Il fallait être un peu fou pour se lancer dans un tel projet ! Je suis tout à fait d’accord ! Roubaud m’avait dit une chose qui m’avait frappée : « Il faut être un peu mégalomane, sinon on ne fait rien de bien. » Moi j’étais un peu pusillanime. J’étais enchantée parce que cela me reconduisait au théâtre qui était ma passion. Mais quand on a commencé matériellement, avec des fiches de couleur pour chaque personnage, chaque objet magique, ce que Roubaud appelait la quincaillerie… En route, on a été pris pour ce qu’on était ! C’est un projet un peu fou mais généreux, pas narcissique. On l’a écrit à plusieurs parce qu’on doit tout aux autres et à nous-mêmes. Je peux vous lire quelque chose ? À la fin, on a écrit quelque chose qui vient de Gauthier Map [1140-1208/1210, ndlr] : « Ici, en écrivant que Blaise a écrit le mot fin, aujourd’hui, 19 mars de l’an 2004, nous Florence Delay et Jacques Roubaud,
scribes de langue française, achevons notre livre Graal Théâtre. Il contient tout ce qu’il doit contenir et nul après nous ne pourra y ajouter ou retoucher sans mentir. » C’était trop réjouissant d’écrire ça ! Mais il faut de l’humour : si on le lit au premier degré, ça peut être puant ! [rires] Quand vous avez commencé, en 1972, vous aviez prévu de le terminer en dix ans. Finalement, vous en avez mis 30… Votre écriture a-t-elle changé ? Nous avons arrêté en 1981, à cause des aléas de la vie. Nous avons repris à la fin des années 90 et il restait quatre pièces. On avait tout oublié, il fallait tout reprendre. Je ne sais pas s’il y a un changement de ton. De toute façon, Merlin est une pièce comique, avec toute la fraicheur du commencement. La dernière, La Tragédie du roi Arthur, est vraiment une tragédie, même si on essaye toujours de mêler les deux. L’Église
s’inquiète de ces aventures, qui célèbrent l’amour. La fin est épouvantable : quand le mal va s’introduire, quand ils vont se déchirer, quand l’entrée de l’Église met fin à l’enchantement, le cœur se serre. On reste quand même plutôt du côté des origines, et notre allégresse, j’espère qu’elle transparaît. On est plus proches du Perceval de Rohmer que du Lancelot du Lac de Bresson. Chez Bresson il n’y a plus cette liberté de l’amour, c’est déjà devenu un péché. Liberté, c’est peut-être le mot qui peut résumer le projet. Pendant longtemps, le Royaume Aventureux était un lieu de liberté. Cela va se rétrécir : au lieu de partir en quête d’amour, les chevaliers partent pour le Graal. C’est la montée des ermites noirs sermonneurs, qui prêchent l’abstinence et le sacrifice. Les grandes réformes de l’Église au XIIIe siècle ont refoulé cette matière en la croisant. Pour nous, c’est la fin… i
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