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© GTG / Nathalie Darbellay
marbre, au vitrail et au métal qu’il façonne avec brio et grâce auquel il accèdera à la célébrité. Jacek Stryjenski ou la passion du métal Quelques immeubles et églises de Genève conservent encore certaines de ses réalisations, mais il est un lieu caché au fond d’un grand jardin près de Bellevue, qui révèle aux visiteurs privilégiés l’âme de ce formidable artiste. Il s’agit de son atelier installé dans une ancienne tuilerie, que son épouse Danuta Stryjenska conserve pieusement depuis sa mort prématurée. Le temps semble s’être arrêté dans ce décor suranné livré à la poussière, au fond duquel brille l’étonnant castelet de métal et ses treize marionnettes au regard fou, réalisés pour Le Retable de Maître Pierre de Manuel de Falla. Contre les murs au crépi sale, des dessins, des aquarelles, des peintures, quatre grands panneaux de tôle martelée, déchirée, dorée et argentée préfigurant grandeur nature (2m sur 1m), les 252 pièces trouées de 1200 étoiles, qui forment les 520 m2 du plafond suspendu de la salle du Grand Théâtre. Recouverte par la patine du temps, la maquette de l’étincelant rideau de fer réalisé par l’artiste au 1 : 5, en février 1961, décrit une scène déserte s’ouvrant sur l’infini, en haut de laquelle s’élance l’homme orchestre partant à la conquête du plafond étoilé. Cette maquette et deux des panneaux seront exposés dans l’Atrium du Grand Théâtre, dès le 8 décembre 2012, à l’occasion de la célébration du 50ème anniversaire de sa réouverture. Jacek Stryjenski ne vit jamais la réalisation de son projet puisqu’en mars 1962, à peine un mois après avoir présenté sa maquette, il meurt subitement à l’âge de 38 ans. Sans l’obstination de Danuta Stryjenska, le projet qui aurait pu être abandonné, s’est poursuivi grâce à une fondation qu’elle créa pour assurer la réalisation posthume de l’œuvre de son mari. L’artiste Albert Gaeng fut chargé de garantir la fidélité de la construction avec la maquette initiale. Il fut tout de même contraint d’accepter quelques modifications techniques : les plaques du plafond furent réalisées en aluminium et non en tôle afin d’éviter leur oxydation et des gemmes de verre remplacèrent le verre de Murano jugé trop fragile pour éclairer les astres du plafond. La ténacité de Danuta Stryjenska eut raison de toutes les embuches et difficultés rencontrées lors des dix-huit mois qu’il restait avant l’inauguration, et le rideau de fer de Jacek Stryjenski put se lever comme prévu le 10 décembre 1962, sur le premier spectacle ouvrant un demi-siècle de productions. KA
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L’utopie pour décor RÉO
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par Stéphane Dubois-dit-Bonclaude*
’opéra donne naissance à sa propre architecture dès 1660. Ses maisons, verticales et hiérarchiques, apparaissent tels les arbres généalogiques de cités et de sociétés pouvant s’offrir le luxe de bâtir une salle d’opéra. De ce passé, de beaux exemples subsistent : le San Carlo de Naples (1737), le Grand Théâtre de Bordeaux (1780), le Bolchoï à Moscou (1825), l’Opéra Garnier à Paris (1875)... Leur conception originale, en regard des exigences actuelles (vision, technique, sécurité), en font de nos jours de somptueux anachronismes. Les transformations, les incendies, puis les conflits mondiaux dévastant l’Europe au XXème siècle, ont considérablement réduit ce patrimoine architectural et social dont le modèle, pour la plupart, demeure l’œuvre de Charles Garnier (1825-1898) à Paris : un palais digne d’un genre musical : le grand opéra français. C’est oublier combien pendant plus de deux siècles, la fantaisie et le goût de l’innovation étaient remarquables dans ce domaine, de Vérone à Besançon, de Bayreuth à Berlin… L’extraordinaire décor de la salle du Grand Théâtre de Genève, conçu pour sa réouverture, symbolise, sans doute d’une façon inconsciente et paradoxale, la survivance et la disparition d’un genre qui, pour les théâtres spécifiquement, unit architecture et ornements. En effet, de toutes les salles modernes aménagées dès 1945, celle de Genève est la seule à accorder une place prépondérante à l’ensemble de sa décoration : sièges, parois, plafond et rideau de feu. Il est vrai que si les foyers et les escaliers demeuraient dans leur état primitif (1879), la volonté d’ouvrir un concours en 1960 pour le décor de la nouvelle salle, gagné haut la main par le projet Alto de Jacek Stryjenski (1922-1961), signifiait la volonté de voir resurgir, à l’aube des Trente glorieuses, un brillant passé où Genève était la plus grande ville de Suisse et la première à se doter d’un opéra digne de ce nom. Plus tard, d’autres salles, au Teatro Regio de Turin (1973) et au Carlo Felice de Gênes (1992), essaieront de prolonger ce mouvement. Trop tard ! Les maisons d’opéras deviennent des lieux de haute technicité dans lesquelles la notion de geste architectural prime sur le décor. Un terme banni par les docteurs de l’art contemporain actuels mais qui avait encore sa place – et quelle place ! – en 1960. Le Grand Théâtre de Genève peut donc se prévaloir d’un décor exceptionnel : artistique et historique. L’intention de Jacek Stryjenski n’a jamais été égalée : réunir dans le même concept plafond et rideau de feu, convoquer audessus des spectateurs la céleste demeure des dieux et des muses en une constellation plongeant progressivement la salle dans la nuit sonore des opéras joués, faire enfin de cette salle un berceau pour tant de Genevois mais aussi un tombeau 1 stylistique comme seuls les compositeurs savent en offrir à leurs inspirateurs. SD
* Auteur de l’ouvrage Rideaux égoïstes et Un ciel de feu aux Éditions de l’Encelade, 2001.
(Page de gauche, en-haut)
L’incendie du Grand Théâtre le 1er mai 1951. Les pompiers arrosent la scène depuis l’un des balcons de la salle. Le rideau de fer imaginé par Jacek Stryjenski subit un lifting bien mérité en 1997. (Page de gauche, en-dessous)
Un des dessins de l'artiste. (Page de gauche, en-bas)
Les marionnettes imaginées pour Le Retable de Maître Pierre de Manuel de Falla sont encore accrochées au mur. (en bas)
L'atelier de l'artiste mort prématurément en mars 1962 est resté tel quel ; et l’étonnant castelet de métal réalisés pour Le Retable de Maître Pierre de Manuel de Falla y trône encore.
1 Dans la musique occidentale savante, un tombeau est un genre musical cher à l’époque baroque. Il est composé en hommage à une personnalité ou à un musicien admiré, aussi bien de son vivant qu’après sa mort. ACT.0 | 13
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