Le paysage de Cyborg

Page 14

14

XVIII. L'idée d'associer la figure de Cyborg à ces phénomènes revient à Antoine Picon, avec son livre intitulé La Ville territoire des Cyborgs48. Picon parle évidemment de Cyborgs à cause du haut degré de mécanisation de ce mode de vie, mais aussi parce que lesdits Cyborgs auraient la « nostalgie d'un monde passé qui aurait été à la fois plus naturel et plus humain, plus ordonné et plus libre » 49. On comprendra que ce monde-là, Cyborg le recherche à la campagne ; et c'est effectivement le mobile premier des comportements qui ont engendré la ville-campagne. Toutefois, chez Picon, « Cyborg » n'est guère qu'une image, car la question n'est pas portée au plan ontologique. En outre, le phénomène est saisi essentiellement sous l'incidence des systèmes techniques, alors que le point crucial est à mon avis le rapport entre technique et symbole. Ce rapport est voilé chez Picon du fait qu'il adopte la théorie de Gilbert Simondon selon laquelle « principe d'individuation à l'œuvre depuis les origines de l'humanité, la technique concourt à la naissance de l'individu à l'aube de l'industrialisation »50. Or cette idée, me semble-t-il, est fausse. Le développement toujours croissant des systèmes techniques, associé à celui des systèmes symboliques, a rendu au contraire de plus en plus impossible que les humains ne partagent pas, pour vivre, un même corps médial ; ce qui est exactement l'inverse d'une individuation. En outre, si la technique multiplie la puissance matérielle mise à la disposition de chaque individu, et en cela lui procure une sensation d'indépendance croissante, elle le fait en cachant sa nature de capital social, qui au contraire ne fait que s'accentuer ; et ce n'est ainsi qu'au prix de cette dissimulation qu'elle contribue à nourrir l'individualisme moderne. En lui-même, celui-ci repose non sur la technique, mais sur le symbole. Fondamentalement, c'est en effet le symbole - à commencer par la parole - qui, par delà l'espace et le temps, ramène toute chose à la conscience de l'individu, et en fait ainsi le centre du monde 51. L'individualisme moderne, dans son rapport à la technique, est le produit d'une vision du monde où la nature collective des systèmes techniques et symboliques est occultée par la réduction systématique de la réalité en objets individuels, appropriables par des individus. Cette opération s'appelle une fétichisation. Marx l'avait bien vue, mais sous un angle quelque peu réducteur. Or elle concerne tout notre être ; elle n'est autre en effet que l'abstraction de l'humain hors de son corps médial et, par sa réduction au topos moderne « corps individuel : personne individuelle », la réduction corrélative des choses (qui sont médiales) en objets individuels52. En un mot, elle dissimule le moment structurel de l'existence humaine ; et le monde de Cyborg, c'est le monde produit par cette Besançon, les Éditions de l'imprimeur, 1998. Picon, op. cit., p. 19. 50 Picon, op. cit, p. 32.. 51 Le rapport est en fait plus complexe, car cette intériorisation du monde permise par le développement des systèmes symboliques a pour complément exact l'extériorisation du corps permise par le développement des systèmes techniques. Il y a donc, dans le moment structurel de l'existence humaine, à la fois cosmisation du corps par la technique et somatisation du monde par le symbole, dans un va-et-vient que j'appelle trajection. Pour plus d'arguments sur ce point, v. Écoumène, op. cit. en note 9. 48 49

14


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.