êtes déjà dépendant, vous avez besoin de votre dose et ne vous inquiétez pas : le dealer ne vous fera pas défaut... Le divertissement est le nouvel opium du peuple. Parmi tous les candidats au poste laissé vacant par la religion, il était le seul à proposer, la profondeur spirituelle en moins, le même spectacle aveuglant.


Bestiaire n°1 : Aranae Par Sophie Kaplan « L’enseignement de l’araignée n’est pas pour la mouche. » Henri Michaux, Face aux verrous, 1954

Au regard de la fortune que connaissent les araignées au cinéma (et tout particulièrement dans le cinéma fantastique) 1 mais aussi dans la littérature2, la place de ces tisseuses au sein des arts plastiques est, étrangement, plutôt modeste. Les siècles passés ont tout de même laissé quelques exemples célèbres et saisissants. On pense à Véronèse3, aux réinterprétations du mythe d’Arachné par Rubens4 ou Vélasquez5, aux bêtes noires d’Odilon Redon6, aux ‘étoiles’ d’araignées surréalistes, aux géantes de Louise Bourgeois7, aux quadrillages de Sol Lewitt et il apparaît très vite que la symbolique de l’araignée connaît autant de ramifications qu’une toile compte de filaments et que, selon les époques et les civilisations, la velue aux huit pattes peut figurer la liberté, la mort, le travail, l’ordre, la féminité, l’artiste, etc8... L’araignée et sa toile constituent donc un formidable espace de projection pour nos fantasmes, nos rêves et nos conceptions du monde. En témoignent tout récemment les œuvres de deux jeunes artistes : Tomas Saraceno et Virginie Yassef. L’installation de l’artiste argentin Tomas Saraceno présentée à la Biennale de Venise porte un titre à la fois concret et rêveur : Galaxies forming along filaments, like droplets along the strands of a spider’s web9. Occupant l’une des salles principales du Palais des expositions, de grands fils noirs traversent l’espace, dessinant une géométrie

Virginie Yassef, The eyes sees for us, but do we see what it sees ?, dessin recherche, 21 x 29,7cm, 2009, courtesy Galerie GP&N Vallois, Paris

qui tient à la fois de la toile d’araignée et de la constellation (telle que conceptualisée par les récentes théories d’astrophysique). Pour concevoir sa pièce, Tomas Saraceno s’est inspiré directement des toiles tissées par les veuves noires, capables de supporter des charges extrêmes en recourant à une géométrie complexe. Il y a quelques mois, en visitant son atelier de Francfort, on pouvait y voir quelques représentantes de la terrifiante espèce en plein filage. Leur travail a été filmé, étudié puis reproduit à l’échelle d’une œuvre d’art monumentale. L’œuvre de Saraceno se rapproche ainsi d’une symbolique indo-européenne ancestrale qui associe l’araignée au cosmos et au spirituel, en même temps qu’elle propose un autre monde possible, inspiré des architectures utopiques. Ce ne sont pas des veuves noires, mais une mygale naturalisée qui a fait son nid depuis quelques semaines dans l’atelier de Virginie Yassef. Dans l’exposition de l’artiste française à la galerie Vallois 10, les araignées sont partout et sous toutes les formes : à l’encre dans des dessins commandités par l’artiste à sa mère, en volume dans une sculpture tapie dans l’ombre et dont les yeux tournent de façon hypnotique, au crayon dans les reports d’une vingtaine de toiles de différentes espèces, qui dessinent à même le mur une cartographie abstraite. Entre suspens cinématographique, peur primale et relevés subjectifs du monde, la proposition arachnéenne de Virginie Yassef trace les lignes d’un effroi sans frayeur ni terreur11 et construit un univers où le réel, pris au dépourvu, devient magique.

(1) Tarantula de Jack Arnold, Le Château de l’araignée de Kurosawa, Arachnophobia de Frank Marshall, Spiderman de Sam Raimi, etc. (2) Sous forme humaine ou animale, on la retrouve chez Ovide, Michelet, Walt Whitman, Jules Renard, Henri Michaux, etc. (3) Véronèse, La Dialectique (Palais des Doges, Venise). (4) Rubens, La Punition d’Arachné (Virginia Museum of Fine Arts, Richmond). (5) Vélasquez, La légende d’Arachné ou Les Fileuses (Musée du Prado, Madrid). (6) Redon, L’araignée qui sourit (Musée du Louvre, Paris) et L’araignée qui pleure (Collection Privée, Amsterdam). (7) Louise Bourgeois, Maman (Ottawa, Bilbao, Tokyo, Séoul, Saint-Pétersbourg, Paris). (8) L’ouvrage de Sylvie Ballestra-Puech, Métamorphoses d’Arachné : l’artiste en araignée dans la littérature occidentale, Ed. Droz, Genève, 2006 est très complet sur le sujet. (9) Palais des expositions, 53e Biennale de Venise, jusqu’au 22 novembre 2009. (10) Virginie Yassef, le millième moustique, galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois, Paris, du 4 décembre 2009 au 15 janvier 2010. (11) Julien Bismuth, communiqué de presse de l’exposition.

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Kunstchoses Par Jean Wollenschneider & David Cascaro Regionale (28/11/09-03/01/10) www.regionale10.net

4 e an neau

STRASBOURG

#1/// BIEN PRONONCER « KUNSTHALLE »

Accélérateur de Particules 4

+

A D

À la bâloise :

Freiburg im Breisgau « KOUNN » « CHTRHÔ » « LEU » 85 km

T66 kulturwerk

140 km

m 100 k

À la fribourgeoise :

1

Brauerei Ganter

Kunstverein Freiburg 1

u nnea 3 a

« KOUNN » « STHHA » « LEU »

Schwabentor

e

Kunsthaus L6

À la mulhousienne :

2

Tullastrasse

km

« COUNE» 70 km

60

MULHOUSE

Weil am Rhein Weilstrasse Läublinpark

6 16

10 min. à pied de la gare

G^Z]Zc

40

1 e r an n

km

2 e anne au

« LÉ »

Städtische Galerie Stapflehus

Kunsthalle

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« STA »

À la française :

« QU’UNE » « STÂL’ »

Kunst Raum

u

7VhZa

6

Fondation Beyeler

Kunsthalle Basel

HÉGENHEIM

1

FABRIKculture

2

8 14

Bankverein

[plug.in]

#2/// MISE EN SITUATION

2

BjiiZco

Kunstmuseum

(S'exprimer avec aisance au quotidien)

Cargo Bar

Kunsthaus Baselland

11

14

Johanniterbrücke

Schänzli

Ausstellungsraum Klingental

A^ZhiVa Kunsthalle Palazzo S3

70

8

Kaserne

Projektraum M54 8

Feldbergstrasse

sujet A

Es-tu allé à la dernière expo de la Kunsthalle de Mulhouse ? ( a. OUI b. NON )

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sujet B

Bien sûr, j’étais au vernissage de la Regionale !


Sur la crĂŞte

ET SI

Â… Henri Walliser + Denis Scheubel

LA REGIONALE ? ÉTAIT UN

La rencontre d’un linograveur et d’un poète

PAYS

Barbara Bugg - David, 2009 — Conception : mĂŠdiapop.fr + STAR★LIGHT

27.11.09 âžł 10.01.10

Mes doigts, comme une pince tiennent les jetons. Ils sont lourds, verts, marquĂŠ dessus 500. Y en a dix. Tout ce que j’ai. La roue tourne. Le croupier en noir et blanc me regarde, enfant inexpressif. Sa main lance la roulette. Je pense donc je ne suis pas. Je pense donc je fus. Je pense donc je serai. Ce n’est pas 007 avec des cartes en main Ă la table Ă cĂ´tĂŠ qui me contredirait. Je pense parce que le temps a horreur du vide. Je pense et ce que je dis est faux, ne servant qu’à prouver que je pense. Les jetons sont posĂŠs sur la grille, sans intelligence. Je deviens un tambour mondain, je brĂťle, je ressens. Je ne pense plus, enfin je suis ! La roulette tourne, la Terre, les planètes, mon moteur, l’univers. Exposition About rock, sex and cities de Henri Walliser Ă Mulhouse (Cour des chaĂŽnes) du 2 au 18 dĂŠcembre, vernissage le 1er dĂŠcembre Ă 18h (Ă cette occasion, Henri Walliser et Denis Scheubel dĂŠdicaceront About rock, sex and cities, un livre richement illustrĂŠ publiĂŠ dans la collection Sublime chez mĂŠdiapop-ĂŠditions).

Barbara BUGG I Gianin CONRAD I Ildiko CSAPO ChloÊ DUGIT-GROS I Katja FLIEGER I Andreas FRICK Bertrand GONDOIN I Anita KURATLE Comenius ROETHLISBERGER & Admir JAHIC Christina SCHMID I Bruno STEINER Emanuel STRASSLE I Selma WEBER Et Tina Z’ROTZ & Markus SCHWANDER :SJ J]UTXNYNTS IJ 'JWYWFSI 1*2433.*7 JY 8FSIWNSJ <>2&33

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Chronique de mes collines

Henri Morgan vit retiré à la campagne, et se consacre à l’étude et à la méditation. Mauriac, Œuvres romanesques 1911-1951, Le Livre de poche

Les romans de Mauriac des biens, des terres, des titres de rente, de l’héritage, et la dureté avec les inférieurs, à quoi répond du reste la revanche de ces inférieurs, qui intriguent pour pousser en avant leurs enfants. Je suis frappé à chaque nouveau récit que j’aborde que le projet romanesque lui-même soit si petit, si étriqué, que ce soit si manifestement vite écrit (à chaque année son roman). Et en même temps, il y a bien quelque chose d’extrêmement original, par exemple dans la description de l’agonie de la pauvre institutrice dans Genitrix, qui meurt à la suite d’une fausse-couche, mais qui est vaincue surtout par le duo que forment son mari et sa belle-mère, ligués contre elle : « Elle n’avait aimé personne. Elle n’avait pas été aimée. Ce corps allait être consumé dans la mort et il ne l’avait pas été dans l’amour. L’anéantissement des caresses ne l’avait pas préparé à la dissolution éternelle. Cette chair finissait sans avoir connu son propre secret. »

Je viens de lire ou de relire passablement des romans de Mauriac, Les Anges noirs, Le Mystère Frontenac, Le Nœud de vipères, Le Baiser au lépreux, Genitrix. Je dois être l’une des rares personnes qui lise les romans de Mauriac comme s’il s’agissait de romans comiques, en m’amusant beaucoup de ces peintures de la névrose catholique et bourgeoise, de ces enfances, de ces vies de famille, absolument sinistres, de l’âpreté des haines conjugales, filiales, familiales, de ces pères résolus de se venger de leur femme et de leurs enfants, de ces mères abusives, rivales de leur bru, de ces adolescents destitués, aux vocations contrariées par principe, dévorés par l’angoisse sexuelle, certains de ne jamais accéder à l’amour, repoussés et repoussants, de ces conduites où prédominent l’avarice sordide, la préoccupation exclusive

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La partie catholique des romans de Mauriac, qui les « sauve », et qui a été beaucoup critiquée comme une façon commode de les tirer de la noirceur désespérante, me paraît au contraire très réussie, parce qu’elle n’est généralement que l’indication d’une possibilité de tendresse, rarement concrétisée, sauf dans l’amitié. Les Anges noirs finissent sur cette phrase visant Andrès, fils du monstre du roman, et le jeune prêtre Alain : « Sur les marches usées, dont la lune éclairait chaque ride, ils demeurèrent debout face à face. Et, à ce moment-là, un simple regard leur suffit, une pression de main, pour découvrir combien ils s’aimaient. » Par contre, Le Mystère Frontenac rate complètement cet effet, le fameux « mystère » de ce roman largement autobiographique (mystère qu’on pourrait résumer par « on s’aime quand même », ou par « la famille avant tout ») n’étant guère communicable au lecteur, qui ne peut que souhaiter ardemment l’euthanasie des bourgeois catholiques du Sud-Ouest : « Ô filiation divine ! Ressemblance avec Dieu ! Le mystère Frontenac échappait à la destruction, car il était un rayon de l’éternel amour réfracté à travers une race. »


Modernons Par Nicolas Querci Un but : dénoncer les exactions du moderne.

Collectif suicide

« J’ai tout essayé pour me soustraire, mais personne n’y est arrivé, on est tous des additionnés. » Romain Gary

On n’était plus que deux. On avait enfin la paix. Tous les autres employés s’étaient suicidés. Maintenant, nous étions tous les deux chefs : moi de lui et lui de moi. En temps normal, et à moins d’être le neveu du boss, il fallait ramer dix ans pour décrocher un tel poste. L’épidémie de suicides tombait de la fenêtre à pic. Dès qu’on a flairé l’aubaine, on s’est engouffré. On a fait le boulot. Pourtant, c’est pas d’hier. Depuis qu’on leur interdit de fumer, les gars sont tout stressés les uns contre les autres. La direction avait tout essayé : les apéros sur le toit, les ateliers théâtre, les aprèsmidis paint-ball, les soirées karting, les séminaires champagne. On avait mis de l’humain. Mais les mecs, eux, ce qu’ils voyaient, aux infos, c’était qu’on donnait le chiffre des suicidés comme celui des soldats morts en Afghanistan. C’est là que ça a commencé à chauffer. Les mecs en pouvaient plus. Ce n’était pas leur guerre. Puis tout s’est embrouillé dans leur tête. Un départ volontaire sur deux ne serait pas remplacé. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Alors j’ai ouvert un guichet. C’était comme dans un rêve. Les mots avaient perdu leur fonction symbolique. Dès qu’un mec parlait de se pendre ou de se tirer une balle, il passait tout de suite à l’acte manqué. On n’a rien fait pour les empêcher. Le libre arbitre. La loi contre le stress votée en catastrophe naturelle avait été sans effet. Au contraire, les mecs voulaient se tuer avant qu’on les empêche. Le pays venait d’être placé sous scellé de soutien psychologique. Je ne dis pas que j’ai pas été tenté. J’avais des raisons. Mais j’ai trouvé que ma femme ne faisait rien pour me retenir. Elle pleurait devant le miroir pour tenir son rôle quand RTL viendrait l’interviewer. Ça m’a coupé l’envie. Je n’avais pas la fibre optique. Et puis maintenant qu’on mourait plus dans les champs, dans les mines ou à l’usine, je trouvais ça bête de se tuer. Je n’étais pas nostalgique. Alors j’ai menacé de me supprimer pour obtenir tout ce que je voulais. C’était à double tranchant. Mais maintenant que nous n’étions plus que deux, j’étais tranquille. Et si, au fond, j’étais pas mieux seul ? Je pourrais peut-être lui coller un bon stress. Je n’aime pas trop la façon dont il me regarde.



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THE FEELIES

CRAZY RHYTHMS – THE GOOD EARTH / DOMINO

Les Feelies restent une énigme de l’histoire du rock. Originaires de la ville d’Hoboken, dans le New Jersey, ils comptent parmi les formations les plus brillantes de leur génération. Élevés au Velvet Underground et aux Modern Lovers, ils ont traversé les années 80 avec une poignée de disques qui a marqué l’époque, tout en restant d’une très grande confidentialité. Domino réédite Crazy Rhythms (1980), un disque phare classé parmi les 50 meilleurs albums de la décennie, mais aussi et surtout The Good Earth, complètement occulté au moment de sa sortie en 1986, et indisponible depuis. La tension rythmique, ainsi que la profonde mélancolie, qui se dégagent de ce disque produit par Peter Buck de R.E.M., le situent clairement comme la pierre angulaire de la production musicale de la Côte Est, à mi-chemin entre les tentatives avant-gardistes des années 60 et une forme de pop céleste, qui ouvre la voie à Yo La Tengo, aux Strokes et aux très séduisants Drums. (E.A.) i

THE DRUMS SUMMERTIME EP - MOSHI MOSHI DISCOGRAPH

La vie ne serait qu’un éternel recommencement, mais quoi de plus troublant que de redécouvrir en une poignée de chansons l’esthétique exigeante, demeurée intacte, des groupes arty de la fin des années 80. Ce quartet formé en Floride, mais basé désormais à New York emprunte à Wire ou à Felt ce sens d’une pop mesurée, élégante et distante. Avec une grande intelligence, il puise dans le surf des années 50 ce brin de fantaisie qui le distingue, comme c’est le cas sur l’entêtant Let’s Go Surfing, hit inclassable et déjà intemporel découvert sur la dernière compilation de la maison Kitsuné. (E.A.) i

SCARY MANSION MAKE ME CRY / TALITRES

D’apprendre que Leah Hayes, cette artiste originaire du Massachussetts et désormais résidente de Brooklyn, est également illustratrice n’est pas une surprise en soi : ses compositions aux contours très graphiques creusent un sillon profond dans nos sentiments. Après une première tentative saluée à juste titre au début de l’année, elle poursuit avec le bassiste Banks et le batteur Ben Shapiro, membre du groupe Asobi Seksu, un joli travail sur une pop aux accents tortueux, mais qui se révèle d’une grande sensualité. (E.A.) i

MY GIRL IS BETTER THAN YOURS FOREPLAY EP CHICRODELIC / DISCOGRAPH

Il a suffi d’une rencontre, de quelques échanges autour de La Maman et la Putain d’Eustache, de Brian Eno, Can, Nico et des Beatles pour que naissent tout d’abord une singulière histoire d’amour, et ensuite un vrai duo. Olivier et Laurie se rêvent en couple pop, à l’image de Serge & Jane, John & Yoko, Paul & Linda. Nul doute qu’avec leur sens inouï de la ritournelle, et cette grande part d’enthousiasme, d’intimité et d’humour qu’ils placent dans chacune de leurs compositions, ils ne parviennent à marcher sur les traces d’Elli et du regretté Jacno. (E.A.) i

ZEEP PEOPLE & THINGS – CRAMMED

En expert, Gilles Peterson ne s’est pas trompé quand il a repéré ce duo londonien : qu’il juge cet album étonnamment rafraîchissant et fun ne présente rien de très surprenant. Il y a quelque chose d’irrésistible dans une approche pop qui puise dans un background de sons à l’échelle mondiale. Les tournées de la ravissante Nina Miranda et Chris Franck aux côtés de Tony Allen, Femi Kuti ou de Sly & Robbie ont dû confirmer les options initiales : une musique sans frontières, qui s’appuie sur des classiques – Ghost Town des Specials – pour inventer un genre nouveau qui leur est propre, pétillant et lumineux. (E.A.) i

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AUGUST STRINDBERG CORRESPONDANCE, TOME 1 (1858-1885) ZULMA

Lorsque nous l’abandonnons en 1885 (deux autres tomes sont annoncés), Strindberg (1849-1912) est un auteur à scandale, accablé de dettes, surmené, en exil et au bord de l’implosion. Au garçon sage qui écrit à sa famille succèdent l’étudiant dispersé, auteur de ses premières tentatives littéraires, l’amoureux fou qui déclare sa flamme à celle qui devint sa première épouse, l’écrivain pressé de réussir et d’en découdre avec la société, enfin le réprouvé qui n’épargne pas même ses soutiens. Si l’on déplore le manque de place pour la correspondance amoureuse – « Aime-moi toujours, sinon je te mords à la gorge et te tue ! » – ou celle qui entoure la sortie de Mariés, le choix nous épargne les lettres sans intérêt et nous permet de suivre l’itinéraire intellectuel, moral, psychique et géographique d’un forcené des lettres européennes. (N.Q.) i

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TENTATION

LES MINUTES NOIRES

DE CARLES BATTLE – ÉDITIONS THÉÂTRALES

DE MARTÍN SOLARES – CHRISTIAN BOURGOIS

Aixa, jeune Marocaine sans papiers, a fui son destin, un mariage arrangé par Hassan, un père pourtant aimant et bon, qui la nommait « toupie » avec une tendresse infinie. Attirée par son rêve de liberté, elle traverse la mer, passagère clandestine. En Catalogne, elle rencontre Guillem, un riche antiquaire. Il s’éprend d’elle. Pourtant, l’effroyable mécanique de la fatalité va ramener tous ces personnages au cœur d’un échiquier stupéfiant. Carles Batlle réussit à tisser une histoire-coup de poing qui bouleverse, tient en haleine et éveille les consciences, tout en ciselant sa langue somptueuse de la plus surprenante façon. Ce très beau texte enchaîne les coups de théâtre et la fin-gigogne de cette tragédie vous laissera K.O. Figure majeure de la dramaturgie catalane, Carles Batlle signe ici un chef-d’œuvre. (N.E.) i

Un tueur de jeunes filles, des flics sur ses traces, des journalistes qui fouinent. Cette trame, pourtant usée jusqu’à la corde, est le point de départ choisi par Martín Solares pour brosser le portrait aussi passionnant qu’effrayant d’un pays au bord du gouffre. Alternant les points de vue, l’auteur plonge dans les années 70 pour y chercher les raisons de la terrifiante dérive du Mexique contemporain. Responsables politiques véreux, hommes d’Eglise au jeu trouble, flics corrompus, narcotrafiquants font battre le cœur noir de ce roman au souffle brûlant où surnagent quelques idéalistes. Mais pour combien de temps ? (C.S.) i

DE JOSEPH ROTH – SILLAGE

DE Roberto Bolaño et A.G PORTA CHRISTIAN BOURGOIS

CONSEILS D’UN DISCIPLE DE MORRISON À UN FANATIQUE LES FAUSSES MESURES DE JOYCE Pourquoi l’homme est-il si seul, se demande Anselm Eibenschütz, lui qui vient d’abandonner sa caserne bienaimée pour prendre, sur l’insistance de sa femme, un poste de contrôleur des poids et mesures dans une région perdue aux confins de l’empire austro-hongrois. Confronté à la noirceur de l’âme humaine, cet homme droit, rigoureux et loyal voit bientôt sa vie prendre un tour inattendu. Dans ce très beau roman, Joseph Roth montre admirablement comment la convoitise et les ravages de la passion conduisent inexorablement à la solitude et à la ruine. (C.S.) i

L’écriture à quatre mains n’est pas chose aisée. Au final, qui a fait quoi, de Roberto Bolaño ou d’A.G. Porta dans ce roman très sombre, qui raconte l’odyssée morbide d’un couple aux agissements extrêmes ? Le premier faussait les pistes, le second feint de ne pas se souvenir. Mais quoi qu’il en soit, tous deux se sont amusés à déconstruire la narration avec malice, plaçant leur démarche perverse sous la haute protection de deux figures tutélaires, James Joyce et Jim Morrison. (E.A.) i


À MEISENTHAL

EXPOS ¦ DÉMONSTRATIONS ¦ VENTE : 14 NOVEMBRE ™ 29 DÉCEMBRE 2009 (SAUF 24 & 25 DÉC.)

À STRASBOURG

MARCHÉ DE NOËL ¦ PLACE BENJAMIN ZIX AUTRES POINTS DE VENTE GRAND EST : T. 03 87 96 87 16 ¦ CIAV-MEISENTHAL.COM ©RIEDINGER

Olivier Debré jusqu’au 25 avril 2010

ESPACE D’ART CONTEMPORAIN FERNET-BRANCA 2 rue du Ballon - 68300 Saint-Louis - T + 33 3 89 69 10 77

SAINT-LOUIS / Alsace www.museefernetbranca.org

© photographie de Marc Deville


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IDA, T.1 : GRANDEUR ET HUMILIATION DE CHLOÉ CRUCHAUDET – DELCOURT

L’Afrique, en 1887. Ida, vieille fille trentenaire et blasée de la haute société suisse, se retrouve accrochée par un bout de sa crinoline à une branche de baobab. Une position pour le moins incongrue et plus qu’embarrassante pour un esprit si prétendument éclairé ! Comment l’héroïne a-t-elle pu se mettre dans une telle situation ? C’est ce que découvre le lecteur dans cet album très coloré, assurément l’une des belles surprises de la rentrée. Chloé Cruchaudet nous régale avec ce récit truculent où Ida, engoncée aussi bien dans sa crinoline que dans ses idées reçues, découvre en pleine jungle un univers fort éloigné de celui dépeint dans le catalogue de l’Exposition Universelle qui constitue sa bible de voyage. Un voyage initiatique à l’humour grinçant qui nous amène à réfléchir aux dérives de la bonne société colonialiste du XIXe siècle. (Kim) i

UNE TRAVERSÉE MOUVEMENTÉE

LÉNA ET LES TROIS FEMMES

DE NICOLAS CRÉCY – DUPUIS

DE PIERRE CHRISTIN ET ANDRÉ JUILLARd DARGAUD

Chien amoureux, Salvatore est sur la route pour rejoindre sa belle. Pas au bout de ses peines (et de ses détours), il est confronté à plusieurs embûches dont la rencontre avec des douaniers suisses plutôt zélés. En parallèle, maman truie est toujours à la recherche de François son porcelet tandis que le reste de sa portée prend les devants pour sortir de la crise... Nicolas De Crécy s’amuse toujours autant avec sa petite galerie de personnages aux trognes indescriptibles servies par des dialogues truculents. Il poursuit de fait la formulation enjouée et rafraîchissante d’une série très originale. (O.B.) i

LE PETIT RIEN TOUT NEUF AVEC UN VENTRE JAUNE DE PASCAL RABATÉ – FUTUROPOLIS

Pascal Rabaté suit Patrick, vendeur de farces et attrapes dépressif, depuis le départ de sa femme. Sa mauvaise humeur n’a d’égale que le cynisme dont il use à parfaire une misanthropie galopante. Elle ne décourage cependant pas une artiste acrobate de passage qui s’amourache soudainement de lui. Avec un grand talent, Rabaté décrit d’un trait souple l’éveil du vieux garçon emporté par des sentiments qui semblaient révolus : la juste mesure d’un jeu de balancier qui jusqu’au dénouement narratif du récit se révèle très délicat. (O.B.) i

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Pierre Christin et André Juillard ressuscitent Léna contactée par les services secrets pour un voyage qui la mène de Sydney à Tbilissi, puis du Sahel à Paris. Léna doit infiltrer un groupe de terroristes qui manipule trois femmes afin de les conduire à perpétrer des attentats suicide. L’album met en scène avec une précision froide l’une des réalités les plus haïssables de l’exploitation contemporaine de la femme par l’homme, notamment via la reprise de certains propos prosélytes authentiques et meurtriers. La ligne magnifique des dessins d’André Juillard accentue le réalisme de cet album politique très estimable. (O.B.) i

DIEU EN PERSONNE DE MARC-ANTOINE MATHIEU – DELCOURT

Dieu existe, Marc-Antoine Mathieu l’a rencontré en personne ! En 122 pages, en noir et blanc comme à son habitude, l’auteur nous présente la rencontre du personnage « principal » avec des mythes du XXe siècle. Dieu est-il plutôt cathodique que catholique et Goadland un neverland ? Dans cet album, les constructions géométriques habituelles de l’auteur laissent place à une abstraction plus métaphysique. Un album intéressant à lire, en attendant Godot (C.K.) i



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LE PETIT FUGITIF DE RAY USHLEY, MORRIS ENGEL ET RUTH ORKIN – CARLOTTA

Tourné en 1953 avec très peu de moyens, ce film se situe comme le chef d’œuvre inconnu, sans doute le chaînon manquant entre les tentatives néo-réalistes de Vittorio De Sica, la Nouvelle Vague française et le cinéma indépendant américain. L’idée d’inscrire dans des décors naturels le récit du petit Joey qui s’enfuit à Coney Island, parce qu’on lui fait croire qu’il a tué accidentellement son grand frère, a eu des répercussions esthétiques considérables. Sur l’immense plage new yorkaise naît un style spontané, chargé en émotions, qu’on redécouvre aujourd’hui avec le même plaisir que François Truffaut qui y voyait à l’époque une vraie source d’inspiration. (E.A.)
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FEDERICO FELLINI FELLINI AU TRAVAIL – CARLOTTA FILMS

Serait-ce possible d’avoir oublié Federico Fellini ? On est né avec lui, on a vécu avec lui, on a fantasmé avec lui, on s’est inquiété aussi. L’exposition qui lui est consacrée au Jeu de Paume jusqu’à la mi-janvier permet de confirmer – ou de redécouvrir pour certains – l’importance d’un cinéaste proprement visionnaire, à l’occasion des 50 ans de la sortie de La Dolce Vita. L’ouvrage Fellini, la grande parade que publie Sam Stourdzé rassemble un matériel considérable. De même pour le précieux double DVD, également disponible en édition prestige, constitué de films rares et inédits, qui nous fait rentrer de manière intimiste dans des process de création improbables avec les personnels techniques et administratifs, scripts, assistants, acteurs et non-acteurs, figurants – pas si figurants – d’une œuvre en tous points magistrale et, comble de plaisir, restitue la parole trop rare du maître. (E.A.) i

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35 RHUMS DE CLAIRE DENIS – ARTE ÉDITIONS

Inspirée par la relation très forte de son grand-père avec sa mère, Claire Denis tisse la tram de 35 Rhums, le récit d’un couple père-fille inséparable (Alex Descas et une révélation, Mati Diop) basé sur un amour sans limite. Au travers des regards, des gestes, où l’image se substitue le plus souvent aux mots, Claire Denis explore la peur enfantine universelle de certaines situations qui finissent par se produire fatalement dans la vie. Inscrivant ainsi tous les personnages au plus près d’obsessions inquiètes profondément émouvantes, elle réalise ce film comme si le cinéma seul pouvait lui permettre de s’évader enfin, la fleur au fusil. (O.B.) i

ENCYCLOPÉDIE HISTORIQUE DE ROBERTO ROSSELLINI – CARLOTTA

Roberto Rossellini abandonne le 7ème Art au milieu des années 60 pour se consacrer à la télévision avec l’ambition de créer la première encyclopédie audiovisuelle. Refusant désormais son statut d’artiste pour celui de « serviteur de la société », il réfute le « spectacle » dans le but de transmettre la connaissance par le biais de monographies historiques : si Blaise Pascal (1972), Augustin D’Hippone (1972), Descartes (1973) ou L’âge de Cosme de Médicis (1973) ont pour enjeu principal de susciter l’intérêt du public, Rossellini cherche en filigrane à cerner le monde contemporain au détour du passé. En définitive, l’œuvre témoigne de la force d’une utopie d’un cinéaste horsnorme. (O.B.) i

QUERELLE DE RAINER WERNER FASSBINDER CARLOTTA FILMS

Dans la filmographie de Fassbinder, on a toujours situé Querelle à part, sans doute parce qu’il s’agit d’une adaptation de Jean Genet, mais aussi parce qu’on a le sentiment que le réalisateur épouse l’esthétique d’une nouvelle décennie, celle des années 80, avec le pressentiment qu’il ne lui survivra pas. Querelle n’est pas l’œuvre la plus représentative, mais elle s’annonce comme un crépuscule, celui de corps – comme le titre du très beau documentaire de Pierre-Henri Gibert qu’on peut découvrir en bonus – perdus dans un environnement esthétique qui les magnifie, à peu près autant qu’il leur signifie leur décrépitude prochaine. (E.A.)
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