Garbage. Stigmatization, commerce, politics

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GRANNÈG JETE MALERÈ RANMASE

La hiérarchie sociale et la logique stigmatisante se révèlent avec force dans ce dicton créole : « Le riche jette et le malheureux ramasse ». Il existe toujours quelqu’un de plus haut placé dans la hiérarchie sociale dont les déchets seront réutilisés par un individu plus pauvre. Cette phrase qui traduit des perceptions fines au sujet de l’inégalité et de la hiérarchie sociales met en évidence un aspect fondamental de l’univers étudié : tout peut servir, tout peut être réutilisé, transformé ou vendu ; ce qui est considéré comme déchet par certains ne l’est pas par d’autres ; la vie sociale des objets continue après qu’ils aient été jetés.16 En Haïti, comme dans d’autres sociétés dont les taux de pauvreté et de chômage sont semblables, les objets sont intensément utilisés et réutilisés. C’est le paradis du « deuxième main », ce qu’on appelle depuis les années 1960 en Haïti le pèpè. À l’origine, le terme pèpè désignait principalement les vêtements usés provenant des ÉtatsUnis. À partir de 1994, lorsqu’a été déclaré l’embargo envers Haïti, le marché du pèpè a augmenté, il comprend aujourd’hui des objets de toutes sortes : télévisions, vêtements, souliers, etc., qui sont distribués à partir du Marché Croix de Bossales, à côté de la région de la recherche, près de la mi-

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Le commerce du Chen Janbe est une source importante de production de déchets organiques et non-organiques (les établissements des régions relativement riches utilisent des assiettes en polystyrène, l’utilisation d’assiettes en métal est généralisée dans les régions les plus pauvres). Dans la région de la recherche, les restaurants sont importants. Les habitations ne possèdent en général pas de cuisine, la préparation des repas a souvent lieu directement dans la rue, ce qui rend nuance la frontière existant entre l’univers domestique et l’espace publique : la cuisine est faite pour des clients mais aussi pour des parents, des amis, certains payent immédiatement, d’autres plus tard et d’autres jamais. Au sujet de la généralisation des restaurants de rue de la ville, voir Carlie Eugene, “Restaurant de rue à Port-au-Prince: le phénomène ‘Chen Janbe’”. Mémoire de License, Faculté d’ethnologie, Université d’Etat d’Haïti, 2001. 14 Dans l’univers rural haïtien, le lakou est traditionnellement un espace familial et rituel. Il est le lieu de résidence de la famille étendue, de ses saints (les Iwas du vaudou) et des ancêtres (les morts de la famille y reposent). Au sujet des lakous urbains, voir la recherche

cro-région 2, où est concentrée la vente des vêtements pèpè.17 (photo 15) Il existe une infinité d’autres objets ramassés dans les rues ou les ravines et qui sont aussi intensément réutilisés, notamment dans la construction ou l’équipement des habitations (comme matières premières pour faire les toits, les murs ou encore comme ustensiles domestiques, objets de décoration, etc.). Certains objets peuvent aussi servir de source d’énergie comme c’est le cas du plastique utilisé à la place du charbon dans les régions les plus pauvres (notamment la micro-région 1). Les objets récupérés peuvent aussi être transformés en marchandise et être ensuite revendus. De fait, ce qui pour certains est considéré comme déchet dans un contexte donné peut devenir un moyen de survie pour d’autres, et c’est le cas d’une bonne partie de la population de la région où nous avons mené la recherche. Il existe un réseau de circuits le long desquels les objets sont transformés en marchandises, répartis parmi des points d’achat et de vente et dans les locaux où ils sont transformés. Les individus qui participent à ces circuits sont parfois des professionnels qui se dédient exclusivement ou presque à cette activité. Certains ramasseurs consacrent la plus grande partie de leur journée au ramassage de déchets, notamment dans la décharge de Truitier (la principale décharge de la zone métropolitaine), dans

réalisée par Louis Herns Marcelin “La Famille Suburbaine à Saint-Martin, Port-au-Prince”, Mémoire de Licence, Faculté d’Ethnologie, Université d’Etat d’Haïti, Port-au-Prince, 1988. 15 Le personnage du restavek reflète les relations entre la famille, la hiérarchie sociale, l’histoire et les paradoxes de l’époque post-esclavagiste haïtiens : il s’agit d’enfants provenant du monde rural, envoyés dans leur famille résidant à la ville et y vivant dans un régime de semi-esclavage, même dans des régions très pauvres, comme nous avons pu le vérifier au cours de la recherche. 16 Au sujet de la vie sociale des objets (bien qu’il n’aborde pas la question des déchets), voir Arjun Appadurai, The Social Life of Things. Commodities in Cultural Perspective. Cambridge: Cambridge University Press, 1986. 17 La transformation de donations en marchandises existe dans de nombreux autres contextes transnationaux. La salaula en Zambie rappelle le pépé haïtien, voir Karen Transberg Hansen, Salaula. The World of Seconhand Clothing and Zambia, Chicago University Press, 2000.

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