PAR EmmANUEL ABELA
au-DeLÀ Du réeL clément cogitore entretient une relation étroite à entreVues qui lui manifeste en retour une grande fidélité. programmé trois fois dans le cadre du festival avec des courts métrages et soutenu dans ses démarches plastiques par la revue art press, l’artiste et cinéaste alsacien, pensionnaire cette année de la Villa Médicis, a signé la bande annonce de cette édition 2012. On ne dissimulera guère l’attachement qu’on exprime à la fois à l’artiste et à l’homme. Nous avons eu l’occasion dans nos colonnes de formuler combien l’approche cinématographique de Clément Cogitore nous semblait prometteuse, et au-delà de cela absolument nécessaire à nos vies. Je me souviendrai à jamais de ma première vision de son moyen métrage Parmi Nous. Au moment de la scène finale, je me suis retrouvé embarqué comme rarement, avec le sentiment d’avoir manqué un élément, ne sachant plus que conclure de ce que je venais de voir : il n’est pas tant question du drame en lui-même que de l’espace dans lequel il se noue. La bascule s’opère, nos repères s’en trouvent bousculés, et l’émotion naît de ce sentiment d’évoluer dans un ailleurs qui nous échappe – sentiment sans doute inspiré par le profond déracinement de ces figures errantes qui cherchent en vain à se fixer ; un ailleurs qui nous confronte
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à la question de la transcendance, chose impensable pour nous mais que nous sommes bien obligés d’admettre à la vision de ses films, un peu comme en son temps à la lecture hallucinée du Temps Scellé d’Andreï Tarkovski. La frontière entre réel et irréel, matériel et immatériel, s’évanouit nous laissant, nous spectateurs, complètement effarés. Par un étonnant jeu d’équilibre, la vision terrifiante qui découle de cette issue est compensée par l’une des scènes qui la précèdent : un réfugié d’une cinquantaine d’années, interprété par l’immense acteur israélien Khalifa Natour, est arrêté au moment d’embarquer sous un camion ; il n’oppose aucune résistance, mais formule avec une conviction qui déconcerte : « Sachez maintenant qu’à chaque fois, je serai plus nombreux. Chaque fois je serai un de plus. […] Bientôt viendra un temps où vos bras seront trop faibles, vos voitures trop petites et vos avions trop
chargés. Bientôt viendra un temps où une foule s’installera aux portes de la ville, et vos enfants de vos fenêtres en entendront monter les cris. Nous nous tiendrons là dressés comme vos propres fantômes ! Et il n’y aura ce jour-là plus nulle part où nous ramener car toutes les mers auront déjà été traversées et toutes les frontières auront été franchies. » À chaque vision, on reste sidéré par la beauté subversif de ce propos qui confirme l’évidence d’un monde qui s’effondre, et l’espoir qui naît de ce chaoslà. Clément Cogitore, comme dans chacun de ses films – le remarquable Bielutine, dans le jardin du temps –, ébranle le confort de nos propres certitudes et nous entraine là où nous n’aurions jamais supposé nous rendre un jour ; avec lui, nous grandissons. C’est là toute sa force, et c’est ce qui fait la dimension salutaire de son cinéma.