NOVO N°22

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Pour sa cinquième aventure à l’Opéra du Rhin, Mariame Clément s’attaque à un monument : La Flûte Enchantée de Mozart. L’occasion de se poser la question de la morale en des termes très actuels.

Quand on s’attaque à un tel monument, exprime-t-on la moindre appréhension ? La “moindre appréhension”, c’est peu de le dire. C’est absolument terrorisant. Je pense que quiconque prétend ne pas avoir peur en mettant en scène La Flûte Enchantée ment. On suppose qu’il faut faire abstraction de tout ce qu’on sait et tout ce qu’on a entendu… Nous pouvons nous en rendre compte au moment du travail en amont : nous sommes chargés par tout ce qu’on a vu et entendu, mais également par ce qu’on sait être les attentes autour d’une telle œuvre. Et en même temps, on prend conscience de la difficulté qui est liée au matériau en luimême, lequel joue sur plusieurs niveaux. Il y a un côté conte de fée, mais ça n’est pas que cela : les enjeux moraux, éthiques, humains, sont pour Mozart et le librettiste Schikaneder essentiels. Même si ça n’était pas une œuvre connue ça ne serait pas plus simple pour autant, et on doit prendre en compte cet horizon d’attente paralysant. Il n’est pas évident de faire en sorte que le cliché ne fasse pas écran : on cherche avant tout à montrer des êtres humains, pas des marionnettes. Les interprètes euxmêmes ont tous joué le rôle plusieurs fois. La question qui se pose c’est comment se servir de ce qui a été fait avant tout en sachant qu’on s’en sert justement. Vous avez affirmé qu’il fallait “faire confiance à Mozart”. Comment se sert-on de lui comme d’un guide dans cette œuvre foisonnante ? Malgré tout ce qu’on sait d’un compositeur et ce qu’on a pu lire, la vision qu’on en a est toujours fantasmée. Le Mozart que je sens est un Mozart dont je rêve, moi ! Qui peut affirmer comment il était réel-

lement ? Il est vrai cependant qu’il y a des œuvres pour lesquelles on se sent accompagné, et avec Mozart on a toujours le sentiment qu’il est là. On tient forcément là un immense personnage mythique, mais ça n’explique pas tout : ces opéras sont tellement humains, avec le langage de la musique en parfaite adéquation avec le langage du texte, qu’on a l’impression de toucher à des choses très profondes. Ça n’est un effort conscient que de se poser la question “qu’est-ce qu’il penserait Mozart ?”, mais de fait quand on travaille sur une œuvre de Mozart on est absolument soufflé par le côté impitoyablement juste de la musique et des situations. Pour la Flûte, on a tendance à y voir des éléments caricaturaux, mais c’est faux : on y trouve un matériau inépuisable et même un air simple comme celui de Papageno suggère qu’on creuse pour y trouver de nouvelles strates et de nouvelles couches. En revanche, Mozart ne laisse pas la place pour tricher ou faire de l’effet ; si l’on tente ce genre de chose, on se prend une claque avec un rire sardonique en retour. Avec lui, on se retrouve très petit, il faut rester très honnête, humble et ouvert. Ce qui surprend c’est l’actualité des questions qui se posent dans cet opéra, des préoccupations de la fin du XVIIIe mais aussi d’aujourd’hui… Ce qui est intéressant, ce sont justement les enjeux de cet opéra, des enjeux très brûlants. Avec l’idée de faire jouer cela en Égypte s’exprimait la volonté de faire table rase : on parle de bonté, de moralité et de justice, mais hors d’un contexte chrétien. Qu’est-ce qui est juste, injuste, où se situent le bien et le mal ? L’œuvre est d’autant plus moderne que chez Mozart, rien n’est noir ou blanc. Elle se présente comme manichéenne avec des contrastes très forts, le jour / la nuit, la lumière / les ténèbres, les

hommes / les femmes, mais elle est pleine de nuances de gris ; elle correspond très bien aujourd’hui à ce sentiment de la perte des repères, de confusion, et en même de soif de moralité et d’éthique. Et puis, il y a cette opposition entre Sarastro et la reine de la nuit, une opposition qui n’est pas symétrique dans la mesure où l’un est nommé, l’autre ne l’est pas ; Sarastro est un personnage, donc un être humain, un Mensch avec sa rationalité et ses doutes ; la reine de la nuit est une puissance dans une certaine mesure, comme son absence de nom l’indique. Pour moi, elle correspond à la puissance de la nature, absolument menaçante et en même temps menacée – en tout cas, victime ou fragile. Nous avons pensé que ce rapport de l’homme à la nature était une manière de revoir les enjeux moraux de la Flûte, une manière extrêmement juste… Et extrêmement nuancée… Oui, nuancée et actuelle. L’opéra s’interroge sur comment fonder une morale, un problème très XVIIIème, mais adapté à aujourd’hui. Avec Julia Hansen, au décor et costumes, nous nous sommes inspirés de films et de romans post-apocalyptiques, La Jetée de Chris Marker, Stalker de Andreï Tarkovski – une inspiration visuelle – et le livre The Road de Cormac McCarthy dans lesquels une catastrophe a eu lieu – on ne sait pas comment elle a commencé ni où elle a commencé ; là, on propose au public une situation similaire : on part sur ces bases post-apocalyptiques, et on cherche à savoir ce qui se passe. Papageno est une sorte d’homme naturel, on ne sait pas d’où il vient, il est un survivant. Qu’on se rassure cependant, la vision est loin d’être sinistre et l’humour est très présent, mais nous découvrons un monde dévasté et on se pose la question, avec le regard de l’enfant : comment fait-on pour créer de la morale en repartant de zéro ? i

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