TROIS COULEURS #154 septembre 2017

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MICROSCOPE

L’ALLUMEUSE Comme le diable, le cinéma se loge dans les détails. Geste inattendu d’un acteur, couleur d’un décor, drapé d’une jupe sous l’effet du vent : chaque mois, de film en film, nous partons en quête de ces événements minuscules qui sont autant de brèches où s’engouffre l’émotion du spectateur. Ce mois-ci : une flamme aussitôt soufflée dans La Mort aux trousses d’Alfred Hitchcock.

BOBINES

Son

grand corps est à l’étroit – il l’est toujours, c’est celui de Cary Grant. Il l’est doublement : comprimé dans les allées exiguës du train qui l’emmène, clandestin, à Chicago ; écrasé encore plus par les regards qu’il faut éviter, ceux des contrôleurs, de la police, des passagers qui, sûrement, ont vu son visage sur les journaux où on l’accuse de meurtre. Il l’est comme celui d’un fugitif (Thornhill), pris pour un autre (Kaplan), dans le vague récit d’espionnage de La Mort aux trousses. Mais il l’est surtout comme celui d’un petit garçon qui aurait grandi sans réussir à devenir un homme : c’est, notoirement, le vrai sujet du film. Eve, alors, surgit dans le couloir minuscule du wagon comme un triple piège. Parce qu’il n’y a pas de place pour deux, et parce qu’en le dévisageant à travers le maigre déguisement de ses lunettes noires, elle le déshabille à la fois comme fugitif et comme homme. Juste après, dans le wagon-restaurant où elle l’a contraint à s’installer à sa table, elle n’est rien que ces yeux ; c’est à peine si l’on voit son corps, oublié dans un manteau noir immobile. Thornhill, lui, sous ce regard comme des rayons X, tortille son malaise devant les avances cristallines qu’elle lui fait. Lui n’est plus que ses mains, dont il ne sait que faire – consulter le menu, jouer avec son verre, retirer finalement ses lunettes noires qui ne lui servent plus à rien. Il craint, avoue-t-il aussitôt, les femmes « honnêtes » (comprendre : entreprenantes). C’est dire si Eve lui fait peur, qui l’invite sans délai à partager sa couchette. La tension sexuelle délirante de la scène vient alors se concentrer dans un geste faussement convenu. Eve a sorti une cigarette et Thornhill s’empresse de brandir une allumette, tirée d’une boîte garnie de ses initiales où il y a un o en trop, un o qui ne veut rien dire, ou bien dire que c’est Thornhill qui n’est rien, personne, tant qu’Eve ne lui aura pas fait reconnaître son désir. Hitchcock recadre sur Eve, de profil,

Ce petit souffle du bout des lèvres est un geste de magicienne. qui se penche vers le bras et l’allumette – image génialement obscène, qui réduit Thornill à ce bras tendu et à la petite flamme dont se rapprochent les lèvres d’Eve. Thornhill allume l’allumeuse : c’est aussi sensuel qu’attendu, mais Hitchock et Eve ne s’arrêtent pas là. Une fois la cigarette allumée, Eve retient la main de Thornhill, la ramène de nouveau vers elle et l’approche aussi près que possible de sa bouche, qui s’arrondit, creusant ses pommettes comme pour un baiser : mais c’est pour souffler la flamme. Et Eve regarde encore Thornhill de son regard intense et pétrifiant, et Thornhill ne sait plus où se mettre, et le spectateur non plus. Ce petit souffle du bout des lèvres, qui vient lécher la main de Thornhill pour éteindre la flamme, est un geste de magicienne, un sort jeté sur lui, le secret de son pouvoir. C’est un tout petit souffle surpuissant, comme le tout petit rasoir que Thornhill trouvera, au fond d’une trousse de toilette, dans la couchette de la magicienne. C’est la magie de la blonde hitchcockienne, jamais plus incandescente qu’éteignant la flamme qu’elle avait elle-même fait naître – jamais plus désirable qu’en castratrice. • JÉRÔME MOMCILOVIC 46


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