Trois Couleurs #107 - Hiver 2012-2013

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la fin du monde

3 questions à

Peter Szendy auteur de L’Apocalypse cin éma (Capricci, disponible)

©RDA/BCA

Quelle est la genèse de votre livre ? Melancholia a été un déclencheur. Le film de Lars von Trier est exemplaire : la fin du monde, c’est la fin du film. Il parle également de l’expérience du cinéma : un monde s’écroule toujours au générique. Le film affirme « Je suis le dernier, après moi plus rien n’est possible ». Heureusement, il y a toujours de l’ironie chez Lars von Trier.

Le Dernier rivage de Stanley Kramer

du happy end. C’est que, comme genre spécifiquement américain – à de rares exceptions près – , le cinéma de l’apocalypse ne s’intéresse, au fond, pas tant que ça à la fin. C’est même tout le contraire : de la SF des années 1950 aux orgies pyrotechniques de Roland Emmerich, la fin du monde, pour Hollywood, c’est le commencement de l’Amérique – ou plutôt : son recommencement. Avec le cinéma de l’apocalypse se joue et se rejoue un scénario mythologique qui jadis fut la chasse gardée du western et qui figure sans relâche le fond d’utopie sur lequel l’Amérique a posé ses fondations.

C’ était mieux demain Qu’est-ce que l’Amérique, de quoi est-elle née ? En matière d’apocalypse, c’est la seule question qui intéresse Hollywood. Dans Independence Day (1996), la charge victorieuse contre les aliens n’est évidemment pas donnée un 4 juillet par hasard : il s’agit moins de repousser le futur annoncé par les soucoupes volantes que de rejouer la geste des Patriots. À ce détail près qu’ici (dans un discours inénarrable prononcé par Bill Pullman en Président-pilote), la fête de l’Indépendance est promue fête mondiale, concrétisant la « destinée manifeste » d’une Amérique mythologiquement vouée à l’expansion de son modèle – cette way of life à laquelle se réfère un autre Président américain, joué cette fois par Morgan Freeman, dans Deep Impact (1998). De même que, dans Armageddon (1998), les deux navettes parties dévier la trajectoire de l’astéroïde fatal s’appellent respectivement Freedom et Independence. Ou que le personnage joué par Dennis Quaid dans Le Jour d’après (2004) se transforme en trappeur, traversant pour sauver son fils un espace redevenu sauvage qui fait de lui l’héritier des pionniers. Image retrouvée des origines de l’Amérique, tout comme celle de cette modeste colonie sur laquelle se referme la dernière adaptation de Je suis une légende (2007). 74

hiver 2012-2013

Y a-t-il toujours eu des films apocalyptiques ? On considère le film d’Abel Gance La Fin du monde (1931) comme le premier film apocalyptique. Ensuite, Fritz Lang invente le compte à rebours, cette notion du « attention, ça va finir ». Il y a quelque chose dans le temps du cinéma lié à l’obsession de la fin. Le cinéma ouvre et referme un monde, plus que les autres arts : à l’origine, l’horizon du film, c’est le déroulement de la pellicule jusqu’à la fin de la bobine. Après le film apocalyptique, Lars von Trier tourne un porno, Nymphomaniac… Est-ce significatif ? Ce qu’il y a de commun entre l’apocalypse et le porno, c’est la question de l’invisible. Dans le genre apocalyptique, le film s’appuie sur l’invisible tout en le différant. Dans le porno, on veut tout montrer, mais le genre bute sur ce qu’on ne montrera jamais. Dans Docteur Folamour de Kubrick, le moment de l’apocalypse est présenté comme un moment de jouissance ! _Propos recueillis par Laura Tuillier

Rêvant d’apocalypse, Hollywood ne filme pas la fin de l’histoire, mais l’histoire qui recommence, sous forme de purge : la fin du monde, ici, ne s’invite que pour sonner le rappel du mythe et lui ouvrir un chemin pour rejoindre le contemporain. Toujours, il s’agit de retrouver une Amérique perdue de vue, noyée dans les mirages du progrès, et de sceller à nouveau le pacte que les colons puritains ont cru, il y a près de quatre siècles, sceller avec Dieu. L’eschatologie dont Hollywood semble si friand ne fait sens que rapportée à cette histoire-là, celle de la « cité sur la colline », l’utopie sur laquelle repose tout le mythe américain. L’apocalypse n’y est que la promesse d’une table rase, d’un « nouveau monde », à bâtir parmi les débris de l’ancien. Ce circuit mythologique est au cœur d’un film comme 2012 (2009) où, avec une limpidité presque comique, les survivants de la prédiction maya finissent par embarquer sur un navire mi-arche de Noé, mi-Mayflower. Mais c’est Take Shelter, film plus modeste et plus beau, qui en a livré cette année la synthèse la plus fine, en retenant l’essentiel : en Amérique, la fin du monde est d’abord un fantasme – c’est-à-dire un désir. ♦


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