Extrait de "L'Inca et le conquistador"

Page 1


12 - L’INCA ET LE CONQUISTADOR

“Nous ne sommes ni des vainqueurs ni des vaincus, nous sommes les descendants des vainqueurs et des vaincus.” (José Antonio del Busto Duthurburu, 1997)

anthropologues œuvrent à clarifier cette histoire. Au récit historique occidental dominant s’est progressivement imposée une lecture davantage orientée à en saisir la vision plus proprement andine4. Ces travaux nous rappellent que la “vraie” histoire de la Conquête n’existe pas et que celle-ci se reconstruit à chaque tentative de relecture. Cette publication se propose d’offrir au lecteur différents récits de la Conquête, narrés en alternance des points de vue espagnol et inca, selon une trame historique ou romancée, mais toujours respectueuse des sources historiques. Par leur spécialité et leurs axes de recherche variés, les auteurs des articles dressent les portraits, individuels ou collectifs, des acteurs et des témoins des années décisives de la découverte de l’Empire inca et de sa conquête, entre 1524 et 1548. Les portraits croisés de Francisco Pizarro et de l’Inca Atahualpa introduisent l’ouvrage, avant de céder la place aux protagonistes moins connus de la conquête du Pérou. En premier lieu, les navigateurs et les cartographes des expéditions nous ouvrent les portes du Nouveau Monde. L’article consacré aux vassaux de l’Empire inca résume le système de gouvernance cuzquénien et évoque le poids du joug impérial sur les peuples soumis. Celui consacré aux hommes d’Église précise le rôle déterminant des prêtres et des missionnaires au sein des entreprises conquérantes. Viennent ensuite les chroniqueurs de la Conquête, dans un essai qui met en exergue les divergences existant entre les récits espagnols et andins des événements. Les hommes de Pizarro sont également mis à l’honneur dans une présentation des conquistadors qui détaille leur force militaire et leur équipement. Le texte sur la momie royale décrit la sacralité et le rôle du corps du souverain inca, de son vivant comme après sa mort. Enfin, l’essai dédié au rôle des femmes de l’élite inca se focalise sur le portrait de la princesse Cusi Rimay Ocllo. L’impact de la Conquête et ses conséquences restent présents dans l’idée d’une société métisse qui associe l’héritage ibérique à ce patrimoine indigène, dont il faut, par ailleurs, rappeler la pluralité au nom de la très riche diversité culturelle du Pérou5.

Notes 1- Varón Gabai, 2006. 2- Martínez, Mujica Bayly, 2011. 3- Martínez, 2003. 4- Wachtel, 1971 ; Lamana, 2008. 5- Espinoza de Rivero, 2003.

“RENCONTRE DE CAJAMARCA : PIZARRO ET ATAHUALPA INCA” Felipe Guamán Poma de Ayala. Pérou. 1590. Encre et aquarelle sur papier. Tiré de Martín de Murúa, Historia de los Incas. Historia y Genealogía de los Reyes Incas del Perú (Codex Galvin), f. 44r. Musée du quai Branly, Paris, France

INCAS MQB 12-05 OD BAT.indd 12

12/05/15 17:19


INCAS MQB 12-05 OD BAT.indd 13

12/05/15 17:19




18 - FRANCISCO PIZARRO : BIOGRAPHIE D’UNE CONQUÊTE

les ressorts essentiels, le bâtard de Trujillo ne devait pas nourrir de grandes ambitions.

Vingt années d’apprentissage américain (1502-1522)

“FRONTISPICE, DECADA QUARTA (1527-1531)” Anonyme. Madrid, Espagne. 1730 [1605]. Gravure sur cuivre à l’eau-forte. Tiré de Antonio de Herrera y Tordesillas, Historia general de los hechos de los Castellanos en las islas i tierra firme del mar océano. In folio. Musée du quai Branly, Paris, France. F 1411 H56. Frontispice en retable d’autel historié. Sont notamment figurés les portraits des deux associés Almagro et Pizarro, ainsi que différents épisodes de la troisième expédition au Pérou (1528-1532), aux îles de la Gorgone et de Puná puis à Tumbes.

INCAS MQB 12-05 OD BAT.indd 18

Francisco Pizarro partit pour l’Amérique en février 1502 comme simple soldat dans la flotte de Nicolás de Ovando, chargé de mettre de l’ordre dans le seul territoire alors occupé, l’île d’Hispaniola (La Española), aujourd’hui la République dominicaine et Haïti. Fondée depuis moins de dix ans, la colonie ne comptait que quatre “villes”, en fait des bourgades aux maisons de bois couvertes de chaume. Les Indiens tentaient de résister aux corvées et aux exactions, les attaques des fortins espagnols se multipliaient et les expéditions punitives présentaient de plus en plus de risques pour de maigres résultats. Les arrivants étaient décimés par les fièvres et la disette : un an après avoir débarqué, la moitié des hommes arrivés avec Pizarro étaient déjà morts. L’exploitation des placers aurifères devenait difficile, la main-d’œuvre indienne était de plus en plus rare du fait de l’effroyable mortalité qui la frappait, et les Espagnols se déchiraient dans des luttes de clans4. On ne connaît rien avec certitude des années dominicaines de Pizarro. Il aurait été écuyer d’Ovando. On peut donc imaginer qu’il l’accompagna dans ses opérations où, par une terrible répression, Ovando mit fin à un petit royaume indigène. Pour un homme comme Pizarro, dépourvu de naissance, au plus bas dans la hiérarchie militaire, privé de l’appui de quelque puissant, arrivé tard et confiné à d’obscures tâches dans l’ultime mise en place de l’autorité coloniale, Hispaniola n’offrait aucune perspective. Bien des Espagnols y avaient fait pour eux-mêmes ce constat ; ils avaient alors entrepris d’aller voir plus loin si la “Terre ferme”, aujourd’hui la côte vénézuélienne et colombienne, pouvait combler leurs espérances. Des

expéditions s’y étaient déjà rendues et, à la mi-novembre 1509, Alonso de Ojeda en organisa une nouvelle. Pizarro en était, comme soldat. Dans la région de l’actuelle Cartagena de Indias, Ojeda procéda à de brutales incursions pour faire des captifs destinés à être vendus comme esclaves. L’arrivée de renforts, commandés par Diego de Nicuesa, un rival d’Ojeda, sauva l’expédition mal en point, qui poursuivit sa route jusque vers l’entrée du golfe d’Urabá, à la jonction de l’isthme de Panamá et de l’Amérique du Sud. Un fortin, appelé San Sebastián, y fut établi. La situation empira : il devenait impossible d’en sortir et les provisions diminuaient. Ojeda décida d’aller chercher du secours à Hispaniola. Ayant remarqué les qualités de Pizarro, il lui laissa le commandement, avec ordre de tenir cinquante jours. Si, à ce terme, aucun renfort n’était arrivé, il pourrait partir avec deux brigantins laissés à sa disposition. À trente-deux ans et après dix années en Amérique, Pizarro quittait enfin l’anonymat : il devenait le protagoniste d’un épisode de la conquête du Nouveau Monde, certes marginal, mais pour la première fois l’histoire retenait son nom5. Lorsque les Indiens, la faim et les maladies eurent réduit les effectifs, les survivants purent embarquer dans les brigantins, dont l’un chavira et perdit tous ses occupants. Par chance, celui de Pizarro fut recueilli par un bateau commandé par Martín Fernández de Enciso en route vers le golfe d’Urabá, où il avait pour projet de fonder une “ville”, Santa María la Antigua del Darién. Installée dans un environnement très défavorable, enjeu de vives tensions rivales et soumise à une autorité procédurière, Santa María la Antigua végéta. Enciso fut renversé par Vasco Núñez de Balboa, qui fit de Pizarro un de ses lieutenants chargé d’incursions – sans grand résultat – en territoire indien6. En septembre 1513, Vasco Núñez de Balboa partit à la tête d’une expédition de cent quatrevingt-dix hommes, avec Pizarro comme second. L’objectif était de remonter la côte vers le nord et de pénétrer dans les terres, car des Indiens

12/05/15 17:19


INCAS MQB 12-05 OD BAT.indd 19

12/05/15 17:19


38 - FRANCISCO PIZARRO : BIOGRAPHIE D’UNE CONQUÊTE

RÉCIPIENT RITUEL Culture inca. Cuzco, Pérou. 1450-1532. Pierre. 13 x 37 x 30,7 cm. Musée du quai Branly, Paris, France. Mission Charles Wiener (1875-1877). Inv. 71.1878.2.456. Le félin est un symbole d’autorité de l’Inca. Le plan de Cuzco, la capitale inca, fut conçu pour adopter la forme d’un puma. “FRONTISPICE, DECADA SESTA (1536-1541)” Anonyme. Madrid, Espagne. 1730 [1605]. Gravure sur cuivre à l’eau-forte. Tiré de Antonio de Herrera y Tordesillas, Historia general de los hechos de los Castellanos en las islas i tierra firme del mar océano. In folio. Musée du quai Branly, Paris, France. F 1411 H56. Les scènes présentent la capture d’Atahualpa (1532), le siège de Cuzco (1536) et deux épisodes de la guerre civile entre conquistadors espagnols, les batailles d’Abancay (1537) et de Las Salinas (1538), ayant opposé pizarristes et almagristes.

interrompu par les veuves éplorées de l’empereur qui furent, le soir même, ainsi que toutes les parentes de l’Inca défunt, partagées comme de simples tributs entre les chefs espagnols32. La mort d’Atahualpa résulte d’un jeu complexe entre les capitaines et de calculs politiques. Sa survie aurait signifié une société de collaboration avec les élites indigènes, sa disparition manifestait une rupture définitive et indiquait que les Espagnols entendaient être les seuls maîtres du jeu. Pizarro paraît avoir hésité ; sous la pression de son entourage, il semble néanmoins avoir décidé de la mort de l’Inca. Il assuma l’entière responsabilité de sa décision, sans doute raisonnée et fruit d’un pari sur le futur. Les deux Incas rivaux assassinés, la menace de l’armée d’Atahualpa disparue, l’allégeance d’une partie de l’aristocratie indienne et des renforts importants permettaient aux Espagnols d’envisager la suite avec optimisme. Ils nommèrent un Inca fantoche, Túpac Huallpa, disparu peu après,

INCAS MQB 12-05 OD BAT.indd 38

probablement empoisonné. Pizarro envoya Benalcázar vers le nord pour prendre de vitesse d’éventuels concurrents et se libérer d’un rival potentiel mécontent de son sort. D’août à novembre 1533, l’armée de Pizarro avança vers Cuzco, la capitale, située à 250 lieues espagnoles (1 300 kilomètres) dans les Andes. La marche fut ponctuée de ralliements – rencontres avec les ethnies naguère soumises par les Incas, celle des Huancas, par exemple – et de combats difficiles. Après une étape à Jauja, où un nouvel Inca fantoche, Manco Inca, fut désigné, l’ost reprit son avancée et arriva en vue de Cuzco. Le 14 novembre, les premiers cavaliers y pénétrèrent. La troupe arriva peu après, sans combattre, renforcée de milliers d’auxiliaires indiens d’ethnies vaincues par les Incas et décidées à se venger. L’émerveillement des conquérants fut total : à la beauté de la ville s’ajoutait la profusion de l’or. Les chefs occupèrent les palais et les hommes fouillèrent les

12/05/15 17:20


INCAS MQB 12-05 OD BAT.indd 39

12/05/15 17:20


INCAS MQB 12-05 OD BAT.indd 54

12/05/15 17:21


INCAS MQB 12-05 OD BAT.indd 55

12/05/15 17:21


60 - ATAHUALPA : UNE VIE ILLUMINÉE PAR LA MORT

TAMBOUR Culture inca. Hacienda Kopara, région de Nazca, Pérou. 1450-1532. Terre cuite et peau. 28 x 25 x 25 cm. Musée du quai Branly, Paris, France. Don Henry Reichlen, 1951. Inv. 71.1951.22.319. “DES GRANDES GUERRES MENÉES PAR LE HUÁSCAR CONTRE LES CAPITAINES DU PUISSANT ATAHUALPA” Felipe Guamán Poma de Ayala. Pérou. 1590. Encre et aquarelle sur papier. Tiré de Martín de Murúa, Historia de los Cultura incas. Historia y Genealogía de los Reyes Incas del Perú (Codex Galvin), f. 45r. Musée du quai Branly, Paris, France. VALEUREUX

INCAS MQB 12-05 OD BAT.indd 60

Les marges septentrionales Comme tous les princes incas, Atahualpa fut initié au huarachico, un rite de passage qui transformait l’enfant pubère en guerrier, après de dures épreuves réalisées dans les hauteurs de la huaca (sanctuaire) de Huanacauri. À peine initié, Atahualpa suivit son père Huayna Cápac dans les provinces du Nord, tandis que la plupart de ses frères et sœurs restaient à Cuzco. Le souverain s’arrêta un temps à Tumipampa, son pays natal, dans la province des Cañaris. Après cette halte, il reprit la route jusqu’à Quito. Plus au nord, dans une région qui appartient en partie à l’actuelle Colombie, les Pastos s’étaient soulevés contre le joug inca. Huayna Cápac y dépêcha ses troupes et son jeune fils Atahualpa. Par la ruse, les guerriers pastos surprirent l’armée cuzquénienne,

l’obligeant à battre en retraite. En apprenant ces nouvelles, nous dit Betanzos, Huayna Cápac éclata en une grande colère, déchira ses vêtements et se moqua de son fils, qui n’avait pas su se défendre. C’est à cause de ce déshonneur qu’Atahualpa aurait refusé plus tard de se rendre à Cuzco pour les funérailles de son père. Toujours est-il que cet épisode lui valut une réputation de couard. Les sources espagnoles le suggèrent discrètement, alors que leur intérêt est plutôt de glorifier leur ennemi pour mieux exalter leurs propres prouesses. Le nom même d’Atahualpa, qui signifierait “poule” – bien qu’il s’agisse d’après Garcilaso de la Vega11 d’une erreur de prononciation – contribua à renforcer cette image. L’heure des remontrances passée, Atahualpa fut sommé de retourner sur le terrain pour châtier les insurgés. Cette fois-ci, les représailles furent exemplaires. Huayna Cápac était très attaché à Tumipampa, où il était né, et souhaitait en faire un second Cuzco. La demeure royale et le temple consacré au Soleil furent bâtis avec des pierres transportées depuis la capitale. Mais l’essor de cette cité excentrée porta ombrage à “l’ombilic du monde”, qui ne pouvait être que Cuzco, et fut à l’origine des tensions qui opposèrent Atahualpa et Huáscar pour la succession de leur père. La méfiance cuzquénienne était justifiée, car Huayna Cápac, le Sapa Inca, s’était établi dans le Nord pour une durée indéterminée – de fait il ne retournera jamais de son vivant dans la cité impériale. À Cuzco, en attendant son hypothétique retour, la “seconde personne” du souverain gérait les rites et les affaires courantes12. Les premières incursions des Espagnols sur le littoral Pacifique commencèrent dans les années 1520 depuis Panamá. En 1526-1527, les hommes de Pizarro sillonnaient les côtes de Manta et de Tumbes, et faisaient connaissance avec les seigneuries côtières, leurs princesses accueillantes et les radeaux des marchands. Mais les bactéries importées du Vieux Monde

12/05/15 17:21


INCAS MQB 12-05 OD BAT.indd 61

12/05/15 17:21


66 - ATAHUALPA : UNE VIE ILLUMINÉE PAR LA MORT

ce fut la colère qui prévalut et non pas la crainte. Il les somma de lui rendre tout ce qu’ils avaient “bu et mangé”. Plus tard, lorsqu’il fut le captif de Pizarro, il se laissa aller à des confidences et raconta qu’il avait cru pouvoir les vaincre facilement, et qu’il avait hésité entre les tuer, les châtrer ou les réduire en esclavage16.

Une longue attente

FIGURINE MASCULINE Culture inca. Pérou. Après 1500. Argent et pâtes de couleur. 20,1 x 6,4 x 4,5 cm. Musée du quai Branly, Paris, France. Ancienne collection Auguste Lemoyne (achat, 1854). Inv. 71.1887.114.90.

INCAS MQB 12-05 OD BAT.indd 66

À l’époque de la rencontre de Cajamarca, Atahualpa avait une belle prestance, si l’on en croit le témoin oculaire Francisco de Xerez. Son large visage était beau mais cruel et ses yeux étaient injectés de sang. Mais, malgré sa gravité, qu’il réservait à ses sujets, il était gai avec les Espagnols, il aimait se remémorer le passé et rappeler sa gloire17. C’est de lui que proviennent la plupart des informations recueillies sur son père et sur ses prouesses. Lié d’une certaine amitié avec Hernando Pizarro, il passa des soirées à bavarder et à jouer aux échecs. Les visites des seigneurs se succédaient à un rythme soutenu, chacun se présentant à l’Inca avec des dons, colportant des bruits à voix basse pour éviter l’attention des interprètes. Il y avait aussi les femmes. Atahualpa était entouré de ses concubines et de ses servantes, la plupart d’une grande beauté, certaines au teint très blanc, signe qu’elles ne labouraient pas les champs de l’Empire ; selon Cieza de León, leur corps était bien proportionné. Elles étaient toujours respectées et personne n’osait lever le regard sur elles. Mais il n’est pas vraisemblable que l’agitation régnant dans cette cité, où tant d’hommes s’entassaient, n’ait pas bouleversé ce monde féminin. L’une de ces princesses était la jolie Quispe Sisa, qui avait à peine quinze ans. Fille de Huayna Cápac, elle était arrivée de Cuzco pour servir son frère. Atahualpa donna cette sœur à Francisco Pizarro, qui la fit baptiser. Elle fut désormais doña Inés Huaylas Yupanqui et, pour le conquistador, la “Pizpita”,

du nom d’un petit oiseau très gai d’Estrémadure. Elle donna deux enfants au vieux conquistador. Le portrait de la jeune princesse, sous celui de Francisco Pizarro, orne la façade du palais de la Conquête, qu’Hernando Pizarro a érigé à Trujillo, en Espagne. D’autres femmes de l’Inca ont échappé à l’oubli, à la faveur d’un procès engagé par un de leurs descendants en vue de récupérer des biens. L’une d’elles, Isabel Yaruc Palla Túpac Atauchi, était la mère du fils le plus célèbre d’Atahualpa, don Francisco Atahualpa Auqui, qui fut éduqué par des franciscains à Quito. À la mort de l’Inca, elle fut emmenée par le capitaine Rumiñaui à Quito, accompagnée d’autres épouses. Parmi les princesses qui se trouvaient à Cajamarca, la Coya Tocto Chimbo était l’une des plus prestigieuses, car elle était l’épouse principale d’Atahualpa. C’est surtout avec elle que Beatriz, une morisque esclave de l’intendant Salcedo et première femme espagnole à entrer à Cajamarca, aimait deviser pour tromper l’ennui. Elle s’attacha à la Coya Tocto Chimbo, laquelle, à la mort de l’Inca, fut aimée par Hernando de Soto, qui la fit baptiser sous le nom de doña Leonor Tocto Chimbo. Ils eurent une fille, Leonor Soto, et lorsque celle-ci réclama à la justice les privilèges qui lui revenaient, aussi bien Beatriz Salcedo que doña Inés Huaylas Yupanqui témoignèrent en sa faveur, dévoilant ainsi une vieille complicité féminine18.

Le triomphe des serviteurs Qui proposa une rançon pour sauver l’Inca ? Atahualpa lui-même, comme certains le prétendent, ou bien Pizarro ? Il est plus vraisemblable que cette proposition ait émané des conquistadors. Puisque sa vie avait été épargnée le jour de la victoire de Pizarro, l’Inca conçut de l’espoir. La rançon ruinerait ses ennemis cuzquéniens, ainsi que les prêtres et leurs oracles mensongers qui l’accablaient.

12/05/15 17:22


INCAS MQB 12-05 OD BAT.indd 67

12/05/15 17:22


108 - LES PEUPLES VASSAUX : LES VOIX AUX MARGES DE L’EMPIRE

en balsa. Les plus petits servaient à la pêche, les plus grands à entretenir des contacts commerciaux de longue distance portant sur l’échange de produits exotiques hautement prisés27. Le chroniqueur Miguel de Estete note que, dans les provinces totalement pacifiées au sud de Tumbes, les habitants “étaient tous des vassaux très obéissants28”. Au nord, cependant, la poussée apparemment irrésistible de l’expansion inca fut confrontée à de nouveaux problèmes militaires et logistiques. Les espaces maritimes du golfe de Guayaquil constituaient un milieu inconnu pour les Incas venus des

VALVE DE SPONDYLE Ancón, côte centrale, Pérou. 10 x 11 x 2,5 cm. Musée du quai Branly, Paris, France. Legs Louis Capitan. Inv. 71.1930.19.1852.

INCAS MQB 12-05 OD BAT.indd 108

hautes terres, et la baie – comme les principaux cours d’eau qui s’y jettent – créait un obstacle énorme à leur expansion vers le nord et vers l’ouest, dans la région des basses terres côtières de l’Équateur. Leur principal objectif stratégique était de soumettre la confédération huancavilca, qui contrôlait la péninsule de Santa Elena et qui confinait aux territoires manteños, plus au nord sur la côte du Pacifique. Les Incas rencontrèrent des fortunes diverses

en affrontant les habitants de l’île de Puná dans le golfe de Guayaquil29. Leur première tentative de traverser l’estuaire du Guayas s’acheva par un désastre : une partie des nobles de haut rang transportée sur un radeau de balsa partit à la dérive et fut massacrée par les habitants de l’île de Puná qui les conduisaient – un acte de trahison qui leur valut, dit-on, un terrible châtiment. La première tentative inca d’incursion militaire à grande échelle dans les basses terres côtières situées à l’ouest du bassin du Guayas fut probablement effectuée en descendant des hautes terres, à un endroit où le franchissement d’un cours d’eau était logistiquement plus aisé pour des troupes nombreuses. Là aussi, l’armée inca s’aventurait en milieu étranger, couvert d’une dense forêt tropicale bien différente des vastes horizons offerts par la côte péruvienne. L’incursion de Túpac Inca Yupanqui fut d’abord couronnée de succès. Son armée marcha vers l’ouest en traversant la vallée de Jipijapa et s’enfonça profondément dans le territoire manteño pour atteindre Manta (Jocay), la principale ville de la seigneurie de Jocay30. Le chroniqueur Cabello Balboa raconte que le souverain inca gravit un des sommets locaux – probablement jusqu’à l’un des sanctuaires couronnant les collines, comme le Cerro Jaboncillo, proche de Picoazá –, afin de “voir la mer” pour la première fois. Cela montre comment le souverain inca exerça ses prérogatives royales de découverte et de vénération de l’océan Pacifique depuis l’extrémité la plus occidentale du continent31, qu’il baptisa “Mamacocha” – la “Mère des Lacs” – pour souligner la relation essentielle entre les lacs des hautes terres et l’océan infini. En fait, il s’agissait d’une revendication géopolitique : le souverain réaffirmait ainsi les concepts primordiaux de la cosmologie inca32. On dit aussi que Túpac Inca Yupanqui effectua un long voyage en mer jusqu’aux îles d’Auchumbi et de Ninachumbi33 accompagné d’“une grande escorte”. Il est vraisemblable que ces voyages font référence à des

12/05/15 17:24


109

îles proches du rivage abritant des sanctuaires, comme l’île de la Plata. Túpac Inca Yupanqui plaça comme gouverneurs des officiers dignes de confiance pour superviser l’installation et la gestion de petites “villes de garnison” destinées à renforcer le contrôle inca et à “civiliser” la côte34. Il est clair, toutefois, qu’ils connurent un sort malheureux et que cette première tentative de conquérir la côte de l’Équateur n’atteignit pas entièrement ses objectifs35.

La seconde expédition sous le commandement de Huayna Cápac Quand Túpac Inca Yupanqui mourut en 1493, son fils Huayna Cápac accéda au trône. Il tenta de renforcer l’importance et le prestige politiques de Tumipampa et d’étendre les conquêtes de son père vers le nord en incluant le bassin de Quito et en poursuivant jusqu’à Pasto, dans le sud de la Colombie36. Cela l’amena à rencontrer et à épouser une femme noble de haut rang originaire du territoire des Caranquis, juste au nord de Quito, qui allait lui donner un fils nommé Atahualpa. Puis Huayna Cápac prit personnellement le commandement des opérations visant à réaffirmer le contrôle des basses terres de l’Équateur, mais cela s’avéra problématique37. Après la conquête espagnole, des vétérans, qui avaient été officiers dans l’armée de Huayna Cápac, fournirent aux Espagnols des témoignages de première main sur la seconde expédition inca en Équateur. Ils rapportèrent que, dans le territoire des Huancavilcas, certains individus ayant refusé de se soumettre à la volonté de l’Inca furent punis, eux et leurs descendants, par l’arrachage de trois dents à chaque mâchoire, ce qui devait constituer une trace pénible et très apparente des conséquences de leur désobéissance38. Une fois de plus, l’Empire dut recourir à des arrangements négociés, et les chercheurs ont longtemps

INCAS MQB 12-05 OD BAT.indd 109

admis que la conquête effective et l’incorporation des seigneuries côtières restèrent incertaines. Pourtant, la découverte inattendue de la sépulture d’un Inca de haut rang faite il y a plus de cent ans dans l’île de la Plata revêt une signification particulière, étant donné qu’il s’agit de la limite septentrionale de l’Empire. En 18911892, l’archéologue nord-américain George Dorsey exhuma deux squelettes accompagnés d’un ensemble de petites figurines et d’une série de paires de récipients miniatures en céramique39. Ces éléments identifient la trouvaille comme étant un site funéraire cápac hucha destiné à symboliser l’incorporation formelle de cette île et de la partie adjacente du continent dans la géographie sacrée impériale. On présume que les Incas ont dû négocier leurs incursions dans l’île à bord d’embarcations locales conduites par des marins

JARRE URPU, À DÉCOR DE SPONDYLES Culture inca. Cumana, lac Titicaca, Bolivie. Vers 1500. Terre cuite. 62 x 53 x 55 cm. Musée du quai Branly, Paris, France. Don des héritiers de Eugène de Sartiges, 1894. Inv. 71.1894.105.1.

12/05/15 17:24


110 - LES PEUPLES VASSAUX : LES VOIX AUX MARGES DE L’EMPIRE

VASE REPRÉSENTANT UNE TÊTE DE LAMA Culture inca. Cuenca, Équateur. Vers 1500. Terre cuite. 14 x 17 x 13 cm. Musée du quai Branly, Paris, France. Mission Paul Rivet (1901-1908). Inv. 71.1908.22.678. JARRE (URPU) À DÉCOR DE SPONDYLES (DÉTAIL) Culture inca. Cumana, lac Titicaca, Bolivie. Vers 1500. Terre cuite. 62 x 53 x 55 cm. Musée du quai Branly, Paris, France. Don des héritiers de Eugène de Sartiges, 1894. Inv. 71.1894-105.1.

INCAS MQB 12-05 OD BAT.indd 110

autochtones réquisitionnés pour l’occasion. Leur présence sur la côte est attestée par le nouveau témoignage archéologique du site d’Agua Blanca, localisé dans la vallée de Buenavista, dans le sud du Manabi. C’était alors l’emplacement de la capitale de la puissante seigneurie manteño de Salangoma, qui a joué un rôle significatif en tant que centre politique et cérémoniel régional, tout en contrôlant le commerce à longue distance effectué sur des radeaux de balsa. Des relevés sur le terrain ont permis d’identifier des fragments de grands récipients de stockage incas, qui présentent toutes les caractéristiques des productions impériales de Cuzco, ainsi que des masses d’arme à tête étoilée, dont les troupes incas se servaient pour le combat rapproché. Ces traces archéologiques sont le maximum que l’on peut attendre d’une occupation militaire relativement brève. Des caravanes de lamas accompagnaient

sans doute les armées incas lors de leur progression et, en dépit du milieu inhabituel et hostile, on les a probablement utilisés comme bêtes de somme pour effectuer entre la côte et les hautes terres des échanges semblables à ceux pratiqués plus au sud40.

Les étrangers venus de loin : les premiers contacts avec les Européens Sans être annoncés ni encore visibles, des étrangers venus de loin allaient bientôt s’imposer brutalement dans l’univers andin et mettre en marche la chaîne spectaculaire et irréversible d’événements qui causèrent la chute de l’empire des Incas. À l’insu de ces derniers, la première

12/05/15 17:24


INCAS MQB 12-05 OD BAT.indd 111

12/05/15 17:24


134 - LES CHRONIQUEURS DE LA CONQUÊTE : TROIS RÉCITS DIVERGENTS DES ÉVÉNEMENTS DE CAJAMARCA

d’Atahualpa arriva dans le camp espagnol en apportant des canards plumés et des maquettes de forteresses en terre cuite. Les premiers, déclare Mena, symbolisaient ce qui devait arriver aux Espagnols et les secondes représentaient les bastions incas qui les attendaient. En retour, Pizarro envoya en cadeau à Atahualpa “une belle chemise et deux coupes en verre”. S’il n’est pas étonnant que Pizarro ait adressé des présents à Atahualpa, leur nature est néanmoins surprenante. Car il s’agit précisément des objets types que les Incas auraient envoyés à une population qu’ils comptaient soumettre : une paire de coupes (aquillas) et une tunique (unco) en étoffe finement tissée (cumbi). Si ces dons étaient acceptés, alors la communauté en question était pacifiquement intégrée à l’Empire inca (Tahuantinsuyo). S’ils étaient rejetés, cela fournissait à l’Inca un prétexte légitime pour faire la guerre4. Il n’y a aucune raison de douter de la description fournie par Mena des présents adressés par Pizarro à Atahualpa. Comment le conquistador sut ce qu’il devait adresser à l’Inca ? Il est probable qu’il ait appris ce qu’il devait faire en parlant avec le curaca (chef indigène) du village où les Espagnols reçurent l’émissaire d’Atahualpa. La communication interculturelle était possible, parce que Pizarro disposait d’excellents interprètes, de jeunes garçons qui avaient été capturés lors de ses premières expéditions. Deux d’entre eux s’étaient rendus en Espagne avant d’accompagner Pizarro lors de son voyage fatidique. Cela suggère aussi qu’une grande partie des dialogues entre Andins et Espagnols rapportés par Mena à ses lecteurs a réellement eu lieu, et que Pizarro en savait plus qu’on ne pourrait le croire à propos de ces échanges de présents symboliques. Par conséquent, nous pouvons également croire Mena lorsqu’il écrit que les Espagnols capturèrent deux Incas non loin de leur camp. L’un d’eux fut torturé. Il révéla que l’armée inca gardait deux cols permettant d’accéder aux montagnes et qu’elle arborait la chemise envoyée par Pizarro à Atahualpa en

INCAS MQB 12-05 OD BAT.indd 134

guise de drapeau. Nous pouvons aussi être assurés que les Espagnols comprenaient la menace que cet acte impliquait. Mena raconte comment Pizarro et son armée s’aventurèrent prudemment dans les montagnes en direction de l’endroit où Atahualpa avait installé son camp. La peur des Espagnols est palpable lorsque Mena décrit leur entrée dans une ville encerclée par des milliers de guerriers incas. Ce qu’il raconte ensuite modifie la teneur de son texte : ils jurèrent tous de faire encore mieux que Roland, le neveu légendaire de Charlemagne, dont les hauts faits sont célébrés dans la chanson de geste qui porte son nom5. Cela annonce que ce qui allait se passer à Cajamarca allait entrer dans l’histoire avec plus d’éclat que n’importe lequel des hauts faits légendaires des héros de l’Europe médiévale. De fait, Mena n’eut pas tort, car les événements de Cajamarca sont devenus le sujet de romans, de pièces théâtrales et de films, tout en étant narrés et rejoués dans les communautés andines. Pour renforcer l’image de la valeur des Espagnols, Mena insiste sur le fait qu’Atahualpa était un souverain majestueux, stoïque et intrépide. Il écrit comment Hernando de Soto, qui avait demandé la permission d’aller rendre visite à Atahualpa dans son camp avec Hernando Pizarro, s’approcha si près du souverain inca que le museau de sa monture toucha la coiffe royale, la mascapaycha. Deux autres témoins oculaires, Pedro Pizarro, un page de dix-sept ans au service de son parent Francisco Pizarro (1571), et Diego de Trujillo (1571), un humble fantassin, décrivent cette scène dans leurs chroniques. Les deux comptes rendus ont été rédigés trente ans après l’événement, pour répondre à l’appel à des témoignages de première main fait par le vice-roi du Pérou Francisco de Toledo. Le chroniqueur andin Guamán Poma de Ayala l’évoque aussi, comme on le montrera plus bas. L’impérieux Atahualpa resta impassible, mais certains de ses gardes tressaillirent. Ils furent mis à mort pour cela – une manière de signifier

12/05/15 17:25


JARRE, URPU Culture inca. Copacabana, Bolivie. Vers 1500. Terre cuite. 30 x 37,5 x 23,5 cm. Musée du quai Branly, Paris, France. Mission Théodore Ber (1876). Inv. 71.1878.8.15. La jarre sert au transport de la bière de maïs. Celle-ci est offerte par l’Inca à ses sujets lors des célébrations et des rassemblements périodiques à Cuzco et dans les capitales provinciales.

INCAS MQB 12-05 OD BAT.indd 135

12/05/15 17:26


136 - LES CHRONIQUEURS DE LA CONQUÊTE : TROIS RÉCITS DIVERGENTS DES ÉVÉNEMENTS DE CAJAMARCA

aux Espagnols l’autorité absolue et la cruauté d’Atahualpa. Il n’est pas certain que ces témoignages soient absolument vrais, mais il apparaît nettement que la première image d’Atahualpa

est celle d’une figure altière à la tête d’une puissante armée. Mena, Trujillo et Pizarro mentionnent tous ce fait : lorsqu’Hernando Pizarro demanda à Atahualpa de venir à Cajamarca le lendemain, ce dernier offrit aux ambassadeurs espagnols quelque chose à boire dans deux grandes coupes en or (aquillas) que “bien qu’ils aient prétendu le faire, ils ne burent pas”.

INCAS MQB 12-05 OD BAT.indd 136

Cet acte parut sans conséquence aux yeux des Espagnols, mais nous verrons plus bas qu’il ne le fut pas du point de vue d’Atahualpa. Mena décrit l’entrée d’Atahualpa à Cajamarca le lendemain, porté sur une litière et entouré par un groupe de quatre cents hommes secrètement armés. Les Espagnols avaient pris position dans les maisons qui entouraient la place ; les canons, les arquebuses et les piques étaient prêts à l’usage. À ce moment se produisit l’échange critique entre Atahualpa et les Espagnols. Mena écrit qu’un moine dominicain s’approcha de l’Inca avec une croix et un livre à la main, en disant qu’il souhaitait lui parler des choses divines et en lui demandant d’entrer dans l’une des maisons. Atahualpa refusa et déclara qu’il n’irait pas plus loin avant que les Espagnols aient rendu tout ce qu’ils avaient pris. Le religieux ne prêta pas attention à ses paroles et continua de parler. Atahualpa demanda alors le livre que tenait le moine, et ce dernier le lui tendit en pensant que l’Inca allait le baiser dévotement. Au lieu de cela, il le prit et le jeta à terre. L’image illustrant ce moment est la seule, dans cette publication, qui apparaisse au début et à la fin du texte (ill. p. 130). Atahualpa est représenté à moitié nu, portant une étoffe autour de la taille, porté sur une litière par son escorte et entouré de guerriers. Ils sont tous figurés de profil, face aux Espagnols qui s’approchent. Le moine dominicain, Vicente de Valverde, se tient devant l’Inca, en tendant sa main vide. Le souverain inca, le bras levé, tient dans sa main gauche un objet rectangulaire qui semble être un volume relié en cuir. Il est probable que les figures représentées derrière Valverde soient Pizarro et deux membres de son armée. L’épisode illustré évoque le moment où Valverde offre le livre saint à l’Inca. Il saisit un instant chargé de toutes les possibilités historiques, lesquelles seront déterminées par l’action volontaire du souverain inca. Il s’agit du moment qui précède sa décision de jeter le livre à terre. Ce geste est alors interprété par Valverde comme un grave acte sacrilège, qui fournit aux

12/05/15 17:26


137

Espagnols un motif légitime pour porter la main sur le souverain inca. Ils l’extirpent de sa litière, le font prisonnier et massacrent les gardes du corps présents sur la place de Cajamarca. Quoi qu’il se soit passé en réalité, il ne peut y avoir aucun doute sur les conséquences historiques de cette rencontre : le massacre des soldats incas, la capture de l’empereur, la rançon

Les éléments narratifs de l’image découlent entièrement du texte écrit, et l’habillement comme l’armement des Espagnols sont tout à fait fidèles. En revanche, l’Inca et son armée ne sont pas conformes à leur description dans le texte. Mena dit qu’ils étaient richement vêtus et qu’ils portaient des coiffes d’or et d’argent. Il décrit leurs armes : des frondes, ainsi que des

GOBELET, QUERO Culture inca. Chorillos, côte centrale, Pérou. Vers 1500. Bois. 15,3 x 13,5 x 13,5 cm. Musée du quai Branly, Paris, France. Mission Paul Berthon (19031908). Inv. 71.1911.21.112.

versée par la suite, puis l’exécution d’Atahualpa. Toutefois, la première image et le compte rendu narratif de ce qui se déroula à Cajamarca sont loin d’être aussi simples qu’ils peuvent le sembler à première vue. En fait, le texte comme l’image représentent plus que ce qu’ils ne décrivent.

INCAS MQB 12-05 OD BAT.indd 137

massues de pierre et de bois soigneusement sélectionnées. Ces descriptions sont basées sur une observation directe. Dans la gravure sur bois, les Incas sont à peine vêtus et portent des arcs et de longues lances. Qui plus est, la figure portant une ombrelle n’est même pas mentionnée.

Le décor de ce quero présente un motif de tête et de bras coupés courant sur cette catégorie d’objet cérémoniel. Il fait allusion au sort réservé aux populations opposant de la résistance ou se rebellant à l’autorité de l’Inca. Les rituels de boisson participent des relations diplomatiques entre le souverain et ses sujets. BOL AVEC SCÈNE SACRIFICIELLE Culture inca. Huaca Pérez, côte centrale, Pérou. Vers 1500. Terre cuite. 8,5 x 16,8 x 16,8 cm. Musée du quai Branly, Paris, France. Don Enrico Giglioli, 1887. Inv. 71.1887.9.2.

12/05/15 17:26


INCAS MQB 12-05 OD BAT.indd 138

12/05/15 17:26


139

En définitive, la première image de la rencontre de Cajamarca ne fournit pas un portrait de l’Inca tel qu’il est présenté dans le texte. La vraisemblance n’est pas recherchée comme elle l’est dans le récit : la représentation de l’Inca provient d’une gravure sur bois d’Hans Burgkmair datant de 1508 intitulée Der Kunig von Gutzin (“Le roi de Cochin, en Inde” !)6.

Un récit inca : Titu Cusi Yupanqui Un compte rendu différent, oral celui-là, a été dicté en 1570 par le neveu d’Atahualpa, Titu Cusi Yupanqui, à un scribe espagnol, Martín de Pando7. Il s’agit du premier récit de l’histoire de la conquête de l’Empire rédigé du point de vue des Incas. La transcription s’est déroulée à Vilcabamba, un site inca situé sur le versant amazonien, où le père de Titu Cusi Yupanqui, Manco Inca8, avait fondé un État indépendant (ill. p. 132). L’Instrucción (instruction) a été rédigée afin de présenter le prince inca au roi d’Espagne Philippe II. Elle a été transmise à ce dernier peu de temps après 1570. L’objectif, comme le déclare l’auteur, est d’enregistrer par écrit ce que la mémoire peut oublier si facilement et d’établir les droits de Titu Cusi en tant que souverain légitime du Pérou. À la différence du texte de Cristóbal de Mena, cette chronique ne fut publiée qu’en 1877, comme un appendice à la publication dirigée par Marcos Jiménez de la Espada de la chronique de Cieza de Léon, Tercero libro de las guerras civiles del Perú. Lorsqu’il évoque la rencontre d’Atahualpa et de Pizarro à Cajamarca, Titu Cusi Yupanqui commence par décrire celle qui l’a précédée au campement de l’Inca installé à l’extérieur de la ville. Il assigne aux événements de cette première rencontre une signification différente de celle fournie par les comptes rendus espagnols, laquelle n’est pas dénuée de rapport avec la bataille qui s’est déroulée ensuite à Cajamarca. Il écrit :

INCAS MQB 12-05 OD BAT.indd 139

“À ce moment-là, mon oncle Atahualpa était à Cajamarca, [et] il les [Soto et Hernando Pizarro] a très bien reçus, offrant à l’un d’eux la boisson dont nous faisons usage, dans une coupe d’or. L’ayant reçu de sa main, l’Espagnol la renversa, ce qui rendit mon oncle furieux. Après cela, ces deux Espagnols lui tendirent une lettre ou un livre ou je ne sais pas quoi d’autre en disant que c’était la quillca [image – écriture] de Dieu et du roi, et mon oncle, qui se sentait offensé en raison du versement de la chicha [bière de maïs, appelée aqha en quechua], comme on appelle notre boisson, prit la lettre ou ce dont il s’agissait [et] la jeta, en disant « Comment puis-je savoir ce [qu’est-ce] que vous me donnez, partez, allez-vous-en d’ici », et les Espagnols s’en allèrent retrouver leurs compagnons9 […]” Titu Cusi Yupanqui est le seul auteur à avancer que les Espagnols présentèrent une forme d’écrit à Atahualpa lors de cette première rencontre. De la sorte, il associe les échanges de présents effectués à cette occasion avec ceux du 16 novembre 1532. Toutefois, il le fait non pas par erreur dans la chronologie des événements des deux jours, mais parce qu’il les envisage comme un continuum10. Les détails de la première rencontre sont un prélude à la confrontation qui se déroula le lendemain, quand l’Inca et son armée : “levèrent le camp, non avec des armes pour combattre ni une armure pour se protéger, mais avec des lazos [très probablement des ayllos ou bolas] et des tumis, comme nous appelons nos couteaux pour chasser les jeunes lamas […] en disant que c’était pour les chevaux qu’ils découvraient pour la toute première fois ; ils prirent donc des tumis et des couteaux afin de couper leurs têtes et leurs pattes, en ne tenant aucun compte des gens si peu nombreux [les Espagnols] ni de qui ils étaient. Et quand mon oncle arriva à Cajamarca […] les Espagnols le reçurent […]

“Et que sa Majesté sache […] également comment et à quelle époque les Espagnols sont entrés dans cette terre du Pérou, et le traitement qu’ils infligèrent à mon père […] jusqu’à lui donner la mort.” (Titu Cusi Yupanqui, 1570)

BOL AVEC SCÈNE SACRIFICIELLE (DÉTAIL) Culture inca. Huaca Pérez, côte centrale, Pérou. Vers 1500. Terre cuite. 8,5 x 16,8 x 16,8 cm. Musée du quai Branly, Paris, France. Don Enrico Giglioli, 1887. Inv. 71.1887.9.2. Le sacrifiant s’apprête à égorger un lama à l’aide de son couteau cérémoniel tumi.

12/05/15 17:26



INCAS MQB 12-05 OD BAT.indd 141

12/05/15 17:26


INCAS MQB 12-05 OD BAT.indd 160

12/05/15 17:27



“Cet encerclement redoutable que l’Inca avait réussi à mettre sur le pied de guerre devait compter au moins deux cent mille hommes en armes” (Pedro Pizarro, 1571)

MURAILLES DE LA FORTERESSE DE SACSAYHUAMÁN Otto Holstein. Cuzco. Vers 1923-1926. Tirage sur papier baryté. Musée du quai Branly, Paris, France. Don Laboratoire d’Anthropologie du Muséum national d’Histoire naturelle. PP0078204.

INCAS MQB 12-05 OD BAT.indd 162

12/05/15 17:27


INCAS MQB 12-05 OD BAT.indd 163

12/05/15 17:27


168 - LE CORPS DU ROI : LA MOMIE ROYALE

SIÈGE, TIYANA Culture inca. Sacsayhuamán, Cuzco, Pérou. Vers 1500. Bois de cèdre, pigments. 27 x 42,5 x 34 cm. Musée du quai Branly, Paris, France. Mission Charles Wiener (1875-1877). Inv. 71.1878.2.459. Le fait de s’asseoir reflétait une attitude politique de négociation. Seul l’Inca et un nombre très restreint de personnalités du plus haut rang étaient autorisés à s’asseoir sur des sièges. Il était d’usage que les dirigeants de statut inférieur restent debout face à eux.

INCAS MQB 12-05 OD BAT.indd 168

pouvait même effleurer. Que l’on ait supporté ou non cet affront, ce que suggère l’anecdote, c’est que même un cheval espagnol se montrait plus actif, plus entreprenant, que le souverain déshumanisé. Du point de vue inca, cette attitude imperturbable de l’empereur exprimait l’équilibre cosmique et social, mais ce qui aurait dû être le signe d’une présence majestueuse correspond, aux yeux des auteurs espagnols, à celui d’une absence9. Xerez s’attache à cette vision en décrivant cette autre scène : Atahualpa resta indifférent, à la fois impassible et dépourvu d’émotion quand frère Vicente

de Valverde lui présenta la Bible. Contemplant pourtant un livre pour la première fois, l’empereur serait resté dénué de “tout étonnement à la vue des lettres imprimées et du papier, à la différence de ce qu’avaient manifesté les autres Indiens10”. Cette apparente passivité est en profond contraste avec l’acte décisif qui condamna Atahualpa sans rémission. L’empereur jeta le livre à terre, un simple geste qui justifia l’attaque des Espagnols et scella le sort des Incas11. Quand Atahualpa fut finalement mis à mort quelques mois plus tard, Xerez, une fois de plus, détourne l’attention de sa personne ; dans sa

12/05/15 17:28


169

narration, il place en élément central de l’exécution non pas l’empereur mais son consentement à se faire baptiser. La sentence peut alors être modifiée : au lieu d’être brûlé vif, il sera garrotté. L’auteur espagnol met spontanément l’accent sur le baptême, signifiant que l’âme d’Atahualpa pourra désormais être sauvée, mais minimise l’exécution en elle-même, évoquée uniquement par la phrase : “Cela fut fait12.” Atahualpa cessa alors d’être une personne et devint un cadavre “laissé [ligoté à un poteau au centre de la place] jusqu’au lendemain matin, quand les moines et le gouverneur, accompagnés des autres Espagnols, l’ont transporté dans l’église, où il fut enterré avec une grande solennité et avec tous les honneurs qui lui étaient dus13”. Une dernière fois, Xerez insiste sur l’absence d’émotion d’Atahualpa, en prétendant qu’il mourut “sans faire montre du moindre sentiment, en disant qu’il confiait ses enfants au gouverneur14”. On a bien du mal à croire que l’empereur sur le point de s’éteindre ait pu demander à Pizarro d’élever ses enfants appelés à devenir orphelins, et qu’il ait de la sorte transformé son bourreau en exécuteur testamentaire. Le souverain défunt disparaît ainsi des pages des livres d’histoire, tandis qu’avant de conclure les sources mentionnées se consacrent à une discussion euphorique sur les quantités d’or et d’argent tirées de sa rançon versée en vain. Cette évocation d’Atahualpa est bel et bien une “histoire des vainqueurs” construite avec soin. Même si le comportement hautain et stoïque de l’empereur peut se justifier historiquement, du point de vue de la narration, cette manière de le décrire détourne de lui l’attention du lecteur, rendant son inévitable absence moins flagrante. Car littérairement, il est beaucoup plus facile d’éliminer rapidement – et dans des circonstances discutables – un personnage à peine ébauché qu’un autre bénéficiant d’une description complexe ou attachante. D’une certaine façon, en décrivant un Atahualpa privé de vie, on annonce sa mort. Qui plus est, cette dernière est présentée comme absolue. À partir

INCAS MQB 12-05 OD BAT.indd 169

de son exécution, il disparaît des comptes rendus historiques et de l’esprit du lecteur, exactement comme, dans la réalité, il fut assassiné pour effacer son emprise sur le peuple inca. Les analyses modernes de la Conquête, comme The Conquest of the Incas, de John Hemming, et The Last Days of the Incas, de Kim MacQuarrie, reprennent cette approche narrative, en évoquant rarement le souverain défunt dans les chapitres postérieurs, sans réfléchir de façon critique à cet indéniable parti pris15. Après la mort d’Atahualpa, les deux textes modernes demeurent centrés sur Pizarro et ses hommes, qui ont ensuite continué leur route vers le sud pour s’emparer de Cuzco, la capitale impériale. D’un point de vue indigène, cette façon de traiter l’histoire aurait sans doute paru profondément inachevée. Car, en tant que protagoniste inca, et non en tant qu’antagoniste des Espagnols, Atahualpa – ou plus précisément sa dépouille – avait encore une longue histoire à raconter.

La vie de l’Inca défunt La mort ne constituait pas une fin pour les Incas. Au contraire, ils l’envisageaient comme une transition entre différentes étapes de l’existence. Pour cette raison, une momie restait dotée d’une existence propre. Cette conception semble être ancienne dans l’aire andine précolombienne. En général, les ancêtres n’étaient pas enterrés et oubliés : ils restaient physiquement présents dans la vie de leurs descendants. Ann Peters a montré que, à partir de 200 av. J.-C. environ, la population de Paracas, qui vivait sur la côte sud du Pérou, revisitait périodiquement les cryptes souterraines servant de lieux de sépulture, semble-t-il pour envelopper à nouveau les momies des ancêtres et leur faire de nouvelles offrandes16. Sur la côte septentrionale, plus d’un millénaire plus tard, le peuple chimú pratiquait d’autres formes de

12/05/15 17:28



Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.