NOVO N°1

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numĂŠro 1

03.2009

gratuit



ours

sommaire numéro 1

Directeurs de la publication et de la rédaction : Bruno Chibane & Philippe Schweyer Rédacteur en chef : Emmanuel Abela emmanuel.abela@mots-et-sons.com u 06 86 17 20 40 Direction artistique et graphisme : studio starHlight Ont participé à ce numéro : REDACTEURS : Olivier Bombarda, Caroline Châtelet, Sylvia Dubost, Nathalie Eberhardt, Isabelle Freyburger, Christophe Klein, Marie-Viva Lenoir, Rosaline Lopez-Oros, Eva Lumens, Tatjana Marwinski, Henri Morgan, Matthieu Remy, Christophe Sedierta, Sabrina Tenace, Fabien Texier, Sandrine Wymann. PHOTOGRAPHES Vincent Arbelet, Emmanuel Bacquet, Sébastien Bozon, Pierre Filliquet, Olivier Legras, Dorian Rollin, Renaud Ruhlmann, Christophe Urbain, Nicolas Waltefaugle. ILLUSTRATEURS Bearboz, Charles Berberian, Audrey Canalès, Pandabold, Vincent Vanoli. CONTRIBUTEURS Sébastien Bozon, Adrien Chiquet, Manuel Daull, Christophe Fourvel, Stephan Girard, Amir Reza Koohestani. PHOTO DE COUVERTURE Christophe Urbain. Retrouvez entretiens, photos et extensions audio et vidéo sur les sites novomag.fr, facebook.com/novo, plan-neuf.com et flux4.eu Ce magazine est édité par Chic Média & Médiapop Chic Médias u 10 rue de Barr / 67000 Strasbourg Sarl au capital de 12500 euros u Siret 509 169 280 00013 Direction : Bruno Chibane u bchibane@chicmedias.com 06 08 07 99 45 Administration, gestion : Charles Combanaire médiapop u 12 quai d’Isly / 68100 Mulhouse Sarl au capital de 1000 euros u Siret 507 961 001 00017 Direction : Philippe Schweyer u ps@mediapop.fr u 06 22 44 68 67 www.mediapop.fr IMPRIMEUR Impressions Graphiques Le Trident – 36 rue Paul Cézanne / 68200 Mulhouse Tirage : 7000 exemplaires Dépôt légal : mars 2009 ISSN : en cours u © NOVO 2009 Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés. ABONNEMENT novo est gratuit, mais vous pouvez vous abonner pour le recevoir où vous voulez. ABONNEMENT France 6 numéros u 40 euros. 12 numéros u 70 euros ABONNEMENT hors France 6 numéros u 50 euros 12 numéros u 90 euros DIFFUSION Vous souhaitez diffuser novo auprès de votre public ? 1 carton de 25 numéros u 25 euros 1 carton de 50 numéros u 40 euros Envoyez votre règlement en chèque à l’ordre de médiapop ou de Chic Médias (voir adresses ci-dessus). novo est diffusé gratuitement dans les musées, centres d’art, galeries, théâtres, salles de spectacles, salles de concerts, cinémas d’art et essai et librairies des principales villes du Grand Est.

Édito

03.2009

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focus

l’agenda et les nouveautés en bref, la sélection des spectacles, festivals, expositions et inaugurations à ne pas manquer

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rencontres

Roméo Castellucci se rêve en charpentier 24 Arnaud Cathrine, la littérature buissonnière 26 Antoine de Baecque, les relations histoire et cinéma 28 Marie Modiano, l’écriture en famille 30 Jeremy Jay, artiste facétieux en ballade 31 Artistes au festival GéNéRiQ, le meilleur de la pop en images

magazine

Les multiplexes ont-ils tué le cinéma en région ?

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Des Utopies ?, extrait de la pièce par l’auteur Amir Reza Koohestani

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Nouvelles Strasbourg Danse, les choix de la chorégraphe Olga Mesa

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La chorégraphie Passer Outre de Geneviève Pernin évoquée par l’écrivain Christophe Fourvel 47 L’exposition Fuck Architects de Mounir Fatmi présentée en images Dans le cadre du festival Trans(e), trois œuvres de l’exposition Multitasking commentées

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Échange avec le sculpteur Tony Cragg sur son travail de la matière

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L’artiste strasbourgeois Mathieu Wernert élargit le cadre de la peinture

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À l’occasion du festival de bande dessinée Fumetto, rencontre avec l’Israélienne Rutu Modan 58 Et si les trentenaires avaient la solution à la crise ? Le point de vue d’Isabelle Freyburger 60 Les Strasbourgeois Original Folks sortent leur premier album chez Herzfeld, playlist des albums qui ont marqué leur existence 65 Variety Lab publie un nouvel album avec plein d’invités, l’occasion de soumettre Thierry Bellia au blind-test 66 Les écrivains et les photographes aiment les échanges, la preuve avec les interventions d’Adrien Chiquet et Sébastien Bozon et de Manuel Daull et Stéphan Girard 68 + 70

Chroniques

Novo ouvre ses colonnes à des interventions régulières Songs To Learn and Sing, par Vincent Vanoli, auteur de BD 73 La Chronique de mes collines, par Henri Morgan, retraité de lettres La styliste des hits, par Matthieu Remy, auteur et Charles Berberian, auteur de BD 76 Revox, par Eva Lumens, auteur 77

selecta

disques, BD, livres et DVD

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édito par philippe schweyer

LA BOURSE OU LA VIE ?

Malgré les rayons du soleil, le froid était glacial. Un an plus tôt, Jérôme Kerviel était devenu aussi célèbre que John Lennon. J’ai respiré une dernière bouffée d’air pur avant de m’introduire dans le sas de la banque. Après quelques minutes d’attente, un “conseiller professionnel” m’a invité à prendre place dans son bureau. L’atmosphère était feutrée. En sourdine, la radio diffusait Money, un vieux tube des Pink Floyd. C’est à peine si on percevait à travers les cloisons les craquements légèrement inquiétants du système boursier.

- Alors ce projet ? - Novo ! - Pardon ? - Novo, un nouveau magazine… - Ah, bon ? Vous savez que la presse se casse la gueule : Le Monde va mal, Libé serre les dents et même Le Figaro est obligé de licencier ! - Un magazine culturel… - Aïe ! La culture, ça ne rapporte pas un rond. Il paraît qu’au ministère, ils sont obligés de racler les fonds de tiroirs… Et les prévisions pour 2010 et 2011 ne sont guère optimistes. On parle de 35 millions de coupes budgétaires, rien que pour la création artistique ! - Un magazine culturel diffusé gratuitement… - Un gratuit en plus !? Permettez-moi de vous dire que votre modèle économique est bancal, surtout si vous ne disposez pas de quelques millions à investir à perte. - Oui, mais ce magazine culturel sera diffusé dans tout le Grand Est et il ouvrira ses pages aux artistes, aux acteurs culturels, aux écrivains, aux photographes, aux illustrateurs… - Je croyais que tout se passait à Paris. - Non, justement… - Vous avez un Business Plan ? - Non… - Une riche héritière à épouser ? - Non… - Un mécène ? - Non… - Une subvention européenne ? - Non… - Des annonces publicitaires ? - Quelques unes… - Et bien mon pauvre, je crois bien que ça ne va pas être possible… - Ah… Dehors il faisait beau. Jérôme Kerviel était aussi célèbre que Picasso. La bourse craquait. Les salariés craquaient. Les chercheurs craquaient. Les chômeurs craquaient. La Guadeloupe craquait. Tout le monde craquait. J’ai respiré une grande bouffée d’air frais. La vie était belle…

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focus

1 / Week-end de l’art contemporain en Alsace Samedi 21 et dimanche 22 mars. www.artenalsace.org 2/ Charles Pollock L’exposition Charles Pollock organisée par l’Espace d’art contemporain Fernet Branca à Saint-Louis réunit quelque 120 œuvres du « frère de l’autre Pollock ». A voir jusqu’au 24 mai. www.museefernetbranca.fr 3/ Le souffleur n’était pas à l’heure Conférence concertante par la compagnie Morphologie des éléments (Yves Chaudouët). Le 26 mars à 20h30 au CRAC à Altkirch. www.cracalsace.com 4/ Blog rock à Strasbourg La new wave a existé à Strasbourg. Un blog presque inespéré recense les groupes de la ville au début des années 80, ‘A’ Bomb, Flash Gordon et autres Fizzy Scalps, entre autres, avec des photos, des sons et même des vidéos d’époque. //strasbourg77-83.blogspot.com

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5/ Coups de cœur Exposition d’œuvres choisies parmi les acquisitions récentes de la Collection Würth. Jusqu’au 18 septembre au Musée Würth à Erstein. www.musee-wurth.fr 6/ Laurent Montaron / AYYLU Laurent Montbron investit le Frac Champagne-Ardenne à Reims jusqu’au 19 avril pour y présenter une série d’œuvres inédites. Le titre de l’exposition fait référence au code morse. www.frac-champagneardenne.org 7/ Stifters Dinge Heiner Goebbels propose de s’en remettre à la seule puissance de la musique et de l’imagination. Du 25 au 28 mars à la Filature de Mulhouse dans le cadre du Festival Trans(e). www.lafilature.org 8/ Tranches de Quai N°9 Soirée “arty” au Quai pour clôturer une semaine de workshops au sein de l’école d’art de Mulhouse, le 19 mars à partir de 19h30. www.lequai.fr

9/ La Belge Quinzaine Festival transdisciplinaire aux couleurs de la Belgique du 17 au 29 mars dans toute l’aire urbaine Belfort-Montbéliard. www.theatregranit.com 10/ HAIR 140 Exposition jusqu’au 30 mars et lancement de la première édition de L140 au 36, rue Durantin dans le 18e à Paris. www.l140.net D 11/ Traffic-Art Highway Le Pavé Dans La Mare lance TRAFFIC-ART HIGHWAY en accueillant en résidence trois artistes chinois et en proposant notamment une série de rencontres et de débats au Pavé dans la Mare, mais également à l’École des Beaux-Arts, au Musée des Beaux-Arts et au Nouveau Théâtre. www.pavedanslamare.org

D 12/ Mobile - Album/ International - 01 / in between Très bel “album” édité par Montagne Froide / Cold Mountain en partenariat avec le Centre d’art mobile. Au menu, une quarantaine d’interventions dont un “téléphone drawing” de Xavier Douroux, des peintures et des poèmes de John Giorno, un entretien avec Edgar Morin par Michel Collet et une chronique de Luis Ucciani (La vie née de la mort)… mobilealbum@free.fr Diffusion : Les Presses du réel. 13/ Ciné-Concert Faust / Murnau Le 14 avril, le Théâtre Musical propose un Ciné-concert au Théâtre de l’Espace à Besançon avec une nouvelle lecture du film de Murnau (1926) par l’Ensemble Sentimental Noise. www.letheatre-besancon.fr D 14/ Colophon 2009 Du 13 au 15 mars, les créateurs, les experts, les annonceurs, les lecteurs et les créatifs du monde entier se retrouvent pour la deuxième fois au Luxembourg pour échanger leurs points de vue, débattre, faire la fête et surtout découvrir ce qui se fait de mieux en matière de magazines à travers le monde. www.colophon2009.com


focus

15/ Beyond Kiosk - Modes of multiplications Du 15 mars au 19 septembre, le Mudam accueille l’exposition itinérante consacrée à l’édition indépendante en art contemporain et en graphisme. www.mudam.lu

19/ Jaromil Le nouvel album des dijonnais fans de pop belgo-canadienne et de Kundera est à écouter en attendant leur passage aux Eurockéennes. Pochette signée Vincent Arbelet. http://jaromil.neufblog.com

16/ Mode & Tissus Du 26 au 29 mars, le Salon de la mode et de la création textile propose des défilés et invite créateurs et fabricants à SainteMarie-Aux-Mines. www.modetissus.com

D 20/ PJ@Mellor “Qu’importe la route”, c’est le titre du nouveau disque du combo mulhousien fan de PJ Harvey et de Clash. Pochette signée Matthieu Stahl. www.myspace.com/pjmellor

17/ Fernando Arrabal Le créateur du Théâtre Panique avec Roland Topor et Alexandre Jodorowsky est à Vesoul le 26 mars pour une conférence qui éclairera ( ?) le spectacle Fando et Lis mis en scène par Pierre Barçot. www.vesoul.fr

21/ Simon Vouet, les années italiennes (16131627) Exposition consacrée au séjour italien de Simon Vouet, période durant laquelle son art puisa aux sources des plus grands maîtres de la péninsule. Au Musée des Beaux-arts de Besançon du 27 Mars au 29 Juin. www.musee-arts-besancon.org

18/ Pelléas et Mélisande Au théâtre Musical de Besançon les 3 et 5 avril. Livret de Maurice Maeterlinck, mise en scène Brontis Jodorowsky et musique de Debussy interprétée par l’Orchestre de Besançon FrancheComté dirigé par Peter Csaba. www.besancon.fr

22/ Exposition «16/9» Pour cette exposition organisée par la Licence professionnelle développement et protection du patrimoine culturel (LP METI) en partenariat avec le Frac Franche Comté, quatre vidéos ont été réalisées autour de quatre œuvres de la collection du Frac. Du 18 au 27 mars à la galerie de l’Ancienne Poste à Besançon. D 23/ Véronique Hubert Dans le cadre de Vidéo Danse, Véronique Hubert propose, en partenariat avec l’Espace Gantner, un nouvel épisode de la performance audio-visuelle « utopia fait son cinéma #6 » le 28 mars à 19h au CCN à Belfort. http://veroniquehubert.free.fr D 24/ Sun Plexus L’Espace Gantner offre une carte blanche à Sun Plexus pour le meilleur et pour le pire le 15 mars à 17. http://espacegantner.cg.90.fr 25/ Sacre - The Rite of Spring / Raimund Hoghe Raimund Hoghe (dramaturge de Pina Bausch de 1980 à 1990) propose son regard sur le Sacre du printemps le 25 avril à 19h au CCN de Franche-Comté à Belfort dans le cadre de la Fête de la Danse. Spectacle suivi d’un bal à la salle des fêtes de Belfort. www.raimundhoghe.com et www.ccnfc-belfort.org

D 26/ les femmes s’en mêlent État des lieux de la production féminine à travers le monde, Les Femmes s’en mêlent s’impose aujourd’hui comme l’un des festivals découverte les plus en vogue. Il s’arrête en Lorraine, à Nancy le 22 avril, à l’Autre Canal, avec les révélations électro Battant (UK) et Telepathe (US). Le plateau sera complété par Micachu, jeune artiste britannique de 21 ans qui développe en trio une pop minimale et compte Björk parmi ses fans. Le festival se prolonge à Metz avec deux soirées aux Trinitaires, le 23 avril, avec le duo bruxellois Soldout, le trio électro-rock finlandais Le Corps Mince de Françoise, des jeunes femmes délurées dont l’esprit d’invention les fait comparer à CSS ou à M.I.A., et le 24 avril avec des artistes folk, l’Anglo-américaine Tamara Williamson, pilier de la scène alternative canadienne, et le couple suédois Wildbirds & The Peacedrum, dans un style qui ravira les fans de PJ Harvey et Jana Hunter. www.lautrecanal.fr www.lestrinitaires.com

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par caroline châtelet photo : martin argyroglo

par caroline châtelet photo : fréderic buisson / Frac Bourgogne

La Mélancolie des Dragons Du 10 au 14 mars, au Nouveau Théâtre de Besançon 03 81 88 55 11 - www.nouveau-theatre.com.fr

Maa Tere Manalen Jusqu’au 16 mai au Frac Bourgogne, à Dijon 03 80 67 18 18 - www.frac-bourgogne.org

Mythologies troublantes

Les expériences de Tere

Singulière plongée entre prosaïsme poétique et créatures fantastiques, la Mélancolie des Dragons n’est pas à voir, mais plutôt à éprouver...

Tere Recarens investit le FRAC Bourgogne avec Maa Tere Manalen, exposition qui avec la simplicité des matériaux cultive la richesse des rapports physiques et sociaux.

Pourtant, ça commence très simplement : un décor hyperréaliste, une voiture, une remorque, quelques chevelus - des rockers en goguette - et leur chien. Ils attendent. La garagiste arrive, annonce que “la tête de delco” ne sera pas là avant une semaine. Il faudra donc faire autrement, changer les plans... Et à partir de là, la simplicité réaliste va se frotter à l’étrangeté poétique sur fond de bestiaire fabuleux et de ratés bucoliques... D’une histoire ordinaire Philippe Quesne et son équipe tissent un univers singulier, marqué par un puissant pouvoir de réalité. À l’image des autres créations du Vivarium studio, la Mélancolie des Dragons travaille les conventions et les modes de la narration théâtrale. En questionnant le réalisme des situations le spectacle nous emmène dans un au-delà de la représentation. En cela, les spectacles du Vivarium studio sont « du côté du vivant » : ils n’imitent pas la vie, ils l’éprouvent. De ce déplacement naîssent alors une réelle inquiétude et une troublante beauté. Au souvenir terriblement persistant… D

Maa Tere Manalen est une expression de l’ethnie majoritaire du Mali, les Bamanan. Elle signifie « quelqu’un ayant un tere allumé », le tere désignant une composante majeure de la personnalité. Pour les Bamanan, nous avons tous un tere, bon ou mauvais, dont les effets influencent la vie individuelle et communautaire. Tere Recarens est donc partie de cette coïncidence autour de la signification de son prénom et s’est rendue à plusieurs reprises au Mali. L’une des salles propose ainsi projections vidéos et sonores – traces du voyage - au cœur d’une installation constituée de tissus africains aux multiples motifs. La mosaïque colorée immerge dans une vie sociale forte, où l’individuel se mêle au collectif, chaque tissu illustrant un événement propre (mariage, élections, journée de la femme, etc.). La deuxième salle réunit trois pièces essentiellement constituées d’écharpes de supporters d’équipes sportives. Trois œuvres qui, par la dimension symbolique des tissus, entrent ainsi étrangement en résonance avec l’ensemble de l’exposition. Et lorsqu’on sait que certaines écharpes ont été réalisées lors d’un voyage de Tere en Chine, on comprend alors que tout déplacement est un moyen pour l’artiste de réactiver de nouveaux rapports physiques et sociaux. D

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Tere Recarens, Maa Tere Manalen – 7.02 – 16.05.09 – Frac Bourgogne, Dijon (FR)

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par rosaline lopez-oros photo : romain nieddu

par emmanuel abela

Le petit Cirque des tribuns - tournée mobylettes du 8 juin au 19 juillet Théâtre Dijon Bourgogne - 03 80 30 12 12 - www.tdb-cdn.com

Fauves hongrois 1904-1914, La leçon de Matisse Du 13 mars au 31 avril, au Musée des Beaux-Arts de Dijon 03 80 74 52 09 - www.mba.dijon.fr

Anticipation théâtrale

La révélation fauve

Les SF installent au Théâtre Dijon Bourgogne - et à côté ! - leurs univers parallèles. Une énergie créatrice et concrète à fort rayonnement bourguignon...

Des artistes hongrois installés à Paris au début du XXe siècle découvrent les artistes fauves, dont Matisse. L’exposition au Musée des Beaux-Arts de Dijon rend compte de la révolution formelle qui en découle.

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À Dijon, voilà quelques mois que le terme « SF » ne renvoie plus seulement à un bon vieux film de science fiction. C’est, au contraire, une allusion à des actions réelles, à coups de mobylettes old-school ou de lectures impromptues. Vous ne saisissez pas ? Voilà le synopsis : Les SF sont une compagnie de théâtre. Post-punk selon certains, un peu trash selon d’autres. Pas de réelles certitudes donc quant à leur pedigree, si ce n’est qu’ils sont associés pour la saison au TDB. Et là, tout le monde s’accorde à dire qu’il y a eu un sacré feeling entre la jeune équipe et le directeur François Chattot. Dans les faits, le compagnonnage est multiple : lectures, stages, spectacles, tournée tréteaux en mobylettes... Eh oui, pour l’été les SF préparent avec Chattot un road-trip-moped : intitulée le Petit cirque des tribuns, la tournée théâtrale concerne toute la Bourgogne. D Les SF, c’est : Sébastien Foutoyet (metteur en scène, comédien), Romain Nieddu (plasticien), Ingrid Reveniault, Reinier Sagel et Julien Colombet (acteurs).

On le sait, la révolution fauve a eu des répercussions considérables sur l’art européen. On connaît l’influence de Matisse sur les peintres expressionnistes allemands, on soupçonne moins son influence sur un pays comme la Hongrie. Or, les artistes hongrois ont souhaité très tôt se confronter à l’avant-garde française, à l’occasion de longs séjours parisiens. Dans la capitale, ils entrent en contact avec les Nabis, avant de découvrir les Fauves au Salon d’Automne en 1905. Ils reçoivent le choc d’une rupture formelle qui les conduit à explorer des teintes vives et une approche de la composition qui renoue brutalement avec les deux dimensions. Mêlant ces innovations techniques à leur pratique traditionnellement naturaliste, ils provoquent une vraie révolution esthétique dans leur pays, avant la Première Guerre mondiale et l’éclatement de l’Empire austro-hongrois. L’exposition restitue l’importance de ce mouvement qui offre un éclairage nouveau sur l’évolution des pratiques artistiques de l’Europe de l’est. D

Istvan, Csok, Coffre aux tulipes, 1910 © Budapest, Galerie Nationale Hongroise

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par philippe schweyer

focus La Notte, du 14 mars au 14 juin, à la Kunsthalle Mulhouse - Centre d’art contemporain 03 69 77 66 28 - www.kunsthallemulhouse.com

La Kunsthalle de Mulhouse Was ist das ?

Le nouveau Centre d’art de Mulhouse est inauguré officiellement avec La Notte, première exposition du curateur Lorenzo Benedetti. Questions à Michel Samuel-Weis, adjoint à la culture de Mulhouse depuis vingt ans, grand collectionneur d’art contemporain et inspirateur de la première Kunsthalle française.

Alors que la plupart des centres d’art doivent faire face à des réductions budgétaires, vous semblait-il vraiment nécessaire d’ouvrir un nouveau lieu à Mulhouse ? Les problèmes financiers se posent aussi chez nous. Mais Mulhouse était la seule ville de la région à ne pas disposer d’un lieu permettant de présenter l’art contemporain. L’ouverture de la Kunsthalle n’est pas du tout une preuve de mégalomanie, mais au contraire une réponse à un véritable besoin. Pourquoi avoir choisi de baptiser ce nouveau lieu “La Kunsthalle” ? Une Kunsthalle est un lieu où l’on monte des expositions temporaires, sans collection permanente. Pour les Français, l’appellation “Centre d’art contemporain” est suffisamment parlante. En l’appelant ainsi, nous nous adressons aussi bien au public français qu’au public du bassin rhénan. C’est un petit clin d’œil à un type de structure dont les Allemands et les Suisses ont plus l’habitude que nous. La Kunsthalle de Mulhouse fera partie d’un réseau qui comprendra dans un rayon de 50 km autour de Mulhouse la Kulturverein de Fribourg, la Kunsthalle de Bâle, La Kunsthaus de Muttenz et le Crac d’Altkirch. Que répondez-vous à ceux qui ne comprennent pas votre attachement à cette dénomination ? Nous sommes en Alsace et pour les amateurs d’art contemporain, ce nom ne sera pas un obstacle. Mulhouse a été une République rattachée à la Suisse pendant très longtemps, nous renouons donc avec notre histoire !

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Comment a été choisi le premier curateur, Lorenzo Benedetti ? Nous avons mis en place un comité d’experts chargé de recruter les curateurs. Lorenzo Benedetti est un romain, philosophe, responsable d’un centre d’art aux Pays-Bas. Il fait partie des 200 ou 300 curateurs de niveau international. Nous l’avons chargé de monter trois expositions, thématiques ou monographiques, présentant des artistes mondiaux émergents. La Kunsthalle accueillera par ailleurs chaque année l’exposition Regionale et l’exposition annuelle des diplômés de l’école d’art (Le Quai, ndlr). Elle travaillera aussi en relation avec les ateliers pédagogiques de la Ville. Quel artiste rêvez-vous de voir exposé à la Kunsthalle ? L’idée n’est pas d’exposer Damien Hirst ! La mission des Kunsthalle est de présenter les artistes avant qu’ils soient stars. Toutes les stars d’aujourd’hui ont été exposées dans les Kunsthalle de Bâle ou Zurich, il y a dix ou quinze ans. J’encourage les gens à s’intéresser aux artistes qui seront exposés, car c’est l’occasion de les rencontrer alors qu’ils sont encore accessibles. Oui, je rêve de voir exposer l’artiste X que je ne connais pas aujourd’hui et qui sera une star dans dix ans ! Votre Kunsthalle préférée ? J’aime beaucoup celle de Zurich. J’adore la complémentarité avec le Migros Museum. Et puis, ce qui est formidable, c’est que les galeries privées sont là aussi. D


par tatjana marwinski

focus Re[pro]duction des lieux, jusqu’au 17 mai au Musée des Beaux-Arts de Mulhouse 03 89 33 78 11 - www.musees-mulhouse.fr

Les lieux en question Jusqu’au 15 mai, le Musée des Beaux-Arts de Mulhouse offre un vaste aperçu du travail de Matthieu Husser, plasticien diplômé du Quai. Rencontre avec l’artiste. Votre travail s’articule autour de diverses représentations de la ville… C’est le point de départ pour un travail par rapport au temps et à la mémoire. Je pars toujours de photographies, de cartes ou de plans. Je pars toujours d’éléments réels, je n’interprète rien au niveau strictement formel. La maquette Rosenthaler Strasse (1998/2002) par exemple, reproduit une rue de Berlin. À Berlin, il y a beaucoup d’espaces vides, que je représente par un volume plein dans mes pièces. Rosenthaler Strasse, c’est un peu comme un mémorial : à Berlin tout changeait très vite pendant que j’y étais, j’avais vraiment besoin de matérialiser certains espaces, certains quartiers. Vous exposez à Mulhouse des symboles en 3 dimensions, à l’origine des pictogrammes indiquant l’emplacement de monuments historiques sur les plans… J’en ai douze pour le moment, mais c’est un travail qui va continuer. Il s’agit de la représentation de monuments historiques sur des plans de villes que j’ai visitées, symboles qui à la base signifient tous la même chose, mais le choix graphique varie. Par exemple à Montréal, où il n’y a pas de château, pour représenter quelque chose de « vieux », ils utilisent le symbole du château. Au Luxembourg, il y a tellement de châteaux et de monuments, qu’ils mettent un astérisque, parce qu’il y en a trop. Au Vietnam, ce sera l’étoile communiste à chaque fois.

Quelle est la scénographie que vous avez mise en place pour votre exposition à Mulhouse ? Je cherchais comment faire un mémorial à Mulhouse, comment je pourrais représenter le Musée des Beaux-Arts. Donc j’ai pris un plan de ville tout à fait banal, où le chiffre deux figurait l’emplacement du Musée des Beaux-Arts, et je l’ai superposé au plan de cadastre à la bonne échelle, et faisant cela, on se rend compte que le chiffre deux qui représente le musée est en décalage par rapport à l’emplacement réel du bâtiment. En partant de ce constat, j’ai réparti dans les salles des plaques de polystyrène noires qui matérialisent le chiffre et les endroits dans le musée par lesquels il passe. Pensez-vous travailler un jour sur d’autres espaces que l’espace urbain ? Je n’ai pas l’impression de choisir l’espace urbain. C’est vraiment plutôt un événement qui me mène à mes travaux, des expériences qui vont m’amener à un projet. D Retrouvez l’intégralité de cette interview sur flux4

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par sabrina tenace

croquis costume : j. hansen

focus Rigoletto à l’Opéra national de Lorraine les 20, 24, 26 et 27 mars à 20h, les 22 et 29 mars à 15h 03 83 85 33 11 - www.opera-national-lorraine.fr

Rigoletto, au féminin La scène lyrique nancéienne programme un must de l’opéra. Le metteur en scène Mariame Clément nous livre sa vision du Rigoletto de Verdi. Quand on lui dit qu’avec Rigoletto elle monte son 12ème opéra, Mariame Clément s’en étonne, sans fausse modestie. Pourtant, la jeune trentenaire n’en est plus à son coup d’essai dans la mise en scène d’opéra. Après Britten, Offenbach, Rossini, entre autres, elle s’attaque à un monument du répertoire lyrique. Pas toujours évident de satisfaire un public qui a dans l’œil et dans l’oreille son Rigoletto idéal. De cette histoire « un peu kitsch et invraisemblable », Mariame Clément cherche à identifier le ressort dramatique intemporel qui parlera aux spectateurs d’aujourd’hui : « il s’agit de rapports de pouvoir très forts dans un monde qui a perdu ses valeurs. Le propos est violent : une meute d’hommes au service du Duc lui obéissent au doigt et à l’œil et kidnappent une jeune vierge, Gilda, la fille du bouffon bossu Rigoletto, pour la lui livrer. Dans cet ouvrage, il n’y a qu’un chœur d’hommes, les femmes n’ont quasiment pas droit à la parole ». L’opéra de Verdi aborde aussi la passion, la laideur, l’amour filial… Autant de thèmes à creuser pour le metteur en scène qui s’intéresse à la psychologie de tous les personnages. « La dichotomie de Rigoletto entre difformité naturelle et rébellion possible, Gilda la femme-enfant qui se sacrifiera pour son amant, la tyrannie du Duc, l’instinct grégaire des courtisans… Ce sont les interactions qui créent les personnages, les sentiments sont subtils ». Mariame Clément transpose l’action à une époque contemporaine sans être précisément datée. Au cours de

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son travail, le metteur en scène a redécouvert Orange mécanique dont la violence n’est pas sans lui rappeler le propos de Rigoletto. Une référence utile qu’elle peut partager pour échanger avec son équipe et les chanteurs, et dont l’esthétique pourra se retrouver dans les costumes. En confiant Rigoletto à Mariame Clément, l’Opéra national de Lorraine a fait le choix de proposer « une vision de femme et une approche intellectuelle fine des rapports entre les personnages » souligne Valérie Chevalier, conseiller artistique. Pour cet ouvrage qu’elle surnomme malicieusement « opéra testostérone », la pression sera également sur les épaules des chanteurs et notamment du ténor Andrey Dunaev, tout le public suspendu à ses lèvres pour le tube La donna è mobile. Après avoir présenté La Traviata il y a quelques années, il ne reste plus à la scène lyrique nancéienne qu’à monter Le Trouvère pour compléter la trilogie populaire de Verdi… D


par sabrina tenace

photo : jp sageot

focus Marie-Louise à l’Ensemble Poirel, le 21 mars à 20h30 + séance scolaire le 20 mars à 14h30 « Expressions croisées » à suivre le 9 mai avec Le Malade imaginé, théâtre burlesque de la compagnie Philippe Car. 03 83 32 31 25 - www.poirel.nancy.fr

Balade picturale avec Marie-Louise L’Ensemble Poirel programme cette saison une série de spectacles « Expressions croisées ». Prochain rendez-vous avec le cirque chorégraphié Marie-Louise, écrit par Florence Caillon. Entretien avec une femme libre… « On gagne à ne pas mettre d’étiquettes trop collantes », c’est ainsi que Florence Caillon résume sa volonté farouche de ne pas cloisonner les formes artistiques. Une évidence pour cette danseuse, comédienne, formée aux arts du cirque, qui signe les « accro-chorégraphies » et les musiques des spectacles de la compagnie L’Éolienne. Depuis 10 ans, celle qui aime le « métissage des techniques », propose un cirque chorégraphié où danseurs classiques et contemporains, acrobates et jongleurs se répondent, apprennent les uns des autres pour « faire vivre le langage chorégraphique propre à la compagnie ». Avec Marie-Louise, L’Éolienne va plus loin, en explorant l’univers pictural. Devant d’immenses tableaux projetés sur une toile, Florence Caillon crée une danse où s’expriment émotions et thématiques universelles, l’amour, la guerre, le temps qui passe, la solitude, le rire, l’espoir… Les peintures de Magritte, Botticelli, Bosch, Kandinsky ou Hopper résonnent toutes aussi fortement dans nos vies d’aujourd’hui. « J’aime écrire des spectacles qui ressemblent à nos journées. On rit, on est agacé, on se concentre, on rêve… Je veux montrer les choses en mouvement » précise-t-elle. Quant au titre du spectacle, tout bon dictionnaire définit une marie-louise comme l’espace qui fait le lien entre le cadre d’un tableau et l’image. Pour

Florence Caillon, c’est aussi faire le lien entre ces peintres de toutes époques qui « discutent très bien sur scène, cohabitent sans hiatus ». Fourmillant d’idées, le plus difficile pour elle a été de faire des choix. Certains tableaux se sont imposés, des peintres ont été découverts à cette occasion, comme Vieira da Silva. Devant sa Partie d’échecs, deux hommes en robes s’affrontent sur de la musique flamenco. Une danse forte et sensuelle où la lutte pour gagner se fait tour à tour agressive, subtile, détournée. Les cinq interprètes de Marie-Louise réalisent des contorsions, des équilibres, des voltiges aériennes, des prouesses au sol, des portés… Ils utilisent également des techniques inventées, déviées de leur usage d’origine dans le cirque traditionnel. Un spectacle résolument humain, beau et poétique, « une grande métaphore de la vie ». De quoi séduire enfants, ados et adultes pour ce rendez-vous d’1h15 aux multiples portes d’entrée. D

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par sylvia dubost

par emmanuel abela

Passages, du 14 au 23 mai, à Nancy et en région 03 83 37 42 42 - www.theatre-manufacture.fr

Les 26 et 27 mars au Carreau, Scène nationale de Forbach 03 87 84 64 34 - www.carreau-forbach.com

focus

Passages, l’Est se déplace C’est une page qui se tourne pour Passages, avec cette dernière édition signée par Charles Tordjman, qui quitte la direction de La Manufacture de Nancy… Onze festivals et le double d’années passées au service de la création théâtrale à l’Est de l’Europe, de la Pologne à la Sibérie, à défricher et à en offrir au public nancéien le meilleur et pas toujours le plus connu. Le festival 2009 n’est pas pour autant un adieu, il poursuit simplement sa route avec, comme toujours, ses compagnons fidèles et quelques nouveaux venus. Le Russe Nikolaï Kolyada par exemple, qui installe dans la Baraque Margot, au Parc de la Pépinière, son théâtre de bric et de broc pour trois spectacles-fleuve : Hamlet, Le Roi Lear et Le Revizor. Une lecture de son texte Perroquet et Veniki complètera cette découverte d’un univers d’une apparente pauvreté, où les comédiens se serrent sur un plateau minuscule et où les accessoires et costumes de pacotille font surgir la magie. On retrouve un peu chez Kolyada l’esprit du Théâtre libre de Minsk, qui revient cette année avec trois spectacles : Génération Jeans, Zone de silence et En découvrant l’amour. Des fidèles, au rang desquels on peut aussi compter le Théâtre Laboratoire Sfumato, qui promet une étonnante trilogie Strindberg, et le jeune Hongrois Béla Pinter qui avait présenté en 2007 un mémorable Opéra paysan. Au total 14 spectacles, auquel s’ajoutent une exposition, des concerts, et surtout des cabarets politiques venus de Géorgie (avec le cinéaste Otar Iosseliani), d’Afghanistan (avec Atiq Rahimi), de Tchétchénie et d’Ukraine. Une manière de rendre cette édition de Passages vraiment indispensable. D

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À notre insu Des marionnettes poignardées sur une île… Quoi de plus intrigant ? L’enquête est menée au Turak Théâtre… Les suspects sont forcément dans la salle. Sur une île, on découvre tous les habitants allongés, un couteau de cuisine ordinaire planté dans le dos. Il s’agit de savoir ce qu’il s’est passé dans les instants qui ont précédé. La reconstitution des faits favorise les différents angles de vue sur ces événements tragiques. Avec cet opéra pour six officiants – quatre comédiens et deux musiciens –, le metteur en scène mosellan Michel Laubu explore des voies narratives très noires, sur une musique nerveuse signée Rodolphe Burger, dans un environnement sonore qui associe éléments grinçants, instruments à vent et bandes enregistrées. Toute la finalité de Turak Théâtre s’y trouve magnifiée : un théâtre visuel, nourri d’objets détournés et de mythes anciens ou fantasmés, qui implique le spectateur malgré lui. Au-delà de la farce policière, ce dernier se reconnaît dans les relations qu’on lui décrit. Il s’est longtemps cru victime, il se découvre suspect. D


par emmanuel abela

par emmanuel abela

Jusqu’au 8 juin au Cabinet d’art graphique du Musée des Beaux-Arts de Nancy 03 83 85 30 72 - www.nancy.fr

Holbein To Tillmans Du 4 avril au 4 octobre, au Schaulager, à Münchenstein - www.schaulager.org

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Dessins de Jean-Léon Gérôme L’Histoire de l’Art a ses caprices, elle a su valoriser autant qu’elle n’a cherché à écarter. La vision qu’on a d’une époque évolue, quitte à resituer plus clairement l’importance de certains artistes. À la fin du XIXe siècle, Jean-Léon Gérôme (1824-1904) a souffert de son hostilité à l’Impressionnisme, il n’en demeure pas moins l’un des artistes les plus importants de son temps. Injustement assimilé à un “pompier”, il s’est inscrit dans une tradition objective de la peinture, qui lui a valu d’être redécouvert dans les années 70, notamment par les adeptes de l’hyperréalisme. Surtout connu pour ses peintures et ses sculptures – exécutées à la fin de sa vie –, Jean-Léon Gérôme n’en était pas moins un dessinateur prolifique. Le Musée des Beaux-Arts de Nancy possède 69 études, un fonds qui mêle paysages, études animalières et dessins préparatoires à de grandes compositions dans le plus pur esprit du “réalisme académique”. Ces études qui participent du processus créatif final révèlent une vraie richesse graphique – expression d’une pensée vive et affutée –, qui situe l’artiste à l’égal de certains de ses brillants prédécesseurs. D

Schaulager, éclairages temporels La poésie naît parfois de la confrontation. Dans l’espace du Schaulager, on favorise les rencontres insoupçonnées entre les œuvres. Depuis son ouverture en 2003 à Münchenstein près de Bâle, le Schaulager cherche à bouleverser les idées reçues sur la relation qui peut exister entre la création contemporaine et un background artistique dont les racines peuvent s’enfoncer loin dans le passé. Le but d’une exposition comme Holbein To Tillmans est de déplacer l’œuvre d’art, de la sortir de son contexte temporel et spatial – en l’occurrence du Kunstmuseum voisin –, pour la confronter à un nouveau regard, avec des perspectives hautement poétiques. Quel intervalle existe-t-il, par exemple, entre la production d’Hans Holbein le jeune, peintre et graveur du XVIe, et le travail de Wolfgang Tillmans, photographe et plasticien médiatique, né en 1968. Un fossé ? Pas si sûr… Peut-être remarquera-t-on que la subversion attribuée à l’un n’éclipse en rien l’élégance de l’autre, ou le contraire, et que l’échange séculaire est possible, offrant de nouveaux éclairages sur le travail des deux. D

Homme assis vers la gauche, tête de profil Nancy, Musée des Beaux-Arts, ©Ville de Nancy - P. Buren

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par emmanuel abela

photo : olivier legras

focus Du 14 au 18 avril, à La Laiterie et du 24 au 26 avril au Zénith Europe de Strasbourg 03 88 237 237 - www.festival-artefact.org

Artefacts, festival à deux faces Côté pile, une programmation ouverte au Zénith Europe, côté face, des choix découvertes à La Laiterie, la quatorzième édition des Artefacts est marquée par un bel équilibre.

L’an passé, la première édition des Artefacts organisée au Zénith Europe a été un franc succès autant public que critique. Chacun était en mesure d’y trouver son compte dans un espace enfin dévolu à un événement de cette envergure. Inutile de changer une formule qui gagne, les têtes d’affiche attireront le plus grand nombre, que ce soient les tenants de la nouvelle chanson française, des musiques du monde, du rock ou de l’électro, avec une programmation et des changements de plateau soignés. Le tout sera précédé par une semaine de concerts à La Laiterie qui constitue bien plus qu’une mise en bouche, avec des choix très orientés pour des effets de montée en puissance, histoire de ravir jusqu’aux publics les plus exigeants. D

Nous y serons

ou la sélection de la rédaction : À la Laiterie : Stuck in the Sound le 14 avril, The Mighty Underdogs le 15, Herman Düne le 16, Charlie Winston le 16, Erik Truffaz le 18. Au Zénith Europe : Thomas Fersen le 24 avril, Amadou et Mariam le 24, Les Wampas le 25, Patrice le 26, Keziah Jones le 26, The Ting Tings le 26.

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Keziah Jones

Keziah Jones est végétalien. Attentif et combatif, ce virtuose de la guitare bluefunk nous incite à modifier nos habitudes alimentaires. « En tant que musicien je suis idéaliste. Je pense que rien ne peut évoluer sans que le monde n’élève son niveau de conscience, que je trouve actuellement très bas. J’ai fait un pas en arrêtant de consommer des protéines animales, mais tout le monde devrait s’interroger sur sa consommation d’aliments produits de manière industrielle, et des conséquences de cette consommation sur l’environnement. Pour moi être végétalien, ce n’est pas seulement un mode alimentaire, c’est un mode de vie, une manière de repenser les liens qui nous unissent au monde. Si je peux éveiller la conscience du public par ma position d’artiste, eh bien je fais passer ce message : arrêtez de consommer des animaux, devenez végétaliens, réfléchissez à votre manière de traiter les animaux et les humains, les êtres vivants en général. C’est un bon point de départ, c’est le mien en tout cas. » D Dernier album : Nigerian Wood, Because Music Retrouvez l’intégralité de cette interview sur flux4


par philippe schweyer

focus CHHTTT… Le merveilleux dans l’art contemporain : 2ème volet. Jusqu’au 10 mai au CRAC Alsace à Altkirch, 03 89 08 82 59 - www.cracalsace.com

CHHTTT… Avec le second volet de l’exposition consacrée au merveilleux dans l’art contemporain, le CRAC présente un choix d’œuvres qui nous plongent dans un état de douce rêverie.

Guido van der Werve, Nummer Zeven, The Clouds are more beautiful from above (vidéo)

Depuis qu’elle a succédé à Hilde Teerlinck à la tête du CRAC il y a deux ans, Sophie Kaplan s’est employée à rendre le Centre d’art encore plus convivial, nous invitant régulièrement à retrouver nos yeux d’enfants. Exemplaire de cet esprit “d’ouverture”, Waoohhh !, le premier volet de l’exposition, accordait une place de choix au spectaculaire, voire au surnaturel (la jungle textile de Joao Pedro Vale, le billard lunaire de Stéphane Thidet, le Teufelstein toussotant de Vincent Kohler, les caniches recouverts de mousse à raser de Michel Blazy, le merveilleux cerf de Nicolas Darrot…). Avec CHHTTT…, le merveilleux se fait plus discret, voire minimal. Mais même si l’on s’en trouve moins chamboulé, la magie opère toujours, révélant la part de merveilleux indicible, presque invisible, qui se cache aussi bien dans les détournements facétieux de Bruno Peinado que dans un tableau blanc comme neige de Remy Zaugg ou dans les lignes de partage du ciel peintes par Anne-Marie Jugnet et Alain Clairet. CHHTTT… invite également à plonger dans les profondeurs abyssales d’un monde à peine éclairé par quelques créatures sous-marines luminescentes (Yves Chaudouët), à assister à la fascinante tentative de Guido van der Werve (conclue par un long plan séquence plein de poésie absurde) ou à écouter La pluie derrière une plaque ondulée d’acier galvanisé simplement posée contre un mur (Pierre Ardouvin). Allongé sur un pouf de Géraldine Husson, on peut aussi passer un moment à regarder en boucle la vidéo de Pierre Alferi, pour en disséquer les moindres plans (montés serrés, comme pour mieux les rendre subliminaux). Tante Elisabeth, d’une drôlerie et d’une inventivité redoutable est portée par une lancinante chanson traditionnelle welche (langue romane qui n’est plus parlée que par un millier d’habitants des vallées vosgiennes alsaciennes) interprétée par Rosa Lopez (de Labaroche) et sublimée par la guitare merveilleusement cajoleuse de Rodolphe Burger. D

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par fabien texier

focus Pop up, les 14 et 15 avril Eat Me, Exposition de Fabien Verschaere, du 17 avril au 7 mai, chez Apollonia à Strasbourg 06 71 16 47 50 - www.accelerateurdeparticules.net

Pop up le volume ! Premier bilan, après le déménagement d’Accélérateur de Particules de l’espace des Petits Moutons à l’Abreuvoir à Apollonia. Entretien avec Sophie Kauffenstein, directrice de cette association de diffusion d’art contemporain.

Quel bilan pour les Petits Moutons à l’Abreuvoir ? Une programmation tendue, réactive : dix expositions, deux performances, quatre concerts en un an malgré un micro espace. Nous étions, et resterons, appuyés sur notre réseau d’artistes locaux. Le savoir faire est le même, mais nous perdons six mois de programmation puisque nous alternons avec Apollonia. Quels changements ? Nous pouvons être plus ambitieux, proposer aussi des artistes plus confirmés, et il y a moins de bricolage, une expo comme celle du vidéaste Philippe Lepeut n’aurait pas pu être possible aux Petits Moutons. Les échanges, partenariats, sont aussi plus développés. Notre prochaine exposition-éclair, Pop Up comme nous les appelons, est proposée en collaboration avec l’École Supérieure des Arts Décoratifs de Strasbourg qui nous propose de montrer les œuvres d’élèves de 5 e année. Nous préparons aussi des partenariats avec Regionale, des projets du côté de Luxembourg, d’Amsterdam…

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L’exposition Eat Me de Fabien Verschaere en est aussi un exemple ? Le CIAV de Meisenthal avait le catalogue, la pièce – une table en verre trash où le corps de l’artiste est offert en repas – qu’il y a réalisé durant sa résidence et qui sera montrée pendant La Force de l’Art 02, du 24 avril au 1er juin au Grand Palais, la matière de l’exposition mais pas de lieu. C’est chose faite avec Accélérateur de Particules, qui en plus des quarante dessins sur la résidence de Verschaere a demandé un travail spécifique pour cette exposition, concrétisé sous la forme d’une vidéo. Comment se traduit la cohabitation avec Apollonia ? Par une mutualisation des frais, de certains moyens : « tu me prêtes ton stagiaire ? » Comme il y a de moins en moins de subventions, il est plus intéressant de s’associer avec Apollonia que de lui disputer ses financements. Du coup on va faire du gardiennage de leur expo un samedi, le lieu n’est jamais vide. Nous amenons également un nouveau public, leur réseau est plus européen, le nôtre plus strasbourgeois. C’est une adaptation générale à la crise ? Ça fait cinq ans qu’on crie au loup, mais c’est vraiment notre survie qui est en jeu, le privé ne s’intéresse pas à nos structures, et les prestations (commissariat, communication…) que nous proposons pour gagner de l’argent ne sont vraiment pas au cœur de notre projet. L’association est une réponse à la galère que nous vivons : Castel Coucou (Forbach) se rapproche d’Octave Cowbel (Metz), Faux Mouvement (Metz) du Consortium (Dijon). D


par sylvia dubost

photo : lola arias

focus Airport Kids, les 27 et 28 mars à la Filature à Mulhouse, 03 89 36 28 28 - www.lafilature.org du 6 au 6 avril au Maillon-Wacken à Strasbourg, 03 88 27 61 81 - www.le-maillon.com

Les vrais gens Entre documentaire, fiction et reality-show, le Suisse Stefan Kaegi donne nouvelle forme au théâtre politique. Et interroge les réalités de la mondialisation en convoquant sur scène ceux qui les vivent.

Les employés des call-centers indiens, ceux de Sabena, des citoyens de Bonn ou d’Europe centrale… Stefan Kaegi les a tous convoqués dans ses spectacles pour faire profiter le public de leur « expertise » dans leur domaine – maisons de retraite, plans économiques, port d’armes chez les jeunes, système parlementaire – rendant cette réalité palpable et le propos crédible. Il leur a fait raconter leurs expériences mais aussi leurs rêves et leurs souvenirs… et ce mélange évite à Kaegi les écueils à la fois du théâtre documentaire et du reality-show : la gravité, le voyeurisme ou le larmoyant. Et c’est la force des spectacles de Kaegi : aborder des questions politiques et sociales frontalement mais avec légèreté et poésie. L’astuce et la drôlerie de ses mises en scène, jouant souvent sur le décalage entre le propos et le décor, injectent de la distance et donc de la fiction. Cargo Sofia, présenté au Maillon en 2007, embarquait ainsi le public à bord d’un camion en compagnie de deux routiers bulgares, pour un périple entre zones de transit, parkings et poste-frontière, à la fois cocasse et éclairant sur les conséquences humaines de la libre circulation des marchandises. Mnemopark transformait la campagne suisse, abandonnée par les agriculteurs, en gigantesque décor pour train électrique, animé par quelques passionnés de modélisme.

Son dernier spectacle, Airport Kids, transporte cette fois le spectateur dans une zone de fret, encombrée de containers habités par des enfants, âgés de 8 à 14 ans. Des Third Culture Kids, enfants de troisième culture. Un phénomène encore mal connu mais étudié par quelques sociologues : une nouvelle génération de nomades mondiaux, enfants de cadres internationaux, qui à force de voyager ne se reconnaissent dans aucune culture, à part celle globalisée et commune au monde entier. Déracinés et difficilement intégrés, ils sont néanmoins hyperadaptables, polyglottes, et très recherchés sur le marché du travail. À ces huit TCK’s, Kaegi fait raconter leurs souvenirs mais aussi leurs rêves et leurs projets d’avenir : coloniser Mars, voguer indéfiniment dans les eaux internationales pour ne pas payer d’impôts, inventer de nouvelles addictions pour faire un maximum de profit… Purs produits de l’époque, ils ont intégrés tous les codes du capitalisme mondialisé et dessinent un futur plutôt terrifiant… mais avec humour et une certaine candeur. Comme toujours, tout ce qui est dit n’est pas complètement vrai, mais tout sonne juste. D

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focus Ens Infinitum Du 19 mars au 30 avril à la BNU de Strasbourg 03 88 25 28 00 - www.bnu.fr

François d’Assise Les Franciscains cultivent la pauvreté, mais ne dédaignent pas pour autant la vie. Le 800e anniversaire de la fondation de l’ordre est l’occasion de l’exposition Ens Infinitum. Provoquant au XIIIe siècle un séisme annonciateur de la Réforme, le mouvement des Franciscains attire quelquesuns des esprits plus brillants et indépendants de son temps tels Guillaume d‘Ockham et Roger Bacon, philosophes et « scientifiques », peut-être mieux connus sous leur avatar commun : frère Guillaume de Baskerville dans Le Nom de la rose. Troisième figure majeure des mineurs, le théologien Duns Scot, le Maistre Jehan d’Écosse de Rabelais et le Jean Scot de Montaigne, docte rival du Dominicain Thomas d’Aquin. C’est notamment autour de ce personnage et de l’implantation de l’Ordre en Alsace que s’est construite l’exposition de la Bibliothèque Nationale Universitaire, puisant dans son énorme fonds franciscain de 20 000 volumes. D

Du 14 mars au 3 mai au CEEAC à Strasbourg 03 88 25 69 70 - www.ceaac.org

Louxor, ici et 12 heures de natures mortes Lauréat en 2007 du Prix de la Région d’Alsace, le peintre Roger Dale a développé une œuvre dont on peut découvrir la singularité au CEAAC. On se souvient de son intervention au Struthof où il était resté enfermé pendant 50 jours pour peindre 100 tableaux. L’artiste canadien, strasbourgeois d’adoption, Roger Dale s’interroge en permanence sur le sens de ses interventions plastiques. Au CEAAC, il présentera sa production récente, des œuvres réalisées lors de ses séjours en Égypte et à Berlin, mais aussi une série de natures mortes exécutées lors d’une performance de 12 heures qui précédera le vernissage de l’exposition. D

L’Agence Culturelle d’Alsace 03 88 58 87 54 - www.culture-alsace.org

Les débats de l’agence 2009 Le mode de relation entre la création et la réception qui en est faite a évolué, à une époque de profonde mutation technologique. Le débat est ouvert.

Commentaire des Sentences, XVe siècle, BNU

L’Agence culturelle d’Alsace et le Conseil régional d’Alsace ont pris l’habitude, en partenariat avec l’Observatoire des politiques culturelles, de poser les questions qui importent sur les enjeux artistiques d’aujourd’hui. La relation entre création et cité est au cœur de la réflexion que mènent les acteurs culturels, avec un nouveau cycle de débats qui portent sur la « société de l’information » et la « société de la connaissance », à une époque de profonde mutation des technologies de l’information. D Premier débat : “Arts Numériques : entre recherche technologique et innovation”, le mardi 14 avril, entre 14h30 et 18h00, en présence de Fred Forest, de Bernhard Serexhe et de Thierry Danet, à la Maison de la Région à Strasbourg (réservation en ligne).

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rencontres propos recueillis par sylvia dubost

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photo : christophe urbain


À Strasbourg, Romeo Castellucci était venu présenter sa trilogie autour de la Divine Comédie, créée l’été précédent en Avignon. Micro-interview en forme de portrait, à quelques heures de la première de Purgatorio.

Si j’étais un charpentier Quels sont vos auteurs favoris ? J’aime beaucoup la littérature américaine, Edgar Allan Poe, Melville, Hawthorne, et j’aime beaucoup William Faulkner mais même les auteurs contemporains comme Cormac McCarthy. Je suis particulièrement fasciné par la lecture de David Foster Wallace… Votre disque de chevet ? J’écoute beaucoup de musique de tout types. En ce moment je suis passionné par le blues, alors je dirais un disque de Muddy Waters. Quel film auriez-vous aimé réaliser ? N’importe quel film de Robert Bresson. Citez trois artistes que vous admirez. Velasquez, Dostoïevski et Henry Darger, un artiste américain inconnu qui a fait beaucoup de dessins. Il a vécu toute sa vie dans une chambre sans lit, alors il dormait sur la table avec ses dessins. Et puis Spinoza, c’est mon héros ! Vos héros dans la fiction ? Le personnage de Buster Keaton. Dans la vie réelle ? Des hommes et des femmes inconnus et anonymes, des êtres libres.

A quelle époque auriez-vous aimé vivre ? Au XIXe siècle. A quoi sert votre travail ? À rien… heureusement ! Qu’est-ce qui vous motive ? Je ne sais pas… je sens que quelque chose me pousse, mais je ne sais pas qui, quoi, ni surtout pourquoi. Faites-vous des concessions ? Je crois que oui. Que rêvez-vous de réaliser ? Une ferme, avec beaucoup de brebis. J’aime beaucoup les brebis. Quel autre métier auriez-vous pu faire ? Charpentier. Si Dieu existe, qu’aimeriez-vous lui dire ? Rien. Et lui n’aura rien à me dire non plus, j’espère. Vous faites quoi après ? Je vais au boulot… il faut ! ❤

Qu’attendez-vous d’une œuvre d’art ? Qu’elle me regarde.

Romeo Castellucci, metteur en scène Au Maillon à Strasbourg le 29 janvier 2009

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rencontres propos recueillis par caroline châtelet

photo : vincent arbelet

Littérature buissonnière À l’occasion du Festival Itinéraires Singuliers, l’atheneum a accueilli Frère Animal. Un projet musical singulier, jolie occasion pour l’auteur Arnaud Cathrine d’emprunter les chemins buissonniers de la littérature.

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Depuis la publication de son premier roman en 1998, Arnaud Cathrine n’a pas cessé d’écrire. Romans, nouvelles, récits pour adultes et la jeunesse jalonnent son parcours, ponctué d’incursions vers le cinéma ou la chanson. Ainsi Cathrine collabore régulièrement avec Florent Marchet, sur l’album Rio Baril et plus récemment pour Frère Animal. Ce projet hybride à la lisière du conte social et du théâtre musical est tout d’abord un livre-album, qui depuis quelques mois s’éprouve sur scène, affirmant plus encore la singularité de l’objet. Interprété par les deux précités accompagnés de Valérie Leulliot et Nicolas Martel, Frère Animal est un drôle de spectacle, révélant l’intelligence qu’ont certains auteurs à quitter les sentiers battus de la littérature. Rencontre avec un auteur dont l’écriture précise et vivante se nourrit naturellement de chacune de ses collaborations. Que vous apporte Frère Animal en tant qu’auteur ? Outre le fait que le projet m’a permis de reprendre le clavier et le chant, je suis comme dans une parenthèse enchantée, où ce n’est plus du tout l’auteur qui est sur scène. C’est une respiration dans mon trajet d’écriture qui est très exaltante et épanouissante. Cela modifie-t-il votre rapport à la littérature? Ça modifie le rapport à tout. Tu habites mieux le monde. Sur scène, tu es nu, tu n’as que le choix d’être toi-même. Contrairement à un livre où tu composes beaucoup, là je ne peux rien changer fondamentalement. Il faut que je fasse avec mes cordes vocales, mon corps. Après il m’est difficile de mesurer tout ce que ça va m’apporter, ou si cela va rebondir sur l’écriture, mais actuellement cela me fait du bien. Comment vous situez-vous par rapport à la littérature qui entretient une défiance face aux musiques populaires considérées comme du « divertissement » ? Cela m’agace de voir considérée la chanson française, et donc la pop, comme un sousgenre. La littérature et les poètes auraient le droit de décrier le divertissement, tandis que la pop et la chanson française seraient des petites formes gentillettes. Ce qui nous intéresse à travers Frère animal, c’est de mêler un propos littéraire avec un sujet grave et de la pop, sans être dans un divertissement écervelé pour autant.

Ce projet vous donne-t-il envie d’écrire pour le théâtre ? L’envie est là depuis un moment, mais je ne suis pas prêt. Après avoir lu Martin Crimp, Sarah Kane, tout ce théâtre anglais qui m’a tant marqué, je ne peux pas me lancer avec inconscience. Je ne veux ni être dans une dramaturgie classique, ni faire 4.48 Psychose (de Sarah Kane). Du coup, j’attends de trouver la forme. Vous dites « trouver une forme », c’est-à-dire ? Il ne s’agit pas de théorisation, mais je sens lorsque j’ai trouvé un dispositif. Quand j’ai une page. Je n’en ai jamais plus d’une en tête lorsque je commence un texte. Actuellement, pour le théâtre, je ne saurais pas quoi écrire sinon un monologue ou des choses vues sur scène. Lorsque j’ai débuté l’écriture de romans j’étais plus inconscient, mais là je ne peux pas aborder le théâtre avec la même innocence qu’à vingt ans. La question de l’adolescence revient souvent dans vos romans, pourquoi ? J’ai eu longtemps besoin d’en découdre avec cette question, sans doute parce que je n’étais pas en paix avec ma propre adolescence. C’est une période extrêmement fragilisante, c’est vertigineux, on est en sursensibilité tout le temps. Ce qui est également assez exaltant. Or, tous ces sentiments sont romanesques par excellence... L’ampleur du ressenti est propice à faire des romans dans les gouffres, les béances, les grandes exaltations. Et vieillir c’est aussi abandonner cette sur-sensibilité... J’aime bien les gens qui n’abandonnent pas trop ça. Les artistes l’abandonnent un peu moins, ils travaillent avec. Ils parviennent à s’accommoder du monde, de cette insatisfaction, et à l’utiliser dans le geste artistique. C’est la sublimation en quelque sorte. Une dialectique hyper-salutaire s’instaure alors entre la vie et ce qu’on fait en art. Un mouvement cyclique qui aide à vivre mieux, en faisant quelque chose de cette part de béance, cette part adolescente. Vous dites avoir une morale en littérature, quelle est-elle ? C’est tout ce autour de quoi je tourne, l’auto-fiction et l’autobiographie. Avec ce paradoxe que pour l’instant je m’y suis refusé. Je sais que ce sont des genres donnant des livres merveilleux, mais en tant qu’auteur je ne suis pas encore capable - ou je ne suis pas capable - de faire le « voleur ». D’ailleurs mon prochain roman tourne autour de cela, des livres qu’on ne peut pas publier parce qu’on n’a pas envie de tout gâcher, de blesser inutilement. La vérité est crue, écrire sur l’entourage peut être cruel. Et je crois qu’il entre de la morale dans ce choix-là. Mais des auteurs ont écrit dans ce geste « amoral » des livres absolument merveilleux, c’est le paradoxe. Et j’en suis là. ❤ Frère Animal, spectacle par et avec Arnaud Cathrine et Florent Marchet (+ Valérie Leulliot et Nicolas Martel), le 16 mai, Illkirch, à l’Illiade, dans le cadre du festival Mill’ Mots. Livre-album disponible aux Editions Verticales www.arnaudcathrine.com

Arnaud Cathrine, écrivain À l’atheneum à Dijon le 2 février

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rencontres propos recueillis par marie-viva lenoir

photo : nicolas waltefaugle

Le 10 février, une centaine de personnes viennent s’asseoir au petit Kursaal de Besançon. Et pour cause, Antoine de Baecque est ce soir l’invité de la licence professionnelle METI et de l’espace cinéma. Extraits sélectionnés à l’appui, l’ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma décrypte son nouveau livre : L’Histoire-Caméra.

Antoine de baecque, arrêt sur histoire À ne pas confondre avec une nouvelle historiographie du cinéma, L’histoire-Caméra met en lumière la manière dont l’histoire s’invite dans le cinéma et impose au metteur en scène de « refaire » l’Histoire. Vaste programme. Vaste et malheureusement loin d’être exhaustif. Questionné à l’issue de la conférence sur son silence à propos du cinéma asiatique, Antoine de Baecque admet humblement que son livre comporte « plus de vide que de plein ». En huit chapitres, de la Nouvelle Vague au cinéma hollywoodien en passant par l’imagerie de guerre et le travail de Sacha Guitry, Antoine de Baecque tente une relecture du cinéma par le prisme de l’Histoire. En partant d’un principe simple : le travail du cinéaste s’apparente de près à celui de l’historien en ce que tous deux analysent des morceaux de l’Histoire et la reforment à leur manière, « La forme cinématographique est de part en part historique, et le cinéaste, doté de son outil, l’histoire-caméra, un historien privilégié. » À titre d’exemple, dès 1945 des cinéastes tels que Bernstein ou Hitchcock s’attèlent à ce travail. À cette époque, le général Eisenhower mandate plusieurs équipes techniques pour filmer l’ouverture des camps. Ces images montrent à travers le regard hagard des rescapés l’abomination des camps et deviennent la source de tout un élan créatif pour les réalisateurs de l’après-guerre. Elles furent d’abord montrées au grand public, puis retirées pour leur violence amorçant ainsi le principe de Forclusion, définie par Lacan comme « le retour hallucinatoire dans le réel de ce sur quoi il n’a pas été possible de porter un jugement de réalité ». Le regard face-caméra des mutilés d’Hiroshima mon amour d’Alain Resnais ou celui des enfermées de l’hôpital psychiatrique d’Europa 51 de Roberto Rossellini devient le témoin d’une histoire bien plus profonde, plus vaste, que celle dont les bribes sont évoquées dans le film. Comme l’écrit Kracauer « le cinéma est comme l’histoire, l’histoire comme un film : le cinéma est une allégorie de l’histoire ».

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Antoine de Baecque dans « l’histoire-caméra » vous citez Walter Benjamin pensez-vous comme lui que « le cinéma veut posséder le monde, l’Histoire » ? Le cinéma, par sa définition même, qui est d’enregistrer, a une vertu « prédatrice ». Il est là, face au monde et enregistre de façon presque mécanique ce qui advient à la surface du monde. Il a, comme le disait Benjamin ou encore Kracauer, une volonté de mettre en forme, c’est-à-dire que par l’enregistrement du monde, le cinéma remet en forme, par la mise en scène, le montage, l’histoire et le monde. C’est aussi ce travail qui m’intéresse en tant qu’historien ; voir comment cette remise en forme est conditionnée par l’histoire. Le dernier chapitre de votre livre s’intéresse au cinéma américain à travers les films catastrophe, les films de mauvais goût et les films fantastiques. Au sujet de ce dernier type, pensez-vous que la fiction est allée trop loin pour préfigurer le réel ou, au contraire, qu’elle est une des seules expressions à pouvoir donner une juste vision de la réalité, offrant une forme de mise en garde ? Le cinéma fantastique a toujours eu un côté prophétique. C’est là où l’on pouvait raconter ce qui c’était passé, ou allait se passer, à travers des métaphores souvent monstrueuses, hors-normes. C’est pour ça que le cinéma fantastique est sans doute le genre le plus innovant et sans doute intéressant du cinéma américain standard. C’est un genre où se réfugient beaucoup d’artistes parce qu’il leur laisse une plus grande plage d’expression. C’est aussi un genre très polémique où les réalisateurs peuvent se permettre un discours plus critique. Je pense notamment à des gens comme Tim Burton, lui-même placé à ce croisement entre une forme de retour au primitif avec des monstres gothiques qui réapparaissent dans un univers très contemporain. Et c’est ce contraste qui produit la critique. Je pense à Charlie et la chocolaterie qui propose un discours très critique sur l’éducation des enfants aujourd’hui. On est devant un cinéma qui semble très éloigné de notre société et qui pourtant est en plein dans son histoire.


Pour rester dans la polémique, vous n’avez certainement pas échappé à la controverse autour de la réhabilitation de l’évêque Williamson, connu pour ses propos négationnistes. Quelle analyse peut-on faire de la portée de l’image si celle-ci peut encore être niée ? On est ici devant un cas de figure malheureusement loin d’être unique. C’est sur la négation de l’existence des chambres à gaz que le débat se fait ici. Quel est le statut du cinéma, ou plutôt de la preuve par l’image qui pourrait en quelque sorte nier le négationnisme lui-même ? Il n’existe pas d’images filmées des chambres à gaz et c’est d’ailleurs souvent l’argument des négationnistes. Cependant, on a retrouvé quatre images des chambres à gaz, tournées par un membre des Sonderkommandos. On voit des femmes, nues, serrées les unes contre les autres entrer dans la salle. Puis c’est le noir. Lorsque l’image

réapparait, ces femmes sont retrouvées à l’état de cadavre. Ces images existent. Mais, je pense que la vraie réponse du cinéma, ce n’est pas de remplacer ce point aveugle. Si le cinéma essaie de remplacer ces images, de les recréer, il va vers quelque chose de l’ordre de l’artifice. Ce qui peut non pas les remplacer, mais faire office de preuve, c’est le témoignage. Le témoignage mais aussi la manière de le filmer. Pour cela, il est essentiel de voir le film de Claude Lanzmann, Shoah, qui constitue la meilleure réponse au négationnisme. L’image ne remplace pas l’humain, ce n’est pas une substitution, une reconstitution ou une consolation. L’image, c’est un témoignage. ❤ L’Histoire-Caméra, d’Antoine de Baecque est disponible aux éditions Gallimard (2008)

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rencontres par philippe schweyer

photo : sébastien bozon

Pour son deuxième album baptisé Outland (le reste du monde pour les Suédois), Marie Modiano a composé douze chansons avec Peter Von Poehl. Rencontre à Mulhouse en attendant le retour du couple franco-suédois dans la région pour le festival des Artefacts.

Named Marie En découvrant Marie Modiano sur la scène du Noumatrouff en première partie de Françoiz Breut, on tombe instantanément sous le charme. Cette grande fille à frange que l’on imaginait éthérée, n’hésite pas à vanner le public d’une voix gravement rieuse. Après son concert, la fille du romancier Patrick Modiano et désormais épouse de Peter Van Poehl, chanteur suédois rencontré à Berlin alors qu’elle enregistrait son premier album, tient à nous révéler que du sang alsacien coule également dans ses veines. La famille de son grand-père maternel, l’architecte Bernard Zehrfuss, a fuit Colmar en 1870. Un siècle et demi plus tard, ses chansons racontent de petites histoires en anglais, car elle se sent plus libre de jouer avec la langue des Bee Gees, dont elle reprend de fort belle manière “I started a joke” (pas seulement pour la mélodie, mais parce que les paroles sont vraiment biens !), qu’en se mesurant à la langue paternelle. D’ailleurs, elle en a un peu marre de s’entendre demander pourquoi elle ne chante pas en français… Mais si,

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décidé à traquer le gène paternel, on insiste pour savoir si elle n’écrit pas autre chose que des chansons, Marie finit par concéder qu’il lui arrive de s’essayer à la poésie. On n’en saura pas plus, car elle préfère nous parler de L’Île des condamnés de l’écrivain suédois suicidé Stig Dagerman qu’elle vient de lire et qu’elle entend bien faire découvrir à Peter. Avant de la quitter, on ne résiste pas à une dernière question déplacée : Son père chante-t-il aussi bien qu’elle ? La réponse tombe comme une évidence : « Je n’ai jamais entendu mon père chanter… » ❤ Marie Modiano, auteur, compositeur et interprète Rencontre au Noumatrouff à Mulhouse le 7 février En concert avec Peter Van Poehl le 27 mars à la Laiterie à Strasbourg. Dernier album : Outland, naïve


par emmanuel abela

illustration : audrey canalès

Avec ses airs d’éternel dandy, il semble venir d’un autre temps, mais en artiste du XXIe siècle, Jeremy Jay sait puiser dans le passé ce qui nourrit sa propre modernité.

Dance till dawn – dance away Les disques de Jeremy Jay nous révèlent bien des choses sur cet artiste singulier, mais des surprises demeurent. On l’avait supposé timide ; or, il n’en est rien. Notre jeune ami californien francophile manifeste une impatience qui le fait aller parfois dans tous les sens, au gré de l’envie du moment. Comme il en a assez des interminables essais du sound-check, en peu de temps nous nous retrouvons embarqués dans un drôle de périple, entrecoupé de petits commentaires enthousiastes sur Strasbourg, une ville dont il découvre les quais et qu’il apprécie dans un français très touchant : « Tu vois, j’aime ce pont ! Les angles, la “prospective”, ça me plaît. » Au cours de l’entretien, il nous confirme être « une personne très visuelle » qui « aime le beau. » Sa constante recherche esthétique se retrouve dans ses pop-songs, qui empruntent des détours anguleux, comme aux plus riches heures de la fin des 70’s flamboyante. « Oui, j’aime beaucoup cette époque, et en même temps je suis un homme de 2009 », se permet-il de préciser

écartant la moindre allusion à une quelconque nostalgie musicale. On l’interroge sur cette Slow Dance, qui donne son titre à un album hivernal aux équilibres instables. Peut-on y voir une métaphore d’une autre manière de prendre le temps, d’agir et de penser ? « On peut le comprendre comme ça, mais la “slow dance”, c’est simplement cette dernière danse que tu entames quand tu es épuisé après avoir dansé toute la nuit. Tout le monde a quitté la piste, sauf ta chérie et toi. C’est donc la danse que tu consacres à la fille qui te plaît. “Slow dance” rime avec “romance”. » Le soir, les passes délicates qu’il entame sur scène sur des rythmes subtils sont autant d’invitations adressées au public visiblement ravi d’être ainsi entrainé à la danse, à sa suite. On découvre ainsi le vrai danseur qui sommeille en lui : en parfait « slow-dancer » – comme il aime se définir, avec un brin de malice –, on le soupçonne de prolonger durablement les plaisirs de l’instant présent, en toute intimité… ❤ Jeremy Jay, auteur, compositeur et interprète Rencontre au Café des Anges à Strasbourg le 18 février Dernier album : Slow Dance, K Records / Differ-Ant Interview en intégralité sur flux4 (www.flux4.eu)

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rencontres par marie-viva lenoir et philippe schweyer

photos : vincent arbelet (p.32-33), renaud ruhlmann (p.34), dorian rollin (p.35)

Programmation fouillée, lieux insolites, la troisième édition de GéNéRiQ a tenu toutes ses promesses. L’occasion de rencontrer certains des artistes du moment. Instants choisis.

Instantanés pop

Au Revoir Simone, Dijon le 12 février, Mulhouse le 13 et Besançon le 14 Annie, Erika et Heather confirment tout le bien que l’on pense de la pop minimale pleine de sentiments très élégants que ces trois jeunes femmes de Brooklyn construisent à partir de rien ou de si peu.

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We Have Band,

Dijon le 13 février et Mulhouse le 21

N.A.S.A.,

Dijon le 13 février

Thecockandbullkid,

Besançon le 13 février et Dijon le 14 « Même si la comparaison est flatteuse, M.I.A., Santogold, Ebony Bones et moi partageons surtout le fait d’être noires. »

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Casiokids,

Dijon le 12 février, Besançon le 13, Mulhouse le 16, Belfort le 17 et Montbéliard le 18

La Terre Tremble!!!, le 19 février à Mulhouse

Dans le hall d’accueil du Quai, devant un parterre d’étudiants à l’écoute quasi-religieuse, le chant du batteur résonne comme un hommage – involontaire ? – à Lux Interior, le chanteur des Cramps qui vient de casser sa pipe. On n’en demandait pas plus. Et si la terre n’a pas vraiment tremblé, les trois jeunes musiciens, partis en voiture de Rennes le matin même, ont maintenu la pression jusqu’au bout de leur set de belle manière.

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Handsome Furs,

Dijon le 12 février, Besançon le 13 et Belfort le 14 « Transmettre notre musique par myspace la rend presque plus précieuse, un peu comme autoriser quelqu’un à lire son journal intime. »


Elysian Fields,

Mulhouse le 18 février, Dijon le 19, Belfort le 20 et Baume-les-Dames le 21 Nul besoin d’être un poète vertueux pour marcher sur les Champs Élysées, le duo Elysian Fields s’occupe du voyage. Rencontre avec Oren Bloedow, compositeur d’un rock noir et poétique. Quatre ans après Bum Raps & Love Taps, vous venez de sortir Afterlife, votre sixième album. Qu’est-ce qui vous a tenu éloigné des studios si longtemps ? Même si nous adorons boire du thé et aller aux cours de yoga, nous n’avons pas été inactifs depuis toutes ces années ! Jennifer (Charles, chant) a récemment été invitée par la Brooklyn Academy pour interpréter Emily Dickinson dans une rétrospective sur son œuvre. Moi je tournais avec Martha Wainwright. Mais nous avons toujours continué à travailler ensemble. Quelles ont été vos influences sur cet album ? Oh Je devrais sans doute vous dire ça chanson par chanson ! Disons Alice Coltrane, Gabriel Yared et George Auric, notamment sa musique pour Le sang d’un poète de Cocteau. Des artistes qui jouent sur la fêlure, ce qui n’est pas lisse… Je crois que c’est Cocteau qui disait « la beauté est toujours un accident ». Nous essayons toujours d’apporter des éléments dérangeants à notre travail, que ce soit par les textes ou la musique. Un peu comme un tableau de Pollock ou de Rothko, il y a une harmonie lorsque tout n’est pas parfait. Si nous y parvenons, c’est déjà un succès. ❤

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propos recueillis par : fabien texier

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illustrations : pandabold

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opanorama L’arrivée des multiplexes, ces cinémas d’au moins dix écrans, a provoqué des réactions passionnées chez les exploitants, les cinéphiles mais aussi les créateurs, et provoqué d’importantes mutations. Bilan lors d’un entretien fleuve avec Frédéric Gimello-Mesplomb, un spécialiste de la question à l’université de Metz, et euthanasie de quelques idées reçues chiffres à l’appui. Les années 90/2000 ont vu l’implantation massive de multiplexes en France, quelle influence ont-ils eu sur le paysage de l’exploitation cinématographique actuelle ? Tordons le cou une fois pour toutes à une idée reçue. Le multiplexe n’est pas un concept américain, mais Belge. C’est à Anvers, à la fin 80’s, que le premier voit le jour sous une enseigne bien connu des cinéphiles du grand Est, le groupe Kinepolis. Les Américains sont attachés à leurs salles de proximité : il n’y a pas de réseau de salles réellement dominant. AMC, le plus grand groupe américain, ne possède que 350 écrans, soit autant que le groupe français UGC… Les faits sont têtus : chez nous les salles de cinéma sont davantage

concentrées en réseaux d’enseignes. Si le concept a si bien fonctionné en France, c’est que la génération des « complexes » (établissements de 3 à 7 écrans, un bel exemple à Metz avec Le Palace), arrivait en fin de course. À cette époque, Les exploitants devaient les rénover, y intégrer les nouvelles technologies. Beaucoup ont fait le choix de délaisser le centre ville pour construire du neuf en banlieue. Ce fut le cas à Nancy. Peut-on parler d’une guerre qui aurait eu lieu entre les exploitants classiques et les multiplexes ? Oui et non. Les nombreuses mobilisations collectives qui ont accompagné les implantations des premiers multiplexes cristallisaient surtout deux visions

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identitaires du cinéma. C ’était un combat idéologique tout autant que corporatiste opposant d’un côté une vision « marchande » du cinéma contre une autre, incarnée par une culture « cultivée », intellectuelle, et forcément plus légitime que l’autre car tenue entre les mains d’exploitants que l’on a voulu présenter, à tort, comme désintéressés de la chose économique. A donc resurgi très vite le vieux divorce entre culture et plaisir. Tout le monde s’accorde aujourd’hui pour reconnaître que c’est une conception faussée de la réalité de ce qu’est le loisir cinématographique. Tout film, y compris le cinéma d’auteur, est voué à générer des revenus à partir du moment où il rencontre un public. Si le plaisir provient d’un film de qualité, et qu’il marche en salle, c’est autant de recettes qui seront reversées ensuite au secteur de la création, permettant ainsi à d’autres auteurs de s’exprimer. Qui s’en plaindrait ? A-t-elle été gagnée par l’un ou l’autre « camp » ? Cette conception manichéenne a fini par évoluer. Pour autant, une idée a du mal à passer chez les cinéphiles : c’est celle qui consiste à accepter que le succès puisse aussi bénéficier aux films de qualité. Bien heureusement, le classement des films d’« art et essai » effectué régulièrement par l’Association française des cinémas d’art et d’essai (Afcae) ne s’aligne pas sur cette construction sociologique. On peut voir que le périmètre des films reconnus de qualité et objectivement destinés au réseau des salles labellisées a considérablement évolué. Films de kung fu, mangas, dessins animés, films de genre sont aujourd’hui

régulièrement classés art et essai, ce qui était impensable il y a encore quinze ans. Les films de cinéastes adulés des cinéphiles comme Friedkin, Kitano, Eastwood, Lynch ou Burton, considérés comme trop « commerciaux » pour bénéficier d’une labellisation par le CNC et l’AFCAE au début des années 90, sont aujourd’hui classés art et essai et distribués dans les salles labellisées... ainsi qu’en multiplexes. Contrairement à une idée reçue, près de 60 % des films en circulation en France sont aujourd’hui des films classés art et essai. Comment cette évolution se concrétise-t-elle ? Le nombre de salles classées art et essai a augmenté. 48,7% des établissements cinématographiques actifs en 2008 étaient classés, soit 1045 sites. Cela représente tout de même 2098 écrans, soit 39,0% de l’ensemble du parc national. De même, la plupart des films classés arts et essai sont aujourd’hui diffusés aussi… en multiplexes. Cette porosité des lieux de diffusion a contribué à estomper la barrière idéologique évoquée ci-dessus. Il faut dire que l’augmentation globale de la fréquentation a finalement ragaillardi celle des films français. Les cartes illimités associant exploitants indépendants et groupes nationaux comme c’est le cas dans le Grand Est à Nancy (carte commune Caméo/ UGC ou vouchers Kinepolis / Royal Saint Max) ont également contribué à légitimer les phénomènes de circulation des personnes et des œuvres entre ces deux réseaux en dopant la fréquentation de petits films que personne se serait jamais allé voir s’il avait fallu les payer au ticket ; hors forfait.

Le modèle bourdieusien qui tend à faire croire que l’individu ne serait amené à fréquenter qu’une seule forme de culture en fonction de son niveau social ne résiste pas à l’épreuve des faits.

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À qui la victoire alors ? Si guerre il y a eu, elle a certainement été gagnée par les circuits comme Kinepolis ou UGC, mais le secteur de la création française ne s’en est finalement pas plus mal porté, grâce à la manne générée par la TSA (qui alimente depuis 1948 le compte de soutien automatique du CNC et l’Avance sur recettes en particulier). Du coup, on produit beaucoup plus de films aujourd’hui qu’en 1992 car la fréquentation des salles est bien meilleure, y compris dans le réseau art et essai. On constate que la courbe d’augmentation de la fréquentation du cinéma depuis 1992 et celle de la production de nouveaux films français sont rigoureusement concordantes avec celle des ouvertures de multiplexes. La crainte d’une invasion de films américains n’était pas fondée, leur part de marché est restée au même niveau qu’en 1992, aux alentours de 50%. Tout n’est pas rose pour autant. Parmi les déséquilibres, on peut citer l’explosion du nombre de copies par sortie, notamment pour les blockbusters, supérieure à ce que le réseau de salles peut absorber, ainsi que les pratiques directement liées à la concentration des salles, comme celles des « marges arrières » : s’inspirant de la grande distribution, certains circuits feraient aujourd’hui payer aux distributeurs le passage des bandes-annonces et la mise en place à l’avance des affiches. Quels sont les types de salles qui ont été amenés à disparaître ou au contraire à croître en importance ? En 1995, on comptait 4300 salles de cinéma (écrans), dix ans plus tard, on en comptait 5300. C’est clair, les 1000 nouvelles salles créées appartiennent aux groupes ayant construit des multiplexes, dont le nombre passe de 11 en 1995 à 140 en 2005. Les disparitions de salles sont plus modérées, avec une légère tendance à la baisse depuis 2002 : une cinquantaine d’établissements ferment par an tandis qu’une quarantaine se créent. Et dans les campagnes ? Si les salles de centre ville ont mieux résisté grâce à un éventail de dispositifs de soutien, le milieu rural a davantage souffert, mais pas directement des multiplexes : l’exode rural, le coût de la restauration des salles, la crise des vocations pour le métier d’exploitant, le manque de relève, ont eu raison de nombreux propriétaires,


qui eurent à un moment le choix entre la fermeture ou l’endettement. De petites salles comme le Marlyscope dans la région de Metz ont connu de grosses difficultés. Le modèle de la « monosalle » rurale a disparu dans l’indifférence la plus totale tandis que l’on pensait que le débat sur la survie du cinéma se résumait à l’opposition multiplexes de banlieue vs indépendants de centre ville (lesquels ont finalement mieux résisté, même si ce fut au prix d’accords passés avec les distributeurs et les réseaux). L’ADRC (Agence pour le Développement Régional du Cinéma) favorise une meilleure desserte des campagnes, son rôle est

primordial, via l’aide à la modernisation ou au tirage de copies. Ainsi un certain nombre de salles rurales du Grand Est n’ont pas fermé, mais sont sous perfusion. Les subventions locales, nécessaires, fragilisent les salles devenues cette fois dépendantes de la reconduction de la ligne « culture » dans les budgets votés par les collectivités. Il faut leur trouver un second souffle. A-t-on vu un nouveau public apparaître ? Quelque part, oui, mais on l’a davantage (re)découvert. L’enquête de Médiamétrie « 75.000 cinéma » qui brosse régulièrement

Tout film, y compris le cinéma d’auteur, est voué à générer des revenus à partir du moment où il rencontre un public.

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Contrairement à une idée reçue, près de 60 % des films en circulation en France sont aujourd’hui des films classés art et essai. ggg

un panorama complet du public du cinéma en France a permis de montrer que le consommateur est davantage nomade qu’on ne le croit. La crainte de voir les multiplexes déboucher sur un modèle de consommation du cinéma à taille unique réservé à un seul type de films et un seul type de clientèle, n’était finalement pas fondée. D’abord pour une raison de coût. Le multiplexe coûte cher. Les étudiants le boudent pour cette raison. À Metz par exemple, où le multiplexe est mal desservi par les transports en commun, le modèle fonctionne surtout avec les trentenaires (la tranche 25-35 ans) qui ont un meilleur pouvoir d’achat ainsi qu’un véhicule. Ensuite, car le nomadisme culturel s’inscrit profondément dans les habitudes des individus. Le modèle bourdieusien qui tend à faire croire que l’individu ne serait amené à fréquenter qu’une seule forme de culture (savante et légitime vs populaire et massifiée) en fonction de son niveau social ne résiste pas à l’épreuve des faits. Bernard Lahire montre dans une enquête publiée en 2004 (La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, La Découverte) que les « dissonances » dans les pratiques culturelles sont finalement naturelles et qu’il n’est pas si improbable, pour prendre un exemple, d’aller voir un film d’auteur en VOST diffusé en salle art et essai à 18h30 et de ne pas rater sa série américaine préférée sur M6 en rentrant ensuite chez soi à 20h30). Cela ne suffit pas à cataloguer l’individu en fonction du type d’objet audiovisuel qu’il a consommé. Quels effets en retour sur la création, la distribution ? Les multiplexes n’ont pas eu d’influence directe sur le secteur de la création, ce qui n’a, en revanche, pas été le cas du rôle dévolu à la télévision. Pour le meilleur et surtout le pire, car cela a conduit les producteurs de films à épouser, dès le stade de l’écriture,

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un format objectivement « télévisuel », conditionné par l’heure de diffusion du film et l’audience espérée. Si l’on feint de croire que la distinction cinéma et télévision se résume à une simple question de support, j’encourage alors à analyser d’un peu plus près l’esthétique de ces « films du milieu » dont parlent à juste raison Pascale Ferran et le Club des 13. Force est de constater que de nombreux films de cinéma qui sortent en salle peuvent être considérés en réalité comme des téléfilms déguisés (acteurs venant de la télévision, cadrages serrés, peu de profondeur de champ – laquelle passe mal en télévision -, génériques et scènes d’exposition accrocheurs afin d’éviter le « zapping » durant les premières minutes, etc.). Les quotas qui obligent les chaînes à diffuser des films d’expression française et à investir dans leur production, les conduisent à multiplier les mises en chantier de films finalement très moyens alors que dans un autre contexte, ils auraient pu faire d’excellents téléfilms. Certains pensent qu’il y a trop de films français qui sortent en salles. D’autres pensent qu’il y a trop de salles passant les mêmes films. Moi je pense que c’est une question de choix de canal de distribution qu’il faut poser, en n’hésitant pas à aiguiller vers la télévision des projets dédiés objectivement à ce format, à condition de laisser aux créateurs la même liberté d’expression dont ils auraient pu bénéficier au cinéma, sans pour autant transformer le petit écran en nouveau ghetto de l’auteurisme. C’était à une époque l’ambition d’Arte. Ce devrait être aussi l’ambition du service public généraliste et de France Télévisions en particulier. Dans les villes ou l’implantation des multiplexes est digérée, comment s’organise la cohabitation ? Le mot d’ordre est aujourd’hui la complémentarité, en terme d’offre de films et de services, de part et d’autre. Les

multiplexes ne s’essayent pratiquement pas sur la VOST. Ainsi, Le vent se lève, de Ken Loach, palme d’or 2006, et distribué seulement en version originale, a enregistré 68 % de son million d’entrées dans les salles indépendantes, c’est un pourcentage élevé. Les exploitants ont compris les premiers que le nomadisme du cinéphile, qu’il a fallu démontrer au prix de savantes enquêtes, se vérifiait depuis longtemps au guichet. Après la première période d’engouement pour les multiplexes, liée à la curiosité et au confort qu’apportaient ces lieux, la fréquentation s’est d’elle-même régulée à partir du moment où les salles indépendantes se sont modernisées à leur tour. Des dispositifs ont été mis en place pour les y aider, puis pour arbitrer les conflits avant que la concurrence effrénée ne s’installe. Les CDEC (Commissions Départementales d’Équipement Cinématographiques) sont aujourd’hui plus vigilantes qu’auparavant quand aux dossiers de demandes d’ouverture. Quel rôle l’État ou les collectivités jouent-elles dans l’exploitation ? L’État, via les collectivités locales, est de plus en plus impliqué. Mais cela élude des réalités locales bien plus complexes : il existe des salles privées qui touchent des subventions et des salles associatives qui n’en reçoivent pas. De nombreuses salles rurales ou de banlieue fonctionnent aujourd’hui en régie municipale, ce qui cause quelques problèmes, car les coûts d’exploitation (personnel, locaux etc.) ne sont pas les mêmes que ceux supportés par un exploitant économiquement « indépendant ». Avec les subventions du CNC, les conventions Éducation nationale, les déductions fiscales, etc., un cinéma municipal peut relativement bien fonctionner, même si la finalité marchande de ce type de montage passe en second plan derrière l’impératif culturel (la culture au service du développement de territoire). Lorsqu’un second exploitant, privé, donc « indépendant » au sens littéral, travaille à proximité et qu’il est sous licence d’un grand groupe, cela peut vite devenir explosif car une enseigne nationale réputée ne le met pas pour autant à l’abri de la concurrence locale. En 2007, UGC a ainsi porté plainte contre quatre cinémas municipaux pour concurrence déloyale : Épinal, Noisy-le-Grand et Montreuil (avec MK2) et le Comœdia de Lyon. Ce sont des cas de figure peu courants mais qui risquent


de se représenter lorsque l’engagement des pouvoirs publics dépassera le stade de la régulation. Dans ce cas, l’Etat est juge et partie : il peut devenir, par l’accumulation progressive de divers dispositifs de soutien, acteur d’un déséquilibre qu’on lui demande dans le même temps d’arbitrer. L’affaire de Montreuil a été portée in fine devant le Conseil d’Etat alors qu’une simple juridiction locale aurait pu trancher ce cas de concurrence déloyale finalement courant lorsque deux établissements se jouxtent. Rares sont les exploitants qui auront l’énergie suffisante pour s’engager dans ce type de combat. Le paysage de l’exploitation dans le Grand Est est-il spécifique en province ? Oui, c’est la région de France où la fréquentation est l’une des plus élevées, avec la région parisienne et le Nord. Mais cela cache des disparités inquiétantes. Ainsi la Meuse est le deuxième département le plus faiblement équipé de France en nombre d’écrans, tandis que la ville de Nancy est celle où le nombre de fauteuils par habitant est le plus élevé du pays. On explique différemment cette cinéphilie

plus forte dans l’Est : climat, proximité de la Belgique et de l’Allemagne, habitudes de consommation plus active, et enfin une composition socioprofessionnelle particulière avec une cinéphilie plus forte en milieu ouvrier (démontrée notamment dans la région frontalière de Longwy par les thèses de Fabrice Montebello et de Laurent Kasprowicz). Les conclusions auxquelles vous arrivez en tant que chercheur diffèrent-elles de ce que vous pourriez souhaiter en tant que cinéphile ? Oui, car en tant que chercheur, le principe du nécessaire maintien d’une diversité culturelle par la régulation des pouvoirs publics m’est cher, afin de permettre une circulation optimale des œuvres entre les lieux de diffusion, sans réserver la qualité à une élite mieux informée qu’une autre. En tant que cinéphile, je suis obligé de reconnaître que mon plaisir vient quand même souvent de la rareté, et donc du peu d’information disponible au préalable. C’est cela l’expérience esthétique. L’expérience de la consommation des films amène finalement chaque individu à se forger un goût qui fait de lui à la longue un expert

ordinaire un peu mieux informé comme le montrent les travaux menés à Metz par Jean-Marc Leveratto. Aux Etats Unis, Chris Anderson, auteur de la fameuse théorie de la Longue traîne, prétend que l’on est passé, au cours de ces quinze dernières d’années, d’une époque qui fut celle de la consommation de masse liée à une demande faible confortant ainsi le pouvoir éditorial des producteurs à une nouvelle ère conditionnée par une demande forte liée au pouvoir pris par le consommateur grâce à sa meilleure connaissance des « références », ce qui expliquerait aujourd’hui cette cinéphilie plus avide de la rareté, de la « niche » en quelque sorte, une cinéphilie fractionnée en quantité de sous-genres rendus soudain accessibles par l’édition DVD, les rééditions de classiques longtemps introuvables, la VOD, le téléchargement… C’est un véritable bouleversement économique dans la consommation culturelle que j’ai pu vérifier au quotidien dans ma propre pratique cinéphile. i

Frédéric Gimello-Mesplomb Maître de conférences à l’Université de Metz où il dirige le Master 2 Arts, Esthétique et Sociologie de la Culture, mention Expertise et médiation Culturelle, l’une des premières formations dans le domaine de la gestion culturelle. Spécialiste des questions d’économie du cinéma et de politiques culturelles, il est expert auprès du Centre National de la Cinématographie et de la Commission Européenne. Films favoris : Seconds de John Frankenheimer (1962), Freud de John Huston (1962), Le Mépris de Jean-Luc Godard (1963), Ran d’Akira Kurosawa (1985) Cinéma préféré : beaucoup de salles (y compris des multiplexes), mais disons le Caméo Saint Sébastien (Nancy) et Le Palace (Metz).

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Des Utopies ? en tournée : Festival International des Arts de Tokyo, du 23 au 29 mars 2009 Théâtre Granit Scène Nationale de Belfort, le 3 avril 2009 à 20h30 Théâtre Dijon Bourgogne CDN, du 14 au 17 avril 2009 CDTL – Centre Dramatique Thionville-Lorraine, du 21 au 24 avril 2009

DES UTOPIES ? par amir reza koohestani (extrait de Les Poissons de Saõ Miguel)

Eric entre sur scène. Soudain, la lumière s’allume : Eric semble pris au piège (surpris) au milieu de la scène. Il porte ses costumes de spectacle sur l’épaule et un bocal contenant un poisson rouge. Il se retourne et regarde les spectateurs. ERIC (au public) : Excusez-moi, pourquoi vous êtes assis là ? Mmmm, personne ne s’occupe de cette salle ?! (Il se dirige vers le téléphone interne des coulisses) Allo ! Le responsable de la salle ? ! Qui a dit aux spectateurs de se mettre ce côté-là ? — Non, là, côté coulisses !

© Fred Kihn

Durant deux mois, une troupe d’acteurs et de metteurs en scène franco-irano-nipponne était réunie à Besançon à l’invitation de Sylvain Maurice, directeur du Nouveau Théâtre. Ensemble ils ont créé Des Utopies ? qui, après une série de représentations à Besançon, part en tournée à Tokyo puis en France. Le jeune auteur et metteur en scène iranien Amir Reza Koohestani, habitué des scènes internationales, a écrit et mis en scène pour cette création Les Poissons de São Miguel, pièce jouant du vrai et du faux, qui appelait les acteurs en leur trouble et leur intimité. Première scène :

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— Je ne sais pas ! Le metteur en scène n’a quand même pas envie qu’on nous voit de dos ?! Pourquoi il les a mis là, alors ? Il y a bien quelqu’un qui a conduit ces gens ici ! Dépêche-toi, alors ! Préviens aussi les ouvreurs, qu’ils raccompagnent les gens l’autre côté. (Eric raccroche, en colère, regarde les spectateurs et soupire) Désolé, il y a un petit problème d’organisation. Mon collègue arrive tout de suite pour vous accompagner de l’autre côté. Eric sort de scène. Pendant quelques instants, la scène est vide. Il ne se passe rien. Elham entre sur scène pour continuer le spectacle. Elle chante (la chanson du spectacle d’Oriza). Elle tient ses costumes du spectacle. Elle prend le bocal de poisson pour le mettre sur la table. Eric entre de nouveau, de là où il était sorti. Il demande à Elham de sortir.

ERIC : J’ai pas fini. Tu poses ça, tu sors ! J’ai pas fini. Elham est surprise mais laisse le bocal par terre et sort. ERIC : Franchement, c’est pas du tout crédible ce début. Vous ne pouvez quand même pas croire que vous vous êtes trompés de place : ça voudrait dire que personne ici, ni les ouvreurs, ni les régisseurs, ne se seraient rendus compte que vous vous êtes trompés ; alors que moi, dans le noir, je le vois ! C’est n’importe quoi ! Même si j’essaie de bien jouer mon rôle, vous imaginez bien qu’il n’y a pas de sièges l’autre côté ! Alors, c’est normal que vous ne me croyez pas ! Cent fois, je lui ai dit ! Chaque fois, il me dit : on est au théâtre et tout y est histoire de convention. On peut décider que personne n’a dit aux spectateurs de ne pas s’asseoir là ! Exactement comme dans une pièce de Tchékhov. On dit qu’on est en Russie, au XIXe siècle, le spectateur l’accepte et tout est clair dès le début. Les « spectateurs » (Eric met ce mot entre guillemets avec le geste) sont invisibles pour l’acteur, il ne les voit pas et ne leur parle pas non plus. Mais là, je vous parle. Je vous vois ! (Eric fait quelques pas vers l’avant-scène) Vous avez entendu parler du « quatrième mur » ? (Personne ne répond) Lumière, s’il vous plaît, dans la salle ! (Aucune lumière) Merci. En tout cas, ce « quatrième mur », il n’y en a plus entre


© Elisabeth Carecchio

vous et moi. Parce que là, vous me voyez, mais moi aussi je vous vois. Ici et là, c’est le même endroit. Ici, on est dans un théâtre. C’est ça ce que je vois maintenant ! (Il prend une photo). Un jour, je suis allé lui dire que, franchement, les spectateurs français ne comprendraient pas trop ce qu’il voulait dire. Qu’ils ne croiraient à ma surprise du début. Nous, on vous connaît mieux, on sait ce que vous aimez. Il m’a répondu… Il m’a montré ce bocal à poisson, et m’a dit : Tu vois ça ? J’ai dit : Oui. Il m’a dit : Pour nous, c’est comme le sapin de Noël pour vous. Et alors ? Il m’a dit que quand il était petit, le soir du nouvel an, il est allé acheter un poisson rouge. Dans le magasin, il choisit un bien dodu et il demande au vendeur de le lui donner. Le vendeur met le poisson dans un bocal comme ça (Il prend le bocal) et lui, il regarde par là (Eric regarde du dessus) et voit que le poisson est tout petit. Il commence à pleurer, à crier. Il pense que le vendeur l’a arnaqué et a changé le poisson avec un

autre, mais le vendeur lui explique qu’il ne faut pas regarder par là mais par devant. Alors il regarde le poisson par devant (Il lève le bocal) et il voit que le poisson est de nouveau dodu. Il m’a dit : voilà ! Pour moi, l’important c’est par où tu regardes le poisson. Si tu le regardes par en haut, il est tout petit mais c’est sa vraie taille. Alors que si tu regardes par devant, le bocal fait loupe, il agrandit et embellit l’image du poisson, mais ce n’est pas sa vraie image. Je lui ai demandé : quel rapport avec le spectacle ? Il m’a répondu : la scène, c’est pareil, elle déforme la réalité comme le verre du bocal, elle l’embellit, mais ce n’est pas la réalité. Moi, j’aimerais montrer l’envers du décor. C’est peut-être une image moins séduisante, comme le poisson vu du haut, mais c’est la réalité! Je lui ai dit : Écoute, désolé, tu es metteur en scène, normalement tu en sais plus que moi mais là, je crois que tu dis vraiment n’importe quoi. Je vous jure, je lui ai dit ça. De toute façon, ici, c’est la scène. Que les spectateurs soient de ce côté

ou de l’autre, la scène reste la scène et nous, on joue ! Tant qu’il y a des spectateurs, on se donne en spectacle. Même ce poisson, s’il était intelligent, s’il sentait qu’on le regarde, il ne serait pas lui-même, que tu le regardes d’ici, où de là, il serait en train de jouer pour vous! Tu veux montrer la réalité? (Il descend sa veste comme un rideau devant le bocal). Arrête le spectacle. À partir de ce moment-là, il a commencé à supprimer mes scènes par-ci par-là. Et au final, il ne me reste qu’une minute, quand je viens vous dire ces conneries-là du début. C’est vraiment injuste. Je m’en vais, vous allez voir la suite du spectacle, à partir du moment où je raccroche le téléphone… et moi je vais retrouver ma vie, la vraie. Eric sort. i

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Nouvelles Strasbourg Danse, du 14 au 23 mai dans différents lieux de la ville 03 88 39 23 40 - www.pole-sud.fr

Mode : sélection propos recueillis par sylvia dubost

Qu’irez-vous voir cette année à Nouvelles Strasbourg Danse ? C’est ce que nous avons demandé à la chorégraphe Olga Mesa, résidente entre 2005 et 2007 à Pôle Sud, théâtre qui pilote le festival. Sa sélection reflète ses propres préoccupations : échanges, déplacements et croisements entre danse et arts visuels. Thierry de Mey, From Inside (installation), du 14 au 22 mai au Maillon-Wacken J’irai car cela fait longtemps que je n’ai pas vu son travail. Et puis je trouve intéressant le dispositif d’installation à l’intérieur d’un festival. C’est une ouverture vers les autres disciplines, d’autres types de propositions et je trouve cela important. Cela fait circuler les publics, le festival devient un point de rencontre, un espace de création et pas seulement de diffusion.

Yan Duyvendack, Made in Paradise, les 15 et 16 mai à Pôle Sud C’est intéressant de voir avec quel regard un plasticien entre dans les arts performatifs : il nous oblige à re-questionner tout le dispositif, spectateurs inclus. Le festival propose également une autre pièce de son parcours, et cela permet de préparer le regard du spectateur, pour mieux entrer dans la proposition. C’est important de faire comprendre l’artiste dans sa démarche, d’éveiller la curiosité de le suivre.

Dégadézo, Cauchemars domestiques, les 21 et 22 mai à Pôle Sud C’est une compagnie qui est en train de chercher, qui me semble ouverte aux collaborations, aux expérimentations. Il fait l’accompagner et la suivre. Elle a cette capacité de déplacement, de mobilisation, de dynamisme. J’avais vu son spectacle La Doublure, et suis curieuse de voir comment son propos évolue. Mathilde Monnier, La Ribot*, Gustavia, les 22 et 23 mai au TNS C’est LA grande recommandation. C’est rare de voir une collaboration entre deux personnes si différentes, avec des parcours aussi forts. On sent deux personnalités très engagées et passionnées, qui se sont nourries l’une de l’autre. Ce qu’elles nous racontent, c’est le désir d’avoir une parole libre sur un plateau et de la partager avec le public. * Olga Mesa était membre fondateur de la compagnie Bocanada Danza (1984-88), dirigée par La Ribot

Installation d’Annelise Ragno, dans différents endroits du Frac Annelise a été en résidence à Pôle Sud en novembre-décembre et ça a été une très belle rencontre. Elle essaye d’approcher la caméra au plus près du corps et le décontextualise. On perd toute référence et on le regarde alors d’une toute autre manière. i

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Passer Outre, à l’Allan, Scène Nationale de Montbéliard, le 10 mars - 08 05 710 700 au théâtre de l’Espace, Scène nationale de Besançon, les 5 et 6 mai 2009 - 03 81 51 13 13

Christophe Fourvel est écrivain. Il a notamment publié Anything for John et Montevideo, Henri Calet et moi. Pour Novo, il évoque sa participation au spectacle Passer Outre, une chorégraphie de Geneviève Pernin.

Passer Outre texte : christophe fourvel

Pour une première “collaboration” à Novo, me voilà confronté à un exercice périlleux : parler d’un spectacle auquel j’ai participé en tant qu’écrivain, Passer Outre, et qui sera créé à Montbéliard le 10 mars. Ma première idée était d’évoquer la différence de plaisir (ou d’inquiétude !) qu’il existe entre écrire des livres et écrire pour la scène. De plus, Geneviève Pernin, la chorégraphe qui m’a commandé ces textes, est la personne avec qui je vis depuis 17 ans. Écrire pour la personne avec qui l’on vit peut-être un sujet intéressant. Mais dès les premières lignes, j’ai senti une certaine gêne. Pour parler de la création et du couple dans un journal aujourd’hui, il faut être célèbre. Sinon, personne ne lira l’article. Or, point de discussion : nous n’appartenons pas au clan des amis du Président, aux nageurs surpris par les papparazzi, aux gens qui ont la lourde contrainte de porter en permanence de larges lunettes de soleil. Non, le mieux est de passer outre la première réticence et de parler du spectacle. Je me souviens que tout cela a commencé avec un texte de Charlotte Delbo, revenue des camps d’extermination et tentant de dire et de redire l’inconcevable horreur. À la fin d’un de ses livres, Une connaissance inutile aux Éditions de Minuit, figure un poème qui s’intitule Prière aux vivants pour leur pardonner d’être vivants. Il s’adresse à nous, passants célèbres ou anonymes et dit entre autres ceci : Je vous en supplie / faites quelques chose / apprenez un pas / une danse / quelque chose qui vous justifie / qui vous donne le droit / d’être habillés de votre peau de votre poil / apprenez à marcher et à rire / parce que ce serait trop bête / à la fin / que tant soient morts / et que vous viviez / sans rien faire de votre vie. Nous sommes partis de cette

injonction magnifique. Geneviève Pernin a voulu que nous fassions tous “un pas de côté”. De fait, les danseurs (Vincent Druguet et Geneviève Pernin) chantent, la chanteuse (Catherine Jauniaux) danse, les lumières (Isabelle Singer) et les sons (Alain Michon) s’approprient l’espace. Quant à moi, qui m’en tiens plutôt dans mes livres à l’exercice dit du “monologue intérieur”, il m’a fallu écrire un texte polyphonique pour trois voix. L’interpellation de Charlotte Delbo change les inquiétudes ordinaires : est-ce un spectacle réussi ? Est-ce que ça vaut la peine ? Ces questions ont cessé de nous

photo : lin delpierre

hanter. Nous nous sommes dits que nous avions tenté ce que Charlotte Delbo nous avait enjoint de tenter et que là était le vrai enjeu. Il est bien de voir les spectacles ainsi. Les livres, le quotidien et la vie ainsi. Faire des petites choses qui rendent hommage à la liberté que nous avons de les faire. À l’insu des crises, des puissants, des marionnettistes de Wall Street. Un pas de côté, une danse. Travailler à grandir le “nous” à la mesure de ce que nous pouvons, et avec honnêteté. i

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Fuck architects, jusqu’au 17 mai, au FRAC Alsace à Sélestat 03 88 58 87 58 - www.culture-alsace.org

détonnante exposition par sandrine wymann et bearboz

Chez Mounir Fatmi, l’architecture est un moyen d’expression, un élément de résistance. On lui a connu des projets constructifs, des actes dans la ville qui interrogent immigration, architecture et cultures... Aujourd’hui, Fuck architects ! Désespoir ? Déconstruction ! Il n’est plus temps de lutter contre, il préfère reprendre, recommencer et mieux reconstruire. Reconstruire à partir d’écrits. Le texte comme la base d’une nouvelle construction universelle. L’architecture est-elle révolutionnaire ? Le 3ème volet de Fuck architects nous le laisse supposer. Mounir Fatmi travaille ses sujets en plusieurs temps. Ses expositions sont les chapitres d’un livre qui cerne un sujet donné.

À Sélestat, il vient d’écrire le mot fin à Fuck architects. Du moins le dit-il. Mounir Fatmi utilise un alphabet plastique qu’il combine, décline, affine. D’exposition en exposition, des objets (fétiches ?) se retrouvent au fil de son analyse. Obstacles, barres d’obstacles de chevaux, ici blanches et noires et parcourues de textes. Reprise maintes fois dans son œuvre, cette pièce est toujours la matérialisation de l’obstacle que Mounir Fatmi affronte au sein de son installation. Ici, il est question de l’ennemi, de celui qui attaque, de celui qu’il faut craindre.

Save Manhattan, un skyline de Manhattan obtenu par l’ombre projetée de livres disposés sur une table, et dont deux Corans placés à la verticale silhouaitent le World Trade Center de Manhattan. Une œuvre incroyable qui a vu le jour après les attentats du 11 septembre et dont il a repris le principe en utilisant l’ombre de cassettes VHS (Save Manhattan 2) puis de haut-parleurs (Save Manhattan 3).

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Autre Skyline fait de cassettes VHS, celui qui dégouline de tout son contenu, et dont les bandes déroulées s’amoncellent au sol comme une nécessaire purge, comme un passage obligé vers le vide pour encore une fois, mieux reconstruire.

La photographie L’évolution ou la mort, est un gros plan sur le buste d’un kamikaze qui se fait exploser à coup de livres, journaux ou magazines. Pas n’importe lesquels, des textes classiques, un journal français de gauche, un magazine people : ce qui constitue nos référence françaises bien-pensantes.

Désespéré le message de Mounir Fatmi ? Non, pas vraiment, mais une vraie remise en cause de nos fondamentaux. Mounir Fatmi bouscule, et nous traîne au bord d’un précipice mais déjà, on le sait, il réfléchit à des propositions post-cataclysmique.

La vidéo, The Machinery, calligraphie arabe, verset du Livre sacré, parfaitement ramassée et cernée dans un espace circulaire, dans un mouvement de rotation continue va jusqu’à l’éclatement, jusqu’à dispersion du texte qui n’est alors plus que... poussière ?

Et par ci, par là, des phrases qui s’inscrivent subtilement dans notre mémoire, des bobines de silence 500 meters of silence.

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Trans(e) : Multitasking, exposition, du 19 mars au 17 mai, à La Filature à Mulhouse 03 89 36 28 28 - www.lafilature.org

Task force par fabien texier

Dédié à l’expression artistique allemande, française et suisse, le festival multidisciplinaire de la Filature de Mulhouse Trans(e) accueille l’exposition berlinoise Multitasking. Trois exemples commentés par Stéphanie Keller qui l’a importée pour éclairer le concept.

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Comment a émergé la problématique du Multitasking à Berlin ? Lors d’un séminaire European Media Studies à l’université de Potsdam. L’idée consistait à examiner les multiples effets du phénomène «Multitasking », provoqués par la globalisation et informatisation de la communication et du travail, sur la société, l’économie, la vie quotidienne etc… Comme une définition du terme « Multitasking » est presque impossible, le choix a été de réaliser une exposition autour du phénomène (en collaboration avec la Neue Gessellschaft für Bildende Kunst à Berlin), d’animer un débat transdisciplinaire qui essaie d’exprimer des points de vue multiples. i

Bill Shackelford, Spamtrap, 2007 L’installation de l’artiste américain Bill Shackelford, fait passer les courriels spam d’une réalité virtuelle à une réalité matérielle. Imprimés, ils sont transformés en temps réel en miettes de papier, par un piège à spam. Les adresses mail utilisées ne fonctionnent plus comme des vecteurs d’échange d’informations, le but originel d’Internet, mais deviennent des culs-de-sac. Irène Hug, All Things Considered, 2006/ 2007,

(avec l’aimable autorisation de la Galerie Hubert Bächler, Zürich)

Irène Hug, artiste berlinoise, considère le regard comme principal vecteur d’orientation dans les espaces publics. Avec une installation qui pourrait sembler architecturale, elle aborde le thème de la concentration des informations écrites. Elle retravaille les images par ordinateur, mettant en avant l’étendue des signes visuels pour tisser un nouveau contenu. Son interrogation porte d’une part sur la tension entre l’envie et le besoin que nous avons d’interpréter ces signes et, d’autre part, sur les mécanismes que nous mettons en œuvre pour filtrer l’information. Lars Tunbjörk, Stockbroker, Stockholm, 1998, de la série Office

(avec l’aimable autorisation du Hasselblad Center, Göteborg)

Lars Tunbjörk, photographe suédois, montre des gens au travail, dans des bureaux. Les nombreux moyens de communication représentés dans ces images renvoient aux processus de traitement de l’information qui peuvent se dérouler en parallèle. Ses photographies rendent ainsi compte des conditions de travail propres à l’univers du bureau au début du XXIe siècle. SELECTA TRANS(E) Tombe [avec les mots], Robert Cahen, Installation Vidéo, du 19.03 au 04.04 Control Room, Cécile Babiole, Installation, du 19.03 au 04.04 Palast Orchester, Kurt Weill + pop, concert + spectacle, 20.03 + 21.03 Cactus Bar, Stéphanie Tiersch, danse + musique + théâtre, 24.03 et 25.03 Stifters Dinge, Heiner Goebbels, théâtre + installation, du 25.03 au 28.03 Airport Kids, Stéfan Kaegi + Lola Arias, théâtre, 27.03 + 28.03 Zauberflöte ein Prüflung, Mozart, opéra + spectacle de marionnettes, le 20.03, à l’Espace Tival, Kingersheim (68) Nuit Électro, Sporto Kantès + clubbing, le 28.03 au Noumatrouff

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Second Nature, exposition de Tony Cragg, jusqu’au 3 mai à la Staatliche Kunsthalle de Karlsruhe 0049 – 721 926 33 59 - www.kunsthalle-karlsruhe.de

Raisons de la forme pure propos recueillis par sylvia dubost

photo : charles duprat

Le Britannique Tony Cragg est sans conteste un des artistes contemporains les plus importants. Son œuvre, d’une grande inventivité formelle, n’a cessé de se renouveler, mais il s’en est toujours tenu à l’essence de la sculpture : le travail de la matière. La matière considérée ici comme prolongement de soi. Entretien avec l’artiste. Pour reprendre la comparaison de Kirsten Claudia Voigt, commissaire de l’exposition Second Nature à la Kunsthalle, il y a quelque chose de l’empirisme britannique dans le travail de Tony Cragg. Son œuvre, depuis ses débuts, est un continuum d’expériences, menées avec la matière et le mouvement. Ses idées, il les puise aussi bien de la biologie que de la physique, de l’astrophysique… Chez Tony Cragg, tout est matière, tout est mouvement, et le mouvement génère la forme. On le voit dans ses sculptures comme dans ses dessins, moins connus et néanmoins autonomes, comme le fait découvrir cette exposition qui en présente plus d’une centaine, aux côtés de sculptures récentes. Tout est matière, tout est mouvement : tout est énergie. Et cette énergie créatrice doit transformer le monde…

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Que signifie pour vous le titre de votre exposition à la Kunsthalle, Second Nature ? Second Nature est une expression, quelque chose que l’on fait naturellement, presque sans y penser. Ici, elle évoque exactement ce que nous pensons ne pas être : nous faisons partie de la nature, comme n’importe quel animal, nous sommes l’espèce dominante, avec cette capacité de pensée que nous utilisons de manière stratégique. Mais aussi nous nous prolongeons par la matière, nous construisons


McCormack, bronze, 117x130x75, 2007

conceptuel. Ce n’est pas duchampesque, il ne s’agit pas de trouver quelque chose. Duchamp a été très important car il nous a donné la possibilité d’utiliser des matériaux différents, de regarder aussi le monde fabriqué par l’industrie. Mais depuis la fin du XXe siècle la stratégie duchampienne s’essouffle, et nous cherchons maintenant de nouvelles formes. Je fais les choses en regardant, en pensant avec la matière. Et puis parfois, très rarement, j’ai une bonne idée. Mais pour être franc, les bonnes idées ne produisent pas vraiment des œuvres intéressantes. Il y a beaucoup de bonnes idées qui donnent des œuvres vraiment mauvaises. D’un autre côté, il y a des œuvres fantastiques qui ne sont pas basées sur une bonne idée. La Traviata n’est pas une bonne idée mais c’est une œuvre fantastique ! L’art religieux, de mon point de vue, n’est pas vraiment une bonne idée… mais il est émotionnellement fort. Votre manière de travailler peut-elle se rapprocher de celle d’un scientifique ? Non. Nous nous prolongeons dans la matière. Nous pensons à travers la matière. Je crois vraiment en cela. Par exemple : vous avez une phrase en tête et vous voulez la dire à quelqu’un. Alors vous l’écrivez sur le papier, vous la retournez dans tous les sens, vous changez les mots et bang ! Vous avez votre phrase ! Il est arrivé à tout le monde, j’espère, d’écrire des phrases beaucoup plus fortes que ce que l’on avait d’abord l’intention de dire. C’est la poesis. Et cela n’a rien à voir avec la littérature, cela a à voir avec la création. Qu’avezvous fait? Vous avez pris une solution de minerai bleu et vous l’avez promenée sur une surface faite de cellulose et dans cette matière vous avez cherché une forme. Dans ce contact avec la matière, vous avez créé quelque chose qui est allé plus loin que ce à quoi vous seriez arrivé sans toucher la matière. Même Einstein n’a pas fait que penser, il a pris un crayon et a essayé de mettre les choses en forme. Donc faire de la sculpture est juste une manière de penser. Il n’y a rien de vraiment scientifique à cela.

des maisons, des rues, des villes, fabriquons des vêtements… c’est-à-dire notre culture. Nous sommes à la fois nature et culture. En tant que matérialiste radical – ce qui est approprié pour un sculpteur, je pense qu’il devrait toujours en être ainsi – je pense que nous devrions développer notre capacité de pensée de manière à prendre la responsabilité de ce qui nous entoure, de toutes les autres matières. Tout ce que nous fabriquons jusqu’à présent est assez médiocre, se basant sur le plus petit dénominateur commun. Cette

stratégie semble jusqu’à présent assez bien fonctionner pour nous. Mais au moins en art, nous nous devons d’avoir une sorte d’idéal, chercher des choses plus complexes, qui pourraient avoir des effets sur la société au sens plus large. Votre travail est entièrement construit autour de la forme. Comment naissent ces formes ? Je crois dans le fait de penser avec la matière : ma pratique n’est pas un art

C’est donc le contact avec la matière qui crée la sculpture ? Absolument, et c’est tout l’intérêt de faire de la sculpture. C’est une extension physique et mentale de moi-même. Quand nous naissons, nous avons assez peu de choses en tête. Ensuite nous regardons le monde physique, nous le touchons, et commençons à structurer notre esprit, à le programmer de manière à pouvoir aborder le monde. Nous avons des sensations mathématiques, géométriques, nous commençons à formater notre esprit. Le monde extérieur nous informe. Si nous sommes entourés par une réalité médiocre : c’est cela qui nous informe? C’est pathétique ! Nous devons faire un effort pour sortir de l’ordinaire, vers l’extraordinaire. Au final, ce n’est pas la sculpture qui est importante, c’est ce qui se passe dans nos esprits ! i

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Le cadre à l’épreuve

par emmanuel abela

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photo : christophe urbain


Peintures, Éditions Arthénon, Coll. Le Jour Étoilé

Le Strasbourgeois Mathieu Wernert tend à une forme de minimalisme. Une nouvelle manière pour lui d’interroger le cadre et de charger sa peinture d’affects. Rencontre avec l’artiste dans son atelier, autour de quelques œuvres.

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paysage 04, acrylique et glycéro sur toile, 120 x 150, 2008

Mathieu Wernert exprime un désir de peinture, et ses tentatives dans les domaines de la sculpture et de la photo, ne l’empêchent pas de revenir à ce désir premier. « Je reviens toujours à la couleur et à la toile, j’ai besoin de cela », nous confirme-t-il. On a beau établir des échelles de valeur entre les différentes disciplines, la peinture reste vivante pour lui. Elle impose un cadre qu’il est possible d’éprouver. « Je ne me sens pas à l’étroit dans la peinture. J’essaie de faire évoluer ce cadre, tout en y restant ; j’essaie de l’agrandir » Un cheminement paradoxal qui lui permet de tendre à des formes totales, comme dans ses combustions récentes. « Oui, les combustions me permettent d’aller physiquement beaucoup plus loin. D’aller au-delà. » Il s’inspire en cela des jazzmen Charles Mingus, John Coltrane, Sun Ra et Miles Davis — « Excellent peintre, par ailleurs ! » —, autant de musiciens qui ont cherché à repousser les limites.

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Sa pratique picturale est multiple, il y a un travail de figuration autour des portraits, des paysages ruraux, des paysages urbains et des œuvres abstraites, une manière d’embrasser toutes les possibilités qui s’offrent à lui. « Je fais du figuratif sans en faire, je laisse de l’espace aux gens. Ils viennent avec leur propre parcours et face à mes toiles, ils peuvent s’imaginer autre chose. » Alors que d’autres peintres fonctionnent pas couches successives jusqu’à la saturation, lui au contraire racle la toile jusqu’à la mettre à nue. « J’attends un déclic ; celui-ci va naître d’un détail, d’une coulure, ou pas. Le but est d’aller à l’essentiel, tout de suite. » Chez Mathieu, l’acte pictural peut revêtir une forme de violence contenue, il en reste des traces diffuses sur certaines de ses toiles. « Ce sont des scènes de combat, des paysages de guerre. J’essaie de les faire les plus beaux possibles, comme ces images qu’on diffuse à la télévision, mais ça reste des paysages malades. De même pour mes figures, elles sont malades. Notre système est malade, j’essaie de faire ressentir cela aux gens. »


paysage 03, acrylique et glycĂŠro sur toile, 150 x 120, 2009

figure 01, glycĂŠro sur toile, 120 x 100, 2007

combustion, charbon sur toile, 100 x 120, 2008

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Fumetto, du 28 mars au 5 avril à Lucerne (CH) www.fumetto.ch

www.actustragicus.com + www.nytimes.com

Fumetto LE festival de bande dessinée du Grand Est est de retour avec comme toujours de nombreuses expositions à travers la ville de Lucerne. Focus sur l’Israélienne Rutu Modan, auteur du remarqué Exit Wounds.

ONLINE par fabien texier

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L’efficacité et la simplicité de la ligne claire a longtemps attiré les tâcherons avant que leur nullité cumulée ne parvienne à ringardiser complètement ce style encore porté bien haut par quelques maîtres (dont certains ailleurs dans ce magazine, et Ever Meulen, aussi exposé à Fumetto). Issue d’un pays où la tradition de la bande dessinée est inexistante, et pionnière (avec les éditions Actus Tragicus dont elle est un pilier) du 9e art en Israël, Rutu Modan, a fini par l’adopter. Consciente que l’apparente facilité de la ligne claire demande une redoutable maîtrise de la composition, elle ne s’en est emparée qu’après diverses expériences graphiques dont la trace se lit

notamment dans le recueil d’histoires que constitue son premier ouvrage (publié en France en 2005 par Actes Sud) Énergies bloquées. Son premier récit long est directement paru en anglais chez Drawn & Quarterly en 2007 avant de sortir chez Actes Sud la même année. Exit Wounds fait se télescoper les vies d’une jeune militaire très riche et d’un chauffeur de taxi des quartiers pauvres, réunis, ou désunis, par la disparition d’un proche dans un attentat. L’enquête à laquelle ils finissent par se livrer est un voyage dans leur intimité mais aussi à travers la société israélienne. Mis en forme dans une superbe ligne claire qui se permet des maladresses qui n’en rendent la narration que plus sensible, le livre a vite conquis son public. France Info a même curieusement choisi de lui donner son prix 2008 de la BD d’actualité et de reportage, un peu comme si on remettrait un prix du documentaire à Ken Loach. Reconnaissons toutefois que le récit subtil de Rutu Modan a également passionné un grand de la bande dessinée de reportage, en la personne de l’américain Joe Sacco (Palestine chez Vertige Graphic). Désormais installée à Sheffield en Écosse, la dessinatrice a prouvé une nouvelle fois son sens de l’écriture avec ses Mixed Emotions, chroniques illustrées autobiographiques dans le New York Times, et a poussé, avec toujours plus de réussite, son exploration de la ligne claire entre McCay et Hergé à travers l’hilarant feuilleton paru dans le New York Times Magazine ; The Murder of the Terminal Patient. Quelle partie de votre travail montrez vous à Fumetto ? Des pages d’Exit Wounds aussi bien que d’Énergies bloquées. Comme je travaille sur ordinateur, il n’y aura que des imprimés de ces bandes dessinées, mais je vais aussi montrer des dessins originaux d’illustration ainsi que les matériaux graphiques que j’utilise. Entretenez-vous un rapport particulier à ce festival ? C’est la troisième fois que je viens. Ma première visite remonte à 1998, lors de l’exposition collective d’Actus Tragicus. J’aime ce festival, un des meilleurs qui existe : il est plus alternatif, donc me convient mieux, et l’atmosphère est géniale. Le fait qu’il ne soit pas centré sur le côté commercial le rend plus intéressant et plus amusant.

Quelle sera votre prochaine publication ? J’ai commencé à travailler sur un nouveau roman graphique, mais il est trop tôt pour dire s’il en sortira quelque chose. Peut-être ferai-je un livre de Mixed Emotions, mais je n’ai pas envie de m’y mettre tout de suite car cela m’ennuie de me pencher sur de vieux travaux. Je préfère aller de l’avant. Pour The Terminal Patient, c’est plus problématique, je ne suis pas certaine que, paraissant de semaine en semaine, il fonctionne aussi bien dans un livre… Peut-on le voir comme une variation humoristique sur Tintin ? Non ce n’était pas mon intention, mais j’ai beaucoup été influencée par Hergé, surtout par sa façon d’organiser la mise en page. J’adore son sens de la composition, et sa concision dans le récit en image. Vos nouveaux projets iront-ils dans ce sens ? Ils seront très différents. L’un est un livre pour enfants dont j’ai aussi écrit le texte, et l’autre une bande dessinée de reportage, avec un journaliste, sur le sud d’Israël pendant la guerre de Gaza. Il sera publié dans une anthologie en France. Qu’avez-vous ressenti pendant ces dernières élections ? Ça me déprime encore beaucoup. Il est clair que les extrémistes des deux camps deviennent de plus en plus puissants et que la résolution du conflit est de plus en plus éloignée. D’un autre côté j’ai une grande foi dans le changement. Regardez ce qui est arrivé aux USA et ce miracle qu’ils ont eu pour président après les difficiles années Bush. Peut-être pourrait-il arriver quelque chose de ce genre au Moyen-Orient un jour ? J’espère que ce sera de mon vivant ! Pensez-vous revenir vous installer en Israël dans les prochaines années ? J’aimerais beaucoup revenir, mais cela dépend de l’évolution de la carrière universitaire de mon mari qui est chercheur. Mes amis ici trouvent bizarre que je veuille retourner dans ce pays fou, dangereux et dont je désapprouve la politique. Mais la vie dépasse la politique. Mes amis, ma famille sont là-bas comme ma langue, ma culture : toutes choses essentielles à un artiste (et n’oublions pas une excellente cuisine). L’amour est aveugle dit-on, et c’est aussi valable pour l’amour d’un lieu. i Autres expositions : David Shrigley, Blutch, Yuichi Yokoyama, Mat Brinkman, Picture Box, Mark Newgarden, Amanda Vähämäki, Daisuke Ichiba, Geneviève Castrée, Shary Boyle, Ever Meulen, Elvis Studio, Alex Baladi, Flag, HSLU.

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Les trentenaires ont toujours connu la crise. Et si c’était à eux de nous en sortir ? Isabelle Freyburger se pose la question.

La crise et moi par isabelle freyburger

œuvres de Friedrich Meckseper, Montgolfier, Farbradierung, 1963, 40 x 50 cm, WVZ 62 Labyrinth und Landschaft, Öl auf Hartfaser, 1966/71, 57,5 x 79,5 cm, WVZ 56 (reproductions avec l’aimable autorisation de Friedrich Meckseper)

Prêts à haut risque Je ne sais pas vous, mais l’année 2008 s’est achevée pour moi dans une certaine morosité. Comme tout le monde, j’avais suivi avec un certain enthousiasme les épisodes du parcours fulgurant de Barack Hussein Obama, né à Honolulu d’un père kenyan et d’une mère originaire du Kansas, et élu triomphalement président des ÉtatsUnis le 4 novembre dernier. Comme tout le monde, j’avais vaguement saisi que la crise financière mondiale, officiellement annoncée à l’automne, était partie du petit marché des subprimes (« prêts à haut risque »), ces crédits hypothécaires américains risqués que des banquiers avaient octroyés à des ménages aux revenus très modestes, non solvables, et que tout cela n’annonçait rien de très réjouissant. Krach immobilier, réserve fédérale américaine, bulles spéculatives, Alan Greenspan, titrisation, hedge funds, marchés interbancaires : des mots opaques dansaient devant moi sans que je parvienne bien à faire le lien entre eux et moi. Toujours est-il que la crise des subprimes, à cause de l’accélération de la mondialisation financière, a rapidement dépassé les frontières US pour contaminer toute la planète comme une

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foudroyante pandémie de grippe. Une sorte d’effet papillon, disait joliment le journal, expliquant que des investisseurs du monde entier possédaient des dettes américaines titrisées, créances transformées en titres financiers. Obama avait donc d’emblée du pain sur la planche. Au-delà du symbole qu’il représentait, l’engouement planétaire qu’il a suscité a sans doute cristallisé l’espoir candide qu’il allait nous sauver, tous autant que nous étions, de cette catastrophe virale dont nous discernions pour la plupart confusément les contours. Dans notre pays, celui qui s’était présenté comme le président du pouvoir d’achat a bien été obligé de « dire la vérité aux Français », en nous avouant que la crise aurait des conséquences durables sur la croissance, sur le chômage, et sur le fameux pouvoir d’achat. C’était vraiment pas de chance…

Trêve générale des confiseurs Dans le contexte actuel, ma petite baisse de moral de fin d’année n’était a priori pas d’une grande originalité, mais elle s’avéra plus profonde que les petites remises en

question récurrentes que je m’infligeais régulièrement à l’approche de la trêve des confiseurs. Est-ce que ma vie correspondait bien à mes envies ? Ne m’étais-je pas perdue en route ? Mon plaisir dans le travail était-il entamé ? Ma vie professionnelle avait-telle insidieusement pris le pas sur ma vie personnelle ? Quel avenir économique et quel modèle social allais-je offrir aux enfants que je n’avais pas ? D’ailleurs, comment se faisait-il que je n’en aie toujours pas lorsque ma mère, au même âge, en avait déjà trois ? Trêve des confiseurs ou pas, il n’était plus question d’édulcorer la vérité : en gros, j’avais fait des études qui n’étaient pas vraiment valorisées, passé des heures et des jours dans des salles obscures ou dans des livres à vivre une autre vie que la mienne, multiplié des histoires qui ne duraient pas, et nourri des désirs secrets d’écriture qui ne se concrétisaient pas. Mon existence étaitelle vouée à un éternel atermoiement ? De quelle infirmité étais-je porteuse pour ne me reconnaître dans aucun des schémas (familiaux, affectifs, culturels, politiques, religieux…) dont j’étais issue ? Dans quel projet m’étais-je réellement engagée à part celui d’une hypothétique réussite professionnelle ? Pourquoi les filles de mon


âge ressemblent si peu à leurs mères ? Et d’où vient cet état d’adolescence prolongée dans lequel séjournent la plupart des trentenaires ?

Année du buffle et vaches maigres Pour 2009, j’ai résolu d’arrêter de fumer et de prendre du temps pour moi. Après tout, cette année était la mienne - celle du buffle - et c’était le moment ou jamais de prendre le taureau par les cornes. Je me suis alors lancée avec une ferveur équivoque dans une nouvelle passion : le tricot. Il faut dire que la publicité pour Phildar trouvée sur Internet était affriolante : « Authentique, original et économique, le tricot revient plus que jamais à la mode. Symbole d’un savoir-faire qui se transmet de mère en fille et traverse les générations, il

offre le plaisir de faire les choses soi-même. Pour un pull, un gilet, une barboteuse ou une écharpe aussi originale que celle du Père Noël est une Ordure, commandez sans tarder le patron, les aiguilles et les pelotes de laine qui vont bien. » Classe. À part l’allusion eighties à la troupe du Splendid, ça fleurait bon la réclame désuète des années cinquante. Ah, enfin j’allais pouvoir m’épanouir dans une activité ludique, créative et utilitaire qui me reliait à une féminité ancestrale et qui, en plus de « revenir à la mode », était parfaitement appropriée aux imminentes périodes de vaches maigres ! À la fin de la première pelote, mes nerfs étaient en boule et mon œuvre avait de drôles d’airs de serpillière. De fil en aiguille, ma vocation trop soudaine s’étiolait déjà et je me désespérais en silence de pouvoir jamais en faire une barboteuse… Mon amour-propre a pris une veste et j’ai recommencé à fumer.

Respirer et écrire Mais mon corps ne l’entendait pas de cette oreille : mon dos s’est bloqué, mes neurones, à l’instar de tout mon organisme, se sont grippés, je n’avais plus de voix, plus d’énergie, plus d’idées, et je me suis sentie tout à coup très fatiguée. Je me suis mise en stand by. J’ai fait ma petite crise. Bizarrement, à aucun moment je ne me suis sentie réellement subprimée, pardon, déprimée. Je percevais plutôt dans cette grève générale de mon quotidien la possibilité d’une régénération. Je me suis souvenue qu’en chinois, le mot « crise » est constitué de deux idéogrammes qui signifient « risque » et « opportunité ». En français, le même mot, apparu au 15ème siècle dans le vocabulaire médical, trouve ses origines dans le grec krisis qui veut dire « décision ». Dans son essai intitulé Le souffle coupé, François-

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Bernard Michel, médecin spécialiste des maladies respiratoires, écrit : « Hippocrate a été très perspicace sur le sens médical de la crise lorsqu’il a observé que le processus d’évolution de la plupart des maladies obéit à la « solennité bien ordonnée d’une tragédie ». (…) Mais le temps essentiel, le moment décisif du conflit, qu’il soit passionnel ou pathologique, est le phénomène de la « coction », par lequel les « humeurs » transforment le « principe nocif » pour l’expulser hors de l’organisme. Et là où Hippocrate est génial, c’est lorsqu’il a l’intuition que la crise, qui dénoue le conflit, constitue une démarche vers la guérison ». Je précise que l’essai porte l’éloquent sous-titre suivant : Respirer et écrire…

Sommes-nous des baby losers ? Respirant un grand coup, je suis partie à la recherche des origines pathologiques de la « crise » des trentenaires, ces rejetons douteux des baby-boomers que ces derniers sont nombreux à juger sans passion, sans idéologie, conformistes, voire timorés. Il faut dire que la génération née autour de 1945 - nos parents donc - ont profité à fond de la dynamique des Trente Glorieuses : du travail à foison, des salaires et un pouvoir d’achat ascensionnels, un État providence généreux, sans oublier la libération sexuelle et un événement fondateur gagné du haut de barricades et qui a ébranlé la société. « Ce fut une génération privilégiée par l’Histoire comme aucune autre avant elle, ni après elle, observe Jean-François Sirinelli, directeur du Centre d’histoire de l’Europe du XX e siècle, à Sciences Po. Même si 20 % d’entre eux seulement ont fait des études supérieures, leur insertion sur le marché du travail a été facile dans un contexte de plein-emploi. »

Alors, les trentenaires : une génération éclipsée, occultée, pas brillante ? Morne et terne comme un long jour sans soleil ? Pas si sûr…

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Parallèlement à cette ascension sociale, nos « glorieux » aînés ont en outre bénéficié de taux d’intérêt inférieurs à l’inflation, si bien qu’ils ont en général pu se constituer un sympathique patrimoine en vue d’une retraite confortable. Si vous êtes comme moi nés en 1973, vous avez connu la famille avec la montée des divorces, le travail avec le chômage, le sida en guise de révolution sexuelle, la politique avec les affaires, l’économie avec le premier choc pétrolier et la santé avec la naissance des OGM. Vous êtes nés l’année de la disparition de trois Pablo qui ont marqué les arts (Picasso, Neruda, Casals) et de l’éclipse totale du soleil la plus longue du siècle (6 minutes et 20 secondes). Contrairement aux générations précédentes, votre situation économique et sociale est, pour la première fois de l’histoire

contemporaine, pire que celle de vos parents. Ces derniers ont-ils vraiment tort de vous voir comme un Tanguy, un être régressif et instable qui se goinfre de fraises tagada en chantant l’Ile aux enfants ? Notre Che Guevara à nous, c’est Casimir ? Serions-nous des baby losers ?

Crise et chrysalide Alors, les trentenaires : une génération éclipsée, occultée, pas brillante ? Morne et terne comme un long jour sans soleil ? Pas si sûr… Ayant grandi au cœur des bouleversements qu’a connu la société à la fin du XXe siècle - mondialisation, nouvelles technologies, montée de l’individualisme, éclatement de la cellule familiale, rupture


Aurions-nous dans les mains un power inconnu, un fluide magique, une énergie insoupçonnée que nous découvririons à la faveur de cette crise ?

avec le mythe du progrès et exigences du développement durable -, les trentenaires ont vécu dans l’ombre et dans un relatif silence toute une série de transitions sociales, politiques, culturelles et environnementales. Une réelle transmission, y compris de flambeau, n’a pas vraiment eu lieu. Un exemple : en 1981, l’Assemblée nationale comptait 20 % de députés de moins de 40 ans ; aujourd’hui, ils représentent moins de 4 % au total. Exclus de l’accès à la propriété, absents des discours politiques, nous avons d’une certaine manière été tenus à l’écart (et, il faut bien le dire, aussi accepté de l’être) des responsabilités et des décisions. Une sorte de « mise en quarantaine », pourrait-on dire. Or aujourd’hui, à l’heure où l’on s’achemine lentement vers une autre « crise », celle de la quarantaine justement, nous parvenons à une étape de l’existence où l’on accède

naturellement à ces responsabilités. D’abord, et pour schématiser, parce que les plus vieux sont occupés par la qualité de leur retraite (que nous finançons sans garantie d’en profiter un jour nous-mêmes) et les plus jeunes par celle de leur total look Dolce&Gabbana et le nombre de leurs amis virtuels, lol, mdr. Mais aussi – et c’est mon hypothèse – parce qu’il me semble que nous sommes les mieux armés. La crise mondiale, cette grippe généralisée du système dont nous avons joué le jeu et accepté les règles par défaut, ce virus d’un modèle dont on nous a fait croire que quelque chose de positif pouvait émerger et qui se révèle insoutenable aussi bien économiquement et socialement qu’écologiquement, est-ce qu’on ne la porte pas dans nos gênes de trentenaires gênés aux entournures ?

Hippocrate ou hypocrite ? Un espoir aussi fou que celui que je me remette un jour au tricot m’a saisie tout à coup : se pourrait-il que les trentenaires aient l’antidote ou plutôt l’homéopathie pour traiter la bonne grosse maladie du système ? Serions-nous capables d’élaborer une sorte d’oscillococcinum géant pour lutter contre ses dérives et les prévenir ? Aurions-nous dans les mains un power inconnu, un fluide magique, une énergie insoupçonnée que nous découvririons à la faveur de cette crise comme un super héros qui jusque-là s’ignorait ? Vous savez quoi ? Moi, je dis oui ! Je dis même

we are the world, we are the future ! En proie à un accès de fièvre (preuve que ma grippe expulsait comme il se devait les principes nocifs de mon organisme, provoquant toutefois, j’en conviens, un léger délire), j’ai tenté de rassembler mes esprits en m’inspirant de la sagesse de mon ami Robert, le dictionnaire culturel. Je lis pour vous : « Toute crise est une « précipitation », au sens physique, par laquelle un milieu fluide passe brusquement à sa forme solide, se cristallise. Elle est donc à comprendre, non comme une dénaturation, mais comme un catalyseur, voire comme le révélateur de ce qui est en crise. » Je ne sais pas vous, mais pour moi c’est clair : notre « crise » générationnelle est en train de se précipiter dans une crise plus large, elle est le révélateur de ce qui a dysfonctionné dans les modèles dont nous avons hérité. Si c’est le cas, mes amis trentenaires, je pense que nous avons aujourd’hui deux façons de voir les choses. Soit on considère que c’est vraiment pas de chance et que zut, on arrive toujours au mauvais moment pour payer les pots cassés et qu’il est bien gentil Hippocrate avec ses théories mais qu’il est hypocrite de dire que la crise est une démarche vers la guérison. Soit on se dit : on a la chance incroyable d’arriver à maturité à un moment « historique », on est face à une occasion rarissime d’influer sur l’avenir et d’inventer de nouveaux modèles, peut-être plus humains. On a des enfants tard ? Tant mieux : on a eu le temps de faire nos expériences et de réfléchir à quel monde, quelle planète et quelles valeurs on veut leur transmettre. Avec en moyenne deux enfants par femme en âge de procréer, la France affiche d’ailleurs le taux de fécondité le plus fort de l’Union européenne. Pour ma part, j’ai tout à coup terriblement envie d’être dans la moyenne des femmes françaises. La crise étant « le moment opportun pour la décision », si nous prenions le risque de saisir l’opportunité que la vie nous offre aujourd’hui ?. i

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13/03 THAT'S ALL FUNK! #3

THE SWEET VANDALS (Esp) + Dj Shady Wide

Soul Funk 70’ c Gratuit Mb* c 9€ c 12€ - 20h30 20/03

JERU THE DAMAJA

(GANG STARR - Usa) Hip Hop Us Legend c 5€* c 12 c 15 - 20h30 28/03 Festival TRANS(E)

SPORTO KANTES live

+ Signal Electrique + Hamid Vincent... Nuits Electro c Gratuit mb* c 12€ c 15€ - 21h/4h

DÄLEK

(Usa) + Oddateee 02/04 Hip Hop Noise c 5€* c 12€ c 15€ - 20h30

THE SUBWAYS

(Uk) + Bbbn 12/04 Rock Garage c 12€* c 17€ c 20€ - 20h30

PRO-PAIN

ARTHUR H

22/05 Chanson c 15€* c 23 c 26 - 20h30 23/05

LE KLUB DES 7

(feat G.B. des SVINKELS, Klub des Loosers,...)

Hip Hop Electro c 12€* c 17€ c 20€ - 20h30

STAR★LIGHT + médiapop.fr

(Usa) + Guests 14/04 Hardcore Métal c 5€* c 12€ c 15€ - 20h30

www.noumatrouff.fr + info@noumatrouff.fr + 0389329410 Les tarifs indiqués correspondent au tarif membres* (possibilité d’adhérer sur place, 20€ la carte) et au tarif en location.


Album : Common Use, Herzfeld

Au commencement étaient les chansons, nées d’un projet récréatif de Jacques Speyser, puis vint le groupe qui leur donna leur véritable amplitude. L’album des Original Folks sort chez Herzfeld, il pourrait bien installer la formation strasbourgeoise au firmament pop.

Eden pop par : emmanuel abela

photo : pierre filliquet

Michael Labbé (basse) Lambchop, OH (Ohio) Pour la simplicité et l’élégance avec laquelle Kurt Wagner creuse le sillon de sa singularité depuis un certain nombre d’années déjà, sans jamais céder à la facilité ou aux effets de mode... Un art de la variation très rare. Extra Golden, Ok-Oyot Sytem Pour la subtile alliance avec laquelle pop et musique africaine – qui est l’un de mes vices favoris –, mélodie et rythmicité, sont mêlées et agencées ici.

Jacques Speyser (guitare et chant) Midlake, The Trials of Van Occupanther Un disque complet, qui prend beaucoup de place dans ma discographie et n’en laisse pas beaucoup pour les autres disques. Tout y est tellement inspiré et abouti. The Beach Boys, Surf ’s up Ce groupe m’a toujours semblé être d’ailleurs… Les composantes de leur musique m’échappent encore avec plaisir après des années d’écoute, c’est fascinant et effrayant. Les Original Folks se sont constitués autour d’une poignée de démos de Jacques Speyser, qu’ils ont orchestrées avec élégance au cours d’un long travail de maturation. Le résultat est impressionnant de justesse. Entre vitalité et nostalgie, l’émotion y est diffuse : une tendre mélancolie s’installe et fait de ce premier album un classique du genre, entre folk-song intimiste et pop ’60s enjouée. La tentation était trop grande, pour ne pas interroger les sources. Cinq membres, dix albums choisis, la diversité des références est au rendez-vous, mais une cohérence d’ensemble se fait jour, elle en dit long sur la complicité qui existe entre les différents membres du groupe.

Franck Marxer (guitare) Felt, Splendour of Fear Période Cherr y Red, on touche à la perfection, un album d’une profonde mélancolie. Maurice Deebank, le guitariste, reste un modèle de finesse et de pertinence. Le fait qu’ils n’aient pas eu plus de succès est une injustice à mes yeux. John Martyn, Solid Air Sur ce disque, il s’est entouré de Dave Mattacks à la batterie et Danny Thompson à la contrebasse, la fine fleur du folk anglais. La chanson éponyme, qui ouvre l’album, est dédiée à son ami Nick Drake, et c’est une merveille. Il est décédé au début de cette année.

Roméo Poirier (batterie) Broadcast, Tender buttons La toute dernière découverte musicale grâce à un ami. The Magnetic Fields, The House of Tomorrow (EP) Une musique de route rouillée.

Paul-Henri Rougier (claviers) Baxter Dury, Len Parrot’s Memorial Lift Grandaddy, The Sophtware Slump Ce sont peut-être les albums que j’écoute le plus régulièrement. Leur écoute n’est pas compliquée, dans le sens où tout paraît naturel, malgré une production assez pointue. Puis ils ont un caractère assez précieux, voire hypnotique pour Baxter Dury, prestigieux et ludique pour Grandaddy.

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Variety Lab, en concert à Nancy, à l’Autre Canal le 14 mars et à l’Ostra le 11 avril Team up ! (Pschent/Wagram)

Enfant des grandes ondes par matthieu remy

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photo : emmanuel bacquet


On croyait tout savoir de Thierry Bellia, tête pensante du projet Variety Lab, voisin et ami, mais en le confrontant à l’exercice du blind-test pour la sortie de son disque Team Up !, il a fallu se rendre à l’évidence : on peut avoir écouté de la new wave et de la pop ligne claire et faire un disque diablement contemporain. La preuve ci-dessous. The Cure D A forest Thierry Bellia : (dès les premières notes) The Cure, A forest. Album Seventeen seconds. Ce sont mes deux grands frères qui écoutaient ça, je devais avoir onze-douze ans. C’est la production qui m’a tout de suite marqué. Quelque chose d’assez « plastique » d’un peu brumeux. Robert Smith disait qu’il avait beaucoup écouté Eno, mais je ne connaissais pas à l’époque. C’est marrant parce que si tu prends les quatre premiers albums des Cure, ils ont un truc qui est complètement différent de notre disque, c’est-à-dire un son très monolithique. Et tu aimes encore les Cure ? Les vieux albums, oui. Mais bon, les derniers sont quand même assez mauvais. J’adore jusqu’à The Top mais après c’est une bonne chanson de temps en temps. France Gall D Viens, je t’emmène T. B. : (tout de suite) France Gall. Moi, j’ai baigné dans la radio et donc dans la variété française. C’est aussi pour ça qu’on s’appelle Variety Lab. Un peu par provocation mais aussi parce que cette musique m’est vraiment familière. Bon, ça n’est pas mon morceau préféré même si ça groove pas mal derrière, tout de même. Je connais pas bien les épisodes glorieux de la pop comme le Brill Building ou la Motown et du coup, je crois que je fantasme un peu cette époque où les types comme Berger faisaient des chansons qui devenaient automatiquement des tubes, avec cette espèce de savoir-faire assez malin. Gamine D L’autre T. B : (tout de suite) Gamine. Moi j’étais hyper fan des Smiths quand ce disque est sorti. Et en France, il n’y avait qu’eux pour faire ça. Cet album regorge de bonnes chansons même s’il a un peu vieilli. Tu faisais un groupe, à cette époque… Oui, les Accidentés. On essayait de faire un truc entre ça, les Housemartins et les Smiths. Bon, je ne suis pas sûr qu’on ait vraiment réussi (rires). Cela dit, on a fait la première partie de Gamine, justement. Dans les Landes. Un souvenir assez génial. Radiohead D High and dry T. B : Ah merde, ça m’échappe. Tu as aussi fait leur première partie. Ah mais c’est Radiohead, bien sûr. Oui, on a fait leur première partie devant cent copains, au Ciné 3000 à Maxéville. Ça aussi c’est un bon souvenir. C’est amusant parce que je retrouve dans Variety Lab, la manière de composer qu’on avait dans mes premiers groupes de lycée : quelqu’un arrivait avec un bout de chanson et un autre trouvait les paroles, ou alors tu avais un air et un autre faisait le refrain.

Comment en es-tu arrivé à faire de la musique en étant le point de départ du projet ? J’ai toujours beaucoup aimé les synthés, les machines et pendant que j’étais dans Orwell, j’ai commencé à bricoler sur mon ordinateur. Quand tu es étudiant, tu peux faire des groupes parce que tu as énormément de temps mais quand tu commences à bosser tu ne peux plus dire à tes potes de venir répéter tous les week-ends. En tout cas c’est plus compliqué. Et donc, ce recours aux machines, ça m’a permis de lancer des idées et de faire venir des gens avec qui j’avais envie de jouer pour travailler avec eux et les amener à mettre leur grain de sel. Et dans Team Up ! je suis très heureux d’avoir pu varier les approches en fonction des collaborations et grâce justement à ce que permet la technologie en ce moment. Et avec des gens comme Donovan, Lily Frost ou Yaël Naïm, ça peut donner des choses assez incroyables.

Why ? D The Vowels pt. II T. B : C’est un truc récent que tu as mis pour me piéger… Dis donc, tu les as vus deux fois en concert cette année ! Ah mais oui, c’est Why ?. C’est vraiment chouette en live. Ils ont trouvé un truc super beau à regarder même si tu ne connais pas les morceaux. Il se passe toujours un petit événement. En plus, ils ont l’air d’être plus intelligents que toi, enfin en tout cas de savoir quelque chose que tu ne sais pas mais ça c’est paradoxalement plutôt rassurant dans leur cas. Disons que ça a l’air à la fois réfléchi, travaillé et spontané. C’est impressionnant. Tu sens qu’ils se laissent des espèces de plages où ils vivent ce qu’ils sont en train de faire. On dirait qu’ils savent où ils vont mais qu’ils peuvent prendre le temps de se surprendre. Et vous en live ? On sait pas où on va et donc on sait qu’on risque de se surprendre (rires). Plus sérieusement, Vincent, Jérôme et Alex remplacent les voix des invités du disque puisque évidemment ils ne peuvent pas être là à chaque fois. C’est assez dur de refaire le disque parce qu’il y a beaucoup beaucoup de sons différents, notamment parce que le mode d’enregistrement permettait qu’il y ait énormément de pistes. Donc en concert, on y va beaucoup plus brut, beaucoup plus énergique et direct. Je m’étais beaucoup ennuyé pendant les concerts de Variety Lab au moment du premier album Providence, parce que j’étais derrière une machine et que je ne jouais de rien ou presque. Là, je voulais rejouer de quelque chose et je fantasmais un concept de Pascal Comelade electro. Un truc bricolé, avec des jouets mais avec la rigueur de la boîte à rythmes. Donc je me suis acheté un Optigan, un Stylophone, un Omnichord, des instruments un peu spéciaux et je me suis mis à faire des chansons plus classiques, plus jouées. Et c’est sûr que maintenant pour les jouer sur scène, c’est beaucoup plus simple parce qu’elles ont vraiment été conçues pour ça. i

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Sébastien Bozon (photographies) et Adrien Chiquet (textes) confrontent images et textes dans l’espoir d’explorer l’entre deux. Ni légende ni illustration mais, dans l’interstice, quelque chose d’autre.

Les images (les idées, les rencontres, les sons, les saveurs, les paysages, les paroles) se présentent parfois d’une façon intense et belle tout en persistant à nous échapper. Double mouvement bien étrange et que l’on n’a jamais mieux désigné que par ce mot : le saisissement. C’est sur ce mode que nous apparaît tout ce qui est essentiel : le désir, l’amour, l’art et la foi. Il y de ça dans le coup de foudre de l’amoureux, dans la révélation au croyant, dans le ça m’parle du visiteur de musée. Notre époque qui n’aime rien tant que le contrôle et la sécurité n’apprécie pas beaucoup ça, le saisissement. C’est trop inattendu, trop risqué et probablement trop grand : pincée de chaos dans notre économie intérieure, emballement des sens et des pensées insensible à toutes les tentatives de redressement. Le saisissement c’est la crise. Et toujours, le saisissement appelle son impossible écho : saisir (prendre, comprendre, posséder). Etre saisi c’est vouloir saisir à son tour, c’est chercher à (com)prendre et dans un même temps échapper et succomber à son ivresse.

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Le photographe ne fait rien d’autre que ça et sa quête est exactement là. Il pense objectif, mise au point, lumière, vitesse (en un mot : auteur) mais finalement il espère toujours transmettre quelque chose du saisissement dont il est l’objet en saisissant à son tour, quitte à en rajouter, en prenant un cliché, en en fixant une image. Le modèle lui même, dans sa pose qu’il aimerait saisissante le demande souvent, sans penser à mal : prends-moi. Mais bien plus souvent le saisissement opère n’importe où (le saisissement n’est pas toujours un surgissement). Une nuance, une translation, un placement plus juste, une disponibilité, être à l’affût. C’est pour ça que le photographe, appareil en main, est souvent saisi : il y est prêt. Lorsque ça saisit, le corps entier se mobilise, tout un corps replié derrière un œil. Attitude de prédateur, de chasseur : il y a (Deleuze) un devenir-animal du photographe et c’est un devenir-chat.


Prends-moi.

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L’écrivain Manuel Daull aime entrer en “résonance” avec les travaux de ses amis plasticiens. Pour novo, il a écrit un texte inspiré par sa passion pour le travail du photographe bisontin Stéphan Girard.

Stéphan Girard photographe — du cinéma — diraient certains Dans mes besoins d’attachements il y a cette phrase écrite après avoir vu une de ses séries en cours « – les photographies de Stéphan Girard sont pour moi à double détente, le vide se peuple toujours de notre bestiaire intime – » Je tente depuis longtemps de formuler une définition de la communication, reposant sur l’idée que la relation est avant tout une question d’espace, l’espace fonctionnant comme un médiateur qui rassemblerait alors plusieurs personnes désireuses de partager, sans entrer plus avant dans ces

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questionnements, je crois comprendre aujourd’hui seulement ce que je disais à propos de cette série photographique. Cela relève d’une sensation déjà vécue devant certains monochromes, des productions abstraites, devant certains paysages, dans des situations où je suis dans un état de contemplation, une expérience où le vide appelle ou réactive en nous quelque chose que ces situations ne portent pas, je veux dire quelque chose dont elles matérialisent l’espace d’apparition mais qui n’appartiendrait qu’à nous. L’image à la fois révélée et révélatrice d’un espace de cette nature était encore plus lisible dans des séries précédentes, qui donnaient à voir des lieux vides ou abandonnés, déjà là, apparaissait cette incitation à une sorte


de recueillement, pas seulement une introspection, mais une sorte d’écran de cinéma sur lequel nous pouvions laisser se dérouler, les belles images de notre intimité réinventée. Je pense par exemple à ces territoires de l’enfance où l’on vient s’éprouver dans la peur du confinement, du manque de lumière, du silence ou des bruits cessent d’être rassurant dès qu’ils sont autres que ceux de notre respiration ou de nos pas sur le sol. Souvent j’ai écrit que mon enfance avait été souterraine avant tout, cette image serait en quelque sorte le revers littéraire des siennes, il n’est pas question de résumer cela à l’enfance, juste de proposer une évocation ayant la même intention de matérialiser cet espace de rencontres possibles, d’expériences sensibles. Les images montrées ici, incitent à activer plus encore cette expérience, elles proposent de partager cette fois un trajet et plus seulement un espace, le hors-cadre nous appartient d’autant plus qu’elles

débordent pour nous inscrire alors dans un déplacement impulsé par elles. Les transports auxquels nous sommes conviés, sont à la mesure de ces débordements, choisissant de privilégier le trajet plutôt que la destination, les sensations qui nous percutent alors sont liées à la perte de repères et la nature même du vide s’en trouve changée, comme une forme d’architecture théâtralisée par nous et accueillant nos propres évocations. C’est un voyage immobile que nous sommes invités à entreprendre et si les paysages traversés sont les siens, c’est à nous qu’appartient de reconstituer un trajet chaque fois différent d’une image à l’autre, autant de trajets ainsi que de spectateurs, autant de possibles que de vide entre deux images, le poids et la durée de ce vide, sa nature comme son étendue dont il faudrait reparler. Le vide ici se formalise dans et en dehors de l’image, il est ce déplacement l’une l’autre comme celui de notre esprit s’abandonnant à des propositions, il est aussi dans cette relative pauvreté de l’image ainsi livrée, une pauvreté comme un processus, une machine alors à révéler des images intérieures, le support encore plus affirmé de nos projections intimes, le vide est ce territoire pauvre de préférence où peut-être avons nous la liberté de nous révéler à nous même, du cinéma diraient certains, merci à lui.

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Songs to learn and sing Référence de la bande dessinée d’auteur, le Ludovicien et italo-lorrain Vincent Vanoli est aussi DJ à ses heures, illustrateur pour la revue musicale anglaise Plan B et initiateur d’un spectacle avec Lauter, du label Herzfeld. Assez logiquement il a choisi dans son intervention récurrente d‘interpréter en image des paroles de chansons.

« Un album photo, des gens ensemble pour prouver qu’un jour, il se sont aimés » — THE KINKS - Picture Book —

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Chronique de mes collines Henri Morgan est retraité de Lettres. Retiré la campagne, loin du bruit, il nous raconte ses livres et sa vie. Par Evaà Lumens

Le Dico des héros À présent que je suis en semi-retraite, je suis bien content de m’être installé au fond d’une campagne. Je suis un peu loin de nos grandes métropoles de l’Est et de leurs richesses culturelles. Par contre, j’aurai, dans ma nouvelle vie, beaucoup plus de temps pour lire et je compte bien en profiter. J’ai observé que la campagne est un lieu idéal pour la lecture parce que, une fois que les poules et les autres bêtes sont couchées, il y règne un silence total, troublé seulement par le bruit des pages qu’on tourne. La nature est bien déconcertante. En traversant tout à l’heure la forêt en auto, j’ai constaté beaucoup de brume dans les sous-bois. Cela ressemblait même à une sorte de fumée, qui bouchait la vue entre les troncs des arbres, et je me suis demandé s’il n’y avait pas un début d’incendie de forêt. À la réflexion, c’était peu vraisemblable, parce qu’il fait seulement 2 ou 3 degrés au-dessus de zéro. En observant mieux, j’ai découvert qu’il y avait considérablement de neige dans les fossés et que le soleil de l’après-midi la faisait se sublimer. Je revenais du bureau de poste où j’ai cherché un paquet. Le paquet contenait Le Dico des héros, dirigé par André-François Ruaud et paru en janvier 2009 aux éditions lyonnaises Les Moutons électriques, dans la collection La Bibliothèque rouge. La collection La Bibliothèque rouge n’est pas une simple collection. C’est un univers parallèle. En effet, dans les livres de la collection rouge, les personnages de fiction, Arsène Lupin, Sherlock Holmes, Hercule Poirot, Fantômas, Dracula, etc., existent réellement, à telle enseigne que M. André-François Ruaud et ses amis peuvent faire leur biographie. Ce sont les lecteurs des aventures de tous ces gens qui n’existent que comme des ombres clignotantes, des sortes de spectres ou de larves, qui hanteraient les personnages et seraient curieux de leurs moindres faits et gestes. Le Dico des héros recense naturellement tous les personnages qui ne feront jamais l’objet d’un volume détaché dans la Bibliothèque rouge. (Mais certains des contributeurs au Dico sont des esprits forts et

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croient peu ou ne croient pas à la matérialité des personnages qu’ils décrivent.) Défilent donc le colonel Caoutchouc, Alice de Caroline Quine, le Sâr Dubnotal, Fantômette, Le Gorille, Langelot, Maigret, Michel (de la Bibliothèque verte), Ellery Queen, Vidocq, etc. Et le point commun de tous ces personnages ? Il n’est pas thématique, assurément, puisque leurs aventures ressortissent indifféremment au roman policier, au roman d’aventures, à la littérature destinée à la jeunesse, à l’érotisme. En réalité, tous ces personnages sont les fleurons d’une fiction qui est peut-être plus « middle class » qu’exactement « populaire », qui a été consommée massivement à partir des années 1950, et qui a formé une génération intellectuelle. André-François Ruaud (dir.), Le Dico des héros, Les Moutons électriques, collection La Bibliothèque rouge, janvier 2009, diffusion Belles-Lettres www.moutons-electriques.fr


AK-47

par Fabien Texier

« L’arme préférée de vos putains d’ennemis, son tacatac est typique, surtout quand on vous allume! » Clint Eastwood, Le Maître de guerre, 1987.

Marin Karmitz de Godard à Besson Dernière métamorphose du fondateur de Mk2 et ancien producteur de Godard : un mois pour que le champion de l’audiovisuel public contre l’hydre Sarko-Bouyguienne devienne un baron félon en échange d’un ministère de la culture hors-cadre. Légitimant ainsi un gouvernement présidentiel parallèle, il retrouve l’antiparlementarisme de ses jeunes années. Ne criait-t-il pas avec la Gauche Prolétarienne : « Quand on vole un œuf, on va en prison, quand on vole un bœuf, on va au Palais-Bourbon ! » ? Le pouvoir en revanche ne le dérange pas : se rapprochant du PS en 80, il obtenait la dissolution de l’alliance de ses concurrents Gaumont-Pathé puis une présidence de commission en 92. Cela ne l’empêche pas de s’en prendre à l’ingérence des pouvoirs publics qui le gênent avec leur soutien aux petits cinémas. Après une croisade contre les multiplexes, il en ouvre à son tour, insistant pour qu’on nomme les siens « complexes ». Cet incompris, mao en 68, mitterrandiste en 81, jospiniste jusqu’en 2002, engage un procès (perdu) pour qu’on le reconnaisse « homme de gauche ». Comme son néo-collègue Éric Besson ? Un autre « homme de gauche » qui, menant sa politique en 1947, aurait organisé une rafle à l’école du petit Marin, fils de réfugiés roumains, avant de l’expulser en charter via un séjour en camp de rétention. Absence de principes ? Non, Karmitz en a un : ses intérêts avant tout.


Revox Digressions sans bande pour un tube, une expression, un titre de film… Par Eva Lumens

Paint it black… Black Flag et Louise Michel

Avant de jouer du muscle à la Jean-Claude Van Damme, Henry Rollins était le chanteur agité du groupe punk hardcore : Black Flag (début des années 80). Adepte du Do It Yourself, les maisons de disques ne voulant pas de leurs titres à cause des paroles, ils créèrent donc leur propre label : Solid State Tuners – qui sortira plus tard des groupes tels que Dinosaur Jr. ou Husker Dü. C’était la belle époque où Henry buvait des bières et grignotait des chips (ou le contraire selon la théorie de la bière ou des cacahouètes de JC Van Damme) en regardant la télévision. Le lien avec Louise Michel ? Avant d’être le titre du film à l’humour noir des grolandais Gustav Kervern et Bruno Delépine, Louise Michel était une militante anarchiste. C’est elle qui a arboré pour la première le drapeau noir – Black Flag en anglais – le 9 mars 1883 lors d’un meeting des syndicats de menuisiers. Ce drapeau noir était en fait un jupon transformé en étendard pour l’occasion, et qui deviendra par la suite l’emblème des anarchistes à travers le monde…

Génération Nada !

1976 (naissance de Métal Urbain) – 1989 (dernier concert des Bérurier Noir) Un livre au format 33 tours qui retrace autour d’interviews, d’images – photos, BD, extraits de Fanzine… – et en musique l’histoire de la scène punk-rock alternatif française. Une trace efficace qui ne verse pas dans une nostalgie guimauve de ce que fut cette époque de contestation, radicalisation pour une partie de la jeunesse de France et qui a vu naître les labels indépendants, entre autres. Ce tour de force réalisé par Arno Rudeboy – militant, activiste et ex- guitariste des groupes “Division d’honneur” (punk rock) et Bolchoï (punk oi!) – est aussi à découvrir sur internet avec un accès libre aux textes et une très précieuse sitothèque.

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Nyark nyark ! 2007 éditions Zones Le premier tirage comprend une compilation CD exclusive 17 titres (parfois inédits et/ou lives) : Metal Urbain, Panik, Ludwig Von 88, The Brigades, Babylon Fighters, Washington Dead Cats, Nuclear Device, Haine Brigade, les Cadavres, Kochise, Happy Drivers, les Thugs, les Kamioners du Suicide, Laid Thenardier, Bérurier Noir… Dessins de Mattt Konture Chatterton, Tapage, Laul. Le site de l’éditeur, ZONES : http//www.editions-zones.fr Le livre sur le net : http://nyarknyark.fr/

Nyark nyark ?

Ovni cinématographique, poème barbare anar, Themroc (1973) de Claude Faraldo reste inclassable car il se permet tout ce qui ferait de nos jours fuir un producteur de films. Imaginer un film d’1h40 où les dialogues sont des grognements, où la sexualité ne connaît aucun tabou et surtout pas celui de l’inceste, où le corps sans vie d’un flic est rôti à la broche pour être dévoré. Un film tourné sans aucune autorisation dans des lieux publics, dont les acteurs ne sont autres que la joyeuse bande du Café de la gare (Coluche, Romain Bouteille, Patrick Dewaere, Miou-Miou…) qui avait joué bénévolement, et surtout, avec un hallucinant Michel Piccoli dans le rôle principal. Cinéma paradisio… De nombreux extraits de Themroc sont à découvrir sur Youtube et Dailymotion. Themrock était également un groupe de rock de Mulhouse dans les années 80, qu’on retrouvera sur une compilation à paraître dans les mois à venir.

Nota : Paint it black est un titre de The Rolling Stones en 1966 (au départ, le titre était Paint it, black ce qui fut perçu par certains comme une expression raciste, le groupe fit donc sauter la virgule…)


La stylistique des hits Les paroles de chanson valent bien la grande littérature. La preuve, elles regorgent de figures de style aux noms barbares, que Matthieu Remy s’est chargé de décortiquer, en compagnie de l’illustrateur Charles Berberian.

Antonomase C’est une figure de style amusante, utilisée très souvent dans le langage courant et d’où résultent de bien bonnes blagues : « Un être humain (ou une réalité quelconque) est désigné par le nom propre d’une autre personne (ou d’une autre réalité) célèbre pour tel ou tel trait, dont elle est considérée comme le signe par excellence. » (Vocabulaire de la stylistique). On n’imagine pas le nombre de gens qui se houspillent chaque jour à coups de « tu es le Brice Hortefeux du lycée » et on a même vu Bernard Tapie pleurer à la télévision en expliquant qu’un journaliste avait été condamné pour avoir utilisé une antonomase à partir de son nom dans un article. Dans le rock, ça donne Waterloo de ABBA, tube spectorien et aveu de capitulation amoureuse qui déferla sur l’été 1974 après avoir remporté l’Eurovision au mois d’avril. « Finally facing my Waterloo » dit la chanson, comparant la défaite devant le séducteur à celle du pauvre Maréchal Ney et de l’Empereur devant Wellington et Blücher, dans la rase campagne belge. Agnetha, Benny, Björn et Anna-Frid, épaulés de leur manager Stig Anderson (qui leur conseillera d’adopter ce patronyme en forme de palindrome recueillant leurs initiales, pour figurer en tête des classements alphabétiques), composent ainsi une romance à la Da doo ron ron qui va chercher une référence militaire inattendue pour appuyer son message paradoxal : la soumission à l’ennemi est aussi une plongée dans les délices de l’amour. On retrouve ce mélange ambigu dans une chanson plus récente, Brandy Alexander, conjointement écrite par Ron Sexsmith et Feist. Mais ce coup-ci, il est question non pas d’une bataille mais d’un cocktail (cognac, crème de cacao, crème) que boivent Joaquin Phoenix et Gwyneth Paltrow dans Two lovers et que Feist compare dans ses paroles à l’amour qui la perd et la rend vivante tout à la fois : « He’s my Brandy Alexander/Always gets me into trouble ». C’est renversant de classe, d’autant que la chanson a une histoire plutôt amusante, qu’on peut lire en détails sur les blogs pointilleux : dans une fête à Ottawa, Sexsmith boit des Brandies Alexander et Feist lui demande pourquoi. Il lui raconte que John Lennon et Harry Nilsson se sont un jour tellement bourrés la gueule à ça au Troubadour Club de Los Angeles un soir de 1974 qu’ils ont été éjectés

du rade. L’anecdote a illico inspiré la Canadienne pour un texte sur lequel Sexsmith tricotera une superbe mélodie, qu’on trouve sur le génial The Reminder. Et puis il concoctera sa propre version, sur son dernier album, Exit strategy of the soul, où il réadapte les paroles sans gommer l’ambiguïté : « Why do I thirst for all the worst again ?/Is it my addiction to this curse again ?/ As silently I must confess this sin/Tastes better after juice and gin ». Dans cette chanson, il y a donc l’alcool, Lennon et l’amour, c’est-à-dire trois des plus beaux concepts jamais inventés. Ron Sexsmith, Brandy Alexander ABBA, Waterloo

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Mister Soap and The Smiling Tomatoes Hawaï EP, Bonus Track Records

La scène parisienne réserve son lot de surprises. À côté des groupes néo-’70s montés en épingle ici ou là, se cache une vraie perle, le quintet Mister Soap and The Smiling Tomatoes. Contrairement à certains de leurs devanciers, leur horizon musical ne s’arrête pas aux Libertines, mais ils vont chercher loin du côté de Chuck Berry de quoi alimenter des chansons d’apparence nonchalante. Si le modèle des Beatles reste inatteignable – selon leurs propres mots ! – leurs compositions revêtent des contours garage élégants qui les situent comme de vrais espoirs de la pop d’ici. (E.A.) i (sortie digitale uniquement)

Tim Exile Listening Tree, Warp / Discograph

Après Iggy Pop et David Bowie, c’est au tour de Tim Shaw alias Exile de prendre ses quartiers à Berlin pour y éprouver nos dernières certitudes musicales. Très tôt, ce diplômé de philosophie a délaissé le violon et les chorales pour s’adonner aux sons électro-acoustiques. Avec les machines qu’il fabrique lui-même, il manifeste un sens de la déconstruction qui rapproche sa démarche sans concession de celle de certains esthètes, dont Aphex Twin, et dessine ainsi les contours des figures sonores de demain. Sans conteste, Tim Exile est l’un des artistes de 2009. (E.A.) i

DM Stith Heavy Ghost, Asthmattic Kitty Differ-Ant

Il a toujours baigné dans la musique, mais ce graphiste émérite ne se destinait pas forcément à la composition. C’est son amie Shara Worden de My Brightest Diamond qui l’a encouragé à poursuivre un travail d’écriture entamé sans prétention à la maison. Elle a su percevoir le potentiel pop de comptines lumineuses qui doivent autant à Randy Newman qu’à Danny Elfman, le compositeur de Tim Burton. À l’inspiration de ses deux génies, le jeune homme soigne des arrangements qui élèvent ses chansons à un haut niveau de spiritualité. (E.A.) i

Alela Diane To Be Still, Fargo

Le succès inattendu d’Alela Diane nous situe dans notre temps. Le temps d’une fausse insouciance semble derrière nous. Du coup, la jeune américaine porte la somme de nos nouvelles espérances. Imperturbable, elle fait fi de ce fardeau qu’on lui fait porter malgré elle. Ses folk-songs restent légères ; tout au plus la ravissante chanteuse de Nevada City souhaite-t-elle les inscrire différemment sur ce deuxième album avec une orchestration plus aérienne encore, pour de nombreux instants de grâce et une émotion quasi-constante. (E.A.) i

Jeremy Jay

Slow Dance, K Records / Differ-Ant

Avec Jeremy Jay, le charme opère d’emblée. Son premier album publié chez K Records avec la complicité de l’ex-Beat Happening Calvin Johnson nous avait séduit comme rarement un disque peut le faire. On y retrouvait à peu près tout ce qu’on aimait chez Brian Eno, Tom Verlaine ou les Feelies, avec une dose d’impertinence en plus. Slow Dance révèle un peu plus la dimension facétieuse que le jeune californien cache derrière le romantisme de façade. Avec un sens incroyable du déhanché, il s’autorise la touche disco parcimonieuse, un peu comme l’avaient fantasmé en leurs temps Suicide et Blondie. À l’égal des premiers Roxy Music ou du David Bowie de la trilogie berlinoise, ce fan d’Édith Piaf très attaché à la dimension visuelle des choses ré-invente – sans mimétisme aucun – le dandysme new wave, avec la même classe et sans doute le même impact. (E.A.) i

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Je voudrais me suicider mais j’ai pas le temps

De Rupert et Mulot / L’Association

Après sa Véritable histoire de Futuropolis parue l’année dernière, Florence Cestac nous livre la biographie de Charlie Schlingo, avec la complicité de Jean Teulé au scénario. Si d’histoire en histoire les petits mickeys de Cestac se ressemblent, la vie étonnante de cet auteur culte vaut le détour pour l’étonnante créativité du personnage, tant dans sa vie que dans l’histoire du médium. On attend avec impatience la réédition d’une partie de ses œuvres prévue à l’Association en 2009, et avec Cestac la déclinaison des autres créateurs passés par Futuro… (C.K.) i

Après leur brillant Tricheur pour galeristes et détectives, les emmerdeurs patentés de la bande dessinée nous invitent au bal des vampires. Une soirée masquée où le climax/massacre final a déjà eu lieu. Évolution notable, le duo prend maintenant la peine de remplir ses fonds dans des dégradés gris noir, sinon on hésite, comme il se doit, entre crétinerie complète et sophistication absolue. Mais le systématisme qui menace toujours les deux auteurs, place Sol Carelus au-dessous du Tricheur. Et de leur géniale création polygraphique sur Internet réalisée pour le festival d’Angoulême (http://www.bdangouleme.com/maison_close/), réalisé avec un paquet d’auteurs. (F.T.) i

Endurance

Fabrica

Florence Cestac et Jean teulé Dargaud

Je mourrai pas Gibier

Sol Carelus

D’Alfred, Delcourt / Mirages

Adapté du roman de Guillaume Guéraud, Je mourrai pas Gibier est un one shot sans conces sion d’Alfred, dessinateur grenoblois qui avait marqué les esprits avec Pourquoi j’ai tué Pierre (associé à Olivier Ka). En solo cette fois, il s’attaque avec sagacité à décrire la désuétude d’un milieu rural suffocant dans lequel Martial bascule jusqu’à assassiner toute sa famille. Le carnage donne une tension nerveuse à un développement du récit en flash-back où les anecdotes servies par un dessin fiévreux (et des ellipses ad hoc) révèlent la réalité monstrueuse d’un quotidien présumé ordinaire. Bassesses, brimades, injustices et aversions des gens de Mortagne renforcent l’empathie d’Alfred pour Martial, réceptacle de la folie du monde jusqu’au débordement le plus excessif. Je mourrai pas Gibier procure ainsi la sensation d’un électrochoc dérangeant au-delà de la morale, un uppercut pour le lecteur. (O.B.) i

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Pascale Bertho et Marc-Antoine Boidin Delcourt – Mirages

Palpitant et graphiquement accompli, Endurance de Bertho et Boidin retrace l’expédition échouée d’Ernest Shackleton vers le Pôle Sud de 1914 à 1917. Au plus près de la passion et des souffrances de ces hommes réels, les auteurs reconstruisent avec minutie la démesure de l’une des plus incroyables aventures du XXe siècle, cernant avec acuité le contexte politique de l’époque. Il en résulte un témoignage indispensable, bien au-delà des exceptionnels lavis bleus qui constituent la tonalité colorée de ce bel ouvrage. (O.B.) i

De Nicolas Presl / Atrabile

Une ville du début du XXe siècle. De sinistres schupos (ou S.A. ?) traquent les citoyens dotés de six doigts par main. Rescapé d’une rafle un garçonnet est recueilli par un mécanicien d’une fabrique d’armement qui le cache dans la machine dont il a la responsabilité. Pour son troisième livre, en noir et blanc et muet (ni dialogues ni récitatifs) Nicolas Presl abandonne les références directes à la mythologie (Priape, Divine Colonie) mais reste dans le mythe, celui de la littérature, évoquant un Berlin qui ne dit pas son nom, Don Quichotte et Ovide. (F.T.) i


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Sauvagerie

La Tour d’amour

De James G. Ballard, Tristram

De Rachilde / Mercure de France

Pangbourne, banlieue huppée de Londres, petit village où des nantis vivent paisiblement dans une apparente sécurité, protégés par des vigiles et rassurés par un système de caméras qui quadrille les rues. Et pourtant, dans ce vaste panoptique, survient un drame qui bouleverse le pays : tous les adultes sont sauvagement assassinés et les enfants kidnappés. Mais par qui ? En réalité, l’attrait du livre est ailleurs, car à cette interrogation se substitue très vite une autre question, bien plus intéressante : pourquoi ? « Dans une société totalement saine, la folie est la seule liberté », semble répondre Ballard. En visionnaire ? Non, en observateur attentif et lucide des dérapages de nos sociétés, tout simplement. (C.S.) i

La Tour d’amour ? Pas un roman à l’eau de rose ! Fillettes s’abstenir ! L’écriture ciselée, efficace et rythmée de Rachilde ne nous laisse pas souffler : on débarque en plein cauchemar éveillé, dans le phare d’Ar-Men dont le gardien vient de trouver la mort subitement. Et tandis que les lames d’Ouessant se déchaînent, on plonge en eaux troubles, envoûté par le mystère, fasciné par la puissance et l’élégance de ce conte gothique aux confins du thriller. Un tableau magnifique de la fragilité des hommes, de l’immensité du désir et de la turbulence des forces de la nature. Entre Master and commander et Psychose, La Tour d’amour éblouit par l’élégance du style, la justesse des images et la sincérité de cette vivisection des âmes tourmentées. (N.E.) i

Lennon Remembers

Le Ruban

De Jann S. Wenner, Éditions White Star

En 1970, le rêve est loin derrière, John Lennon est seul, mais quand Jann S. Wenner l’interviewe en décembre 1970, il vient de publier son chef d’œuvre absolu, The Plastic Ono Band avec la complicité de Yoko Ono. À la lecture de ce long entretien publié dans Rolling Stone, Lennon apparaît brisé, plein de rancœur, mais il formule avec lucidité ce qui constitue l’avenir du rock, préfigurant ainsi le punk. Sa vision d’un rock qui retournerait à son état originel, primaire, le resitue comme le visionnaire qu’il n’a jamais cessé d’être. (E.A.) i

De Marie-Agnès Michel La Dernière Goutte

Paranoïaque, Wanda, une jeune femme en lutte contre sa propre misanthropie, aimerait se sociabiliser. Mais ses tentatives se heurtent à l’esprit veule des gens qui l’entourent, y compris des membres du groupe censé l’accompagner dans sa démarche. On restait sous le choc de L’Allégresse des Rats qu’elle a publié l’an passé, aux éditions de La Dernière Goutte, et voilà que Marie-Agnès Michel remet ça ! Le portrait qu’elle dresse de notre société moribonde est sans concessions : avec une pointe d’acidité et un sens inné de l’incision, l’auteure décrit un monde qui finit immanquablement par se dérober. (E.A.) i

Cyclocosmia Association minuscule

Revue d’invention et d’observation, Cyclocosmia n’est pas seulement une réussite graphique, c’est avant tout une revue littéraire d’excellente qualité. Rigoureuse, exigeante, touffue, résolument ouverte sur le monde, elle affiche ses ambitions, sans brandir de manifeste inutile, en consacrant une grande partie de sa première livraison à un monument de la littérature : Thomas Pynchon. Aux heureux lecteurs qui ne connaissent pas encore l’œuvre de cet auteur aussi mystérieux que fascinant, elle aiguisera l’appétit. Aux autres, elle ouvrira sans doute de nouveaux horizons. Pour ceux qui hésiteraient encore, la partie invention permet de découvrir des auteurs contemporains et, plus particulièrement, un texte magnifique du bolivien Oscar Soria Gamarra qui, à lui seul, justifie l’acquisition de la revue. (C.S.) i

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Mariage à l’italienne

Le Voyage aux Pyrénées

De Vittorio De Sica, Carlotta Films

Des frères Larrieu, avec Sabine Azéma et Jean-Pierre Daroussin - Diaphana

Au sommet de son charme, le couple Marcello Mastroianni et Sophia Loren réunis pour la septième fois à l’écran dans Mariage à l’italienne profile un film jubilatoire, largement précurseur de La Guerre des Rose de Danny De Vito. La vengeance d’une femme exploitée pendant vingt ans par son mari bourgeois napolitain est orchestrée par le maestro de la satire sociale et de l’humour tendre, Vittorio De Sica. En coulisses du projet, l’amour du producteur Carlo Ponti pour la divine Sophia, prouve combien la démarche peut parfois donner des étincelles. (O.B.) i

Wall-E Disney DVD

Ceux qui ont craint pour le studio Pixar depuis son rachat par Disney en 2006 ont été pleinement rassurés par Wall-E, qui se situe à la hauteur des chefs d’œuvre Toy Story ou Monstres et cie. Faut-il avoir un esprit retors pour imposer au public une première demi-heure muette, laquelle se justifie par l’absence de toute humanité sur une Terre désertée depuis 700 ans ? Faut-il de la mémoire pour invoquer les entreprises assassines de l’ordinateur Hal 9000 dans 2001 l’Odyssée de l’Espace ? Chez Pixar, on a de la mémoire et on n’hésite pas à chercher le sentiment loin au cœur des robots, fussent-ils archaïques comme Wall-E – archéologue d’un temps pas si lointain –, ou high-tech comme Eve, pionnière d’un monde qui ne demande qu’à renaître. Au-delà de l’émotion, le message passe sur les conséquences de l’hyperconsommation. À signaler des bonus remarquables, et notamment un documentaire émouvant sur l’évolution du design sonore dans l’animation. (E.A.) i

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Dream Of Life De Steven Sebring, Medici Arts

Rares sont les entreprises cinématographiques qui dépassent une durée de dix ans, et pourtant il a fallu un peu que cela pour que le photographe de mode Steven Sebring arrive au bout son film sur Patti Smith. Derrière les images en 16 mm, l’émotion tangible peut basculer en une forme de rage. On suppose les doutes et les moments de découragement réciproques, mais au bout du compte on se retrouve en présence d’un portrait sensible, à la limite de l’exercice poétique, de celle qui reste l’icône d’une génération en révolte. (E.A.) i

Le film français le plus barré de 2008 ? Le Voyage aux Pyrénées des frères Larrieu qui réinventent leur cinéma au cœur de leurs obsessions : montagnes, sexualité et grands délires pour une comédie endiablée. Au centre, Sabine Azéma et Jean-Pierre Darroussin sont Aurore et Alexandre, des acteurs qui n’ont de cesse d’être en représentation, refusant leurs névroses et leur réalité. Paumés en altitude, ils sont les proies de situations tour à tour absurdes, cruelles, fantastiques et poétiques. Un voyage en totale liberté pour des fous rires inédits. (O.B.) i

Let’s get lost De Brice Weber, Wild Side Vidéo

Le jazz est légende, et incontestablement Chet Baker appartient à la légende du jazz. Sa disparition tragique le 13 mai 1988 – défenestré d’une chambre d’hôtel à Amsterdam – est clairement pressentie dans ce très beau documentaire qui situe avec force le drame permanent vécu par le célèbre trompettiste. Son cynisme le conduit à multiplier les accidents dont les conséquences sont parfois ressenties par son entourage immédiat. Malgré sa distance affichée, Chet n’en demeure pas moins touchant, notamment quand il se refuse à la mort. Tout comme ses disques, ce film lui restitue sa part d’éternité. (E.A.) i




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