Une vie consacrĂŠe aux oiseaux Alan Roy Johnson 1941-2014
Une vie consacrĂŠe aux oiseaux Alan Roy Johnson 1941-2014
2016
Ouvrage collectif, édité avec le soutien de Vera Michalski-Hoffmann et de la Tour du Valat, préfacé par Luc Hoffmann, et avec la participation de : Felicity Arengo ...................................... p. 108 Antoine Arnaud ...................................... p. 78 Alessia Atzeni ...................................... p. 104 Nicola Baccetti .................................. p. 103 Stephen John Baines ........................ p. 48 Özge Balkız ............................................ p. 112 Arnaud Béchet ...................................... p. 89 Robert Bennetts ................................ p. 113 Jean-Pierre et Susi Biber ............ p. 125 Nicolas Biber .......................................... p. 76 Olivier Biber ............................................ p. 40 André Blasco .......................................... p. 80 Jacques Blondel ............................ p. 27, 38 Lucille Bon .............................................. p. 136 Gérard Boudet ...................................... p. 68 Vincent Boy .............................................. p. 70 Erik Carp .................................................... p. 41 Frank Cézilly ............................................ p. 89 Éric Coulet .............................................. p. 35 Alison Coulthard .................................. p. 82 Nonie Coulthard .................................... p. 98 Marie-Antoinette Diaz .................. p. 136 Marion et Alain Duciel .................... p. 137 Patrick Dugan ...................................... p. 115 Alison Duncan ...................................... p. 126 Patrick Duncan ...................................... p. 97
Claudia Feh ............................................ p. 142 Sandrine Ferrazzini .......................... p. 145 Christophe Germain ............................ p. 71 Philippe de Grissac ............................ p. 141 Jean-Jacques Guillou ...................... p. 134 Robert Hanclot ...................................... p. 36 Nathalie Hecker .................................... p. 74 Chantal Heurteaux .............................. p. 44 Pierre Heurteaux ................................ p. 32 André Hoffmann .................................. p. 66 Maja Hoffmann ...................................... p. 83 Bettina Hughes - von Goldschmidt p. 69 Paul Isenmann ........................................ p. 39 Jean Jalbert .............................................. p. 9 Arne Johansen ...................................... p. 48 David Johnson ........................................ p. 13 Sylviane Johnson ................................ p. 121 Éric Lacanaud ...................................... p. 129 René Lambert ........................................ p. 32 René Lamouroux .................................. p. 94 Denis Landenbergue ........................ p. 109 Jean-Dominique Lebreton .............. p. 79 Vera Michalski - Hoffmann ............ p. 43 Mike Moser .............................................. p. 82 Sergio Nissardi .................................. p. 106 Lydie et Bruno Oldani ...................... p. 138
Anthony Olivier ...................................... p. 49 Uygar Özesmi ........................................ p. 112 Olivier Pineau .......................................... p. 56 Manuel Rendón-Martos ................ p. 100 Jean E. Roché ...................................... p. 128 Pat et Poppit Rogers ...................... p. 126 Nicolas Sadoul ...................................... p. 127 Tobias Salathé .................................... p. 129 Boudjéma Samraoui ........................ p. 107 Mehmet Siki .......................................... p. 111 Wendy Strahm .................................... p. 109 Philip Straw .............................................. p. 19 Adelheid Studer-Thiersch .............. p. 99 Alain Tamisier .......................................... p. 34 Gioia Theler .............................................. p. 73 Christophe Tourenq ........................ p. 133 Jean-Noël Tourenq ............................ p. 55 Marion Vittecoq .................................. p. 128 Jonathan Wallace .............................. p. 132 Kyra Wallace née Razumovsky .... p. 46 John Walmsley ........................................ p. 37 Dianne Wilker ........................................ p. 134 Nicole Yaverkovski ............................ p. 128 Carla Zucca .......................................... p. 106 et des textes autobiographiques d’Alan R. Johnson .......................... p. 14, 31 3
Préface Le meilleur ambassadeur LUC HOFFMANN PROPOS RECUEILLIS LE 24 JUIN 2015, À LA TOUR DU VALAT.
Alan est venu pour la toute première fois en Camargue du 14 avril au 5 mai 1961, et c’est moi-même qui l’ai conduit à Beauduc pour baguer les oiseaux. Quand je suis retourné le chercher, il était tellement enthousiasmé par le pays et ses oiseaux qu’il ne voulait plus en partir. Étant son aîné et me sentant responsable, je lui ai vivement conseillé de terminer sa formation avant tout. Alan Johnson était donc menuisier, lorsqu’il est revenu s’installer en Camargue, en 1962, à l’âge de 21 ans. Il était l’un des ornithologues passionnés et compétents qui m’ont entouré dès les premières heures de la Tour du Valat. Il s’est immédiatement montré méticuleux, méthodique et engagé. Quand j’ai décidé d’approfondir les connaissances que nous accumulions grâce au baguage de toutes les espèces, je lui ai proposé de se focaliser sur un oiseau et je lui ai donné à choisir entre les flamants et les hérons. Alan a choisi les flamants, comme on sait, tandis que Heinz Hafner s’est consacré aux hérons. En tant que menuisier, il avait appris à mesurer, à calculer, à assembler méticuleusement les pièces les unes
avec les autres jusqu’à l’objet fini. Il a si bien fait de même avec les flamants qu’en une quarantaine d’années il a édifié un corpus de connaissances absolument incroyable. En 1983, il a soutenu une thèse de doctorat mais c’était seulement la première étape de son profond engagement dans la recherche sur cette espèce. Il était un chercheur extraordinaire, tous ses sens en éveil, prêt à toutes les découvertes, c’était un grand plaisir de simplement l’accompagner sur le terrain et tout autant de voyager avec lui. La découverte de la muraille de Chine reste l’un des grands souvenirs : Alan mais aussi Heinz Hafner, Jean-Paul Taris et moi avons marché ensemble sur le plus grand ouvrage édifié par l’homme. Alan avait également une autre qualité primordiale qui a eu un effet décisif non seulement dans son travail mais aussi sur l’essor de la Tour du Valat : c’était le meilleur ambassadeur que la station ait jamais eu. Il avait tellement à cœur de faire partager sa passion qu’il pouvait en parler à tous, avec les mots appropriés, il se faisait aussi bien comprendre des saliniers en construisant l’îlot du Fangassier que des scientifiques lorsqu’il exposait ses résultats dans des colloques internationaux. Aujourd’hui, pour quiconque connaît le nom d’Alan, il est inséparable de celui du flamant et, pour tous les biologistes, le mot flamant évoque inévitablement Alan. 5
Sommaire 9 10
Prologue
Une évidence
Une jeunesse anglaise Mon frère, Alan Johnson ■ Grandir au Royaume-Uni ■ De Nottingham aux antipodes
22
La Tour du Valat à ses débuts La Tour du Valat, trajectoire d’une organisation unique .................................................................................................................................................................... 25 La découverte de la Camargue ■ Compter les oiseaux ■ Une farce ■ Li becarut ■ Râteau de cavaliers ■ Initiations… ■ Étrange rencontre dans les salins ■ Terek ■ La gélinotte ■ Un homme généreux ■ Un ami tellement précieux ■ Le poète ■ Un passereau ■ Le sens du partage ■ Il racontait… ■ En direct des îles Lofoten ■ Les cistudes
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L’aventure du Fangassier La thèse ■ Deux amis au même endroit La vie des flamants, de l’autre côté du télescope des scientifiques ............................................................................................................................................ 58 Le baguage .......................................................................................................................................................................................................................................................... 62 Un ambassadeur influent ■ Vivre avec le sel ■ La collection ■ Internet avant l’heure ■ Base de données ■ Des années de bonheur ■ Le chant du Fangassier ■ Le moteur Johnson ■ Fangassier, avril 2000 ■ La dream team de Camargue ■ Rencontre avec un « super-type » ■ On refaisait le monde ! ■ Andouillettes et vin rouge ■ Une passion inconditionnelle
86
Dr Johnson Une vie en rose ■ Au Pont-de-Gau ■ Dynamique… et taquin ! ■ Un froid de canard ■ La passion d’Alan ■ El flamenco ■ Les nombreux amis italiens ■ Molentargius ■ Le peuple rouge ■ Ezzemoul ■ Phoenicoparrus andinus ■ Flamant suisse, flamant des Andes ■ L’îlot d’Izmir ■ Les lacs salés d’Anatolie ■ Propager le virus (du flamant) ■ Les oiseaux avant tout ■ Si spécial Les voyages d’Alan ........................................................................................................................................................................................................................................ 116
118
Monsieur Flamants Les deux amours d’Alan ■ Le parrain ■ Un artisan méticuleux ■ Gentleman ■ Passeur d’histoire ■ Ça déménage ! ■ La huppe ■ « Osborne ! » ■ Petit-déjeuner chez Alan ■ La tarte aux mûres du 15 août ■ Les brocantes ■ Le porteur de bonnes nouvelles ■ Les sévillanes ■ À bicyclette ■ Le gypaète ■ Quelle émotion ! ■ Syrrhapte paradoxal ■ Lettre à Alan
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Épilogue
148
Annexes
Au revoir, Alan !
Publications d’Alan R. Johnson ■ La construction de la tour d’observation ■ Carnets d’Alan ■ La garden list ■ Remerciements et crédits photographiques
Prologue
Une évidence JEAN JALBERT Alan. La seule évocation de ce prénom fait surgir, chez nombre de Camarguais, un flot de souvenirs et d’émotions. Des images de cet homme simple et généreux, venu tout jeune de son Angleterre natale, au début des années 1960, effectuer un stage de trois mois à la Tour du Valat… pour ne jamais repartir. Un jeune homme timide et pétri de gentillesse, toujours attentif aux autres, toujours prêt à aider. Armé d’une passion pour les oiseaux et d’un permis de bagueur, assortis de beaucoup de volonté, de solides connaissances de terrain acquises depuis sa plus tendre enfance, mais sans le moindre bagage scientifique, Alan a rapidement conquis la confiance de Luc Hoffmann et de sa famille. Il est devenu, à force de travail et d’opiniâtreté, guidé par Luc et épaulé par ses collègues, en particulier Jean-Noël Tourenq, Pierrot Heurteaux, Heinz Hafner ou Hubert Kowalski, un expert mondialement reconnu et apprécié. Pédagogue hors pair, il a construit la renommée de la Tour du Valat et l’a portée bien au-delà de la Camargue et du Bassin méditerranéen.
Alan a toute sa vie incarné les valeurs cardinales insufflées par Luc Hoffmann : l’appétit de connaître et de comprendre, la volonté impérieuse de transmettre ces savoirs pour qu’ils soient partagés et qu’ils irriguent une conservation effective, sur le terrain ; et tout cela avec un immense engagement et une très grande modestie, guidé par une vision humaniste de la conservation de la nature, qui ne se fasse pas contre les hommes mais avec eux. Ce livre s’est imposé à nous lorsque nous nous sommes retrouvés pour un dernier adieu à Alan. Il se veut un bouquet d’émotions simples, un témoignage de quelques moments partagés avec des amis, proches ou lointains, dans le temps et dans l’espace. Un témoignage très partiel, tant nombre d’autres amis d’Alan auraient pu et certainement voulu y contribuer. Une évocation subjective d’Alan et de sa passion pour les flamants roses, ces oiseaux de feu, ces « oiseaux phénix » qui, dit-on, renaissent parfois de leurs cendres. 9
Une jeunesse anglaise
1941-1961
Page précédente : Jeune ornithologue et jeune limicole ; Alan s’intéresse aux oiseaux dès son enfance.
Mon frère, Alan Johnson DAVID JOHNSON À Bois-Verdun vers 1980.
Alan et moi avons grandi à Ruddington, un village au sud de Nottingham, en Angleterre. Dans notre enfance, déjà, tous les hivers, nous disposions de la nourriture dans des mangeoires pour les oiseaux et nous observions par la fenêtre les rouges-gorges et les mésanges bleues se faire chasser par les étourneaux. De notre village, nous pouvions facilement aller dans la campagne et nous passions la plupart de notre temps à explorer les champs, les bois et les ruisseaux. Tandis que, en grandissant, mes centres d’intérêt se sont déplacés vers la mécanique et la technique, Alan a continué à se passionner pour la nature, les oiseaux en particulier. C’est ainsi qu’il rejoignit le Trent Valley Birdwatchers où il se fit beaucoup d’amis ornithologues. Alan, adolescent, avait réussi à s’acheter un appareil photo 35 mm qui ne le quittait plus lors de ses excursions. Je me souviens d’une anecdote qui préfigure toute sa vie de chercheur, avec son inventivité et sa patience : un jour, il découvrit un nid de vanneau huppé à 20 km de chez nous, dans le val de Belvoir, qu’il voulait à tout prix photographier. À cette fin, il bricola une sorte de trépied à l’aide de morceaux de bois et le plaça à bonne distance du nid pour ne pas déranger ses occupants. Tous les soirs, il sautait sur sa bicyclette et allait rapprocher son installation, petit à petit, afin que les oiseaux s’y habituent. Une fois qu’il fut assez proche, il fixa son appareil photo sur le trépied en attachant un fil de pêche au
déclencheur et se mit à l’affût dans un fossé afin de pouvoir, enfin, immortaliser les vanneaux sur leur nid ! Naturellement, la pellicule (en noir et blanc) devait être avancée manuellement entre chaque cliché et, pour préparer une nouvelle photo, Alan devait attendre que les parents s’absentent de leur nid. Quand Alan eut fini l’école, il commença un apprentissage de menuisier, mais il continuait à passer presque chaque week-end à la réserve de Gibraltar Point, sur la côte est de l’Angleterre. Qu’il y allât en vélo, à pied, en car, peu importait son mode de locomotion, du moment qu’il pouvait voir des oiseaux, quitte à parcourir 120 km à bicyclette le samedi, dormir dans un bunker et refaire la même distance de retour le dimanche. Quand, un peu plus tard, il put s’acheter une moto, il étendit son champ d’observation jusque sur la côte du Norfolk, sur la mer du Nord, où il s’intéressa particulièrement aux limicoles dans la Réserve nationale de Blakeney. Dès que son apprentissage de cinq ans fut terminé, Alan quitta son travail et partit en Camargue, il n’a jamais eu Dave et Alan, Ruddington, Nottinghamshire le moindre regret. (Royaume-Uni). 13
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Grandir au Royaume-Uni ALAN R. JOHNSON À la recherche de nids d’oiseaux Comme beaucoup de gamins dans l’Angleterre d’après guerre, lorsque j’avais 8 à 10 ans, je passais nombre de soirées et de weekends du printemps à rechercher des nids d’oiseaux autour de mon village natal, Ruddington (Nottinghamshire) dans le centre-est de l’Angleterre. C’étais pour moi un défi de grimper jusqu’au nid d’une pie ou d’une corneille près du sommet d’un érable sycomore. Ou bien de glisser ma main entre les ronces, sans trop déchirer mon pull ni abîmer ma peau, afin de voir si le verdier avait pondu, ou encore mouiller mon pantalon pour atteindre un nid de poule d’eau, de foulque ou de grèbe. Je savais que dénicher les oiseaux était interdit, je devais donc rester discret et me cacher si quelqu’un passait en voiture ou à vélo. C’était certes une petite déception de mettre la main dans un nid vide, mais quel plaisir, lorsqu’il Alan dans les bois de Nottingham. 14
Nid de harle huppé bien rempli : la collection de photos remplace celle des œufs.
était occupé, de toucher aux œufs encore chauds. Je tenais beaucoup à ma collection d’œufs, que je gardais dans un carton garni de coton hydrophile, et j’avais fait très attention à n’en prélever qu’un par espèce. Ma collection comptait 52 œufs au total lorsque je m’en suis séparé, mais la détermination de plusieurs d’entre eux n’était pas très certaine ! Je trouvais les nids de passereaux comme le chardonneret, l’accenteur mouchet, les merles et les grives… en longeant les haies qui ne manquaient pas lorsque j’étais adolescent. On pouvait donc voir le nid et parfois même apercevoir son occupant dessus ou lorsqu’il s’enfuyait. D’autres oiseaux nichaient à même le sol ; le vanneau, par exemple, se reproduisait couramment sur les terrains agricoles autour de Ruddington. Pour moi, c’était toujours un vrai défi de trouver un nid, avec les œufs si bien camouflés, rien que pour le
plaisir des yeux. Le vanneau ne cachait pas ses œufs mais la bécassine oui et, comme je n’avais pas encore de jumelles, ce fut après avoir longuement écouté parader une bécassine que j’ai réussi à la suivre jusqu’à la touffe d’herbe où se trouvait son nid avec 4 œufs en forme de poire. Aucun n’est arrivé dans ma collection car le spectacle qui se déroulait sous mes yeux était si beau que je n’ai pas osé y toucher. Ce même week-end, j’ai offert ma modeste collection d’œufs à un copain de classe. Mon intérêt pour la nature vient sans doute du côté de ma mère qui avait 13 frères et sœurs, tous vivant de la terre. Très jeune, j’ai donc aidé mes oncles à la ferme, surtout dans le Lincolnshire, à s’occuper des animaux ou à ramasser le foin à la fin de l’été et durant mes vacances scolaires. Pendant les fenaisons, j’avais remarqué la présence de quelques oiseaux « spectaculaires » que je ne connaissais pas et que je m’amusais à essayer d’approcher caché par les meules de foin. J’ai assez vite compris que ce ne pouvait être que des courlis. La ferme de mon oncle se trouvait à 2 km à peine de la côte et ces courlis venaient vraisemblablement se reposer pendant la marée haute dans le Wash, grand estuaire de la côte est de l’Angleterre. Je ne savais pas encore que j’allais devenir très attaché au Wash et surtout à Gibraltar Point. Mais à cette époque, je n’étais qu’un gamin sans jumelles, sans guide de détermination des oiseaux (et sans la télé à la maison). Ma première paire de jumelles J’avais 15 ans lorsque j’ai pu me procurer ma première paire de jumelles,
en 1956. Mes parents n’étaient pas riches, ni même aisés, et j’ai économisé la somme nécessaire surtout en chantant les chants de Noël, le soir, devant la porte des habitants des quartiers les moins pauvres du village.
Attiré par les zones humides Autour de Nottingham, il y avait plusieurs mines de charbon et, au début des années 1950, un affaissement de terrain avait créé une zone humide – le Wilford Marsh – qui a été très riche en oiseaux : hérons, canards, limicoles, jusqu’à ce qu’il soit drainé. C’est ici que j’ai rencontré un ornithologue à qui je dois beaucoup. Ensemble, nous avons sillonné pendant plusieurs années en vélo les zones humides, les bois, les landes et c’est lui, feu Wally Priestley, qui m’a guidé et m’a permis de connaître les oiseaux, et surtout les limicoles, car la Vallée du Trent était très fréquentée par les oiseaux migrateurs de passage par le Centre de l’Angleterre. J’habitais à une dizaine de kilomètres des champs d’épandage de Nottingham. Des eaux usées peu profondes et répandues sur d’immenses surfaces – un havre pour les oiseaux aquatiques. C’est là que j’ai appris à connaître les limicoles car il y en avait toujours une vingtaine d’espèces et j’y étais souvent. Je m’y rendais d’abord en vélo, puis ensuite je me suis procuré une moto – une BSA 250 cc. Mon frère était fanatique de motos, et moi d’oiseaux, et si j’avais un problème mécanique je pouvais compter sur lui pour le régler. Aussi précieuse que son vélo : sa mallette de bagueur. 15
Connus sur le plan national, surtout pour la reproduction en 1946 et 1947 de l’échasse blanche, espèce très rare (à l’époque), en Angleterre, les champs d’épandage de Nottingham étaient parmi les plus importantes zones humides de ce genre dans le pays, avec ceux de Wisbech. Hélas aujourd’hui disparue, modernisée, la Nottingham Sewage Farm (NSF, elle gérait les champs d’épandage des eaux usées) occupait quelque 10 000 ha. Si ces champs d’épandage
L’ornithologie au Royaume-Uni, en 1962 (… décoiffe moins que l’ornithologie en Camargue). 16
existaient encore de nos jours, il est quasi certain que ce serait un haut lieu ornithologique dans les East Midlands, et même une réserve. La vallée de la rivière Trent est dotée de zones humides artificielles et je passais aussi beaucoup de temps à pédaler entre les différentes parties de la NSF, le marais de Wilford et les nombreuses gravières de part et d’autre du fleuve et en amont comme en aval
Ringing permit : le sésame pour avoir le droit d’officier.
de Nottingham. J’étais devenu membre de la société ornithologique locale qui s’appelait le Trent Valley Birdwatchers. Fondée en 1935, elle a changé de nom en 1986 pour devenir Nottinghamshire Birdwatchers. Son logo est toujours, bien entendu, une échasse. Toute observation intéressante d’oiseaux était signalée à la société et je trouvais beaucoup de satisfaction à voir publier ces observations dans le bulletin, mes propres observations ! La société organisait des sorties sur le terrain : Peak District, Goyt Valley, Gibraltar Point, Bridlington… Je suis même devenu membre du comité. […] Lors d’une de mes sorties en vélo, chose inoubliable, j’ai eu l’occasion de voir la chute mortelle d’un corbeau freux qui survolait la route et qui est subitement tombé mort à quelques mètres devant moi – bizarre sur l’instant, mais après la sortie du livre Silent Spring en 1962, j’ai compris ce que j’avais vu. Il ne s’agissait probablement pas d’une crise cardiaque mais plutôt d’un empoisonnement par des pesticides. Ce livre de triste vérité par Rachel Carson fut très acclamé et le DDT heureusement bientôt interdit en agriculture. J’ai obtenu mon permis de baguer des oiseaux en avril 1961, grâce à mon ami Dick Barlow. Nous passions beaucoup de temps tous les deux, le week-end surtout, à tendre des filets japonais pour capturer les passereaux mais aussi les limicoles, bécassines surtout. Nous sommes même allés jusqu’au Wash à deux sur la moto, avec notre matériel, afin de baguer des limicoles. Nous avons vécu un évènement très mémorable, en novembre 1961, à Gibraltar Point où nous étions arrivés en moto, frigorifiés, pour passer un week-end ornithologique. Le temps était, comme souvent, froid et gris. Deux pièges
Feuille de baguage d’Alan, Nottingham, 1961. 17
Heligoland étaient installés pour la capture et le baguage des passereaux. Cinq cents mètres séparaient le dortoir de la station de baguage où nous nous rendions le matin. À l’aube et dans la grisaille, on pouvait entendre les cris des merles et des grives qui nous survolaient en nombre, mais le plafond bas nous empêchait de les voir. Lorsque nous sommes arrivés à la petite station de baguage, une orange seulement dans la poche, nous nous sommes rendus compte que les deux pièges étaient pleins d’oiseaux, de merles surtout. Pas besoin de les pousser dans la boîte de capture comme on le faisait d’habitude – ils y étaient déjà – et au fur et à mesure qu’on les
capturait, d’autres oiseaux arrivaient. C’était spectaculaire. Au lieu de les poser dans un petit sac individuel en attendant de les baguer, nous les placions dans des sacs à patates, plusieurs dizaines à la fois. À part un peu d’aide d’autres ornithos de passage dans la journée, Dick et moi nous sommes occupés de cette multitude d’oiseaux : 842 oiseaux bagués dont 790 merles à nous deux pour la journée ! D’autres observatoires de la côte est de l’Angleterre, ainsi que plus au nord et plus au sud, relatèrent des observations similaires et cette migration est restée dans les annales comme un phénomène extraordinaire.
Quelques dates mémorables dans mes premiers pas d’ornithologue
18
Mai 1956
Début des observations au Marais de Wilford, Nottingham. Rencontre avec Wally Priestley, j’adhère à la TVBW
3 juin 1956
Sortie ornithologique dans les Pennines. Je découvre les landes où nichent courlis et lagopèdes entre autres. Poussin de lagopède d’Écosse
13 mai 1960
Observation rare de 5 avocettes à la NSF
Avril 1961
Obtention du permis de capture et baguage des oiseaux
17 au 28 juillet 1961
Observation d’un phalarope de Wilson (espèce américaine) à la NSF
1961
Premier séjour en Camargue, à Beauduc, pour baguer des oiseaux migrateurs avec mon ami Philip Straw
29 octobre 1961
Observation, capture et baguage d’un phalarope à bec large à la NSF
5 novembre 1961
Baguage de 842 passereaux dans la journée à Gibraltar Point
Printemps 1962
Séjour en Camargue, à Beauduc, pour baguer des oiseaux migrateurs
2 septembre 1962
Observation, capture et baguage d’un chevalier solitaire (espèce américaine) à la NSF
mais une fois que nous avons été reconnus comme des ornithologues sérieux, nous avons été invités à rester à l’observatoire pendant le week-end. Nous adorions passer des heures et des heures au Gibraltar Point à observer la migration des oiseaux d’eau et des oiseaux marins. C’est aussi là que nous avons appris à piéger et à baguer les oiseaux. PHILIP STRAW Une fois, les collègues de travail d’Alan lui ont fait la remarque : « Tu as dû passer beaucoup de temps au soleil, ce week-end, on peut voir Notre amitié, à Alan et moi, remonte à 1957, les marques de bronzage de tes lunettes autour de tes yeux ! » En alors que nous avions tous deux 16 ans. Alan était menuisier et desréalité, les marques venaient de ses jumelles qu’il n’avait quasiment sinateur industriel dans une grande entreprise de construction jamais lâchées ! tandis que j’étais mécanicien mais, surtout, nous étions tous deux Pendant l’hiver, des milliers d’oies séjournaient sur les dunes côtières passionnés par les oiseaux et nous y consacrions tout notre temps de Gibraltar Point et allaient se nourrir dans la campagne alentour. libre. C’est à une réunion du Trent Valley Birdwatchers Club de De nombreux chasseurs se mettaient à l’affût et les tiraient Nottingham, notre ville natale dans les Midlands anglais, que nous lorsqu’elles survolaient leurs caches. Quand nous le pouvions, nous nous sommes rencontrés. utilisions un pistolet d’alarme afin d’effrayer les oiseaux pour qu’ils Dès que nous avions un moment, nous partions observer les oiseaux s’envolent dans la direction opposée aux chasseurs ou bien qu’ils dans la campagne. Deux sites étaient particulièrement remarvolent à haute altitude, hors de portée des fusils… nous avons eu quables dans notre région : la station d’épuration des eaux de de la chance de ne pas nous faire tirer dessus ! Nottingham fréquentée par de nombreuses espèces d’oiseaux En 1960, j’ai décidé de quitter mon emploi stable et bien rémunéré d’eau, et le Gibraltar Point Bird Observatory, sur la côte orientale pour travailler à plein de l’Angleterre, près de temps sur les oiseaux. Skegness. Nous y allions J’ai rejoint un observaen autocar pour les pretoire ornithologique sur miers 130 km puis nous la côte galloise où je gaparcourrions à pieds les gnais dix shillings par 8 km restants jusqu’à semaine ! Lorsque l’obl’observatoire ornitholoservatoire fut fermé gique. Au début, nous pour l’hiver, je reçus une dormions dans un vieux invitation de la Tour du blockhaus de béton de la Valat pour aider, en tant Seconde Guerre monque bénévole, au baguage diale, dans les dunes, Alan et Philip : une même passion les a conduits dans la même région.
De Nottingham aux antipodes
19
des oiseaux pendant quatre mois. Mais, au bout de seulement deux mois, Luc Hoffmann m’a offert un poste à plein temps, comme ornithologue. L’année suivante, en 1961, Alan est également venu en Camargue comme bénévole : il devait aider au laboratoire des Dunes de Beauduc pour un mois mais Luc Hoffmann, se rendant vite compte de ses compétences exceptionnelles, lui a proposé de travailler avec moi dès 1962.
La route est longue jusqu’à Beauduc, il y a tant d’oiseaux à voir dans les dunes ! 20
Alan était volontaire et c’est la raison pour laquelle nous nous sommes si bien entendus dans le travail. L’une de ses qualités que j’ai le plus appréciée est que je n’avais jamais besoin de lui dire ce qu’il fallait faire : il était déjà en train de le faire ! Grâce à son engagement total et à son travail méticuleux, il est vite devenu un ornithologue hors pair. L’hiver 1962-1963, le premier qu’Alan a passé en Camargue, fut le plus froid jamais vu jusque-là, de mémoire d’homme : tous les lacs et les étangs ont gelé sur le domaine de la Tour du Valat. Une de nos missions fut de répandre de la nourriture pour les canards sur la glace, afin de limiter la mortalité causée par ces intempéries. Pendant les années 1960, nous avons bagué des dizaines de milliers d’oiseaux migrateurs et de canards hivernant dans les dunes de Beauduc et à la Tour du Valat. Ces travaux, et toutes les recaptures qui ont suivi les baguages effectués en Camargue, ont permis de reconstituer et d’identifier les voies de migration des oiseaux à travers l’Europe et l’Afrique. Au début de 1965, j’ai quitté la Camargue pour un poste d’assistant de terrain à l’Edward Grey Institute of Field Ornithology, à l’université d’Oxford, dans le but d’entreprendre une carrière académique… mais l’année suivante je suis parti relever de nouveaux défis en émigrant en Australie. Alan, quant à lui, est resté à la Tour du Valat : perfectionnant, année après année, ses talents d’ornithologue amateur, il est devenu un scientifique reconnu et, comme chacun sait, le spécialiste mondial du flamant rose. Nous nous sommes retrouvés épisodiquement à l’occasion de grandes conférences internationales – International Ornithological Congress, Beijing 2002, et le mémorable Waterbirds Around the World congress, à Édimbourg, en 2004 – mais j’ai été particulièrement heureux quand, avec Sylviane, il nous a rendu visite en Australie, en 2008. Il a écrit dans notre livre d’or : « Après t’avoir suivi en Camargue, j’ai enfin répondu à ton invitation aux antipodes ! »
La 2 CV, atout indispensable en toutes saisons de l’ornithologue camarguais.
Une observation mémorable, la mouette de Sabine à Gibraltar Point (RU) : toutes les qualités du scientifique de terrain s’expriment longtemps avant l’arrivée d’Alan à la Tour du Valat. 21
La Tour du Valat à ses débuts
1961-1969
Page précédente : Vers 1965, au Rendez-Vous (autrefois le rendez-vous de chasse de la Tour du Valat), où était servi le déjeuner du personnel du labo de gauche à droite : Hayo Hoekstra et son chien Difar, qui travaillait pour IWRB (BIRS à l’époque), René Sol, le fils du gardian, Jean-Noël Tourenq, Rosette Sol, l’épouse du gardian, Alan, Maguy Galleron, la cuisinière, un jeune homme non identifié, Chantal Heurteaux, Raymond Lévêque, et deux secrétaires, Lily Frey, originaire de Zurich et Marie-Claire Nahan, venue de Belgique pour un an.
La Tour du Valat Trajectoire d’une organisation unique Luc Hoffmann découvre la Camargue en 1946 et c’est un coup de foudre. Deux ans plus tard, en 1948, il acquiert un domaine d’une superficie de 1 250 ha, composé de marais voués à la chasse, de cultures produisant principalement du riz et du vin, et d’herbages loués à des bergers et à des manadiers : la Tour du Valat. Il se lance alors dans l’étude des oiseaux qui le passionnent depuis son enfance et embauche en 1950 un premier ornithologue, Max Müller.
Le « Centre de baguage de Camargue », destiné à l’étude des populations d’oiseaux et à leur migration, est né. Plus de 350 000 oiseaux de 235 espèces seront bagués entre 1950 et 1975 ! Prenant vite conscience qu’il ne peut protéger les oiseaux sans connaître leur environnement, Luc Hoffmann donne une nouvelle impulsion à ce centre de baguage, qui devient la « Station biologique de la Tour du Valat » le 2 août 1954, date de l’inauguration d’un nouveau bâtiment dédié à la recherche et doté de tous les équipements nécessaires à l’étude pluridisciplinaire des écosystèmes camarguais. Au fil des années, l’équipe de la Tour du Valat s’étoffe : Pierre Aguesse, Louis Bigot, André Rivoire, Raymond Lévêque,
Max Müller.
La Tour du Valat vers 1948.
Le « labo » inauguré en 1954. 25
Pierre Heurteaux, Jacques Blondel rejoignent Luc Hoffmann. Puis fortement dans l’Initiative MedWet. Les années 2000 sont marHubert Kowalski, Heinz Hafner, John Walmsley, Jean-Noël Tourenq, quées par l’intégration croissante de la recherche et de la conserPaul Isenmann… et, bien entendu, Alan Johnson. vation, notamment via des projets européens et avec l’apport des Rapidement, la Tour du Valat s’associe à des partenaires pour sciences de l’homme. La contribution au développement de poliremplir sa mission. Elle accueille le siège du Bureau international tiques publiques s’intensifie. de recherche sur les oiseaux d’eau – BIROE (devenu Wetlands InEn 2006, la dénomination de la Tour du Valat passe de « Station ternational) et développe des activités de conservation en Médibiologique » à « Centre de recherche pour la conservation des terranée. Puis le projet MAR – pour MARais, MARshes, MARismas – zones humides méditerranéennes » afin de mieux refléter l’amest développé et porté par Luc Hoffmann, première initiative inpleur du champ technique et géographique de son intervention. ternationale pour la reconnaissance et la conservation des zones Puis elle développe l’Observatoire des zones humides méditerrahumides. La conférence de clôture organisée par la Tour du Valat néennes et obtient le statut de réserve naturelle régionale pour se termine par un appel à rédiger une convention internationale la plus grande partie de son domaine. Enfin, elle accueille depuis sur les zones humides. Neuf ans plus tard, la convention de Ramsar 2014 le secrétariat de l’Initiative MedWet sur son site. est signée. En 2016, la Tour du Valat devient « Institut de recherche pour la En 1978, la Tour du Valat devient une fondation scientifique privée, conservation des zones humides méditerranéennes ». reconnue d’utilité publique. Peu à peu, les champs de recherche se L’« étude flamants » fait partie des projets phares de la Tour du diversifient au-delà de l’ornithologie. Dans les années 1980, des Valat : elle débute dès les premières heures de la station et est programmes de recherche intégrés sur les habitats et les esconfiée à Alan Johnson peu de temps après son arrivée en Capèces vulnérables voient le jour avec margue. Son essor et ses succès se la contribution de nouvelles disciplines. caractérisent par la même croisParallèlement, 1 071 ha du domaine (qui sance, passant d’un niveau local à rés’est agrandi entre-temps) sont mis gional, puis international. Elle est en réserve naturelle volontaire et le absolument exceptionnelle à la fois premier plan de gestion pour une rédans sa durée et dans l’investisseserve naturelle en France est élaboré. ment en ressources humaines et fiDans les années 1990, la Tour du Valat nancières, voulus par Luc Hoffmann, développe des projets de conseret qui, grâce à la personnalité d’Alan, vation favorisant le transfert des ont permis l’obtention de résultats inrésultats de ses programmes. Des comparables en biologie des populaformations à la gestion des zones hutions et en matière de conservation mides sont organisées en Méditerraeffective d’une espèce emblématique Daria, Vera et Luc Hoffmann devant le labo. née. À partir de 1991, elle s’implique menacée. 26
des dunes de Beauduc » que Luc Hoffmann avait eu l’autorisation de construire à la condition de promettre qu’il s’agissait bien d’une cabane démontable… qui ne fut jamais démontée. Nous passâmes ensemble des semaines à Beauduc, et ces séjours me convainquirent très vite que cet exilé d’Outre-Manche était bardé de qualités que la suite ne démentit jamais, les plus précieuses d’entre JACQUES BLONDEL elles, ô combien utiles dans l’isolement de ces dunes, étant l’ouverture à l’autre et la conscience du travail bien fait (et Dieu sait C’est au tout début des années 1960 que notre si, certains jours, il y en avait, du travail !). La gentillesse d’Alan, que menuisier d’Outre-Manche eut l’idée, qui parut étrange à beaureflétait son regard clair, franc et direct, étant devenue légencoup d’entre nous, de venir s’installer en Camargue. J’étais sous daire, on n’en dira pas plus ici sur ce point, les drapeaux quand Alan est arrivé, ainsi je sauf à rappeler que cette qualité est partifis sa connaissance à mon retour en 1962, culièrement appréciable quand les condifaisant « ses premiers pas d’ornithologue tions de vie deviennent rudes et que des sur le sol français » comme il me l’écrivit nuées de moustiques ne vous laissent japlus tard. À cette époque, on observait les mais une minute de répit. Les séjours à oiseaux et on les baguait. Tout ce qui était Beauduc furent donc pour moi des périodes « baguable » était bagué et la salle de bad’enchantement, par le plaisir de voir et de guage, à droite à l’entrée du labo, était une manipuler tant d’oiseaux de tant d’espèces ruche fébrile tandis que, un peu plus loin à différentes, mais surtout de le faire avec un gauche, on perforait des cartes par milliers compagnon avisé, aimant le travail totalecar le système mécanographique, en usage ment accompli, avec, en prime, qualité reà l’époque, était censé faciliter le tri manuel marquable et rare pour un British, un goût des observations en fonction de tel ou tel affiché pour les aménités de bouche, pas critère d’intérêt. C’était l’époque où les seulement le whisky dont Alan était un spédeux fameux bois de Beauduc, A et B (est et cialiste réputé, mais pour la bonne chère en ouest), étaient barrés dans tous les sens général. À ce propos, combien « d’embuspar des filets japonais dans lesquels on cades » – comme son complice et indéfecticapturait des dizaines, voire des centaines, ble ami Hubert Kowalski nommait les repas de passereaux par jour aux époques de mipartagés – ont été organisées autour de gration, au printemps et à l’automne. Nous Devant le Laboratoire des dunes de Beauduc, l’un petits rosés bien frais, le tout ponctué de logions dans l’un des trois seuls cabanons des tout premiers parmi les célèbres « cabanons de Beauduc ». sketches où s’affrontaient l’humour dont qui existaient à l’époque, le « Laboratoire
La découverte de la Camargue
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Alan n’était pas départi et les plaisanteries d’Hubert, qui, sous son aspect bourru, très utile pour un garde, avait, comme Alan, le cœur sur la main. Par la suite, nos trajectoires d’ornithologues prirent des chemins différents. Bien avant de devenir le « Monsieur Flamants » que tout le monde connaît, Alan jeta son dévolu, à la demande de Luc, sur les oiseaux de la basse Camargue lagunaire tandis que je poursuivais mes travaux de thèse sur la migration des passereaux. Mais cette divergence de nos centres d’intérêt était toute relative car, alors qu’Alan travaillait sur les limicoles, j’avais repris, également à la demande de Luc, les comptes de larolimicoles nicheurs dans les salins qui avaient été initiés par Raymond Lévêque. Je sillonnais donc dans tous les sens les îlots qui parsèment les étangs, les deux grandes vedettes de l’époque
Caisse (à double usage) fabriquée par Alan pour les oiseaux en attente de leurs bagues. 28
étant l’îlot de la Galère sur l’étang éponyme et l’îlot de Banaston sur les Impériaux. Nous nous croisions donc sur les digues des salins, chacun dans sa 2 CV, celle d’Alan coiffée d’un spectaculaire bouquet de trappes à limicoles, et nous nous donnions mutuellement des coups de main en cas de surchauffe. Je me souviens même qu’une fois nous avons fait un concours de demi-tours de voiture sur digue, opération délicate dès que le sol était un peu humide. Sur les digues étroites comme celle du Vaisseau, lieu de notre exploit, il fallait faire plusieurs manœuvres, le moins possible, mais nous n’avons jamais réussi à en faire moins de quatre, pour gagner l’épreuve, et retourner la voiture sans tomber dans l’étang… Qui eut dit qu’Alan, si sérieux et respectueux des règles, se serait prêté de bonne grâce à un jeu de gamin aussi stupide ? Bref, que de souvenirs ! Sans compter les haltes à la machine du Vieux-Rhône où nous buvions le café et d’où nous repartions avec les sacs d’athérines que le machiniste attrapait dans le petit carré disposé en permanence sous la grande roue et nous offrait pour notre « souper ». Puis, Alan tomba dans la soupe à flamants comme Obélix dans la marmite de potion magique. Drôle d’idée quand on sait que le directeur en personne de la Réserve nationale de Camargue, Jacques de Cafarelli, avait décrété une fois pour toutes que le flamant était l’oiseau le plus bête de Camargue, car il n’avait jamais compris pourquoi le volatile n’avait pas fini par apprendre que les avions ne lui voulaient aucun mal, chaque survol à basse altitude provoquant la panique. Il y aurait tant de choses à raconter sur l’ornithologie que nous pratiquions dans les années 1960 à la Tour : les baguages de sarcelles jusque tard dans la nuit, quand Bébert Galleron en rapportait des dizaines dans des sacs à pommes de terre, et qu’il fallait les passer une à une aux rayons X pour voir si elles n’avaient pas ingéré ou reçu du plomb, les relevés de passereaux dans la grande
trappe d’Heligoland installée tout au bout de l’allée Sud qui, à l’époque était encore flanquée de belles rangées de grands ormes, les journées entières de chevauchée aux bois des Rièges pour compter les canards et relever les piézomètres de Pierrot Heurteaux, chevauchées où nous étions souvent accompagnés de René Lambert comme l’atteste une photo mémorable qui représente Alan et René galopant côte à côte. Aller à l’extrémité des bois n’était pas rien, surtout quand les eaux étaient hautes ; il fallait négocier certains passages délicats comme le Trou-de-Mon-Oncle ou le fameux Négo Biou entre le deuxième et le troisième bois. Et puis c’était l’époque où Alan et moi aimions faire des photos. Lors de mes comptes de larolimicoles sur les radeaux, j’avais trouvé un nid de mouette mélanocéphale, oiseau rarissime à l’époque, sans doute le seul de Camargue cette année-là. Il était situé au milieu d’une grande colonie de mouettes rieuses sur les enganes de l’îlot de Banaston. Après bien des hésitations parce que nous avions peur d’effaroucher la colonie et que l’îlot était loin de la digue à la mer, nous décidâmes quand même de tenter de photographier l’oiseau, l’occasion était trop belle. L’opération nécessita le transfert d’un matériel imposant à travers l’étang de l’Impérial et de multiples précautions pour « préparer » la L’une des toutes premières colonie à la présence de la cache. Luc nichant en Camargue.
nous avait prêté un immense objectif de 500 mm adaptable sur un appareil Canon. Mais le résultat est là, ci-dessous : une belle photo d’adulte prise le 6 juin 1969. Dans les années 1960, on était encore dans une logique de découverte de la Camargue, d’inventaires, surtout d’oiseaux, mais aussi de plantes, de libellules et de bien d’autres insectes dont Pierre Aguesse et Louis Bigot faisaient les premières analyses écologiques. Nous, les ornithologues, comptions déjà tout ce que nous pouvions, sillonnant la région avec notre télescope Kern sur le dos : les canards, bien sûr mais aussi les colonies de hérons, les limicoles, les guêpiers que Luc affectionnait tout particulièrement. Quand on faisait des « coches » particulièrement remarquables, on les arrosait au champagne au premier étage du labo, là où on prenait parfois le déjeuner quand la cantine du Rendez-Vous était fermée ou qu’on était pressés. Arroser une coche était un événement : on laissait partir le bouchon de la bouteille qui venait percuter le plafond puis, autour de la trace, on inscrivait le jour et le nom de l’oiseau ainsi fêté. Alan, qui était particulièrement attiré par les salins et le bord de mer, nous signala un jour une harelde boréale, canard rare s’il en est sur nos côtes. Ce fut un événement d’aller le voir, tout ce que la Tour comptait d’ornithologues en profita, de même que, le lendemain, du mouettes mélanocéphales champagne dont la marque du bouchon 29
s’inscrivit comme il se doit sur le plafond du labo. Terre de découverte pour nous, la Camargue l’était aussi pour bien d’autres ; nous avions souvent des visiteurs de marque, Charles Vaucher, célèbre naturaliste suisse, qui « faisait un saut » en Camargue depuis Genève à bord de son Aston Martin pour essayer de fixer avec son « Novoflex » à crosse de fusil un aigle criard que nous lui avions signalé, David Lack le fameux et sérieux ornithologue britannique qui nous intimidait tous sauf son compatriote Alan qui était étonnement à l’aise avec le grand homme, ou encore Alfred Schifferli, coauteur avec Paul Géroudet et Raphaël Winkler du premier Atlas des oiseaux nicheurs de Suisse. La petite bande d’ornithologues que nous formions à l’époque donnait sans compter de son temps pour accompagner les visiteurs de marque, les anglophones étant bien entendu systématiquement confiés avec soulagement à Alan, mais nous avons tous tellement bénéficié de ces échanges que cette décennie des années 1960 fut fondatrice de cet « état d’esprit Tour du Valat » qui nous a marqués et ne nous a jamais quittés. Parmi les événements vraiment exceptionnels que nous avons vécus à cette époque, le projet Mar dont la conférence pionnière se déroula aux Saintes-Maries-de-la-Mer en 1962 eut pour nous un retentissement majeur puisque quatre-vingts personnalités représentant treize pays européens ainsi que des spécialistes d’Afrique du Nord, du Canada, des États-Unis, d’Australie, et des observateurs du Conseil de l’Europe participèrent aux débats. Les « petites mains » que nous étions formèrent équipe pour accompagner tous ces VIP, y compris lors d’une mémorable expédition 30
aux bois des Rièges où ces messieurs (pas de dames à l’époque, ou si peu…) tentaient tant bien que mal de garder leur équilibre sur une tirasse tractée par l’Unimog (sorte de 4x4 très puissant mais au look antédiluvien) de la station. Tels furent les premiers pas d’Alan et des autres ornithologues dans une Camargue que nous ne cessions de parcourir et de découvrir tant nos activités se déroulaient presque entièrement à l’extérieur, l’absence d’ordinateurs, de matériel sophistiqué et de toutes les commodités modernes qui fixent aujourd’hui le chercheur à son bureau ne risquant pas de nous distraire des réalités d’un terrain, difficile certes, mais qui nous attirait comme un aimant.
La huppe fasciée, joli migrateur qui se reproduit dans nos régions après un hivernage au sud de l’Espagne ou en Afrique.
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Compter les oiseaux ALAN R. JOHNSON J’ai passé une bonne partie de ma vie à « compter » des oiseaux. J’avais appris très tôt l’utilité de les dénombrer car j’avais participé aux recensements des oiseaux aquatiques lancés par le BIRS en Angleterre dans les années 1950. Des visites en vélo, puis en moto, avec des amis du TVBW, sur les marais et gravières Une multitude que l’on ne voit plus : les sarcelles d’hiver recouvrant le Saint-Seren. dans la vallée du Trent, le dimanche le plus proche du 15 de chaque mois, de septembre à mars. Deux, quatre, six, huit… souvent spectaculaires d’étourneaux. Le recensement des oiseaux en c’étaient des groupes de canards, de grèbes ou de foulques que l’on grands groupes et en vol ne pouvait être qu’une estimation. Pour pouvait recenser individuellement. s’approcher de la réalité, il faut imaginer des « paquets » de, par Lors de mes visites à Gibraltar Point, j’étais parfois confronté à des exemple, 50, 100 voire 1 000 individus, selon l’importance des effecgroupes d’oiseaux bien plus importants, des milliers même, d’oies à tifs à recenser, et dénombrer ces « paquets ». bec court, de bécasseaux maubèche et d’huîtriers pies, ces derniers Les recensements à cheval en escadrilles, poussés de leurs terrains de Il faut compter environ 40 km, aller et retour, chasse par la marée montante. Un très grand jusqu’au dernier des bois des Rièges depuis spectacle que donnent ces limicoles venus des l’écurie de la Tour du Valat. Il n’y a pas de piste pays septentrionaux et en route pour le sud de et la visite de la Réserve nationale de Cal’Europe, voire l’Afrique. margue (RNC) ne peut se faire qu’à pied ou à À mon arrivée en Camargue, j’ai aussi été cheval à travers une steppe salée, asséchée en confronté à une scène hors du commun. Il été ou sous l’eau après les pluies d’automne et s’agissait de milliers et de milliers de sarcelles du printemps. Les bois des Rièges, il y en a huit, d’hiver sur l’un de leurs lieux de prédilection sont situés au cœur de la RNC, sur des dunes – le marais du Saint-Seren à la Tour du Valat. L’ornithologue cavalier peut dénombrer les oicréées par la mer sur lesquelles poussent des Dès le mois de septembre, on pouvait assister seaux dans des environnements totalement genévriers de Phénicie. C’est un lieu mythique. inaccessibles en 2 CV… à un spectacle qui faisait penser aux vols 31
Une farce PIERRE HEURTEAUX Je me souviens de ce soir de 1962 où j’ai fait la connaissance d’Alan de façon quelque peu insolite. À l’époque, j’habitais avec mon épouse à la Tour du Valat, au-dessus des garages. Après souper, nous avions souvent la visite des stagiaires ornithologues de la station biologique, devenus des amis. Ce soir-là, l’un d’eux, Philip Straw, anglais comme son nom l’indique, débarque en trombe à la maison et nous dit qu’il essaie d’échapper un instant à un « Rosbif » qui, arrivé le matin même, ne parlant pas un mot de français et quelque peu déboussolé, ne le quitte pas d’une semelle. Philip a à peine repris son souffle qu’on tambourine à la porte. Entre un jeune gars qui nous dévisage sans un mot avec un grand sourire. C’est Alan. C’est le « Rosbif » que Philip a essayé de semer. Comment l’a-t-il retrouvé ? mystère. Le mystère est d’autant plus grand qu’il a fallu ce livre pour que je découvre que Phil et Alan se connaissaient depuis leur adolescence à Nottingham ! Ils ont dû bien rire de m’avoir ainsi mené en bateau… Venu en Camargue pour quelques semaines, Alan y restera un bon demi-siècle. Cinquante années consacrées à l’étude des oiseaux d’eau dans le cadre des travaux scientifiques de la station biologique de la Tour du Valat. Le modeste menuisier qu’il était à son arrivée ne se doutait sûrement pas qu’il serait un jour connu des ornithologues du monde entier pour ses recherches sur le flamant rose, ni que celles-ci seraient couronnées par un doctorat de l’université de Toulouse. 32
Dès son installation en Camargue, Alan manifeste un profond désir d’adaptation à son nouveau milieu et le handicap de la langue ne durera pas bien longtemps. Il achète la Méthode Linguaphone et s’y consacre assidûment. Quelques semaines après son arrivée, il peut déjà tenir la conversation avec cet accent so british, cet accent savoureux qu’il conservera sa vie durant, mâtiné d’intonations provençales, alors même que la langue de Molière lui est devenue familière.
Li becarut RENÉ LAMBERT Alan est arrivé de Nottingham à la Tour du Valat, en 1961, à l’instigation de Philip John Straw, l’un de ses amis comme lui passionné par les oiseaux et qui était déjà là depuis un certain temps. Luc Hoffmann avait une cabane à Beauduc où, à cette époque, séjournaient les ornithologues pour observer, compter, capturer et baguer les oiseaux migrateurs sur leur route vers, ou de retour de, l’Afrique. Ils étaient ravitaillés tous les huit ou dix jours en nourriture et petit matériel divers, et il m’arrivait assez fréquemment d’assurer cet approvisionnement en 2 CV. Inutile de préciser que, par mauvais temps, je les trouvais plus souvent calfeutrés dans le cabanon que dans les dunes battues par le mistral et les embruns ! Néanmoins, munis de leurs puissantes jumelles, ils guettaient mon véhicule de très loin. C’est ainsi qu’a débuté la
carrière internationale d’Alan : à peine arrivé en Camargue, Albert Galleron et moi l’avons conduit à cet observatoire, avec un autre jeune Anglais de passage, dans l’Unimog, un véhicule tout-terrain que pilotait Albert. Par la suite, Alan s’est spécialisé quelque temps dans l’observation des limicoles avant de rencontrer la passion de sa vie : les flamants, ou Li becarut, car non seulement il s’était mis à apprendre le français mais il voulait également connaître les noms en provençal. À l’écoute et doué de grandes facultés d’adaptation, il s’était rapidement rendu compte que, pour circuler sur le domaine de la Tour du Valat et en Basse Camargue, le cheval était le mode de transport idéal. L’ayant adopté, il était devenu un cavalier si fiable que je lui demandais parfois de m’accompagner pour tenir les
Alan et René Lambert dans la sansouire.
« chevaux jeunes » que je commençais à monter et à dresser. Il est vraiment devenu un cavalier chevronné, montant notamment pour chaque dénombrement d’oiseaux sur la Réserve nationale de Camargue. Nous partions à trois, Alan, Alain Tamisier et moimême pour compter les canards jusqu’aux bois des Rièges et des En-Foro, au sud des Bois. Ces jours-là, le rituel était toujours le même : j’attrapais nos trois montures, Haitiano pour Alan, Mascara pour Alain et un cheval jeune pour moi, je les rentrais à l’écurie où ils mangeaient leur avoine en prévision de la longue marche à venir, tandis que Alan préparait « notre avoine » : le porridge (tellement anglais !) que j’ai découvert à cette occasion. Ces journées sont pour toujours gravées dans nos bons souvenirs. Alan s’était tellement bien intégré à la station que, avec son ami Phil Straw, il avait entrepris d’aménager un petit logement audessus de la cave, à l’entrée du mas. Ce nid douillet comportait une cuisine et une grande chambre laquelle, logique probablement anglaise, étant faite pour dormir, devait être peinte en bleu nuit. Ils avaient projeté de finir par des petites étoiles et un croissant de lune doré mais, accaparés par leurs observations en Camargue et autour de la Méditerranée, ils n’ont pas pu terminer leur œuvre. Alan était devenu camarguais bien avant d’être devenu français officiellement et il était de toutes nos aventures du quotidien. Parmi ces dernières, le ravitaillement hebdomadaire… Alors que nous étions partis en 2 CV faire des courses à Arles avec Monica Impekoven sous un ciel serein, la neige s’était mise à tomber en abondance, comme rarement ici, pendant que nous étions en ville. Nous nous sommes donc empressés de rentrer, en passant comme toujours par la route du Vaccarès. À hauteur des cabanes de Romieu, la couche de neige était devenue tellement épaisse que, avec la nuit qui tombait, les bords de la route étaient difficiles à distinguer. Alan et Monica sont alors sortis de la voiture à tour de rôle pour marcher devant et me guider. Cependant, arrivés à la 33
hauteur de Fiélouse, la couche de neige atteignait 1,5 m et il devenait impossible d’avancer. Nous avons donc demandé au baile du mas, M. Vidal, si nous pouvions laisser la 2 CV sous un hangar, et nous avons continué à pied à travers l’Esquineau. Arrivés sains et saufs à la Tour du Valat, mais transis et couverts de neige gelée sur la tête, les épaules et même les sourcils, nous étions méconnaissables. Ulf, un chercheur allemand, s’écria devant Monica vêtue d’un loden verdâtre tout enneigé : « Tu ressembles à un rescapé de Stalingrad ! ». Tout est rentré dans l’ordre dès que nous nous sommes réchauffés et restaurés. Le lendemain, il faisait beau et nous avons pu retourner à Fiélouse pour récupérer notre 2 CV, croisant en chemin des sangliers traversant l’Esquineau qu’Alan a réussi à photographier… Dommage, je ne retrouve plus cette photo ! Parmi les oiseaux qu’Alan dénombrait (et photographiait), les canards, si nombreux en hiver. Ici, des nettes rousses apparemment en couples.
Râteau de cavaliers ALAIN TAMISIER Alan n’était sans doute pas davantage que moi destiné à entrer dans la cavalerie, mais c’est à cheval que nous avons partagé ensemble les meilleurs moments de notre vie camarguaise. C’était dans les années 1960. Le hasard de mon activité professionnelle m’avait alors conduit à organiser des dénombrements de canards sur la Camargue, et la Réserve nationale ne pouvait être parcourue qu’à cheval. Vers le milieu de chaque mois de la saison d’hivernage, avec René Lambert, qui avait préparé les 34
montures au petit matin, nous partions tous les trois parcourir ces grands espaces où nous attendaient le vent, les moustiques, les hautes eaux, les enganes noyées… et les canards. Comment compter des oiseaux qui s’envolent de si loin, se reposent et repartent aussitôt ailleurs avant de revenir dans votre dos ? Alan avait un sens pratique particulièrement développé. Il eut l’idée d’avancer en « râteau », nos trois chevaux cheminant sur une même ligne pour repousser ensemble tous les canards vers un seul étang, le Lion, où nous pourrions les dénombrer (presque) à l’aise. L’idée était géniale et nous l’avons appliquée pendant les trois années que durèrent ces heureuses cavalcades. Une autre richesse d’Alan était certainement sa générosité. Il ne comptait pas (… sauf les canards et les flamants), il donnait. Maintes fois, me trouvant à court d’illustrations pour des enseignements, des conférences ou des publications, il m’a
spontanément proposé d’utiliser ses photos. C’était pour lui chose ordinaire, normale, il n’attendait pas de retour, il donnait. Je n’ai pas oublié. Et je garde en mémoire la beauté de ces images qui témoignent de son extrême sensibilité. Elles m’ont aidé à faire passer le message de la protection de la nature qui lui tenait tant à cœur et dans lequel il s’est totalement investi durant toute sa vie.
Initiations… ÉRIC COULET Quand, dans les années 1970, le bruit d’une recherche de collaborateur parvint à mes oreilles de tout jeune agent de la « Réserve » je n’hésitai pas un instant : il s’agissait d’épauler un certain Alan dans une opération encore balbutiante de dénombrements de canards sur toute la Camargue organisée par Alain Tamisier… Je ne connaissais ni les oiseaux des marais, ni la Camargue, ni la Réserve et encore moins l’équitation, mes seules relations avec les chevaux demeurant livresques. J’acceptais néanmoins avec enthousiasme : à cœur vaillant rien d’impossible ! Il s’agissait d’aller d’est en ouest, en partant de Salin-de-Badon pour moi, et de la Tour du Valat pour Alan, jusqu’aux étangs des Impériaux puis de revenir en repoussant les canards sur l’étang du Lion où nous devions les compter en passant l’un au nord, l’autre au sud. Compter les canards, cela se fait en hiver et l’hiver est souvent bien froid sur ces espaces sans abris et en eau, et cela doit se faire dans un temps limité, la nuit étant là dès la fin de l’après-midi…
Juché sur un grand et ombrageux cheval portugais, je devais rejoindre Alan qui passait à quelques centaines de mètres de là dans la lueur de l’aube : je n’en menais pas large… On se rencontre et je fais la connaissance d’Alan et de son destrier que je me mets en devoir de suivre, moi, le débutant. Initiation à l’équitation et première surprise : son cheval, nommé Lapin, « rond comme une bille » à force de fainéantise, et que l’on acceptait de prêter à Alan, ne se déplaçait que la tête tournée vers la Tour du Valat (donc vers l’arrière) en hennissant régulièrement : ce curieux équipage (qui avait de quoi vous rendre fou) laissait Alan totalement indifférent ! Initiation à la Réserve que je découvrais, un peu plus émerveillé à chaque minute, dans ces paysages de petit matin. Alan savait où trouver les canards et passer d’île en île tandis que Lapin connaissait le chemin le moins fatigant : une équipe performante, assurément ! Initiation aux oiseaux d’eau que je découvrais grâce aux indications d’Alan qui montrait une patience incroyable vis-à-vis de mon ignorance… Je me souviens, en particulier, de mon obstination à imiter le cri des oiseaux qui passaient près de nous, comme il le faisait si bien : à mon interrogation concernant le fait qu’il les attirait et que je les faisais fuir, il me répondit très calmement : « C’est tout à fait normal, tu imites le cri d’effroi de ces oiseaux !!! » Initiation à l’amitié dans ces espaces de solitude hivernale : après la petite demi-heure d’arrêt, au bout du 8e bois des Rièges, il nous fallait repartir vers nos points de départ. Ces après-midi étaient éprouvants par froid vif, entre les difficultés pour voir et compter les canards, garder un œil sur sa monture et le chemin de retour : éloignés de deux kilomètres sur cet itinéraire en parallèle, je jetais des « coups de jumelles » vers lui pour me rassurer quand je m’aperçus avec bonheur qu’il faisait de même vers moi, inquiet, lui aussi, de mes débuts « dans le grand bain ». C’est ainsi, dans cette solitude partagée, que naquit notre amitié… 35
Étrange rencontre dans les salins
Apprécié de toutes les personnes qui t’ont accompagné dans notre belle Camargue, tu laisseras le souvenir d’un homme passionné et passionnant. Ton bel accent et ta gentillesse resteront gravés dans mes souvenirs. Merci pour tout. Au revoir Alan.
ROBERT HANCLOT C’est dans les années 1970 que j’ai commencé ma carrière dans les salins, pour ce qui est devenu, après plusieurs changements de dénomination, la Compagnie des salins du Midi et des salines de l’Est. J’étais « eigadié », c’est-à-dire responsable des mouvements des eaux, à la production du sel, au village de Salin-de-Giraud. Ma première rencontre avec Alan s’est produite lors d’une journée comme les autres, tandis que je faisais ma ronde habituelle d’un canal à l’autre, vérifiant chaque martelière. Au milieu d’une digue, à l’étang du Pavias sur la route du Sémaphore, j’ai soudain aperçu quelqu’un qui, de loin, ne me semblait pas du tout être un salinier. Je me suis approché jusqu’à un homme tout absorbé, penché au-dessus de nasses quasi circulaires posées dans les eaux peu profondes. Cet homme, c’était toi, Alan Johnson, en train de mesurer, baguer et relâcher les fragiles limicoles piégés dans les nasses. Alan, si simple, avenant et toujours prêt à partager ton amour de la Camargue. J’étais très curieux et à l’écoute de tes connaissances, surtout celles concernant les flamants roses pour lesquels tu avais une passion inconditionnelle. À l’aide de ta petite « cabane flottante », tu te rendais souvent vers la colonie installée sur l’îlot aménagé sur l’étang du Fangassier, pour les observer jour et nuit et immortalisant ces moments grâce à de magnifiques photos. Même à la retraite, tu continuais à parcourir en vélo les chemins tout autour de l’étang du Vaccarès et, dans les salins, du Fangassier : je comprenais que tu voulais continuer à être entouré de tes flamants. 36
Pour les limicoles, c’est la nasse qui prévaut : une entrée en entonnoir, les oiseaux n’ont plus qu’à attendre le bagueur qui les attrape par le haut, les mesure, les bague puis les libère.
déjà trois bagues, une métallique et deux bagues de couleur en plastique. Nous en avons posé une quatrième et nous avons contacté la Finlande pour connaître l’historique de l’oiseau. Fait incroyable et rarissime, cette barge a été reprise en Finlande, puis de nouveau dans nos nasses, ici en Camargue, l’année suivante. Je me souviens d’autres coches d’Alan, notamment le gravelot de JOHN WALMSLEY Leschenault (Charadrius leschenaultii) qui lui ont coûté cher en champagne, mais nous avons fait de belles fêtes en soirée ! Dans les années 1960, tout le monde Plus tard, lorsque Heinz Hafner travaillait sur les hérons, il a prenait son petit-déjeuner au premier étage de ce qu’on appelle proposé à Alan, Hubert Kowalski et moi-même de l’accompagner familièrement « le labo » à la Tour du Valat. À cet endroit, le plafond pour baguer de jeunes hérons. Alors nous sommes partis dans les porte de drôles de marques. Lorsque je suis arrivé, en 1967, les marais, vêtus de vieux vêtements, et nous avons suivi le trafic des ornithologues avaient une habitude peu commune. Celui qui faisait oiseaux qui arrivaient vers les colonies. Nous avons découvert des une « coche » c’est-à-dire qui voyait une espèce d’oiseau pour la nids et étions prêts à première fois de sa vie, baguer les poussins. avait le devoir de l’arroser ! Chacun d’entre nous, y Pour ce faire, il allait compris Heinz, pensait acheter une bouteille de qu’Hubert, notre chef, champagne et faisait sauavait emporté les ter le bouchon, le soir, en bagues… mais il les bonne compagnie ! Puis il avait oubliées ! Nous, devait escalader table et nous étions dans l’eau chaises pour pouvoir desjusqu’aux aisselles… siner un rond autour de la quelques gros mots marque du bouchon, y insnous ont échappés, puis crire son nom, celui de on a bien rigolé ! Il a l’oiseau ainsi que la date. donc fallu se résoudre à Une coche spectaculaire rentrer et à recomqu’Alan a faite dans les mencer une autre fois. Salins, lorsque nous baTravailler avec Alan, guions les limicoles, a été c’était sérieux mais la barge de Terek (Xenus ciJoyeuse équipe de l’époque : de gauche à droite Nick Riddiford, Heinz Hafner, Alan Johnson, John presque toujours drôle. Walmsley et David Roughton. nereus). Cet oiseau portait
Terek
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La gélinotte JACQUES BLONDEL Bien que viscéralement attaché à sa nouvelle patrie camarguaise, Alan s’en échappa quelquefois, jamais longtemps, mais assez toutefois pour découvrir d’autres horizons et d’autres oiseaux. En dehors des expéditions qu’il fit avec des collègues et amis de la station pour prospecter, à la demande de Luc, d’autres milieux méditerranéens, faire des dénombrements et participer à des inventaires dans le cadre des activités de la station, il lui arriva de faire des « extras » ; telle cette excursion au col de la Golèze dans laquelle je réussis à l’entraîner du 13 au 20 septembre 1964. Ce col situé à 3 km seulement du célèbre col de Bretolet, où nos amis suisses établissent régulièrement des camps de baguage, était censé rivaliser avec ce dernier, les ornithologues français prétendant relever le défi que pose l’efficacité helvétique en matière de suivi de la migration. Le groupe français était composé de 19 personnes, 3 du groupe Aves (Belgique), 3 du CEOB (Dijon), 7 du GOL (Lyon), 2 de Camargue (Alan et moi) et 4 « outsiders ». Pour plusieurs raisons L’ascension vers le col de la Golèze. 38
dont certaines tiennent au fait que Bretolet est mieux placé que la Golèze pour la migration et que la logistique suisse est plus efficace que la nôtre, le défi ne fut pas vraiment relevé car les Suisses capturèrent 4 328 oiseaux (62 espèces) pendant que nous n’en prenions que 2 300 (59 espèces). Mais le clou du séjour fut l’observation puis la capture d’une gélinotte, oiseau qu’Alan n’avait jamais vu et qui fut pour lui une révélation. La récompense : admirer de près une gélinotte. Voici ce que nous écrivîmes dans notre journal de bord ce jour du 16 septembre : « Presque au fond du vallon, une gélinotte s’envole à 4 m de nous, se pose sur un rocher puis monte sur un arbre où elle reste quatre minutes sans bouger. Queue noire à bout blanc bien visible. Tout le plumage est moucheté de noir, blanc et doré strié sur les flancs, pattes grises. » Puis le 17 septembre à 6 h 30, « une gélinotte passe par-dessus le col et plonge dans l’aulnaie où elle se fera prendre dans la matinée ». L’excitation d’Alan était à son comble, au point que rétrospectivement, je me suis dit que si Alan est devenu le célèbre Monsieur Flamants que nous connaissons tous, les circonstances auraient tout aussi bien pu faire qu’il devienne Monsieur Gélinotte…
cette aire s’est peu à peu étendue vers l’ouest de la Méditerranée et d’autres parties de l’Europe. Nous avons publié conjointement cette trouvaille en 1971 dans la revue d’ornithologie Alauda. Maintenant, cinquante ans plus tard, elle niche en grand nombre en Camargue et ailleurs en France, de même que dans de nombreux pays d’Europe occidentale. PAUL ISENMANN Entre 1972 et 1975, Alan avait étudié le statut des limicoles, ces petits oiseaux habitant les vasières, en hivernage et de passage J’ai fait la connaissance d’Alan pendant l’été en Camargue, notamment dans les salines de Salin-de-Giraud où 1962 à la Tour du Valat où je séjournais alors comme stagiaire préles rives de vastes lagunes constituent un habitat de choix pour posé aux opérations de baguage des oiseaux. Deux anecdotes sont ces oiseaux nichant dans le nord de l’Eurasie. Chaque semaine, particulièrement importantes pour moi et représentatives de la durant ces quatre années, il a consciencieusepersonnalité d’Alan. ment dénombré tous les individus des difféLe 4 juillet 1965, par une chaude matinée, Alan rentes espèces qu’il observait le long d’un et moi sommes partis vers les deux grandes laitinéraire fixe. Il n’a jamais eu l’occasion de pugunes des salins, celle du Galabert et celle du blier ces précieuses données quantitatives, Fangassier. À l’époque, un îlot de nidification relevées sur une telle durée. Elles étaient cepour les larolimicoles se trouvait dans le Galapendant fondamentales pour évaluer le statut bert. En bordure d’une grande colonie de plude ces espèces dans le delta. Il l’avait compris sieurs centaines de couples de mouettes et, sans aucune hésitation, nous avait autorisés rieuses (Chroicocephalus ridibundus) que nous Jacques Blondel et moi-même, à les exploiter et observions depuis la digue, nous avons découà les publier dans un livre, le Guide des Oiseaux vert un couple de mouettes mélanocéphales de Camargue, paru en 1981, et qui faisait un (Ichthyaetus melanocephalus) avec deux jeunes point général sur l’avifaune de Camargue. Grâce déjà grands. Nous étions fous de joie car nous au désintéressement d’Alan pour qui la connaissavions que c’était la première fois que cette sance des oiseaux primait la gloire personnelle, espèce était trouvée nicheuse en Camargue, et nous avons ainsi pu enrichir grandement la domême en France. Ce que nous ne savions pas cumentation présentée. encore, c’est que cette trouvaille était le début On comprendra aisément qu’avec de tels gestes, d’une nouvelle histoire pour la mouette mélanoAlan se soit, au long des années, forgé une répucéphale dont l’aire de nidification était longRien n’est laissé au hasard, il faut tout vérifier, quitte à transporter ses atlas à chetation d’homme généreux et ouvert aux oiseaux, temps restée confinée à la mer Noire et à l’est val ou en bateau (et attention aux erreurs aux gens et à la Camargue. de la Méditerranée. À partir des années 1960, de timing !).
Un homme généreux
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Un ami tellement précieux OLIVIER BIBER Trappeur méticuleux. La mise en place des petites nasses à limicoles est un travail de précision et un art. Il faut placer l’entrée et les ailes en tenant compte de toutes sortes de facteurs : direction du vent, micropaysage, constitution du substrat, anticipation des variations du niveau d’eau. Alan pratiquait cet art à merveille. Je l’ai accompagné de nombreuses fois à la fin des années 1960 ; parfois, on ramenait sur la remorque quelques nasses pour les nettoyer des algues incrustées qui les rendaient inopérantes… je restais donc à la Tour du Valat à frotter les treillis avec une brosse de fer. Communicateur. Au retour des salines, nous nous arrêtions parfois au bar de Solvay. Alan était connu et apprécié. On parlait flamant et (chevalier) gambette mais aussi de tout autres sujets, même de politique locale. J’étais surpris de ce qu’Alan parlait parfaitement le français (après seulement quelques années de séjour en France), avec un léger accent anglais et un très fort accent du Midi. Quasi infaillible. Alan était un excellent ornithologue. Bien entendu, il reconnaissait les différentes espèces de limicoles de très loin et n’avait besoin des jumelles que pour les compter. En voyage aussi, l’identification des oiseaux était généralement incontestable, et s’il n’était pas absolument certain, il ne se prononçait pas. Mais aussi dans bien d’autres domaines, par exemple lorsqu’il fallait se situer sur le terrain à l’aide d’une carte routière, le verdict tombé était immuable. 40
Fiable. En voyageant avec Alan, j’ai énormément apprécié sa fiabilité au point de me sentir parfaitement en sécurité dans une falaise verticale au bout de la corde qu’Alan tenait dans ses mains. C’était en 1975. Nous étions de l’équipe de Beat Tschanz qui menait des recherches éthologiques et écologiques sur les alcidés dans les îles Lofoten. Alan et moi avions pour tâche, dans un premier temps, de prélever des œufs de guillemots, petits pingouins et macareux pour les faire éclore en couveuse à des fins d’études comportementales. Dans un deuxième temps, nous prenions des mesures microclimatiques aux sites de nidification des quatre espèces d’alcidés. Surtout, pour atteindre les places des guillemots, il fallait descendre le long des falaises abruptes en rappel. J’avais une confiance inébranlable lorsqu’Alan m’assurait. Compagnon de voyage. Voyager avec Alan était un plaisir, non seulement parce qu’il était compétent en matière d’orientation, de planification des déplacements et bon conducteur, mais également parce qu’il s’intéressait à bien d’autres choses que les oiseaux, sachant que les voyages que nous avons faits ensemble avaient des buts faunistiques, de dénombrement d’oiseaux d’eau. C’est ainsi que nous avons découvert les musiques folkloriques de la Yougoslavie, la Bulgarie, la Roumanie, la Turquie, la Grèce… et nous avons ramené de nombreux disques de vinyle que nous écoutions souvent à la Tour du Valat. Télescope (et pas lance-roquette) en Bulgarie.
Au Maroc,1971, 1972, 1974…
et en Algérie, la Macla, 1977.
Les voyages avaient parfois un caractère aventureux. Dans son discours d’adieu lors de la célébration de sa retraite, Alan a évoqué deux grandes peurs qu’il avait eues en voyageant. L’un des événements dramatiques était un tremblement de terre qu’il a vécu, en Grèce, en compagnie d’Erik Carp si mes souvenirs sont bons. L’autre peur est intervenue lors du voyage que nous avons fait au Maroc, à parcourir toute la côte atlantique pour y dénombrer les oiseaux d’eau en hiver, toujours avec le bon vieux Land Rover de la Tour du Valat. Dans le Sud, près d’El Ayoun, région à appartenance contestée en 1973 ( juste avant la « marche verte »), nous sommes tombés sur un poste militaire. La situation était très délicate et il a fallu de fines négociations pour que les soldats nous rendent passeports et jumelles et nous laissent repartir.
je passais souvent mes week-ends à observer les oiseaux dans le Coto Doñana. C’est durant l’hiver 1965-1966 que j’y ai rencontré Alan pour la première fois. Il était envoyé par Luc Hoffmann pour commencer le programme de baguage des oiseaux dans cet important site d’hivernage. À tout juste 25 ans, Alan avait déjà beaucoup d’expérience en tant qu’ornithologue et une très grande connaissance des oiseaux, qu’il aimait à partager. J’ai énormément appris auprès de lui, en
Le poète ERIK CARP À l’époque, j’étais encore négociant en vins et, vivant à Sanlucar de Barrameda, sur la rive du fleuve Guadalquivir,
Au Palacio de Doñana, Alan est à l’extrême gauche, Antonio Valverde à l’extrême droite. 41
particulier sur les limicoles. La plus belle observation que nous ayons faite ensemble est probablement celle de limicoles exceptionnels découverts au début de janvier 1966, près d’un endroit nommé Martinazo : sept courlis à bec grêle (Numenius tenuirostris) une espèce nicheuse en Sibérie de l’Ouest, qui hivernait autrefois régulièrement dans quelques pays méditerranéens. Elle était hélas devenue extrêmement rare, déjà à l’époque, et sa population mondiale est actuellement estimée à moins de cinquante Capture et baguage d’un œdicnème à Doñana. individus. Ce même hiver, nous avons également capturé, de façon tout à fait inattendue, un daim mâle. Il s’était accidentellement pris dans les filets que nous avions posés pour baguer des bécasses, dans l’ancien potager, près du Palacio de Doñana ; en essayant de se dégager, il avait tellement emmêlé ses cornes dans les mailles qu’il nous a fallu une bonne heure pour le libérer ! Un soir, toujours au Coto Doñana, alors que nous étions cachés sur les branches d’un vieux chêne-liège près du bois Saint-Augustin au coucher du soleil, dans l’espoir de voire apparaître le lynx espagnol, « l’élusif Iberian Lynx », j’ai découvert un don insoupçonné d’Alan : inspiré par la beauté du magnifique coucher du soleil, je l’ai entendu composer, juste comme ça, un très joli poème, qu’il aimait réciter de temps en temps. 42
It’s not a day for birds of prey, there’s a lot of wind, and the sky’s all grey. Perhaps tomorrow the weather will change and those eyes will once again scan the range for rabbits or snakes or a dying beast, that’s all they need for one good feast. So majestic they circle on high, an occasional wing-beat, and maybe a cry. They’re a lasting joy for man to see. Let’s try and keep them ‘til eternity. We shoot them, we poison them, we take them alive, I wonder how long these birds can survive. They do little harm, but a great deal of good, so why not leave them to quarter that wood. Some hover, some dive and some just glide over a marsh or along a ride. Some have broad wings for hunting the weak, others have narrow, it’s vermin they seek. Whatever their form they’re a joy to see. Let’s try and keep them ‘til eternity. Europe has 38 species today, and we’ll fight to try and keep it that way. Most migrate south in the autumn each year, a long flight, and the man with a gun to fear. But all being well, they’ll return again, to breed in Sweden, or France, or Spain. Those soaring silhouettes mean a lot to me. Let’s try and keep them ‘til eternity. Alan R. Johnson
Bien plus tard, j’ai travaillé à plein temps pour le Bureau international des recherches sur les oiseaux d’eau (BIROE) à Slimbridge, en Angleterre. Alan et moi avons eu le plaisir de voyager assez souvent ensemble. Nous sommes allés en Grèce, à Chypre, en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Autriche et dans bien d’autres pays encore, visitant des zones humides ou assistant à des réunions. Ces voyages, en plus de leur intérêt évident pour notre travail, étaient riches en expériences de toutes sortes, voire insolites. Je me souviens ainsi d’une nuit particulière dans le Péloponnèse, en Grèce. Après la visite d’une zone humide côtière menacée, alors que nous dormions dans un hôtel à Pyrgos, pas loin d’Olympia, nous avons été littéralement jetés hors de nos lits par un tremblement de terre. Alan, très calme, comme à son habitude, et moi, nous sommes retrouvés au milieu de scènes de panique, les clients de l’hôtel se précipitant dans l’obscurité en pyjama (ou sans pyjama !), courant dans les corridors vers la rue. Finalement, et heureusement, les dommages constatés le lendemain se limitaient à plusieurs cheminées effondrées, des vitres cassées et quelques murs lézardés… Quant à nous, ayant retrouvé nos bagages et nos appareils photo en bon état dans nos chambres, nous sommes repartis pour continuer notre mission, juste au moment où le soleil se levait au-dessus À Briebza en Pologne avec Erik Carp, en de l’horizon. 2010.
Un passereau VERA MICHALSKI - HOFFMANN Pour qui, comme moi, vivait au mas de la Tour du Valat à l’arrivée d’Alan, au début des années 1960, et l’a donc côtoyé au cours de toutes ses années camarguaises, les souvenirs de lui abondent et de tous ordres : le timbre de sa voix, le mélange incroyable d’accent du Midi et d’accent anglais qui n’appartenait qu’à lui, sa gentillesse légendaire, et ses prouesses ornithologiques que d’autres ont évoquées brillamment. Je vais donc raconter quelques épisodes de cette cohabitation, sans aucun souci de chronologie. À l’âge de 14 ans, j’ai eu droit à une mobylette qui me permettait de circuler à ma guise, mais voilà, elle était capricieuse au démarrage, et nombre de fois je me suis trouvée dans la position humiliante de devoir demander de l’aide. Souvent, c’était Hubert Kowalski qui me dépannait, mais Alan n’était jamais loin et m’a plus d’une fois sauvé la mise sans y aller d’une remarque acerbe. Une anecdote amusante me revient à l’esprit. Nombreuses étaient les personnalités issues du monde politique ou culturel qui manifestaient leur désir de venir voir la Tour du Valat, ou d’observer les oiseaux, au Saint-Seren, ou ailleurs. Nous avons vu ainsi défiler, à des époques différentes, Alexis Léger, dit SaintJohn Perse, ou Marguerite Yourcenar parmi Un moment de partagé, en 1981. tant d’autres. Un jour, nous apprenons que la 43
détente
reine mère d’Angleterre vient visiter la station et qu’elle ira aussi au Fangassier voir les flamants. Immédiatement, des préparatifs frénétiques se mettent en branle sous la houlette de notre mère. Les enfants que nous étions sont sommés de se lancer dans des exercices de révérence qui nous amusent moyennement, les coussins des canapés du salon, usés par les agissements de Bella, notre brebis apprivoisée, sont recouverts d’un nouveau tissu. On cherche fébrilement dans toute la maison le service à thé pour le five o’clock tea qui nous semble de rigueur. Le jour dit, nous interrompons nos vacances au cabanon de Beauduc, le fameux « laboratoire des dunes », et regagnons le mas. Quelle ne fut notre surprise de découvrir un Alan en chemise blanche et cravate, au garde-à-vous devant le labo, pour accueillir la reine mère, vraiment très différent de son look habituel. Ses racines anglaises avaient momentanément repris le dessus. Le service à thé, quant à lui, n’a pas servi, la reine mère ayant préféré un bon whisky. Alan, dans mon esprit, est aussi associé de très près aux légendaires fêtes de la Tour du Valat qui rassemblaient mas, labo et château dans la cour sous les platanes et malgré les moustiques. Mariages, célébrations, anniversaires, battues aux sangliers, réunions du conseil de la fondation, congrès… tout était prétexte à ces grandes tablées où l’on s’amusait beaucoup et où le vin coulait à flots. Une dernière chose. Chaque être humain, dit-on, ressemble à un animal. Alan n’y manquait pas, mais ce n’était pas un flamant mais bien plutôt une espèce plus vive, plus Les vacances à Beauduc, de gauche à gaie, un passereau par exemple ! droite, Vera, Maja et André, au second Il nous manque. plan : Daria et Luc. 44
Le sens du partage CHANTAL HEURTEAUX J’ai fait la connaissance d’Alan en mai 1965 lorsque j’ai intégré le microcosme international de la Tour du Valat. Lui, qui était arrivé en 1962, ne parlant quasiment pas le français, avait acquis en un temps record une très bonne maîtrise de notre langue, dans laquelle il s’exprimait avec un fort accent british mêlé d’expressions et d’intonations de la région. Il était constamment souriant, faisait preuve de beaucoup d’humour et était toujours prêt à partager les bons plans, les sorties et sa passion pour les oiseaux. C’est ainsi que des liens amicaux se sont très vite tissés entre nous. À l’époque, peu de jeunes résidents étaient motorisés. Pour visiter les alentours, il fallait donc mettre à profit les sorties sur le terrain des uns ou des autres avec les véhicules de service. C’est grâce à Alan, l’un des seuls à posséder une vieille 2 CV, que j’ai eu le privilège de découvrir une partie de la Camargue « profonde ». Un dimanche en fin d’après-midi, alors que nous revenions d’une sortie dans les salins, Alan nous proposa d’aller prendre l’apéro au café du Petit-Badon. Quelques minutes plus tard, au beau milieu de nulle part, la voiture s’arrêtait devant une masure sombre et très basse n’ayant extérieurement rien d’un bistro si ce n’est l’indication qui figurait sur l’enseigne à demi effacée accrochée audessus de la porte. Comment imaginer qu’il puisse y avoir un café dans un endroit aussi perdu ! J’ai eu pendant un court instant l’impression d’être arrivée à l’Auberge Rouge. Lorsque nous entrâmes dans la salle, pas un seul client ; le maître des lieux était assoupi
derrière le bar dans une semi-obscurité et fut sorti de sa torpeur possible en français ; il s’est avéré qu’il s’en sortait vraiment très par notre arrivée un peu bruyante. « Pastis pour tout le monde ? » bien, ce qui l’a encouragé à poursuivre dans cette voie. Je suis alors questionna-t-il. Je me hasardais à demander ce qu’il était possible devenue sa correctrice attitrée tandis que, pour ma part, je lui de consommer en dehors du pastis, « de la menthe à l’eau » me soumettais mes textes en anglais qu’il redressait toujours avec fut-il répondu. Au final, je fis le choix du pastis. beaucoup de gentillesse. Alan, qui était en Camargue depuis presque trois ans, avait beauAlan était constamment prêt à se mettre en quatre pour rendre coup sillonné les alentours, pas uniquement à des fins ornitholoservice, avant même qu’on le lui demande, il aurait donc été bien giques, tant s’en faut, et il avait à cœur de faire partager avec malvenu de lui refuser une faveur. Au début des années 1980, à la beaucoup d’enthousiasme ce qu’il avait eu tant de plaisir à déveille de partir en mission pour une quinzaine de jours, il s’était couvrir lui-même. C’est ainsi qu’en très peu de temps, j’ai visité la trouvé confronté à un problème de garde pour son labrador LouPetite Camargue, les Alfoque. Il vivait à cette pilles, la Montagnette, la époque à Bois-Verdun Crau, le Pont-du-Gard, où il avait, avec son génie Aigues-Mortes… et que habituel, su transformer j’ai fait la coche culinaire un logement très rudides cuisses de grementaire en un intérieur nouilles, dans un petit confortable et chaleurestaurant de Saintreux, tandis que nous Gilles, le comble pour une occupions l’ancienne selfroggy ! lerie du Petit-Badon (qui Durant ses premières avait bien changé depuis années à la Tour du Valat, les années 1960 !) qui Alan rédigeait en anglais faisait face au mas : les ses comptes rendus de conditions se prêtaient déplacements et mistout à fait à la garde de sions, y notant tout très Loufoque, qui nous minutieusement, y comconnaissait bien. Alan pris les moindres dénous le confia donc, avec penses au centime près. son équipement : gaPar la suite, avec ma melle, sac de croquettes De gauche à droite : deux ornithologues du Trent Valley Birdwatchers de Nottingham (Eric et Wally), complicité, il s’est efet même un… lit pliant Alan, Phil Straw, Hayo Hoekstra, René Lambert, Alain Tamisier, Hubert Kowalski, Michelle, qui était seforcé d’en écrire le plus que nous installâmes crétaire, et Ulf, un biologiste allemand qui étudiait les invertébrés aquatiques. 45
dans la pièce principale. Loufoque prit ses marques dans la maison puis sortit faire un tour. En rentrant de sa promenade, quelle ne fut pas sa surprise de constater que Sosthène, le chat de la maison, s’était installé sur son lit et n’entendait pas céder la place à cet intrus. Il dut donc se résoudre à dormir à même le sol. Lorsque nous avons relaté les faits à Alan à son retour, il était mort de rire. Alan, c’est aussi pour moi une multitude d’autres souvenirs parmi lesquels un survol de la Camargue et du Languedoc-Roussillon pour le recensement des flamants. Lorsqu’il m’a proposé de l’accompagner, je n’ai pas eu une seconde d’hésitation. Ce fut un enchantement… sauf durant quelques longues minutes qui suivirent une descente avec virages sur l’aile… À ton sourire Alan, à ton humeur toujours égale, ta générosité, ton sens du partage et à ton courage. À Bois-Verdun, Loufoque à ses débuts. 46
Il racontait… K YRA WALLACE NÉE RAZUMOVSKY Enfant, j’aimais beaucoup passer du temps avec les ornithologues, Alan et ses confrères Heinz Hafner, John Walmsley et Hubert Kowalski. J’étais encore toute petite quand Alan m’a initiée aux merveilles du baguage des oiseaux. Quelquefois, il me faisait l’honneur immense de poser un petit oiseau entre mes mains et je devais le relâcher. Avec une patience incroyable, il m’a appris comment identifier chaque individu capturé, ça me semblait magique, et il était capable de me raconter l’histoire de chaque petit piaf comme s’il avait parlé de ses meilleurs amis. Sachant lire leur histoire de vie dans leur plumage ou dans la longueur de leurs pattes et de leurs ailes, il me donnait l’impression de posséder le don de les comprendre et de communiquer avec eux. Ce don merveilleux et tout ce qu’il m’a fait découvrir ont joué un grand rôle dans ma vie et m’ont inspiré une curiosité et une soif incorrigibles de comprendre les petits et les grands En 1968, l’équipe d’ornithologues, Heinz, Alan (au centre) miracles de la naet John, prépare la Land Rover avant le départ d’Alan pour une expédition en Roumanie et en Yougoslavie. ture, à jamais.
Instant magique où la liberté est rendue à l’oiseau. 47
En direct des îles Lofoten ARNE JOHANSEN Arne vers 1975.
ET
STEVE (STEPHEN JOHN) BAINES Nous avons tous deux fait la connaissance d’Alan en 1974. Steve était stagiaire à la Tour du Valat et Arne était venu rendre visite à Heinz Hafner qu’il avait rencontré sur Røst cette même année. Alan Steve aujourd’hui. a rejoint Beat Tschanz sur Røst l’été suivant, et nous aimons à penser que cette île de l’Arctique a trouvé et gardé une place spéciale dans son cœur. Chaque fois que nous étions en contact, que ce soit par téléphone ou lors des fréquents voyages de Arne en Camargue, Alan a toujours montré un véritable intérêt pour notre vie et celle de nos familles sur Røst. En tant que scientifique largement autodidacte, sérieux et très respecté, Alan a montré une passion intense Arrivée à Røst le 29 mars 1975 (Alan au milieu). 48
pour son travail, tout en conservant une capacité enfantine pour s’émerveiller des choses simples de la vie, jamais extravagant, mais épicurien, appréciant la bonne nourriture et les boissons de qualité partagées en bonne compagnie. Alan, toujours tolérant et juste, restera dans notre souvenir comme un ami fidèle et fiable.
L’île de Vedøy aux Lofoten.
Les cistudes ANTHONY OLIVIER Peu de monde le sait, mais c’est Alan qui a initié en 1976 le marquage des cistudes d’Europe (Emys orbicularis) à la Tour du Valat. Les cistudes étaient alors principalement capturées lorsqu’elles traversaient la draille d’entrée et le marquage consistait à pratiquer des incisions au couteau suisse sur les écailles marginales ! Plus d’une quarantaine d’individus ont ainsi été marqués par ses soins à la fin des années 1970, permettant d’obtenir des données très précieuses sur la longévité in natura de ce chélonien aquatique. En effet, près de quarante ans plus tard, quelques-unes des femelles marquées par Alan sont encore capturées sur leur site de marquage, le marais de l’Esquineau, lors de nos suivis annuels. Le devenir de ces premiers individus corrobore d’ailleurs parfaitement les résultats obtenus par l’analyse des données de capture-marquage-recapture : survie très élevée et philopatrie totale des femelles qui contrastent avec la faible dispersion observée chez les mâles et un taux de survie apparent plus faible. Alan continuera à marquer les cistudes capturées fortuitement et ramenées à la station tout au long des années 1980, et ce jusqu’en 1996. Joli clin d’œil, certains traits d’histoire de vie de la cistude en Camargue sont très similaires (taux de survie adulte, longévité, âge d’accès à la reproduction, partenaires sexuels multiples) à ceux du flamant rose, l’espèce fétiche d’Alan. L’étude des cistudes a été relancée en 1997 par Élisabeth Rosecchi et est maintenant le deuxième plus long suivi à long terme (19 ans de CMR, 1 200 individus
marqués, plus de 8 000 captures) impliquant du marquage mené par la Tour du Valat, juste derrière le suivi des flamants. Alan était toujours très enthousiaste dès que nous parlions « cistudes » et me rapportait toutes les observations qu’il avait pu effectuer en Camargue. Je ne pourrais finir sans dire la chance et le bonheur pour un jeune naturaliste d’avoir été accueilli de manière si chaleureuse et enthousiaste par Alan, Heinz et Jean-Paul à la Tour du Valat au mitan des années 1990. On ne pouvait tout simpleFiche de la toute première cistude identifiée et marquée par Alan en 1976. ment rêver mieux.
Une cistude d’Europe, belle autochtone menacée par l’invasion de tortues de Floride. 49
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Alan est venu en Camargue par amour des oiseaux, sa passion s’y est épanouie jusqu’à transformer l’ornithologue de terrain en scientifique reconnu. 51
L’aventure du Fangassier
Page précédente : Vue aérienne de l’îlot, couvert de flamants, sur l’étang du Fangassier ; à droite, la tour d’observation, petit pavé discret sur la lagune qui n’effraie pas les oiseaux la survolant.
Alan, parfaitement au courant de toutes les démarches entreprises par son collègue et ami, est aussi venu me voir. Abandonnant tous les sujets passionnants mais « parasites » dont il s’occupait à la Tour du Valat, limicoles, anatidés, laridés…, il a choisi de se concentrer sur les flamants et s’est senti capable de suivre la voie ouverte par son camarade. Luc Hoffmann, consulté, a été JEAN-NOËL TOURENQ enchanté et heureux de donner son assentiment et sa bénédiction. Avec son CAP anglais de menuisier (traduit plus que librement en Dans les années 1967-1970, Pierre Heurteaux et bac !) pour tout bagage et avec une nouvelle intervention efficace moi avions pensé que les personnes travaillant à la Tour du Valat d’Eugène Angelier auprès de l’administration, j’ai réussi à le faire sur des sujets précis, et qui connaissaient parfaitement leurs inscrire à l’université. Alan a d’ailleurs toujours soigneusement domaines respectifs, devraient pouvoir valoriser leurs résultats, gardé sa carte d’étudiant dans son portefeuille et me l’a montrée souvent acquis sur le terrain avec beaucoup de peine. souvent : il riait beaucoup du fait que j’avais fait une faute d’orthoTout a débuté avec Heinz Hafner, spécialiste des Ardéidés sur graphe en imitant sa signature sur les documents d’inscription… tout le delta. À la Tour du Valat j’avais besoin de l’approbation de Alan, grâce à sa volonté, son acharnement, ses résultats innomLuc Hoffmann pour peaufiner cette idée et, après une courte brables et son bon sens, a réussi à soutenir brillamment sa thèse discussion avec « le patron », j’ai obtenu un « ce serait formidable, sur les flamants de Camargue. je suis d’accord, vous avez carte Alan et son ami Heinz, valeureux blanche ». Avec l’appui et les enhommes de terrain, passionnés et couragements d’Eugène Angelier, compétents, ont contribué à asprofesseur à la chaire de zoologie, seoir la Tour du Valat grâce à des j’ai décroché une première inscriptravaux de première importance tion sur des bases non conventionsur la Camargue et pour toute la nelles à l’université Paul-Sabatier communauté scientifique mondiale. de Toulouse. Ils sont devenus des ambassaCe fut le début d’une magnifique deurs écoutés et respectés dans collaboration et l’obtention, trois leurs domaines respectifs, Phoeans plus tard, d’une thèse d’univernicoptéridés et Ardéidés. À mon sité qui permit par la suite à Heinz e grand regret, suite à la disparition de piloter la thèse de 3 cycle de prématurée de Heinz, ils n’ont pu Denis Bredin sur le garde-bœuf, lancer et encadrer des recherches annonçant déjà le changement cliAvec Heinz dans les Marismas en 1966 ; l’une des forces de l’observateur de sur les bilans énergétiques des matique tellement d’actualité. terrain : se fondre dans l’environnement en adoptant les coutumes locales.
La thèse
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milieux aquatiques camarguais. Alan, qui avait compris l’importance des écosystèmes sursalés pour l’avenir de « son » espèce, est devenu un acteur essentiel au niveau mondial, ambassadeur efficace, toujours admiré et consulté par la communauté scientifique qui s’intéresse aux flamants dans le monde entier. Cela ne l’a pas empêché de partager son savoir avec tous les Camarguais et les gens qui l’entouraient et d’expliquer sans relâche le rôle joué par la Tour du Valat.
À cette époque, tous deux fumaient, Alan le cigare, Heinz la pipe qu’il bourrait d’un tabac gris, « la picadura » qui faisait « tomber sur le cul » toute personne se trouvant dans un rayon de 3 m. Jusqu’au jour où des farceurs lui ont fait fumer des crottes de brebis séchées et qu’il a fallu, moment historique, une séance de réanimation car tous étaient verts, sauf Heinz lui-même qui tirait tranquillement sur sa pipe en répétant : « Excellent ! Excellent! »
Deux amis au même endroit OLIVIER PINEAU C’est sur le parking de l’université des Sciences de Montpellier qu’un jour de rentrée universitaire en 1976, j’ai aperçu cette 2 CV vert pomme recouverte d’autocollants de groupes ornithologiques. Il y avait au moins un ornithologue à la fac de sciences ! Un mois plus tard, en fin de journée, un grand gaillard, étudiant dans la même formation que moi, m’a proposé de me ramener en ville en voiture. C’était le propriétaire de la 2 CV verte. Il s’appelait Jean-Paul Taris. 56
Jean-Paul et Alan au baguage de 2009, les deux amis sont toujours là.
Par la suite, nous avons fait de nombreuses sorties naturalistes autour de Montpellier et dans toute la région. Comme il connaissait des ornithologues à la Tour du Valat, un matin nous sommes partis en Camargue. C’est Alan qui nous a reçus cette première fois et qui nous a conduits à l’observatoire du Saint-Seren. Il y avait une rareté : une grande aigrette hivernante. Il est vrai qu’à l’époque, on regardait les grandes aigrettes d’un autre œil car la taille des populations européennes était très faible : juste quelques couples en Hongrie ! J’ai continué à aller régulièrement à la Tour du Valat. Je travaillais sur le pourtour de l’étang de Berre et, avant de rentrer à Montpellier, je faisais une halte pour discuter avec Alan. J’avais repris des cours pour un autre cursus à la fac et, pour mon mémoire, Alan m’avait suggéré un sujet sur la dispersion des flamants dans les lagunes proches de Montpellier.
Puis début 1980, il m’avait proposé d’intégrer son équipe comme assistant. Malheureusement, pour des raisons purement matérielles, je n’avais pas pu accepter et c’est… Jean-Paul, terminant son service militaire et ayant besoin d’un emploi, qui avait proposé ses services à Alan pour ce poste. Deux amis au même endroit, c’était une bonne raison pour revenir plus souvent en Camargue jusqu’à ce que, à mon tour, je fasse partie de l’équipe des ornithologues de la Tour du Valat, pas avec les oiseaux roses mais avec les hérons, dans l’équipe de Heinz Hafner. À cette époque, Alan avait pour habitude d’inviter tous ses amis le 15 août, dans son jardin à Bois-Verdun, pour déguster la première tarte aux mûres de la saison mais aussi pour observer tous les oiseaux, dérangés par l’ouverture de la chasse, qui survolaient son jardin et dont nous dressions une liste scrupuleuse. Lorsqu’il a déménagé dans l’ancienne Poste, au Sambuc, nous avons été voisins pendant quelques années, perpétuant la tradition de la tarte aux mûres et de la garden list. Et resserrant encore les liens de notre amitié. Puis, mes obligations parentales m’ont éloigné du Sambuc, mais Alan était toujours proche, au labo. Et, même si j’ai quitté les ornithologues pour me consacrer à la gestion du domaine, j’étais toujours un familier du bureau des flamants, de l’opération annuelle de baguage et de toutes les fêtes de l’équipe, que ce soit au restaurant ou bien souvent chez Jean-Paul. Puis, après son départ à la retraite, Alan a été envoûté par une passion encore plus grande que celle des flamants. Il était heureux, ça aurait pu durer encore de Elle l’a envoûté mais s’est fait embrigader nombreuses années… pour lire les bagues au Fangassier. 57
La vie des flamants de l’autre côté du télescope des scientifiques Le flamant rose est un oiseau de la famille des Phoenicoptéridés qui, à l’âge adulte, peut mesurer jusqu’à 2 m de haut et pèse en moyenne 2 kg pour les femelles et 4,5 kg pour les mâles. Il est emblématique de la Camargue et même un observateur peu averti le reconnaîtra à sa silhouette caractéristique et à ses couleurs éclatantes. Le bec est d’un joli rose tendre terminé par une pointe noire, les ailes sont parées d’un rose très soutenu allant jusqu’au rouge, et sont bordées de noir. Le flamant rose se nourrit essentiellement d’invertébrés aquatiques dans des lagunes de faible profondeur. Espèce longévive, le flamant commence à se reproduire entre 6 ans et 8 ans. La femelle pond un seul œuf au sein d’une colonie pouvant compter plusieurs milliers d’individus. L’incubation, qui dure de 28 à 30 jours, est assurée
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par les deux partenaires. Les poussins sont élevés en crèche et s’envolent à l’âge de 80 jours environ. En Méditerranée, le flamant est caractérisé par un fort nomadisme, que ce soit du point de vue de la migration ou de la dispersion (changement de colonie de reLa fabrication des nids artificiels, de terre et de boue, destinés à attirer les flamants sur l’îlot du Fangassier. production), mais on trouve également des individus sédentaires. L’espèce a niché assez régulièrement en Camargue pendant la première moitié du XXe siècle, mais la dégradation des îlots de reproduction potentiels l’a rendue sensible au dérangement et à la prédation, si bien qu’elle a cessé d’y nicher vers la fin des années 1960. Seul un travail de recherche patient et des mesures de conservation sur le terrain ont permis à la population camarguaise de se reconstituer. Ce travail confié à Alan à cette même époque a monopolisé une bonne part de sa carrière et même de ses loisirs, quand son engagement s’est transformé en passion. Lorsque l’œuf est éclos, les parents se relaient, l’un reste sur le nid avec le poussin, l’autre va chercher de la nourriture. En Camargue, les parents peuvent parcourir jusqu’à 70 km pour refaire des réserves, distance qu’Alan a réussi à déterminer en marquant certains oiseaux en jaune (acide picrique). L’une des initiatives les plus fructueuses prises par Luc Hoffmann et Alan Johnson, alors que le flamant ne nichait plus, fut la construction et l’aménagement d’un îlot de nidification sur l’étang du Fangassier en 1970, en partenariat avec les Salins du Midi.
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L’étang du Fangassier et l’îlot, de forme allongée, créé en partenariat avec les Salins du Midi pour que les flamants nichent en sécurité. Au premier plan, la tour d’observation qui, on le voit, n’a rien d’effrayant pour les oiseaux. 60
Les flamants sont susceptibles d’être la proie de toutes sortes de prédateurs, en particulier au moment de leur reproduction : les œufs puis les poussins sont volontiers dévorés par les renards et même les rats. La situation de l’îlot au milieu d’une lagune est une bonne protection. L’idée de préparer des nids pour rendre cet îlot attractif s’est révélée très efficace après quelques années de méfiance (voir p. 58 et p. 96). Cette activité de fabrication de nids de boue a occupé de nombreuses générations de volontaires ! Par ailleurs, afin d’être dans les conditions idéales pour observer cette population croissante, une tour d’observation a été érigée a proximité, qu’Alan a pourvue d’un confort sans cesse amélioré (voir p. 156). Avec son inventivité habituelle et sa réceptivité aux idées de ses collaborateurs (voir p. 73), il a ensuite conçu le petit bateau équipé du « moteur Johnson » libérant les observateurs des contraintes de l’accès nocturne à la tour. Afin de préciser les estimations quantitatives de couples de flamants, Alan a eu l’idée de les dénombrer à partir de la projection d’une photo aérienne de l’îlot. Ce décompte effectué chaque année a encore contribué à la précision du suivi de cette colonie.
Le « bateau » imaginé par Alan et Gioia, pour gagner la tour d’observation sans être reconnu par les oiseaux. L’esquif est poussé par son occupant (3e et 4e images) qui marche dans la lagune à l’abri des regards des flamants. 61
Le baguage Cette opération annuelle à forte valeur scientifique est, au fil des ans, devenue une institution en Camargue. Elle se déroule à la fin du mois de juillet, au moment où la majorité des poussins de la crèche est prête à s’envoler. Elle rassemble des volontaires de la Tour du Valat, des bénévoles des organismes de protection de la nature camarguais, les voisins, les amis, certains venant de très loin et parfois des membres du Réseau d’étude et de conservation des flamants roses du Bassin méditerranéen et d’Afrique de l’Ouest. Les tout premiers baguages effectués par Luc Hoffmann à l’époque de la station de baguage de Camargue ressemblaient sans doute à l’expérience « course-plaquage » racontée par André
Blasco (p. 80) mais, année après année, les détails de l’organisation ont été peaufinés par Alan et l’opération s’est améliorée pour devenir cet événement que nous connaissons tous. Rédigeant un compte rendu méticuleux du déroulement de l’opération, de ses horaires, de ses résultats et des éventuels problèmes, il en tirait les conclusions sur les points à corriger à l’édition suivante. CAPTURE ET BAGUAGE DES POUSSINS DE FLAMANTS EN CAMARGUE, EN 2012 Ces opérations se sont déroulées à l’étang du Fangassier, le 8 août 2012. 05h30 : Rendez-vous au nord du Fangassier puis départ en voiture (ABT, CGN, AJ) sur la digue centrale. Beau temps favorable avec petit vent frais secteur NO. 06h00 : Distribution du matériel autour des corrals terminée. Une lueur de jour à l’horizon. 06h15 : Les rabatteurs du Fangassier II, au sud, sont en place, ainsi que les autres équipes parties des digues centrales et de Briscon. 06h20 : La crèche se serre, les adultes s’envolent. 06h25 : Crèche parfaitement bien placée. 06h30 : Les rabatteurs sont tous en place. 06h40 : Le soleil se lève. 06h45 : La crèche est à l’entrée du corral ; pas de flamants adultes. 06h50 – 08h30 : Baguages, mesures… 08h30 : 25 poussins lâchés sans bagues. Date de capture bien choisie par rapport à la taille des poussins. Matériel vétuste, à changer. Mémo d’A.R.J. à Arnaud Béchet après le baguage de 2012. (Alan était à la retraite)
Le premier baguage organisé par Luc Hoffmann. 62
En réalité, cet évènement nécessite une longue préparation qui débute au moins un mois avant le jour J, avec les invitations et les inscriptions des participants, l’édification d’un corral temporaire, fait de grillage et de toile de jute, qui mobilise toute une équipe. Le corral, ses annexes et les rampes d’accès sont installés à l’endroit
Chaque année, avant chaque baguage, piquets, rouleaux de grillage, toile de jute et tout le matériel pour les poser sont transportés sur les digues. L’installation est montée, puis démontée après le baguage.
le plus propice pour que la distance à parcourir par les poussins soit la plus courte possible, qu’ils soient parqués, à l’ombre, dans le corral principal et les satellites rapidement et sans panique, et que toutes les opérations à effectuer puissent se faire en un minimum de temps, tout retard étant susceptible de mettre la vie des poussins en danger. La veille du baguage, les quelque 200 volontaires sont réunis pour une réunion d’information durant laquelle leur sont communiquées toutes les instructions pour le lendemain. Chaque participant est affecté à une équipe de baguage dans laquelle il devra tenir son rôle du début à la fin de l’opération. Le jour J, les participants se rassemblent sur les digues de l’étang en fin de nuit car le rabattage commence au point du jour. Les équipes se déploient alors en arc de cercle pour guider la crèche calmement vers l’entrée du corral. La difficulté consiste en un savant dosage : inquiéter les poussins suffisamment pour qu’ils se dirigent là où on les attend, mais surtout, ne pas les affoler, tout mouvement de panique et de fuite risquant de laisser les plus petits au sol, piétinés par les plus grands (le grand classique des mouvements de foule). Une fois le rabattage terminé, le baguage commence. Les équipes comprennent des porteurs, un secrétaire, un peseur, un mesureur
et un bagueur (qui pose la bague métallique du Muséum national d’histoire naturelle et la bague Darvic, en PVC, lisible de loin à l’aide d’un télescope). D’autres informations peuvent être collectées selon les études en cours comme, par exemple, des prélèvements sanguins pour effectuer des analyses génétiques ou l’état de remplissage du jabot (photo p. 92) qui renseigne sur la fréquence des nourrissages parentaux. En principe, tout est terminé en moins d’une matinée et les participants fêtent le succès du baguage annuel en partageant un casse-croûte amélioré et parfois bien arrosé… Le lendemain du baguage, et les jours suivants, il est possible de déterminer certains liens familiaux lorsque l’observateur a la chance de voir des parents bagués nourrir des poussins bagués. Ces informations capitales viennent enrichir l’énorme base de données sur cette population d’oiseaux.
Rabattage, calme et efficace… 63
Le corral en Algérie : les membres du réseau édifié par Alan ont adopté les protocoles mis au point en Camargue.
Chaque poussin est confié à un « porteur » à l’extérieur du corral (1re image), il est bagué (2e image), identifié et mesuré puis relâché dans la lagune par son porteur (ou sa porteuse). La bague en PVC est bien visible et sera lisible de loin (5e image). 64
En 2011, un lot de poussins recouvre sa liberté avant les mesures interrompues par la pluie. Les bagues ont quand même été posées. Placées sur le tibia, elles sont lisibles lorsque l’oiseau marche dans l’eau peu profonde. 65
Un ambassadeur influent ANDRÉ HOFFMANN Alan Roy Johnson et moi sommes arrivés en Camargue presque en même temps. De manière tout à fait involontaire, en ce qui me concerne, grâce à mes parents, en naissant le 31 mai 1958 en Suisse avant d’être importé à la Tour du Valat au stade de nourrisson geignard. Alan, lui, y est venu par choix, et en parfaite connaissance de cause quatre ans plus tard et il y est resté jusqu’à sa mort, le jour de Noël 2014. Autant dire que pour moi la Tour du Valat, le « labo » comme nous l’appelions, était indissociable de la personnalité d’Alan. Sa voix à l’accent si particulier où les chaudes sonorités méridionales le disputaient à l’accent typiquement midland dans un cocktail tellement unique que son empreinte vocale nous reste à tous en mémoire. Il y a quelques décennies, son charme avait opéré lors d’une visite de journalistes britanniques. Le reporter, de retour au pays, avait publié un article dans lequel il parlait d’une oasis camarguaise où tout était comme cela doit être et où, même les gens du coin (il pensait à Alan !) avaient appris à parler un anglais excellent hormis l’accent. Ce papier nous avait beaucoup fait rire ! Alan m’a influencé de bien des manières. Tout d’abord, il était l’un des quatre ornithologues de la station avec Heinz Hafner, qui nous a hélas également quittés beaucoup trop tôt, Hubert Kowalski et John Walmsley. Ces quatre ont souvent été mes compagnons de jeux et pas toujours de leur plein gré. Imaginez ce que peut être l’enfance d’un garçon dans une station d’ornithologie où l’activité essentielle (c’est ce que je croyais) est d’attraper les oiseaux dans 66
De gauche à droite : Hubert Kowalski, John Walmsley, Heinz Hafner et Alan.
des filets pour baguer leurs pattes et ensuite les relâcher. Mon père rapportait dans le jardin un grand sac en jute contenant la capture du jour. Je regardais sa main disparaître à l’intérieur et en ressortir des quantités invraisemblables d’oiseaux que nous relâchions un par un. C’est là que s’arrêtaient mes activités à l’époque en tant qu’ornithologue amateur et j’ai bien peur que mes activités de coureur de brousse et d’adolescent prépubère n’aient pas toujours cadré avec la bonne pratique de la gestion de l’avifaune camarguaise. Je me souviens d’un jour où ma mobylette a malencontreusement déchiré un filet, heureusement fraîchement posé et donc encore vide de capture, qui avait été tendu en travers d’un chemin que je venais de découvrir. Alan, et surtout Hubert qui fronçait les sourcils de manière impressionnante, n’étaient vraiment pas très contents de moi… Mais nous étions bons amis et j’ai partagé beaucoup d’instants importants de mon enfance avec la « bande des quatre » ainsi que d’autres membres de la communauté de la station. Puis j’ai quitté la Camargue à l’âge de 14 ans et nos liens se sont un peu relâchés. Alan était toujours là quand je venais passer les
vacances de Pâques et d’été mais il ne s’occupait plus de filets. Il Ses études sur le terrain dépendaient d’une bonne entente avec était devenu « Monsieur Flamants » et sa passion réalisée faisait les employés de la compagnie des Salins sur le territoire duquel plaisir à voir. C’est alors qu’il me donna l’immense privilège de venir l’îlot de nidification se trouve. Ces personnages assez particuliers rejoindre son équipe d’observateur de flamants et j’ai passé l’été ne comprenaient tout simplement pas pourquoi un homme appade mes 20 ans à faire le tour des marais de la région avec les juremment sain de corps et d’esprit, mais quand même un peu melles de mon père pour lire les bagues en plastique qu’Alan, avec étranger, voire étrange, qui travaillait pour une opaque fondation l’aide de tous ses amis (et ils étaient nombreux), avait fixées sur suisse, passait des jours et des nuits à observer des flamants les pattes d’une bonne partie des flamants de l’Ouest méditerradans des conditions plutôt rudes. Mais ils ont rapidement établi néen. J’étais très fier de mon implication dans ce magnifique projet, que cet homme était un passionné, tout comme eux, et que ce lanmême si Alan, à plusieurs reprises et avec beaucoup de justesse gage commun était un lien étroit autant que leur amour partagé et d’élégance, questionna la robustesse de quelques-unes de mes pour ce pays extraordinaire. Alan est donc devenu l’un des meilobservations faites trop tard le soir ou trop tôt le matin… leurs ambassadeurs que la fondation ait jamais eu en Camargue Ayant terminé mes études, je me suis mis à la recherche d’un traet il a beaucoup contribué à la socialisation des idées de conservail, ce fut alors une grande fierté de pouvoir inscrire sur mon CV, vation dans la région. Il a aidé de manière très concrète à la mise en guise de première expérience professionnelle, « Field assistant en place de la politique de développement durable du delta. Un tel to Dr Alan Johnson research project on flamingos population ambassadeur a un effet énorme ! Je pense sincèrement que les dynamics in the Mediterranean ». Je ne me souviens pas d’une activités de plaidoyer en faveur de la nature, déployées par Alan seule entrevue qui n’ait pas comau fil des années, ont contribué à mencé par la même phrase : « Parlezla sauvegarde du delta et ont moi de flamants… » Merci Alan pour beaucoup aidé à la réalisation de la m’avoir permis de briser la glace nécessité de préserver l’environnedans tant d’entretiens d’embauche ment dans la région. au début de mon parcours profesEn conclusion, j’aimerais ici soulisionnel. gner la grande leçon que nous donne Plus tard j’ai été responsable de la la vie d’Alan. Il faut vivre ses rêves et station pendant une année, durant aller jusqu’au bout de sa passion. Sa la convalescence de Michel Pont qui destinée exemplaire, depuis son enétait à l’époque le directeur général fance en Angleterre, sa formation de la Tour du Valat. C’est pendant de menuisier et son exil volontaire cette période que j’ai vraiment apen France, a été dominée par la paspris à connaître les remarquables sion et l’amour des oiseaux ! Merci, qualités de communicateur d’Alan. Alan, pour cette belle leçon. Le jeune field assistant to Dr Alan Johnson research project. 67
Vivre avec le sel GÉRARD BOUDET Le travail du sel est intimement lié aux mouvements des eaux contenues dans les étangs salés de Camargue qui, de tout temps, ont attiré les oiseaux d’eau sur ces grands espaces où ils séjournent régulièrement. Alan, que j’ai connu dès 1983 lorsque j’ai été nommé à la direction de la production de sel pour le groupe Salins du Midi, avait bien compris que la connaissance du biotope de ce milieu salant passait forcément par une connaissance accrue de la conduite des eaux. Nos relations fortes, étayées par une volonté de compréhension mutuelle et une envie d’avancer ensemble, ont permis qu’il mette en œuvre, et ce de façon naturelle, un cas pratique de développement durable… avant l’heure. C’est ainsi qu’au fil du temps, notre complicité fit aboutir des projets nécessitant finance et moyens mécaniques, et que l’îlot du Fangassier est devenu un lieu résidentiel pour hôtes privilégiés, je veux parler des hôtes agréés par Alan. Nos réunions se déroulaient toujours sur le site. Le souci majeur d’Alan, en janvier et février, était le chantier de réfection de l’îlot des flamants. Toujours très courtois, à chacune de ses visites, son regard bleu vif laissait transparaître une forme de ravissement intérieur. Je venais accompagné de Claude Febvre, à l’époque responsable de la production de sel à Salin-de-Giraud, et Alan nous parlait souvent des projets d’amélioration qu’il souhaitait entreprendre. Armé d’un plan et d’une photographie aérienne, il nous montrait du doigt les endroits où il était nécessaire d’agir. Comme il était conscient des questions de coûts et très ouvert aux 68
Où l’on comprend l’importance de l’aménagement des berges pour les toutes petites pattes des poussins.
La collection BETTINA HUGHES VON GOLDSCHMIDT discussions « byzantines », on arrivait toujours à élaborer un programme qui correspondait bien aux objectifs qu’il s’était fixés. Il savait que ces travaux n’étaient pas faciles pour les saliniers, du fait que le niveau du Fangassier devait être énormément baissé sans être asséché, qu’il fallait amener une pelle hydraulique sur l’îlot et que, invariablement, chaque intervention tournait à l’épopée… Un point était fondamental et il aimait le souligner le plus souvent possible : « Pensez surtout aux poussins, n’oubliez pas d’aménager le pied des berges pour eux afin qu’ils réussissent à remonter sur l’îlot en cas de promenade dans l’étang… » Un autre rendez-vous tout aussi important concernait l’organisation des circuits des poids lourds chargés d’apporter sur les bords de mer les enrochements nécessaires à la défense frontale. Après la tempête de 1982 et les suivantes, il a été nécessaire de consolider le trait de côte ; Alan, toujours très attentif à ces travaux, savait nous conseiller afin de protéger les espèces limicoles en période de nidification. Là encore, nous lui fournissions le plan des digues du salin ainsi que celui des points de défense à consolider et, avec ses crayons de couleur, il nous indiquait les périodes et les circuits qu’il préconisait… Alan, homme affable, savait vivre avec le sel. Il a marqué les paysages de Camargue. Et souvent, en laissant nos yeux errer sur ces immensités qu’il a tant aimées, nous semblons invités par son regard bienveillant, joyeux, toujours présent, à admirer son œuvre et à la poursuivre.
Alan, dont j’ai fait la connaissance en 1968, est la seule personne à m’avoir appelée « Betty »… et surtout, à l’avoir fait sans que je rouspète ! En réalité, j’en étais même secrètement flattée. Il était, entre autres qualités, un photographe merveilleux, je pense notamment à ses photos du Maroc qui étaient remarquables. Il avait aussi un fabuleux sens de l’humour dont une preuve, s’il en fallait, est illustrée par sa collection de flamants : la collection la plus kitch au monde ! Des flamants de toutes les tailles, de toutes les couleurs (en plus du rose !), de toutes les matières (plastique, bois, plastique et surtout
Les jolis flamants roses offerts à Alan ont peu à peu envahi tous ses bureaux successifs à la Tour du Valat. 69
plastique), de toutes les origines, en statuettes, en stylos, en trousses, gonflables, en peluche… Personne d’autre que lui n’aurait conservé tous ces objets que chacun lui rapportait de voyage, sa délicatesse l’empêchait de s’en débarrasser et c’était une part de son humour de les collectionner ! Je me souviens de l’époque où il était tout simplement un jeune ornithologue à la Tour du Valat, passionné et enthousiaste. Il a été terriblement impressionné quand Heinz s’est lancé dans un travail de thèse sous la direction de Jean-Noël Tourenq, jusqu’à sa soutenance devant un jury universitaire. Il a pourtant fallu pas mal de persuasion pour qu’il admette qu’il en était également capable. Mais une fois qu’il a eu décroché son doctorat, lui aussi sous la houlette de Jean-Noël, il s’en est réjoui. Et cette reconnaissance publique lui a fait gagner de la confiance en lui-même, confiance qui lui a permis d’élargir encore ses contacts dans le monde des flamants et d’en devenir un leader incontesté et apprécié de tous.
Internet avant l’heure VINCENT BOY Je suis arrivé en 1977 à la Tour du Valat, embauché comme statisticien informaticien avec pour mission le traitement des données des biologistes. C’est justement cette année-là qu’a eu lieu le premier d’une longue série de baguages des poussins de flamants avec des bagues PVC, lisibles au télescope, et qui allait donner beaucoup de matière à mon activité. 70
En 1983 fut érigée la tour d’observation du Fangassier et Alan souhaita que les observations puissent être directement informatisées sur place. Il avait sa manière à lui de demander les choses, qui ressemblait plus à une demande de conseil qu’à un souhait, et encore moins à un ordre, mais on ne pouvait que l’approuver tant il avait réfléchi et tout prévu. Bien que la micro-informatique en fût encore à ses balbutiements, nous trouvâmes un petit portable, 32 Ko avec BASIC intégré, écran de 5 lignes, bref, un petit bijou qui enregistrait les données sur un lecteur de cassettes externe. La même machine au labo permettait de récupérer les données quotidiennes. Mais Alan tenait aussi à faire partager sa passion et à en faire profiter ses collaborateurs. Le comptage des flamants se faisait par photo aérienne et impliquait des survols réguliers. Je fus donc invité à monter dans le petit avion Cessna à quatre places, Alan à l’avant, à côté du pilote, et Hubert Kowalsky à l’arrière avec moi. La manœuvre consistait à faire un virage sur l’aile pour que cette dernière ne gêne pas le photographe. Sur la boucle, l’avion perdait 300 m, sensations garanties. Heureusement, pour se remettre de telles émotions, Alan était aussi perfectionniste dans le choix de ses whiskies que pour son travail. Le flamant a l’avantage d’être un grand voyageur et, rapidement, les observations ont commencé à arriver d’Espagne. Internet était encore inconnu du public et seule la poste nous faisait parvenir les données. Alan, toujours à l’affût pour moderniser ses outils, eut l’idée de fournir à ses correspondants des disquettes déjà codées et prêtes à intégrer sa base de données. Nous voilà donc partis pour Doñana. On n’aurait pu rêver meilleur guide qu’Alan pour traverser l’Espagne, il savait tout, historiquement, culturellement, culinairement et était même capable d’annoncer à l’avance un toro publicitaire Osborne caché sur la route après le virage suivant. Le Palacio de Doñana étant alors réservé par
le chef du gouvernement, nous devions séjourner au Rocio. Nous étions en plein mois de février et, au petit matin, nous découvrîmes les voitures couvertes de givre… dans un pays qui ne connaissait pas le chauffage et dans un hôtel qui ne connaissait pas l’eau chaude, nous avions Dégustation de whiskies au Sambuc… vite compris pourquoi les habitants d’El Rocio prenaient une anisette avec leur café matinal. Cela ne nous empêcha pas de travailler avec nos confrères espagnols et, en repartant, de leur laisser le logiciel permettant la saisie de leurs observations. Sur la route du retour, un arrêt dans un hôtel sévillan avec un bain chaud nous a paru le luxe suprême. J’ai à nouveau eu le bonheur de retourner en Espagne avec Alan, en 1986, pour le premier baguage des poussins de flamants avec des bagues de PVC, à Fuente de Piedra. Une fois de plus, j’ai admiré son professionnalisme et son sens du détail qui ne laissaient aucune part au hasard. De ces voyages je retiens qu’en plus de la considération de ses pairs et partenaires, il avait leur amitié, signe (s’il en fallait) de ses qualités humaines. C’est la même amitié qu’il partageait avec les Camarguais, qu’ils soient scientifique « immigré », salinier, gardian, riziculteur ou simplement garde canal…
Base de données CHRISTOPHE GERMAIN Je suis arrivé à la Tour du Valat en septembre 2001 avec pour mission de développer une base de données des lectures des bagues des flamants ainsi que toutes les données afférentes. Trois mois plus tard, elle était fonctionnelle et, en décembre Alan, Christophe Barbraud et moi avons traversé l’Espagne pour la présenter à Doñana et à Fuente de Piedra. Je garde un excellent souvenir de cette première mission qui fut un succès car cette base, qui a aujourd’hui 15 ans, est utilisée par nos partenaires catalans, andalous, algériens, tunisiens, italiens et turcs. La base totalise à ce jour 64 838 flamants bagués dont 50 208 ont été revus au moins une fois, et 745 903 lectures de bagues effectuées par 5 097 observateurs : une réussite ! Alan a personnellement réalisé 57 164 lectures de bagues et observé 12 547 flamants différents, soit le quart des oiseaux ayant été revus au moins une fois. Toutes ces lectures permettent de décrire les historiques de vie des individus que l’on suit : à partir du marquage initial, les déplacements de chaque oiseau revu et/ou capturé sont enregistrés, année après année, et la somme de ces observations fournit aux chercheurs des renseignements inestimables sur la dynamique de la population. J’ai, par la suite, décliné cette base pour de nombreuses autres espèces, en Camargue mais également en Espagne, en Grèce, au Mexique et à la Barbade… grâce à la vision d’un seul homme. Merci Alan ! 71
Exemple de l’historique de vie d’un flamant bagué et observé par Alan, puis vu dans plusieurs pays.
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Des années de bonheur GIOIA THELER Les dix années (1980 à 1990) que j’ai passées à la Tour du Valat dans l’équipe « Flamingo » sont parmi les meilleures de ma vie. Elles furent pleines d’expériences inoubliables, autant par la découverte de la nature que grâce à l’amitié d’Alan. Nous avons très souvent sillonné les étangs du sud de la France et de l’Espagne à la recherche des flamants roses, en 2 CV cahotante et malodorante, ou beaucoup plus confortablement en avion avec Patrice Rollin, dénombrant les oiseaux, lisant des bagues et notant toute information importante sur les limicoles rencontrés. Pour l’étude en Camargue, une fois la tour d’observation installée sur l’étang du Fangassier – un vaste marais salé au milieu des tables saunantes – nous devions, pour nous y rendre, patauger en cuissardes avant le lever du jour, emportant dans nos sacs à dos tout ce qui était essentiel jusqu’à la nuit suivante : la relève était toujours nocturne car il ne fallait pas risquer de déranger les flamants pendant toute la saison de reproduction. Lorsqu’un jour, à Saint-Tropez, j’ai découvert par hasard un bateau pour enfants, je l’ai acheté et, avec l’aide de Joseph, Alan l’a transformé en cache flottante pour nous et notre matériel de travail ainsi que nos provisions. Dès lors, tout était plus facile, nous nous donnions rendez-vous par talkie-walkie pour nous relayer, même en plein jour… excepté par grand vent ! En effet, l’esquif était alors impossible à manœuvrer et il m’est arrivé de rester trois jours et trois nuits, transie de froid, bloquée dans la tour par le mistral.
Une année, au début du printemps, avant qu’Alan ait colmaté les lattes, d’abondantes pluies avaient traversé le toit et détrempé tout l’intérieur, y compris le lit de camp. Je réussis à bricoler une sorte de gouttière suspendue, à l’aide de bouteilles de plastique découpées dans la longueur, qui conduisait l’eau dans trois seaux. Ce fut un succès et je pus ainsi garder les 4 m2 suffisamment au sec pour travailler et pour dormir. La période d’observation était longue, il était épuisant de rester attentif du lever au coucher du soleil et ce n’est qu’une fois les données enregistrées et la nuit tombée qu’il était possible de se restaurer. La fatigue et le bavardage incessant des flamants me transportaient immédiatement dans un profond sommeil.
À la nuit tombée, les flamants et l’observateur peuvent dormir. 73
Je vivais entre le bleu du ciel et le bleu de l’eau, jouissant des grandes étendues, de l’ambiance envoûtante du crépuscule et de l’isolement. J’étais heureuse. Une autre fois, alors que nous allions d’étang en étang, à la recherche d’un endroit surélevé qui nous permettrait d’apercevoir les flamants par-dessus les roseaux, la seule possibilité qui s’est offerte à nous était un conteneur à déchets en métal, dont le couvercle était bombé et glissant. Nous avons grimpé dessus et même réussi à y placer la longue-vue ! Lorsque Alan eut fini son travail, il sauta à terre sans prévenir. Le couvercle glissa et je tombai à la renverse, avalée par le conteneur avec la longue-vue, seuls mes jambes et les pieds de la longue-vue étaient visibles de l’extérieur. Quel spectacle ! Alan était mort de rire ! Le premier moment de stupéfaction passé, je me rendis compte du comique de la situation et je ris aussi ! Mais le lendemain matin, Alan, ne trouvant plus sa longue-vue, réalisa que, tout à mon sauvetage, il l’avait oubliée à côté de la poubelle. En hâte, il retourna sur place et, heureusement, elle était toujours là. Alan était un véritable ami pour moi, loyal, fiable, généreux, toujours de bonne humeur, reconnaissant pour mon aide et ne se départissant jamais de son humour. Il est pour toujours dans mon cœur parmi les meilleurs souvenirs.
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Le chant du Fangassier NATHALIE HECKER C’était un soir au cœur de l’été, Alan et moi étions installés chacun sur l’une des digues bordant le Fangassier, de part et d’autre de la crèche des flamants. Nous allions jusqu’à la nuit observer ces milliers de pattes en mouvement pour rechercher les bagues afin d’en noter le code. Le baguage des jeunes oiseaux avait eu lieu quelques jours plus tôt et nous avions fort à faire pour lire à la fois les bagues des poussins et celles des parents qui venaient les nourrir. Les adultes commençaient à arriver, leurs vols formant de longs rubans dans le ciel. Le baguage marquait un tournant dans la saison, cette opération toujours délicate, même lorsqu’elle est minutieusement prévue, s’était bien passée. Le stress des jours de préparation était retombé, nous avions fait du bon boulot et Alan avait retrouvé toute sa bonne humeur. La saison glisserait maintenant tranquillement vers la fin de l’été et le départ de nombreux oiseaux. J’apercevais Alan de l’autre côté de la lagune, finissant de s’installer derrière son télescope, assis sur son tabouret favori, en cuir et en bois, rapporté d’un de ses voyages en Espagne. Je préparais moi aussi carnet, crayon, jumelles et télescope. La chaleur tombait doucement et une légère brise marine se levait. L’ambiance sonore montait peu à peu, les jeunes oiseaux et leurs parents s’appelant d’un bout à l’autre de la lagune. C’était une atmosphère toute particulière, de calme et d’effervescence à la fois, un ballet de couleurs et de reflets, un spectacle éternel, un de ces moments si particuliers, de ces moments qui restent
longtemps en mémoire, peut-être toujours. Le vent léger m’apportait comme des vagues de ce concert d’oiseaux. Dans ce brouhaha, une chanson lointaine semblait flotter par moments, légère, incertaine. L’œil rivé au télescope, je me concentrais sur la recherche de bagues, des bagues qui un jour seraient peutêtre lues loin d’ici, vers le Banc d’Arguin, l’Aftout ou le Djoudj, ou plus loin encore, portées par les oiseaux les plus voyageurs.
Je remplissais peu à peu la feuille de mon carnet de codes à trois et quatre lettres… AJHJ… Et la chanson revenait jusqu’à moi, un peu plus forte. Pourtant, au loin sur la digue de Briscon, la digue centrale, la digue à la mer, plus aucun promeneur à cette heure tardive. Les cris des oiseaux reprenaient plus fort. Et à nouveau s’élevait cette chanson, plus distincte encore. Venait-elle de loin avec le vent marin ? Oui, c’est ça, c’était bien une chanson de marin, portée par le vent, une chanson de vagues et de bourrasques. La nuit tombait, la lumière du couchant, maintenant trop faible pour la lecture des bagues, avait embrasé le ciel et la lagune. Les flamants s’activaient dans ce paysage à leurs couleurs. La chanson se faisait encore plus forte. Alors je détournai le télescope de la crèche et l’orientai vers Alan. Assis au bord de l’eau, il chantait à tue-tête ! C’était donc lui ! Et sa chanson de marin se mêlait à celle des flamants en un concert tout à fait irréel et hors du temps… Le chant du Fangassier… Après un long moment, Alan tourna lui aussi son télescope de mon côté, et nous partîmes tous les deux, chacun sur notre digue, dans un grand éclat de rire ! Il était déjà l’heure de remballer nos affaires, nous allions bientôt retrouver Hubert pour « casser une croûte », tout en parlant de périples anciens et de voyages à venir. C’était un soir au cœur de l’été, vers la fin Lorsque l’observateur voit un adulte bagué nourrir un poussin bagué, il connaît leur lien de parenté (encore fautdes années 1980. C’était à peine hier. il que le niveau de l’eau découvre les pattes des plus petits !). 75
Le moteur Johnson NICOLAS BIBER Nous embarquâmes à l’aube. Je devais avoir une quinzaine d’années. Je pris place à l’avant, dans la coque dissimulée par les aménagements de camouflage du bateau. « C’est un moteur Johnson » me dit mon parrain tandis qu’il poussait luimême le petit bateau à travers l’étang du Fangassier. Alan nous dirigeait vers la tour d’observation située à proximité de l’îlot sur lequel nichait alors la colonie des flamants roses. J’étais conscient du privilège d’accéder à ce lieu, mais je ne savais pas à quoi m’attendre.
Je ne me rendais pas non plus compte de la direction que nous prenions. La coque devait rester camouflée vis-à-vis des oiseaux, et si j’eus le droit de jeter un petit coup d’œil, il fut très bref. L’introduction à l’écologie de terrain était concrète, et elle m’apprit la première vertu dans ce domaine : la patience. Alan m’invita à descendre de la barque. Nous étions à l’intérieur de la tour d’observation. J’étais surpris par son espace intérieur car, de loin, au milieu de l’étang, elle m’avait semblé toute petite. L’observatoire se trouvait (et se trouve sans doute encore) à l’étage de la tour d’observation. Je fus à nouveau surpris. Cette fois-ci par l’aménagement de l’observatoire qui ne se réduisait pas à une simple cache comme on en trouve partout dans les réserves naturelles ; on devinait qu’il était équipé pour des séjours prolongés avec des réserves alimentaires, un lit de camp et une petite cuisinière. Cet état d’esprit m’inspirait. J’admirais
Embarquement de la ration de survie et mise à l’eau du bateau équipé d’un « moteur Johnson »… 76
La tour d’observation conçue par Alan et construite avec le mécanicien de la Tour du Valat, Joseph Chessari. Elle a été installée et fixée sur la seule parcelle dure, au milieu d’un champ de boue, à 80 m de l’îlot. Faite de planches de contreplaqué de marine fixées sur des armatures métalliques, elle était terriblement sonore. On pouvait y amarrer deux bateaux, elle était équipée d’un W.-C. à mi-hauteur et la plate-forme de séjour était pourvue d’une trappe (ne pas oublier de refermer !). 77
l’investissement pour la recherche sur les flamants roses que représentait cet endroit et qu’Alan vivait à fond. La proximité de la colonie d’oiseaux était impressionnante. On les entendait, et on les distinguait. Alan et moi nous installâmes ANTOINE ARNAUD chacun à son télescope et nous mîmes à lire les bagues des flamants roses. Il m’expliqua l’importance de l’enregistrement cor« Alors ? Que penses-tu du moteur rect des lectures. Il me le rappela aussi, un peu plus tard, Johnson ? » Ce fut la question qu’Alan me posa alors qu’il m’amelorsque j’entrais nos lectures dans la banque de données au nait pour la première fois à proximité de la colonie de flamants. labo. Une leçon qui me servit infiniment et qui continue à me C’était une année record, 20 000 couples nichaient, un souvenir servir longtemps après. Cependant le but de ce prélèvement de naturaliste inoubliable. J’étais accroupi au fond de la petite emdonnées ne nécessitait pas d’explication. Je reconnus l’utilité barcation qu’Alan poussait énergiquement jusqu’à l’observatoire de la science par son exécution pratique. où nous allions passer la journée. Un poste d’observation cosy et Nous fîmes une pause. Alan avait fait du café et apporté un cassebien équipé : télescopes, sièges croûte. Il y avait un côté conviconfortables, cuisinière, W.-C., vial ; je m’en étais déjà rendu vaisselle, lavabo, lit, classeurs, compte longtemps auparavant à cahiers, téléphone relié au bul’occasion de soirées entre ornireau flamant de la Tour du Valat, thologues auxquelles j’avais eu de l’eau et de la nourriture pour le droit de participer. Ce côté tenir une semaine, etc. Comme convivial reflétait le dévouement toujours avec Alan, le matériel des passionnés à une cause était bien pensé, l’espace bien dont ils ont pu faire leur travail. agencé. C’est avec le même soin Ce dévouement m’inspira. La méticuleux qu’il nous faisait passion que vivait Alan pour ce construire le corral de capture qui devint son œuvre continue à des poussins de flamants, il inm’inspirer et je suis reconnaissistait sur chaque amélioration sant de cette journée à la tour. apportée année après année, il Le moteur Johnson m’a conduit nous expliquait les problèmes renà travers le Fangassier et surcontrés au cours des baguages tout à un domaine des sciences précédents. Et comme la métide l’environnement qui me fasAlan à Arnaud (Béchet), au petit matin du baguage 2005 : « Tu peux aller vérifier ? culosité n’est pas contagieuse, cine davantage chaque jour. Je vois un fil qui dépasse près de ce piquet… »
Fangassier, avril 2000
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il nous faisait parfois recommencer… Après sa retraite, il a suivi dans le détail les évolutions du corral, de la tour d’observation, des bateaux, des caches, nous faisant part de ses réflexions et apportant des idées neuves. Il nous a toujours accompagnés sur le terrain, à la colonie du Fangassier, au Parc ornithologique du Pont-de-Gau, dans les salins. On se retrouvait souvent autour d’un café ou d’un apéritif pour évoquer nos oiseaux. Quel plaisir et quelle chance pour moi, pour l’équipe Flamant, d’avoir pu profiter de son expertise et de sa passion, et toujours de sa bonne humeur.
La dream team de Camargue JEAN-DOMINIQUE LEBRETON Mes 16 ans étaient pour le moins impressionnés ! Mon frère Philippe m’avait proposé de passer à la Tour du Valat en ce milieu d’août 1966 ; je m’étais trouvé tout d’abord à ses côtés dans le bureau de Luc Hoffmann et, un moment plus tard, j’avais rencontré Alan pour la première fois ainsi qu’Hubert Kowalski. « On peut vous montrer du chevalier stagnatile… » En quelques minutes de conversation, je réalisai que ces deux garslà voyaient chaque année passer plus d’oiseaux dans leurs jumelles et entre leurs mains que n’importe qui d’autre. Chevalier stagnatile donc, en longeant pour aller au Saint-Seren la silhouette fantomatique de la trappe d’Heligoland, encore présente mais hors d’usage, déjà largement remplacée par les filets japonais. À chacun de mes passages à la Tour du Valat dans les années qui ont suivi, je découvrais de plus en plus qu’aucun des passereaux,
limicoles, canards, et autres hérons n’avaient de secrets pour cette dream team où, bien sûr, figuraient aussi Heinz Hafner et John Walmsley. Je redécouvrais à chaque visite leur disponibilité totale, leur goût du partage, leur enthousiasme, et leur engagement sur le terrain. En voyant Alan fourbir ses nasses à canards, je n’imaginais pas pouvoir, des années plus tard, et grâce aux données ainsi acquises, participer à la démonstration du fort turnover des sarcelles d’hiver, ou de l’impact des plombs dans les muscles et le gésier sur la survie des colverts. Plus de 7 000 colverts radiographiés, bagués et relâchés ! Je trouve encore cela à peine croyable. Je ne me rappelle plus comment, mais un jour au début des années 1970, peut-être en 1973, a surgi l’idée d’une tournée printanière avec Alan et Hubert en Dombes, que le Lyonnais que j’étais alors fréquentait aussi souvent que possible. Bon, bien sûr, ils seraient déçus, mais ce serait sympa ! Yvon Le Maho, lyonnais lui aussi à l’époque, était de la partie avec un ou deux autres copains du Centre ornithologique Rhône-Alpes. Déçus, tu parles… J’entends encore la voix haut perchée d’Alan : « Mais c’est in’croyable, toutes ces familles de canards, tu vois, c’est pas comme ça au printemps en Camargue ! » Hubert, cachant comme d’habitude son enthousiasme sous un abord bourru : « Ah oui, hombre, c’est pas mal, c’est pas mal. » Deux jours de tournée d’étangs, on n’avait pas bu que de l’eau… Alan m’en a reparlé avec la même flamme dans la voix à cette émouvante cérémonie où Arnaud Béchet lui a remis la belle médaille du groupe Flamant. Le programme Flamant ! Comment le spécialiste de la démographie animale que je suis devenu pourraitil ne pas dire que c’est un des plus beaux programmes à long terme du monde, sur une espèce à la biologie si intrigante. Une large part de ce que l’on en sait vient du talent et de la ténacité d’Alan, et sa vitalité est encore au cœur de ce programme, qui nous apporte chaque année son lot de connaissances nouvelles. 79
Rencontre avec un « super-type » ANDRÉ BLASCO Après un exil dans le Centre de la France pour motif professionnel, je suis revenu travailler en Provence en 1973. J’habitais alors à Fos-sur-Mer, en bordure des marais salants en activité, où j’avais l’autorisation de circuler pour observer les oiseaux. Me rendant à la Tour du Valat, discuter de mes observations, je découvris plusieurs flamants dans une volière, juste à l’entrée des laboratoires. Intrigué par ces oiseaux sauvages en cage, j’interrogeai mes interlocuteurs qui m’apprirent que c’étaient des spécimens sauvés de la mort car recueillis blessés puis soignés et nourris et qui permettaient en outre des observations in situ. Quelque temps plus tard, lors d’une sortie sur les salins, je tombai sur trois flamants aux ailes blessées et incapables de voler mais pas de courir, comme la suite le montrera. En effet, plusieurs lignes à haute tension traversent les salins afin d’alimenter la zone industrielle et barrent le ciel d’une nappe de fils à différentes hauteurs. Par grand vent, elles constituent un piège quasi mortel pour bon nombre d’oiseaux. Étant, depuis ma dernière visite à la Tour du Valat, informé du sauvetage des individus blessés, j’appelai aussitôt afin que l’on me dise quoi faire pour les récupérer : « On vous envoie du monde. » Le matin suivant, deux inconnus se présentaient : un jeune naturaliste britannique dont j’ai malheureusement oublié le nom, ne connaissant pas un mot de français (s’il lit cette chronique, qu’il se manifeste et se rappelle à mon bon souvenir), et Alan Johnson que je rencontrais pour la première fois. 80
Bien que parlant parfaitement le français, son allure et son accent ne démentaient pas son origine. J’étais intrigué, car ils avaient apporté un petit bateau gonflable en plastique et des sacs de jute. Je leur montrai les lagunes où se promenaient les flamants blessés et nous partîmes à l’assaut. Nous étions les pieds dans l’eau, Alan traînant le bateau, à la poursuite de nos trois infortunés. Ceux-ci, même s’ils ne pouvaient plus voler, avaient conservé d’étonnantes aptitudes à la course, ce qui nous obligea à les poursuivre sur plus d’une centaine de mètres. Arrivé à courte distance, Alan lâchait le bateau pour piquer un sprint, rattrapait le dernier flamant et le plaquait aux jambes, sous mes yeux médusés, puis le fourrait dans un sac de jute qu’il
Les nids de terre deviennent des nids de boue après un épisode pluvieux, c’est un peu salissant…
déposait sur le bateau. Tout de suite après, son collègue pratiquait la même méthode et plaquait un deuxième spécimen, toujours sous mes yeux étonnés, l’enfermait dans un autre sac, le plaçait dans le canot à côté du premier. À l’époque, je jouais encore au rugby, et je contemplais, abasourdi, ce tournoi franco-britannique des trois flamants, qui débutait avec l’avantage à l’Angleterre : 2 à 0. Interloqué par ces deux plaquages magistraux, je me suis dit : « L’honneur du rugby français est en jeu, je dois le sauver. » J’ai arrêté Alan qui s’apprêtait à récidiver : « Le dernier c’est pour moi ! » Un peu inquiet, j’ai commencé ma poursuite, me disant : « Il ne faut pas que tu le manques. » Dans une gerbe d’eau, je réussis ce difficile examen de passage sous les yeux de mes collègues anglais,
La situation de l’îlot protège ses occupants des prédateurs terrestres, en revanche lorsqu’ils arrivent par les airs, les parents doivent manifester pour sauvegarder leur progéniture de la voracité des pilleurs.
et pas peu fier, je dois bien l’avouer. Une fois le dernier flamant ensaché, trempés et boueux, nous sommes partis nous doucher chez moi. Je prêtai des vêtements secs à mes deux compères et les conviai à déjeuner. Ce repas fut un enchantement car, au fur et à mesure de la conversation, je découvris à quel point cet ornithologue de talent était étonnant, gentil, compétent, bourré d’humour et de délicatesse, Les naissances s’étalent sur quelques semaines, et qu’il attirait irrésistiici, un œuf voisine un petit poussin. blement la sympathie avec son accent chantant. Je remarquai également qu’Alan était un bon vivant et qu’il appréciait la bonne chère et le vin rosé bien frais, preuves qu’il était déjà en train de devenir le bon Méridional que l’avenir allait confirmer. Après cette rencontre peu banale, profondément gravée dans ma mémoire, notre amitié naissante ne s’est jamais départie. Quelques années plus tard, en 1977, je fus très honoré d’être invité à participer au premier baguage de flamants. Depuis, j’ai lu de nombreuses bagues que je lui transmettais régulièrement. Je pense qu’avant d’aller le rejoindre au paradis des oiseaux, je continuerai à le faire pour honorer sa mémoire, au fond de mon cœur, et ce qu’il représentait pour moi : un SUPER type. 81
On refaisait le monde !
Andouillettes et vin rouge
ALISON COULTHARD
MIKE MOSER
Mon premier séjour à la Tour du Valat date de l’hiver 1972, puis je suis retournée y passer une année entière, de septembre 1974 à septembre 1975. Je n’y suis malheureusement jamais revenue depuis, mes souvenirs me paraissent donc bien anciens ! J’ai passé énormément de temps avec Alan et les autres ornithos à baguer les échasses, les hérons et toutes sortes d’autres oiseaux, à compter les aigrettes garzettes, les limicoles et les canards. Le dénombrement à cheval des canards de la Réserve nationale de Camargue était particulièrement passionnant ! Sans parler de la construction des nids artificiels de flamants sur le tout nouvel îlot pour les encourager à nicher, au début de l’année 1975 ! La vie était variée ! La fête de Noël de cette année 1974, si riche en expériences, a été particulièrement agréable : nous étions tout un groupe de la Tour du Valat, dont Alan, et sous la direction de Heinz, nous sommes partis réveillonner dans les Cévennes, dans la maison d’Erik Carp, à Coucut. Alan était un hôte très accueillant : nous nous retrouvions souvent le soir, tout un groupe dans sa chambre, à boire le pastis en écoutant de la musique (les vinyles tournaient sur un tourne-disque) et on refaisait le monde. 82
Lorsque j’ai rejoint l’équipe ornithologique de la Tour du Valat comme stagiaire, pendant l’été 1978, celle-ci était formée d’un remarquable trio : Heinz Hafner, John Walmsley et Alan Johnson. L’amitié entre ces trois mousquetaires ornithologues était extraordinaire et leurs continuelles plaisanteries pimentaient la vie à la Tour du Valat. Alan était un mentor généreux et exceptionnel. Son enthousiasme presque juvénile, son attitude volontaire et sa passion pour son travail étaient contagieux et stimulaient une bonne organisation, le professionnalisme et le dévouement. Il sut me faire comprendre l’importance de la précision dans la collecte et l’enregistrement des données, ainsi que d’autres compétences comme, par exemple, de toujours garder les deux mains sur le volant quand on conduit ! Mes meilleurs souvenirs de cette époque datent des longues soirées d’hiver dans l’appartement d’Alan, au-dessus de la cour du Mas. Nous profitions de sa légendaire hospitalité en mangeant des andouillettes, son plat favori, arrosées de (souvent trop de) vin rouge. L’été, nous avions droit à sa tarte maison aux mûres qui, sans être de la pâtisserie fine, était vraiment un délice. Cette convivialité est inoubliable. Chaque soir, nous partagions les anecdotes de terrain de la journée. La plus drôle de toutes était celle d’Alan, quand il racontait comment il était grimpé sur un conteneur à ordures avec sa longue-vue pour lire les bagues de flamants dans un marais assez éloigné, jusqu’à ce que le couvercle glisse et qu’il se retrouve allongé dans les poubelles !
Une passion inconditionnelle MAJA HOFFMANN
Excursion et pique-nique avec de gauche à droite Jean-Paul Taris, Erik Carp, Claire Hobslay, Mike Moser et Alan.
Nous partions souvent pour des week-ends de birdwatching dans les Cévennes ou dans les Alpilles. Un hiver, nous avons aussi fait un voyage remarquable sur l’île d’Islay, sur la côte ouest de l’Écosse, avec Jean-Paul Taris et Josiane Xuereb qui n’était pas du tout habituée à un climat si froid ! Alan était dans son élément parmi les milliers d’oies rieuses et les autres oiseaux d’eau… tout autant qu’en goûtant les différents whiskies single malt de l’île. J’ai continué à travailler avec Alan quand il est devenu coordinateur du groupe de spécialistes des flamants et nous nous sommes retrouvés dans les coins les plus reculés du monde pour les nombreuses réunions du Conseil du Wetlands International. Sa passion et son professionnalisme étaient communicatifs partout où il allait. Merci, Alan, pour tout ce que tu as donné à cette petite planète, tu nous as tous enrichis.
Je me souviens d’Alan avec Heinz Hafner, Hubert Kowalski et John Walmsley, quatre fringants mousquetaires ornithologues qui allaient, par la suite, tracer chacun sa route pour la cause commune de la Tour du Valat et de la Camargue, jusqu’à en irradier la Méditerranée. Mes sœurs, mon frère et moi n’étions que des enfants, tout à nos jeux et aux préoccupations de notre âge, mais leur aura et leur bonne humeur exerçaient une attraction certaine sur nous, depuis le labo jusqu’au château, d’autant plus que nous savions notre père, Luc Hoffmann, immergé dans le même monde, ce monde qui commençait de l’autre côté du jardin ou de la cour du mas. En 1974-1975, j’ai intégré l’équipe Chevaux, comme stagiaire, pour participer à l’étude de l’étho-écologie d’une manade de chevaux Camargue, sous la direction de Patrick Duncan et Bettina Hughes von Goldschmidt. Entre les observations de 48 heures au moment de la pleine lune, dont les nuits et les petits matins ont laissé un souveLes enfants et leurs (pré)occupations, Maja nir indélébile en moi (notre (2e à partir de la gauche) et André (assis à présence était requise côté d’elle). 83
24 heures sur 24), et les comptages nocturnes de lapins, si nombreux à cette époque, je trouvais le temps de partir avec Alan rendre visite aux voisins riziculteurs pour leur expliquer pourquoi ils devaient absolument protéger leurs rizières avec des canons : la population de flamants ayant augmenté, ils étaient devenus trop nombreux à se nourrir dans les marais et avaient commencé à investir ce qui y ressemblait le plus : les rizières mises en eau où ils piétinaient consciencieusement les grains en train de germer. Souvenirs épiques de ces tentatives pour convaincre de l’efficacité d’une méthode de dissuasion qui paraissait bien farfelue au premier abord, mais qui a fait ses preuves depuis ! Incrédulité, discussions passionnées et pastis étaient au rendez-vous. Plus tard, j’ai organisé le 40e anniversaire de la Tour du Valat en 1994, et tourné un film dont une séquence importante portait sur le baguage des flamants à l’étang du Fangassier. Cette aventure partagée et nos échanges tellement pleins de convivialité au moment du tournage nous ont encore rapprochés. Les images ont servi plus d’une fois : Alan les projetant les années suivantes pour le briefing précédant le baguage des poussins. C’est, en effet, une opération très sensible lors de laquelle le flamant est au centre de toute l’attention tandis que l’homme doit rester d’une extrême prudence et agir avec circonspection. Le langage des images en mouvement est alors une aide précieuse au langage parlé moins précis ou trop Canon à effaroucher… 84
long pour décrire des opérations délicates. Ces baguages restèrent longtemps pour moi des moments privilégiés où me reconnecter avec l’équipe de la Tour du Valat et Alan en particulier. Aujourd’hui, de l’Afrique au Chili et à la Floride, de Lesbos à Chypre, je repense à Alan et à sa passion dès que j’aperçois un flamant. Pour cette notion de passion inconditionnelle, merci aussi Monsieur Flamants ! Le baguage de 1982, Alan, de dos au premier plan, Maja à droite portant un poussin
Conversation avec un pélican, en février 2003, lors d’un voyage à Lesbos.
La Tour du Valat pour son 40e anniversaire, en 1994. 85
Dr Johnson
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afin de mieux comprendre l’écologie des flamants dans le contexte camarguais. Le défi était énorme. Alan allait le relever en développant de façon particulièrement efficace de multiples collaborations avec divers scientifiques dont les compétences académiques complétaient parfaitement son expertise naturaliste. L’hiver 1984-1985 fut marqué en Camargue par une exceptionnelle ARNAUD BÉCHET vague de froid, pendant laquelle les températures chutèrent brusET quement pour atteindre - 18 °C. L’effet sur les populations d’oiseaux hivernant sur place, et particulièrement les flamants roses, FRANK CÉZILLY fut dévastateur. Car si le froid glacial mettait les flamants à L’obtention du diplôme de thèse n’était pas une rude épreuve, le gel de la plupart des étangs, même ceux faiblefin en soi. Certes, elle marquait une étape imment saumâtres, les privait de nourriture. On estima que quelque portante dans la carrière d’Alan, mais d’autres, 6 000 individus avaient dû périr au cours de cet épisode climatique. peut-être plus importantes encore, étaient à Alan et plusieurs de ses collègues de la Tour du Valat passèrent venir. Le grade de docteur était une reconnaisalors de nombreuses heures à autopsier les centaines de cadavres sance de tout le travail patiemment accompli par un ornithologue qui étaient quotidiennement ramenés à la station. Pour peu plaisant amateur qui, par sa persévérance que le travail fut, il permit à Alan de et son extrême dévouement à la récolter de précieuses données, cause des flamants roses, avait notamment sur le dimorphisme réussi à établir les bases méthosexuel de l’espèce. Heureusement, dologiques d’un véritable probeaucoup de flamants au bord de gramme scientifique. Au fil des l’épuisement purent être secourus années, les observations régulières et sauvés, notamment grâce aux d’oiseaux bagués s’accumulaient efforts déployés en commun par pour constituer une base de donAlan et René Lamouroux au Parc nées de plus en plus solide. On deornithologique de Pont-de-Gau. vait pouvoir en extraire quantité Le fort impact de la vague de froid d’informations indispensables à sur les flamants conduisit Alan à une bonne conservation de l’ess’interroger sur la dynamique dépèce. En même temps, les données mographique de la population cade baguage méritaient d’être commarguaise, sur ses stratégies Dans la « forêt » de pattes aperçue au télescope, les bagues métalliques plétées par d’autres observations sont visibles mais seules celles de PVC, dites « Darvic », sont lisibles. d’hivernage et sur sa dépendance
Une vie en rose
89
vis-à-vis des ressources alimentaires disponibles. Dès 1985, le conseil de la Tour du Valat convint qu’il était primordial d’étudier l’écologie alimentaire des flamants en période de reproduction. En 1986, une étude pilote fut entreprise avec l’appui de Graham Hirons, combinant l’échantillonnage des ressources alimentaires et le suivi de flamants nicheurs marqués à l’acide picrique. La mise en œuvre de cette ingénieuse technique permit à Alan de démontrer que les flamants nicheurs au Fangassier pouvaient aller se nourrir à plus de 70 km de la colonie. En parallèle, Alan commença, en collaboration avec Graham Hirons et son collègue Rhys Green, à analyser les données sur la distribution des flamants en hiver au sein du Bassin méditerranéen. Ils purent ainsi mettre en évidence l’influence de la direction du vent dominant à la fin de l’été sur le choix de l’aire d’hivernage. Le même trio fut à l’œuvre pour estimer pour la première fois le taux de survie des flamants adultes, publié en 1991, en partie à partir d’oiseaux marqués à l’âge adulte durant la vague de froid. Cependant, les études démographiques devaient connaître leur plein essor avec le développement d’une nouvelle collaboration. À quelques kilomètres seulement de la Camargue, Jean-Dominique Lebreton, directeur de recherches au CNRS à Montpellier, jouait un rôle leader au plan international dans le développement des méthodes d’estimation des paramètres démographiques à partir des données de capture-marquage-recapture. Alan avait bien volontiers accepté de lui confier les données sur les « recaptures visuelles » de flamants bagués afin qu’il conduise quelques analyses exploratoires. Celles-ci devaient contribuer à une publication traitant simultanément du cas de plusieurs espèces de vertébrés, et qui devint au fil du temps une référence incontournable. L’analyse de la survie des flamants roses qui y figurait était prometteuse. Mais elle méritait d’être complétée par d’autres estimations plus fines, d’autant plus que les méthodes d’analyse 90
progressaient quasiment de jour en jour. C’est dans ce contexte qu’il fut décidé d’adjoindre aux compétences d’Alan celles de Frank Cézilly, qui avait déjà effectué des recherches à la Tour du Valat sur l’aigrette garzette dans le cadre de sa thèse en écologie comportementale. Frank était principalement chargé d’assurer une interface avec l’équipe de Jean-Dominique Lebreton, tout particulièrement avec Roger Pradel, et de faire progresser les analyses démographiques. Ce qu’il fit en testant avec Alan différentes hypothèses sur les facteurs susceptibles d’influencer la survie adulte et l’âge de première reproduction chez le flamant rose. Les résultats indiquèrent un taux de survie adulte supérieur à 96 %, impliquant une longévité pouvant atteindre 40 ans dans la nature, et une stabilisation de l’accès à la première reproduction vers l’âge de neuf ans. Le duo n’en resta pas là, car Alan avait plus d’une idée en tête. Il attira en particulier l’attention de Frank sur l’importance que pouvaient avoir les conditions hydrologiques en Camargue sur le succès de reproduction du flamant au Fangassier. Aidés de Vincent Boy, les deux compères montrèrent que les effectifs reproducteurs et la condition corporelle des poussins étaient fortement corrélés aux niveaux d’eau dans les étangs du Sud, un important site de gagnage pour les flamants situé au cœur de la Réserve nationale. Ces résultats firent l’objet en 1995 d’un article dans la prestigieuse revue américaine Ecology. À partir de cette date, le rythme des publications scientifiques dans des revues internationales à comité de lecture s’intensifia. Trois articles portant sur les facteurs influençant la survie et l’âge de première reproduction allaient être publiés, de nouveau dans la revue Ecology, entre 1996 et 2001. Un autre sur les mouvements des individus reproducteurs entre les colonies de Camargue et de Fuente de Piedra en Espagne, fruit d’une collaboration avec Ruedi Nager, parut en 1996 dans la revue Oecologia. Enfin, Alan et Frank étudièrent à la même
époque le comportement de mise en couple des flamants, et obtinrent dans ce domaine des résultats aussi originaux qu’inattendus. Jusqu’à cette époque, les données sur leur comportement social provenaient principalement de l’observation des individus captifs dans différents zoos. Ils avaient amené les ornithologues à conclure à l’existence d’une monogamie sociale très stricte, avec le maintien des liens du couple à long terme. Ce mode d’organisation sociale, conforme à ce qui était connu chez d’autres espèces longévives comme les albatros, n’était guère surprenant. Mais Alan et Frank montrèrent qu’il en allait tout autrement dans la nature. L’analyse des observations conduites à la colonie du Fangassier démontra que les flamants roses ne manifestaient en réalité aucune fidélité à leur partenaire d’une saison de reproduction à l’autre et pouvaient même en changer en cours de saison, suite à l’échec d’une première tentative de reproduction. En revanche, cette tendance à « divorcer » systématiquement d’une année sur l’autre rendait encore plus intéressante la mise en évidence d’une forte corrélation entre l’âge des partenaires au sein des couples reproducteurs. Si le phénomène fut à l’époque attribué à l’existence d’une préférence des flamants mâles et femelles pour des partenaires reproducteurs plus âgés et, donc, plus, expérimentés, il continue encore aujourd’hui de faire l’objet d’analyses plus poussées grâce aux données acquises depuis sur un plus large nombre de cohortes. Après le départ de Frank Cézilly en 1996 pour l’université de Bourgogne, Alan collabora dans les années 2000 avec un autre chercheur post-doctorant, Christophe Barbraud, notamment sur l’étude des facteurs influençant les mouvements des individus avant leur première tentative de reproduction, travail qui fut publié en 2003 dans une autre revue prestigieuse, Journal of Animal Ecology. La renommée croissante du programme de recherche sur les flamants de Camargue permit à Alan de présenter ses travaux de recherches à la même époque dans plusieurs
colloques internationaux, notamment ceux organisés par la Colonial Waterbird Society. Ses qualités d’orateur, jointes à sa modestie naturelle, lui valurent chaque fois un accueil attentif et enthousiaste de la part de ses collègues. Vingt ans après la soutenance de sa À Édimbourg, en avril 2004, Arnaud Béchet thèse, Alan avait réussi à gauche) et Nicola Baccetti (à droite). hisser le programme de recherches sur les flamants roses de Camargue aux premiers rangs des prestigieuses études à long terme sur les oiseaux au niveau international. Le retour des flamants en Camargue ne fut pas sans poser de problème sur ce territoire où la riziculture s’étendait, transformant peu à peu le paysage. Dès la fin des années 1970, des flamants furent observés au printemps dans des parcelles inondées pour y faire germer le riz. Les incursions se feront plus régulières, occasionnant des dommages parfois considérables pour certains riziculteurs. Alan ne prend pas le problème à la légère et s’implique alors aux côtés de François Mesléard dans l’encadrement de la thèse de Christophe Tourenq qui étudie les facteurs paysagers influençant les incursions des flamants dans les rizières. Ce travail aboutira à recommander la plantation de haies autour des rizières, celles-ci permettent de dissuader les flamants qui préfèrent de grandes étendues dénuées d’écran de végétation. La réputation d’Alan et le succès qu’il avait obtenu en parvenant à faire nicher les flamants sur l’îlot artificiel du Fangassier suscitèrent l’intérêt de nombreux gestionnaires de zones humides dans l’ouest de la Méditerranée. Il fut alors invité à apporter son 91
(à
Combien d’heures de birdwatching, tout au long de sa vie ? Combien d’oiseaux au bout de sa lorgnette ?
expertise en Andalousie et en Sardaigne, que ce soit pour aménainitial de ses collaborations avec l’Espagne, l’Italie et l’Afrique du ger des sites de reproduction ou pour initier des programmes de Nord et de l’Ouest, Alan explora alors les partenariats qu’il serait baguage et de relecture de bagues. En 1999, Robert Bennetts, possible de nouer afin de parfaire l’extension de ce réseau vers alors coordinateur des études ornitholol’est. Avec Robert Bennetts, ils effectuègiques à la Tour du Valat, mena une évaluation rent en juin 2000 une mission en Turquie des programmes et conclut avec Alan qu’il où ils rencontrèrent Uygar Özesmi, proétait temps d’étendre l’étude des flamants fesseur à l’université d’Erciyes d’Anatolie. au-delà de la Camargue. Soulignant l’imporUygar Özesmi jouera plus tard un rôle clé tance de la compréhension de la dynamique dans l’extension des études flamants en des échanges entre les colonies de cette Turquie en co-encadrant la thèse d’Özge espèce, ils proposèrent de créer un Réseau Balkız (2003-2006). En août de la même d’étude du flamant rose qui intègrerait année, ils s’envolèrent pour une mission en progressivement l’ensemble du Bassin méIran avec Christophe Barbraud afin de diterranéen puis l’aire de répartition de nouer des contacts avec les chercheurs l’espèce. Ils suggérèrent également de cous’occupant des flamants du lac Uromiyeh. pler les études de dynamique de population L’instabilité du régime iranien à cette reposant sur les observations de flamants époque empêchera cependant de s’asbagués à des approches de génétique des surer l’appui de partenaires fiables. Le Arnaud Béchet et Alan profitent du baguage pour estipopulations. Tout en confortant le noyau Réseau d’étude et de conservation des mer la prise alimentaire des poussins. 92
flamants en Méditerranée et en Afrique de l’Ouest fut finalement bagues (notamment dans le delta de l’Èbre). Sa maison du Sambuc formalisé en 2002. Alan, qui venait tout juste de prendre sa retraite, devint une succursale du bureau de l’équipe, où il partageait avec participa à l’atelier de lancement organisé à la Tour du Valat par un enthousiasme égal le café et sa connaissance intime de la bioArnaud Béchet qui venait de lui succéder. Au-delà d’un partage de logie des flamants. Cette connaissance du naturaliste de terrain données sur les dénombrements, ce réseau devait contraindre des infatigable, cette connaissance qu’on ne trouve pas facilement partenaires de sept pays différents à standans les articles scientifiques mais qui est dardiser les données d’observations et de tellement précieuse dans l’interprétation lectures de bagues de flamants, notamment des résultats. C’est donc naturellement qu’il les codifications des comportements reproresta en quelque sorte partie intégrante de ducteurs, afin de les intégrer dans une la nouvelle équipe scientifique, signant pluunique base de données. Et c’est le standard sieurs publications qui bénéficièrent de son mis au point par Alan qui s’imposa tout natusavoir unique de l’espèce. Évoquée pour la rellement à tous. première fois en 1993, une monographie sur Après son départ à la retraite, Alan contiles flamants écrite en collaboration avec nua d’apporter son expertise à l’équipe de Frank Cézilly parut finalement en 2007 chez recherche sur les flamants de la Tour du Poyser, après un travail considérable pour Valat dirigée par Arnaud. Il devint rapidesynthétiser l’ensemble des connaissances En tant que mentor, Alan a essayé d’initier Arnaud ment son mentor et accompagna ce dersur cette espèce. Cette même année paraît au whisky, quoique celui-ci semblât plus intéressé par le birdwatching sur l’île d’Islay (2004). nier dans plusieurs missions de lectures de la première publication sur la dispersion des 93
flamants incluant les données de baguage et d’observations des flamants de Camargue, d’Andalousie et de Sardaigne, le premier fruit de ce réseau méditerranéen qu’il avait initié avec Robert Bennetts. Le point de repère, au Sambuc, de Parcourant à vélo les routes et l’adresse devenue succursale du bureau Flamants. les chemins de Camargue, Alan continua à lire les bagues de ses oiseaux préférés et assura plusieurs journées par an de suivi à la tour d’observation des flamants, et ce jusqu’en 2014. Il aura lu plus de 51 000 bagues dans sa carrière. En 2012, commençant à s’intéresser aux flamants ayant perdu leurs bagues en PVC, il s’efforça de lire leur bague en métal afin d’établir si la probabilité de perdre une bague dépend de l’âge de celle-ci ou d’autres facteurs comme le sexe des oiseaux. Les L’opus rassemblant la somme des données qu’il a collectées, princiconnaissances sur le flamant en palement au Parc ornithologique 2007. de Pont-de-Gau, étaient tellement intéressantes qu’il fut décidé, avec Frank et Arnaud, de préparer un article scientifique sur la question. Pionnier de l’étude des flamants dans le monde, Alan devint en 1995 coordinateur du Flamingo Specialist Group de l’UICN et Wetland International. En 1999, il appuya la première opération de baguage des flamants des Caraïbes à Ria Lagartos, au Mexique, 94
tandis que son collègue et ami de Fuente de Piedra, Manuel Rendón-Martos, vint apporter la même année son expertise pour les baguer au Venezuela. Ce fut le lancement des études sur les flamants des Caraïbes qui s’inspireront désormais du modèle mis en place en Europe par Alan. Malgré son départ à la retraite, Alan resta coordinateur du Flamingo Specialist Group jusqu’en 2004. Il édita encore deux bulletins de liaisons avec les membres du Réseau avant de passer la main. Le 17 novembre 2014, à la Tour du Valat, Alan reçoit des mains d’Arnaud Béchet la récompense qui lui a été décernée à San Diego par la communauté des spécialistes des flamants en l’honneur de son engagement d’une vie à l’étude et à la conservation de l’espèce.
Au Pont-de-Gau RENÉ LAMOUROUX Du plus loin que remonte ma mémoire, dans la longue aventure du Parc ornithologique du Pont-de-Gau, Alan Johnson est toujours présent. Dans le cadre de ses recherches, il était devenu un familier de mon père, alors conservateur de la réserve départementale des Impériaux et du Malagroy. Nous avons fait connaissance dès mon retour du Sahara, où le service militaire m’avait tenu éloigné de la Camargue pendant 18 mois. Au fil de ces
rencontres une belle amitié nous a réunis autour de l’ornithologie et, quelques années plus tard, lorsque je suis à mon tour devenu conservateur de cette réserve, nos liens se sont resserrés, Alan me proposant même de participer à ses travaux. Chaque printemps, il dirigeait les opérations de régulation du goéland leucophée qui proliférait à l’époque à cause de la décharge d’Entressen et metAvec John Walmsley lors d’une « opératait les autres espèces en tion goélands ». danger. Pendant une journée épuisante, nous parcourions à pied l’ensemble des îlots des Impériaux, à trois reprises, pour déposer une « tartine » (faut-il préciser que c’était un appât empoisonné ?) sur chaque nid. Comme nous tous, Alan appréciait particulièrement le casse-croûte de midi, que Pierrot, le garde, préparait avec beaucoup de soin : après un pastis bien frais, nous nous régalions de charcuterie, côtelettes et saucisses grillées, fromages et gâteaux confectionnés par son épouse, le tout arrosé de rosé et suivi d’une courte pause. Nous en profitions pour dénombrer également les rassemblements de flamants, et de larolimicoles. Pendant ces balades dans la réserve, Alan s’était rendu compte qu’un îlot, entre celui de Redouillère et celui des Flamants, n’avait pas d’autre nom que « X » ; trouvant cette dénomination trop impersonnelle, il décida de le baptiser « îlot Babeth », du prénom de mon épouse. Dans le même temps, je préparais mon projet de refonte totale du Parc créé par mon père en 1949. Les connaissances d’Alan, ses
conseils avisés et son sens du perfectionnisme m’ont été d’un grand secours. À l’époque je ne mesurais pas l’étendue des difficultés qui m’attendaient, mais il m’a encouragé à poursuivre ce projet, qualifiant de « formidable ! » le remplacement des volières par des marais dans lesquels les oiseaux allaient évoluer en totale liberté. Tout au long de la vie du Parc, Alan a été présent à mes côtés, avec son amicale attention, participant avec enthousiasme à de nombreux projets, toujours prêt à donner de son temps : la construction de faux nids de flamants, l’accompagnement d’un groupe de visiteurs dans la langue de Shakespeare, la correction des textes de nos panneaux pédagogiques. Évidemment, Alan a répondu présent lors de la création de l’association des Amis du Parc, membre toujours fidèle et actif, malgré sa charge de travail. Il faut, bien sûr, parler de la grande réussite du baguage des poussins de flamants, auquel il m’a fait l’honneur de m’inviter depuis le
Avec René Lamouroux, au Pont-de-Gau. 95
premier jour, et qui va continuer à apporter, chaque année, son lot d’enrichissements sur la connaissance de cette espèce. Évoquer Alan sans parler de son total engagement pour la conservation du flamant rose est une gageure, mais je laisserai à des camarades plus érudits le soin de le faire mieux que moi, me contentant d’évoquer quelques souvenirs partagés avec lui, sur ce magnifique oiseau, symbole de la Camargue. La fabrication de nids artificiels, sur l’îlot du Fangassier, destinés à « convaincre » les flamants que ce site leur conviendrait fut un pari osé. Mais, après la première nidification, parcourir cette nurserie, avec mission de déposer un petit caillou dans chaque nid afin de les compter a été une grande émotion. Plus tard, dans la tour d’observation qu’Alan avait fait installer face à l’îlot, j’ai passé une journée inoubliable à l’écouter, intarissable sur chacun des occupants de la colonie et je m’émerveille encore de la connaissance qu’il avait de presque chaque individu. Une autre fois, nous avons
Les nids de terre doivent être restaurés régulièrement, à droite d’Arnaud Béchet se distingue la tour d’observation. 96
survolé la région de Port-Saint-Louis à Sète, à la recherche de flamants qu’il avait teints en jaune (à l’aide d’acide picrique, dont on ne mesurait pas la toxicité à l’époque… surtout pour lui-même, teignant en même temps ses sourcils !) pour les repérer de loin. Il avait imaginé ce procédé pour étudier la dispersion des parents à la recherche de nourriture pour leur progéniture. Autre passion liée au flamant : l’Espagne, où Alan comptait de très nombreux amis. Babeth et moi avons eu le plaisir d’effectuer un séjour en terre andalouse en sa compagnie. L’occasion de partager la découverte de la talève sultane, Porphyrio porphyrio, l’aigle ibérique, Aquila adalberti, la foulque caronculée, Fulica cristata, et l’élanion blanc, Elanus caeruleus, et des centaines de faucons crécerellettes, Falco naumanni, virevoltant autour de la Giralda… belles « coches » pour moi. Il nous fit découvrir cet art de vivre à l’espagnole qu’il appréciait tant : les tapas, le fino, les danses et la musique andalouse avec, comme point d’orgue, une soirée dans un cabaret où tous trois fûmes séduits par une belle danseuse toute de violet vêtue, qu’Alan baptisa spontanément « Calamón », du nom espagnol de la poule sultane, en référence à la couleur de sa robe… D’autres souvenirs me rappellent Alan, moins ornithologiques, comme ces journées à courir les brocantes. Tels les quatre mousquetaires, Alan, Jean-Paul Taris, mon beau-frère Jean-Claude et moi allions régulièrement arpenter les déballages marchands à Montpellier, chacun avec l’espoir de trouver la pièce rare. Jean-Paul, à cette époque, collectionnait les tire-bouchons, Jean-Claude, les fruits en pâte de verre, Alan traquait ces objets bizarres nommés « pyrogènes », en fait des porte-allumettes fabriqués dans toutes sortes de matériaux, mais très souvent en porcelaine et porteurs de publicités, que l’on trouvait autrefois sur les tables des bistrots et dans certains lieux publics. Au fil du temps, il a réuni une magnifique collection. Toutefois les oiseaux n’étaient jamais bien loin,
Alan n’a jamais cessé de venir régulièrement au Parc, déchiffrer les bagues de flamants, dont il disait que c’était le site idéal pour cette lecture, remplissant avec application son petit carnet de dizaines et de dizaines de colonnes de chiffres. Les derniers temps, nous étions très heureux de voir Alan animé, malgré son état de santé, de la même passion, la même simplicité, la même disponibilité, la même bonne humeur, traquer ces flamants qui avaient perdu leur bague Darvic, et sa présence nous laissait espérer… Merci Alan d’avoir été notre ami, René, Babeth, Frédéric, Jérôme, Cécile et Vincent te remercient.
Le mariage de Monsieur Flamants à Arles, en 2011.
c’est ainsi qu’un jour, Alan toujours attentif, nous fit découvrir deux magnifiques coucous geais, Clamator glandarius, qui nous survolaient, à 20 m de haut, au-dessus du parc des expositions de Montpellier. Une autre passion (le mot est peut-être excessif) commune, moins avouable, nous rapprochait : la recherche et la découverte d’un nouveau whisky single malt (à consommer avec modération !). Et, aussi, l’identification des meilleures brandades de morue de la région, à partager chez l’un ou l’autre, lors de l’un de ses passages aux Saintes-Maries-de-la-Mer ou lorsque nous venions chez lui, au mas de Bois-Verdun, ou, ensuite, au Sambuc. Encore deux beaux souvenirs qui restent gravés dans mon cœur : le jour de sa retraite, au milieu de tous ses amis – mais a-t-il jamais été à la retraite ? – et l’émotion d’avoir partagé le bonheur d’Alan et Sylviane pour leur union.
Dynamique… et taquin ! PATRICK DUNCAN Alan faisait de belles choses, mais les grands discours étaient pour d’autres. Dans les années 1970, la Tour du Valat bourdonnait d’activité, des suivis de populations d’oiseaux d’eau en Camargue et en Méditerranée… aux expérimentations sur le fonctionnement des zones humides artificielles, les rizières. Au milieu de tout ça, sur le domaine, une manade de chevaux qui cherchaient à être sauvages (et une douzaine de chercheurs et stagiaires qui cherchaient à les comprendre, eux-mêmes étant assez sauvages, également). Bettina Hughes - von Goldschmidt encourageait Luc Hoffmann à structurer toute cette créativité. La Fondation fut créée en 1978 ; et elle avait besoin d’une stratégie explicite que Luc nous a 97
Lire, écrire et rédiger, oui, mais sur le terrain de préférence.
demandé de préparer. Des réunions de brain storming se sont succédé. Alan participait à la plupart de ces réunions, passionnantes mais qui tournaient en rond, surtout au début ; Alan avait de bonnes idées, mais il n’était pas le participant le plus appliqué. La colonie de flamants s’installait. On sentait clairement qu’il faisait son analyse de coût-bénéfice de l’investissement en temps… mais quand son tour est venu de rédiger le compte rendu des discussions, il le fournit en temps et en heure. Toutefois, le document n’était pas intitulé, comme le voulait l’usage, « Minutes », mais : « HOURS » !
Un froid de canard NONIE COULTHARD C’est en octobre 1982 que j’ai rencontré Alan, lorsque je suis arrivée pour la première fois à la Tour du Valat. Je venais y passer un hiver pour collaborer au programme sur les 98
aigrettes garzettes et apprendre le français, avant de partir pour le Sénégal où j’allais travailler pendant plusieurs années. J’ai un souvenir très spécial de cet hiver, ainsi que d’autres étés qui ont suivi. Alan respirait le calme mais était un supporter totalement enthousiaste et optimiste concernant tout ce qui touchait à l’ornithologie. Il va sans dire qu’il avait une connaissance parfaite des flamants, ainsi que de leurs comportements mais aussi un savoir incroyable sur d’autres oiseaux, d’ailleurs il savait leurs noms dans plusieurs langues. De plus, les whiskies du monde entier n’avaient pas de secret pour lui ! Je me souviens d’un voyage merveilleux au Portugal avec Alan, Jean-Paul Taris, Pat Dugan et John Walmsley. Nous sommes rentrés par l’Espagne et avons passé le nouvel an à Madrid. Notre voiture a été vandalisée et nous avons dû rentrer à la Tour du Valat avec des vitres cassées par un froid de canard ! Qu’à cela ne tienne, nous avons collé du plastique sur les fenêtres, enveloppé nos jambes dans des couvertures et nous avons rigolé tout au long du retour. Beaucoup plus tard, lors d’un voyage avec Bill, mon mari, en Camargue et à la Tour du Valat, nous avons été voir les flamants et je me suis remémoré ces événements en buvant un whisky au Sambuc dans la maison d’Alan. Par-dessus tout, je me souviens d’un homme formidable, honnête, digne, exceptionnellement talentueux et amoureux de sa femme. Nous ne t’oublierons jamais, Alan.
Des placards pleins de ressources.
La passion d’Alan ADELHEID STUDER-THIERSCH
Luc Hoffmann avait commencé à baguer des jeunes flamants en Camargue et d’importantes publications venaient d’être écrites sur les sites de reproduction du flamant nain en Afrique et sur le flamant de James, redécouvert récemment sur les hauts plateaux des Andes. Dernier point, mais non des moindres, les flamants commencèrent à se reproduire dans les zoos, permettant l’observation et la compréhension plus détaillée d’une autre facette de leur vie. Lors de notre première rencontre en Camargue, nous n’avions pas eu suffisamment de temps pour discuter de tout ce que j’aurais aimé, mais ce fut le commencement d’un flux incessant d’échanges d’idées et d’informations. L’une de nos interrogations récurrentes, pendant toutes ces années, fut de déterminer comment les observations
Mon poste avait été créé à l’éclosion du premier poussin de flamant dans un zoo européen, à Bâle, en 1958. Mais l’étude des flamants sauvages contraste énormément avec les observations que l’on peut faire dans un parc zoologique. C’est Alan qui m’a ouvert les portes de ce monde fascinant en 1967, lorsque, en route avec mon mari pour la lagune Salada à Fuente de Piedra en Espagne, nous nous sommes arrêtés pour visiter la Tour du Valat. J’étais donc en Camargue, l’un des rares endroits où les flamants nichaient à cette époque, et j’étais ravie ! Alan, qui était là depuis le début des années 1960, nous a fait visiter les différents sites et nous a expliqué son travail, fait part de son expérience, de son enthousiasme et nous a donné beaucoup de conseils pratiques. Le milieu du XXe siècle a été extraordinaire pour les flamants. Les connaissances concernant ces oiseaux habitant des zones difficiles d’accès étaient très lacunaires. Mais à ce moment-là, les informations arrivaient de toutes parts. Les oiseaux s’alignent, se synchronisent : la parade débute.
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faites sur les flamants dans les zoos pouvaient contribuer à la compréhension des flamants sauvages. Grâce à ces discussions, j’ai appris à distinguer les comportements naturels de ceux qui peuvent être aberrants, en captivité. Nos contacts ont été irréguliers, et souvent téléphoniques. Mais MANUEL RENDÓN-MARTOS un jour, Alan et Sylviane sont venus au zoo de Bâle avec des bagues colorées Darvic spécialement conçues pour observer les En 1985, lorsque j’ai commencé mon travail à comportements. Au lieu de porter un code de chiffres et de letla Réserve nationale de la lagune de Fuente de Piedra, en Andatres, pas toujours lisible, ces bagues portaient des combinaisons lousie, la survie de la colonie nide couleurs immédiatement identifiables ; cheuse de flamants roses était elles nous ont aussi permis d’améliorer notre l’un des principaux problèmes de technique de baguage. conservation non résolu de cette Une autre fois, Alan est arrivé juste au moment zone humide. En juillet 1985, je de la parade : le groupe d’une centaine d’oisuis venu en Camargue pour la seaux passait et repassait devant nous, à un première fois, afin de participer à mètre à peine, se déplaçant de droite à gauche l’opération de baguage qui était et de gauche à droite, avec ces cris spécifiques, dirigée par Alan Johnson. incroyables et continuels. Ce fut un spectacle Je n’oublierai jamais ces jours. extraordinaire, quelque chose d’exceptionnel, Lorsque je suis arrivé à la Tour du comme organisé exprès pour la venue d’Alan ! Valat, Alan était en train de planiQuand je repense à l’époque où Alan et moi fier le baguage des poussins et j’ai avons commencé à travailler sur les flamants, immédiatement été intégré dans je réalise à quel point nous avons progressé. De l’équipe. Si bien que j’ai eu l’oppornos jours, on imagine à peine que les connaistunité de prendre part à tous les sances sur les flamants étaient tellement parpréparatifs ainsi qu’à la construccellaires, dans les années 1960, que ces oiseaux tion du corral destiné à retenir les étaient considérés comme rares et même poussins au moment du baguage. mystérieux. Quelle différence aujourd’hui ! Ils Nous sommes allés dans la tour du sont maintenant parmi les oiseaux les plus Fangassier, nous avons visité la populaires, pas seulement pour les spécialistes À leur entrée dans le corral, les poussins sont comptés par un observateur dissimulé dans une petite cache. Lorsque 800 encolonie de flamants et, l’aprèsmais aussi pour le grand public. Tout ceci grâce viron sont entrés, les autres sont redirigés calmement vers midi, nous sommes allés lire des à la passion d’Alan ! l’étang.
El flamenco
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bagues dans les salins. Dans le bureau d’Alan, décoré d’une multitude de flamants, j’ai pu consulter la vaste bibliographie qu’il avait rassemblée. Il me donna aussi une copie de sa thèse de doctorat et m’indiqua les méthodes à suivre pour l’étude et la conservation
Fuente de Piedra, 1987. On y reconnaît, avec Alan, Manuel Rendón-Martos et Gioia Theler.
des flamants de Fuente de Piedra. Nous étions tous les deux enthousiastes à l’idée d’étendre le programme de baguage à Fuente. À mon retour, je m’organisai pour mettre en place tout ce qu’Alan et moi avions planifié, incluant la construction d’un observatoire surplombant la colonie de flamants ainsi que le baguage des poussins. Alan nous rendit visite en juin 1986 afin de nous conseiller et de nous épauler pour notre premier baguage. À l’époque, la réserve n’avait pas encore de bureau, Alan vint donc à la maison et devint aussitôt un membre de la famille ! En bon gastronome, il apprécia particulièrement la nourriture préparée par ma femme Maria-Lourdes. Les jours précédant le baguage, nous avons visité la colonie de flamants et planifié tous les derniers détails de l’opération, y compris la mise en place du corral. Tous les participants se sont réunis à l’école de Fuente, l’après-midi précédant le jour J, et les différentes tâches leur ont été assignées. Le lendemain, l’opération de baguage a été un succès et nous l’avons fêté dignement avec ma famille et les amis de la Tour du Valat venus en renfort. Nous étions pleins d’enthousiasme pour le commencement d’une longue et fructueuse collaboration, trop longue à raconter ici, dans l’étude et la conservation des flamants roses. Ceci me permit d’accompagner Alan durant les nombreuses campagnes et meetings menés pour la conservation des flamants. Je dois souligner que dix ans plus tard, Alan faisait partie du jury qui évaluait ma propre thèse de doctorat sur les flamants de Fuente de Piedra. Mais pardessus tout, je veux mettre l’accent sur la grande chance que j’ai eue d’avoir Alan comme ami. Il a été la référence dans mon travail de recherche et de conservation et je m’en souviendrai toujours. Il m’a apporté l’expérience d’une vie entière dédiée aux flamants, qu’il transmettait simplement et toujours avec humour. Alan est présent dans ma mémoire chaque fois que j’observe un flamant bagué en Camargue sur la lagune de Fuente de Piedra, j’ai l’impression que c’est lui qui me fait signe. 101
La crèche de Fuente de Piedra (Espagne). 102
Les nombreux amis italiens NICOLA BACCETTI Depuis environ un an, près de 5 000 observateurs ont signalé des bagues de flamants, selon Christophe Germain. Cet important réseau de lectures de bagues de flamants est probablement l’une des grandes réalisations d’Alan et le point de départ de ce que je voudrais dire sur tous ses liens avec mon pays d’origine. Ce réseau émergea alors qu’aucune initiative similaire n’existait dans le monde, et encore moins dans le Bassin méditerranéen, où un projet coopératif concernant les oiseaux semblait si peu important. En l’absence des supports électroniques actuels, le succès des efforts pionniers d’Alan est largement imputable à ses capacités personnelles : un équilibre d’enthousiasme et de sagesse qu’il utilisait pour recruter de nouveaux observateurs, journalistes ou collègues. Je garde un souvenir très vif de ses phrases courtes, souvent écrites en marge de l’historique de vie d’un flamant, commentant un détail intéressant, sans insister, aussi bien que remarquant, très franchement, un autre sans intérêt. Il répondait toujours personnellement et rapidement ce qui, selon moi, a constitué les deux ingrédients de base qui ont été la clé du succès durable de ce travail, dont nous bénéficions toujours. Il est important de nous rappeler le point de départ, si nous voulons conserver cette dynamique dans le futur. Toutefois, le déclenchement et le fonctionnement de ce système ne suffisent pas à expliquer l’augmentation des liens durables avec les Italiens qui ont, en général, un caractère opposé à celui d’Alan. Nous sommes tous, y
compris moi, un peu flemmards lorsqu’il s’agit d’écrire, de rédiger un rapport, nous sommes aussi imprévisibles dans nos enthousiasmes, soit timides à l’excès soit arrogants dans nos premières réactions, et enclins à des flammes subites autant qu’à des haines permanentes. Comment est-il possible que je n’aie jamais entendu aucune plainte concernant Alan et que nous conservions comme des reliques ses premiers historiques de vie de flamants ? Avant la base de données, c’étaient des feuilles de papier remplies à la main de l’écriture soignée d’Alan, puis photocopiées encore et encore pour être renvoyées chaque fois qu’il ajoutait une nouvelle ligne à l’original. Lorsque les flamants commencèrent à nicher en Italie, Alan accourut et nous aida beaucoup pour le baguage qui est toujours une grande responsabilité. Les réunions que nous eûmes à cette occasion lui permirent de tisser de nouveaux liens et d’associer des visages à des noms qu’il connaissait depuis longtemps, ainsi
À Comacchio (2008), le rabattage des flamants se fait à partir de kayaks ; les oiseaux sont guidés vers le corral entre des panneaux de grillage (derrière lesquels se trouve le photographe). 103
Naufrage sur le lac Tengiz au Kazakhstan en 2003, avec Joost van der Ven.
que de passer un peu de temps avec ces personnes autour d’un verre, généralement par une douce nuit d’été. Nous découvrîmes alors une autre de ses qualités : son agréable compagnie et sa facilité à créer une relation, indépendamment des différences d’âge, de position ou de langage ; son « franglais » mélangé avec de l’espagnol était un outil vraiment efficace, particulièrement lorsqu’il fallait discuter avec des spécimens italiens difficiles. Plusieurs admirateurs d’Alan furent désappointés lorsque, finalement, Alan arrivant à l’âge de la retraite, la prit réellement, un point de repère manquait. Mais sa façon de gérer cette étape m’a paru très intéressante. Il se libéra progressivement mais résolument de toutes ses fonctions, remodelant ses activités concernant les flamants pour les transformer en un hobby sérieux et sain. Finalement, il se consacra plus à sa vie de famille et à sa nouvelle maison du Sambuc. Il n’en a peut-être pas eu conscience tout de suite, puisqu’il partit en 2003 au Kazakhstan, rejoignant Joost van der Ven, pour une expédition difficile sur le lac Tengiz, à la découverte d’une nouvelle colonie de flamants, site qu’il n’avait jamais visité auparavant. Son rapport de voyage est gravé dans ma mémoire, spécialement le passage où il dit sa fierté d’avoir réussi à rentrer à la nage sur une longue distance à travers l’immense lac, en s’accrochant à un canot pneumatique complètement crevé, lequel était un survivant du temps de l’URSS. Alan, bravo ! 104
Molentargius ALESSIA ATZENI J’ai eu la chance et l’honneur de connaître Alan et de devenir son amie, partageant avec lui une partie de sa grande croisade pour la défense des flamants. C’est au début des années 1990, quand j’ai commencé ma thèse, que j’ai voulu le rencontrer et lui parler afin d’obtenir le plus d’informations possible sur la biologie du flamant. Il était sympathique, précis, passionné, et très très encourageant. J’ai donc décidé d’aller à la Tour du Valat pour approfondir, sous sa direction, mes recherches sur cette espèce si commune en Sardaigne. Il m’a reçue avec beaucoup de gentillesse et il m’a abondamment questionnée sur la situation des flamants en Sardaigne, où ils ne nichaient pas encore, et où il n’y avait aucune installation dédiée à leur étude ou à leur protection. En 1993, miraculeusement, les flamants ont commencé à nicher à Cagliari, dans l’étang de Molentargius : c’était la première fois en Italie ! C’était aussi l’occasion pour lui de revenir en Sardaigne, où il n’a jamais cessé de donner des
accompagné de son épouse Sylviane, fut l’invité d’honneur de la première opération de baguage des flamants finalement réalisée par le parc de Molentargius lui-même. Mais, quelques mois plus tard, le parc modifiait son plan de gestion et menaçait de bloquer les projets de recherche sur les flamants ; ce fut un moment très difficile pour les biologistes. L’année suivante j’ai perdu mon travail, mais Alan a continué à me soutenir et à me prodiguer ses encouragements. C’est aussi la dernière fois que je l’ai vu. Je garde un beau souvenir de ces jours passés ensemble, et je n’oublie pas son sourire toujours présent. Ce qu’Alan m’a appris de plus important, c’est que, dans la vie, il faut rester modeste et ne jamais perdre l’enthousiasme ni la passion dans son travail, quel qu’il soit. Je ne l’oublierai pas. Alan et Alessia à Cagliari, 1993.
conseils et des informations sur les flamants et leur conservation. Je me souviens que de nombreux photographes ont alors essayé de s’approcher de la toute jeune colonie. Alan nous a invités à parler aux plus tenaces, à ne pas les attaquer, mais plutôt à les convaincre en leur expliquant l’importance de la tranquillité pour la nidification. « Vous devez les mettre de votre côté », disait-il. Il est venu à Cagliari pour nous aider à planifier la première opération de baguage, organisée par des écologistes volontaires, à Molentargius en 1997, et de nombreuses autres ensuite. Nous n’avons pas manqué d’occasions de nous retrouver et de partager nos expériences, notamment lors des réunions du Flamingo Specialist Group ou de différents baguages en Méditerranée. Pendant ce temps, l’étang de Molentargius est finalement devenu un parc, où j’ai travaillé pendant huit ans à la direction du Service de la faune. À ce titre, en 2007, j’ai eu le privilège de proposer à Alan de présider le comité scientifique du parc. En 2011, Alan,
Baguage à Molentargius, en 1997. 105
Le peuple rouge CARLA ZUCCA & SERGIO NISSARDI Mai 1993, dans le parc naturel régional de Molentargius, près de Cagliari, en Sardaigne. Un événement exceptionnel : pour la première fois, des flamants roses se reproduisent en Italie. Cagliari découvre soudain un grand trésor dans ses zones humides jusqu’alors considérées comme insalubres et inutiles. Les flamants, baptisés depuis des temps immémoriaux « Sa gente Arrubia », ou « le peuple rouge », par les Sardes, hivernaient en grand nombre en Sardaigne, mais quelle surprise devant le spectacle de cette colonie nichant si près de la ville ! La nidification remarquable qui s’est déroulée sur les digues des premiers bassins d’évaporation des salines de Molentargius, à quelques centaines de mètres des rues et des maisons de Cagliari, a attiré à la fois l’attention des médias et celle du monde scientifique. Pas étonnant que l’écho de cet événement ait volé jusqu’à Alan, expert mondial de cette espèce ! La colonie a été évaluée à 1 300 couples qui ont élevé environ 940 poussins. Alan a expliqué à quel point il était important de connaître les déplacements des tout premiers poussins sardes, de sorte qu’il a immédiatement été décidé de les baguer. Il nous a fait parvenir un protocole détaillé pour toutes les opérations : capture, baguage, mesure, pesée, codage des bagues ainsi qu’un plan dessiné de l’enclos où rabattre la colonie (les dessins, plans et photos numériques n’étaient pas encore à l’ordre du jour !). Malheureusement, l’état de la lagune, peu praticable en toute sécurité, n’a pas permis de marquer les poussins avant 1997, jusqu’à 106
Baguage en Sardaigne en 2011.
ce qu’une série de conditions environnementales favorables nous permette de rejoindre le programme international de baguage. Alan est venu à plusieurs reprises en Sardaigne, notamment à l’occasion de la première saison de reproduction ainsi que pour la première opération de baguage et encore bien d’autres fois jusqu’en 2011, y compris après qu’il ait pris sa retraite, accompagné de sa charmante épouse, Sylviane. Et c’est ainsi que nous aimons nous souvenir de lui, toujours enthousiaste derrière un télescope, appréciant la vie à Cagliari, plaisantant en dégustant un verre de vin sous la pergola de notre jardin, toujours joyeux et modeste, comme s’il n’était pas le géant de la conservation du flamant…
Ezzemoul BOUDJÉMA SAMRAOUI J’ai rencontré Alan Johnson pour la première fois à Djerba, en Tunisie, en 2004. Bien sûr, sa réputation l’avait précédé et j’étais curieux de faire connaissance avec « Monsieur Flamingo ». J’ai découvert un homme simple et ô combien sympathique. À cette date, notre quête de la reproduction du flamant rose en Algérie venait à peine de commencer. Notre deuxième rencontre se déroula à la Tour du Valat en présence d’Arnaud Béchet. J’avais hâte d’annoncer la découverte de la première colonie nicheuse de flamants roses en Algérie, sur le lac salé d’Ezzemoul (classé site Ramsar depuis 2009). Alan et Arnaud me
paraissaient sceptiques mais les premières photos laissèrent place à l’émerveillement. À la vue de l’îlot où couvaient les flamants roses, Alan ne put se retenir de s’exclamer : « L’Afrique ! ». Son visage était radieux et sa joie contagieuse. Une autre question fusa : « Combien de poussins avez-vous compté ? » Je répondis que nous avions estimé un total de plus de 5 000 poussins. Alan et Arnaud échangèrent un nouveau regard sceptique. J’y étais préparé et, d’un clic, je dévoilai une photo de la crèche qui ne laissait guère place au doute. L’ébahissement d’Alan était total et c’était un plaisir à voir. Depuis, j’ai pu compter sur le soutien d’Alan chaque fois que je l’ai sollicité pour la lecture de manuscrits ou de documents. Lors d’une visite à la bibliothèque de la Tour du Valat, il m’offrit, avec ce large sourire dont il avait le secret, une copie de sa thèse de doctorat. Cette reconnaissance par un leader dans son domaine nous a été d’un apport psychologique énorme. En 2007, lors d’un atelier sur le flamant rose à Antequera, en Espagne, à l’issue de ma présentation,
La crèche de Safioune (Sahara algérien) en mars 2011. 107
Alan se leva le premier et vint me féliciter. Il m’avoua qu’il n’avait pas suivi de très près tous nos efforts et qu’il était très impressionné par tout ce que nous avions réalisé. D’autres participants suivirent son exemple. Ces quelques mots résonnent toujours. Nous garderons à jamais en mémoire son enthousiasme, son dévouement et sa générosité pour la nature.
Phoenicoparrus andinus FELICITY ARENGO Au début des années 1990, lorsque j’étais étudiante à l’université et que je faisais des recherches sur les flamants des Caraïbes, j’ai découvert le travail d’Alan. J’ai commencé à correspondre avec lui, il était toujours si encourageant et heureux de partager ses connaissances que j’ai décidé de continuer d’étudier ces créatures si fascinantes. Son amour pour ces oiseaux, leurs comportements, leur habitat, était communicatif. J’ai rencontré Alan en personne au 2e symposium international de Miami en 1998. J’étais vraiment excitée de faire enfin connaissance avec l’excellent scientifique mondial des flamants. Lorsque nous nous sommes salués pour la première fois, il m’a dit qu’il était impatient de me connaître et d’entendre parler de mon travail ! J’ai été vraiment touchée par sa modestie et sa sincérité. Alors que mon travail de licence progressait et que je me destinais à une carrière dans la recherche et la conservation du flamant, j’ai été ravie de pouvoir partager directement avec Alan, mon ap108
proche des flamants d’Amérique du Sud, lors d’une expédition dans les lacs salés des Andes, au nord-ouest de l’Argentine. Lorsque nous sommes arrivés, nous avons eu la chance de tomber sur trois espèces de flamants au même endroit. C’est là qu’Alan a vu, pour la première fois de sa vie, le flamant des Andes dans la nature (la dernière espèce de sa liste). Il s’extasiait, il sautait de joie et s’exclamait : « C’est magnifique, c’est magnifique ! » Mais la plus belle expérience que j’ai vécue a été celle où Alan m’a invitée dans le sud de la France pour voir « ses » flamants. Les études d’Alan sur le flamant en Camargue étaient légendaires. Jusqu’à ce jour, elles continuent à être le modèle à long terme pour les recherches multidisciplinaires concernant les oiseaux. Ancré en Camargue auprès de la colonie reproductrice de l’étang du Fangassier, Alan suivait les flamants à travers la Méditerranée, jusqu’en Afrique et en Asie centrale, construisant un réseau de chercheurs sur les flamants, d’observateurs et de personnes passionnées par la conservation du flamant, partout où il allait. Passer
Contrairement à son cousin de l’Ancien Monde, il arbore du jaune au bec et aux pattes.
Flamant suisse, flamant des Andes DENIS LANDENBERGUE ET WENDY STRAHM
Alan et Felicity Arengo invités au Chili en février 2010 par la compagnie minière Minera Escondida Ltda. en tant que conseillers pour la conservation et la gestion du flamant dans les zones humides des hauts plateaux andins.
du temps avec Alan et Sylviane, courir les marais de Camargue en cherchant les flamants bagués (dont beaucoup l’avaient été par Alan lui-même) était un rêve devenu réalité. Une sortie sur le terrain avec Alan était un équilibre délicat entre l’observation détaillée de la nature, la visite des marchés locaux et bien sûr la dégustation de vin. Personne, dans la communauté des flamants, n’aurait pu souhaiter un meilleur collègue et un mentor aussi généreux, passionné, doux et créatif ! Il était précis, rigoureux et innovant dans son travail, il savait comment vivre et y prendre plaisir. Alan était un naturaliste doué, un être humain merveilleux et une source immense d’inspiration pour beaucoup de personnes, dans le monde entier.
Comme pour bien d’autres passionnés d’oiseaux, avoir eu la chance de participer régulièrement au « baguage flamants » du Fangassier figure incontestablement parmi nos plus beaux souvenirs de naturalistes. Chaque été dès mi-juillet, l’impatience d’aller retrouver Alan (puis bientôt Alan et Sylviane) augmentait de jour en jour, tout comme celle d’écouter les dernières nouvelles de Camargue racontées avec l’accent angloprovençal aussi original que charmant de Monsieur Flamants. Descendre la vallée du Rhône de la région genevoise (où nous habitons) jusqu’à son delta, assister en arrivant à la séance d’information organisée la veille de chaque baguage, finir la soirée par un sympathique repas pris sur une terrasse de Salin-de-Giraud ou d’ailleurs avant d’aller passer la nuit chez les Johnson au Sambuc, puis en repartir avant l’aube avec eux pour les rives du Fangassier, voilà autant d’étapes qui ont longtemps représenté pour nous un rituel estival incontournable. Chaque baguage de flamants est une expérience à la fois fabuleuse et inoubliable, et d’avoir pu la vivre autant de fois et en étant si proches d’Alan a été pour nous un immense privilège. Le 29 juillet 1998, un oiseau très spécial avait été bagué par le groupe qui opérait à quelques mètres à peine du nôtre : DCJT. Quelques semaines plus tard, celui qui n’allait pas tarder à être connu sous l’appellation de « flamant suisse » faisait la une de la 109
venir le voir ou le revoir. Alan lui-même (et pourtant Dieu sait s’il avait déjà vu beaucoup de flamants roses dans sa vie !) avait fait le déplacement pour venir rendre visite à « son » flamant au lac de Neuchâtel. Les dernières nouvelles de DCJT datent du printemps 2011, il était alors nicheur à la colonie du Fangassier. Autre flamant très spécial, autre région du monde : le flamant des Andes, en Argentine. Là-bas, le 15 février 2005, l’un de nous accompagnait Alan à la Laguna del Toro où l’on nous avait signalé qu’il était possible d’observer cette espèce. Les participants à cette visite se souviennent bien d’un Alan exceptionnellement impatient, marchant tout à l’avant de notre groupe sur le sentier conduisant à la lagune, et s’arrêtant brièvement une fois en route pour prier
presse helvétique lors de son escapade, avec cinq autres jeunes, le 1er septembre, à l’extrémité orientale du Léman dans la réserve naturelle des Grangettes, puis à partir du 2 au lac de Neuchâtel dans celle du Chablais de Cudrefin. Auparavant, seuls quelques rares flamants roses avaient été vus en Suisse, sans preuve absolue de leur origine sauvage et toujours isolément, à la seule exception notable d’un groupe de 60 qui avait survolé Genève le 13 mai 1924. Star incontestable de l’automne 1998 parmi la communauté ornithologique helvétique, DCJT s’était si bien accommodé des conditions de vie du lac de Neuchâtel – pourtant bien différentes de celles offertes par les lagunes ou marais salés côtiers – qu’il y avait séjourné plus de deux mois, jusqu’au 5 novembre. Il s’est d’ailleurs tellement plu au Chablais de Cudrefin qu’il y est revenu – tout seul – du 21 septembre au 30 octobre 2001, puis du 30 août au 26 octobre 2002 et encore une dernière fois, avec 10 jeunes congénères, du 15 au 17 septembre 2003. À chacune de ses visites, les observateurs et les curieux affluaient de tout le pays pour 110
Laguna del Toro Puna, Argentine, le 15 février 2005.
Alan serait certainement aux anges de savoir que le « projet décoiffant » a finalement démarré durant l’été 2015. Souvent, quand nous voyons un balbuzard, nous avons une petite pensée pour Alan, comme bien sûr chaque fois que nous avons le plaisir d’observer des flamants.
L’îlot d’Izmir MEHMET SIKI le ciel afin que ce soit un jour de chance. Quel événement mémorable que d’avoir pu montrer ce jour-là à Monsieur Flamants la seule espèce de Phoenicopterus qui manquait encore à son palmarès, et d’avoir pu fêter dignement cette « coche » avec lui dans un excellent restaurant de Salta ! Une autre espèce qu’Alan appréciait beaucoup – comme révélé la veille du baguage des flamants de 2011 – était le balbuzard pêcheur. Ce soir-là, nous avions évoqué avec lui notre rêve de le réintroduire en Suisse, un siècle après sa disparition comme nicheur. Inspirés par le proverbe selon lequel nul n’est prophète en son pays, c’est en Camargue qu’on avait choisi de parler pour la première fois de cette idée. Bien nous en avait pris, à en juger la réaction très positive d’Alan : « Ça, c’est un projet vraiment décoiffant, allez-y ! ». « Projet décoiffant » ou parfois aussi « projet D » est dès lors devenu le nom de code utilisé en référence à cette idée, pour laquelle Luc Hoffmann avait le lendemain même manifesté à son tour beaucoup d’enthousiasme.
Je suis vraiment triste de savoir qu’Alan n’est plus. Je l’ai rencontré pour la première fois lors de ma visite en Camargue, en 1989. Alan a gentiment pris soin de moi pendant les deux mois de mon séjour et il a généreusement partagé avec moi tout ce qu’il savait sur les flamants. Ensemble, nous avons visité l’îlot artificiel et j’ai vu de mes propres yeux, pour la première fois de ma vie, une colonie de flamants nicheurs de de 8 000 à 10 000 couples. Ce que j’ai appris a été une expérience unique et nous guide dans notre travail sur les flamants à Izmir, en Turquie. Cela nous a permis, entre autres, de créer aussi un îlot. Aujourd’hui, si les flamants sont hors de danger par rapport à certaines autres espèces menacées, je peux affirmer que c’est grâce à Alan. C’est aussi à lui que nous devons le succès de reproduction sur l’îlot d’Izmir – entre 8 000 et 10 000 couples de flamants – et ceci grâce à son travail antérieur et fructueux. Tous ceux qui l’ont approché et ont travaillé avec lui garderont Alan dans leur âme et dans leur cœur. Ni les flamants ni moi ne l’oublierons. 111
Les lacs salés d’Anatolie UYGAR ÖZESMI Alan Johnson a eu une remarquable influence sur le travail de recherche sur les flamants en Turquie. Chacun de nous connaît l’engagement de la Tour du Valat pour Dogal Hayatı Koruma Dernegi (prédécesseur de Birdlife en Turquie) pendant toutes ces années. Lorsque j’étais assistant professeur à l’université des sciences de l’environnement à Erciyes en Turquie, Alan me contacta et vint, avec Robert Bennetts, me rendre visite à Kayseri. Ensemble, nous avons fait le tour des lacs salés d’Anatolie, Sultan Marshes (Cappadoce), Tuzla (Palas), Seyfe, Tuz et Kulu, à la recherche des flamants. Pendant que nous voyagions, l’idée nous est venue de monter un projet flamant en Turquie en incluant un dénombrement aérien au-dessus de plusieurs lacs, dont celui de Tuz, ainsi qu’un programme de baguage. Plus tard, Arnaud Béchet rejoignit l’équipe et nous avons désormais fait partie d’un vaste projet méditerranéen. Ce dernier décolla vraiment lorsque Özge Balkız, en tant que coordinatrice et étudiante doctorante, intégra la Tour du Valat. Nous avons eu la chance d’apprendre Premier baguage en Turquie, en 2003. 112
comme jamais auparavant. Au travers de l’initiative d’Alan et de sa passion, nos connaissances sur les flamants de Turquie ont augmenté et nous avons aussi pu nous rendre compte de la connexion entre tous les flamants de la Méditerranée. Nous avons eu des meetings extraordinaires qui se terminaient par de grands dîners et des dégustations de whiskies single malt, dont Alan était passionné et avait d’ailleurs une excellente collection. Merci à toi Alan et merci aussi à la Tour du Valat. Grâce à vous une nouvelle génération d’ornithologues et de chercheurs a été formée. Alan m’accompagne toujours quand je visite un lac salé ou que j’observe un flamant.
Propager le virus (du flamant) ÖZGE BALKIZ Je me souviendrai toujours de la première fois où j’ai visité la Tour du Valat. C’était juste après qu’Alan ait pris sa retraite. Tous les sujets de discussion tournaient autour d’Alan et du travail remarquable qu’il avait fait dans la conservation du flamant depuis trente ans. Lorsque je l’ai rencontré pour la première fois, j’ai été agréablement surprise, car malgré son incroyable connaissance et son expérience, il était très modeste et, fait extraordinaire, il était toujours aussi passionné par le sujet, même après avoir consacré sa vie aux flamants. Pendant que j’épluchais les rapports de la Tour du Valat pour ma thèse, j’ai été de plus en plus fascinée par tout ce qu’avait fait Alan concernant les flamants
de ma région et partout dans le monde. En 2003, nous avons effectué la première opération de baguage sur le flamant rose en Turquie. Cela a été l’événement le plus angoissant que j’aie vécu dans ma vie, mais grâce à la présence d’Alan, je me suis sentie en sécurité et nous savions tous que tout irait sans problème. Et ce fut le cas… Je suis tellement heureuse de savoir que beaucoup de jeunes ornithologues turques ont eu l’opportunité de rencontrer Alan et de parler avec cette personne extraordinaire. Alan a été et sera toujours une grande source d’inspiration pour moi et un modèle pour tous. Nous voulons continuer à propager le virus (du flamant) à d’autres et j’espère qu’Alan sera fier de notre travail dans la conservation du flamant dans le monde entier… Tu nous manques Alan…
Étonnante colonie installée à proximité de la communauté urbaine d’Izmir, dans le delta du Gediz.
Les oiseaux avant tout ROBERT BENNETTS Pendant les quelques années passées à la Tour du Valat, de juillet 1998 à décembre 2000, j’ai eu le privilège de travailler avec Alan qui commençait à mettre en place un réseau pour améliorer, coordonner et faciliter l’étude et la surveillance
du flamant rose dans le monde. L’objectif du projet était de mieux comprendre la dynamique de la métapopulation de cette espèce, et plus particulièrement l’étendue de ses déplacements. Ma perception initiale était que ce serait notre première opportunité d’apprendre quels étaient les mouvements de l’espèce sur un vaste territoire, dans plusieurs pays, établis sur trois continents. Ainsi, Alan, moi-même, et d’autres personnes sommes 113
partis visiter tous les sites où des flamants étaient répertoriés, dans les pays autour de la Méditerranée, en Afrique de l’Ouest et dans une partie de l’Asie, et nous avons rencontré presque tous les chercheurs travaillant sur le flamant rose. Lors de nos visites dans chacun des sites, j’ai peu à peu commencé à réaliser qu’Alan connaissait déjà tous les endroits où il y avait des flamants, et ceci quel qu’en soit le nombre. En fait, Alan avait une telle connaissance de l’espèce que les autres chercheurs le contactaient régulièrement pour discuter de leurs observations et l’interroger. C’est à ce moment-là que j’ai compris que l’énorme masse d’indications que j’avais imaginé que nous rapporterions était déjà bien connue d’Alan. C’étaient juste les autres personnes du groupe qui devaient apprendre ce qu’Alan savait déjà. Alan aimait les oiseaux du plus profond de son cœur et de son âme. Je me souviens qu’en 2006, il est venu avec Sylviane me rendre visite dans le Montana, aux États-Unis. Nous sommes allés visiter les sites de la région et, bien sûr, voir les oiseaux. Durant ce voyage, nous sommes allés au Glacier National Park. Nous avons pris la Route du Soleil, qui est une destination touristique très populaire, à la recherche du martinet noir, qui niche derrière les cascades, et qu’Alan avait très envie de découvrir. Nous nous sommes arrêtés le long de la route à un endroit connu pour l’observation de ces martinets mais, pendant que nous cherchions les oiseaux, je me suis un peu trop penché au-dessus du muret de protection 114
(nous étions en montagne) et mon pantalon s’est déchiré du haut en bas ! Me rappelant que cette route était probablement la plus fréquentée du parc, j’essayais désespérément de cacher mon embarras en me collant dos au muret à chaque passage de véhicule. Lorsque Sylviane s’en est rendu compte, elle a éclaté de rire mais Alan, me gratifiant à peine d’un sourire, ne risquait pas de se laisser distraire de sa fascination pour les martinets !
À Seyfe, en Turquie, une équipe efficace, où chacun sait qu’il peut s’appuyer sur l’autre.
Si spécial PATRICK DUGAN Ce fut un privilège de connaître Alan, autant comme ami que comme collègue de travail, pendant toutes ces années, et toujours un grand plaisir d’être en sa compagnie. Quand je regarde en arrière, je me remémore naturellement son appétit de vivre, son enthousiasme professionnel et sa passion pour « ses » flamants, son engagement pour la conservation de la nature et ses qualités exceptionnelles d’ornithologue de terrain. Mais qu’est-ce qui le rendait si spécial ? Pourquoi était-il un compagnon si agréable et si efficace dans son travail ? Avant tout, il était généreux. Il était toujours incroyablement accueillant envers les visiteurs et les nouveaux venus à la Tour du Valat, et c’était un hôte merveilleux. Je me souviens de nombreux dîners mémorables chez lui mais, plus particulièrement des petitsdéjeuners du 15 août à Bois-Verdun, quand il nous régalait de sa fameuse tarte aux mûres tandis que nous observions les oiseaux survolant sa maison en ce jour d’ouverture de la chasse. Ensuite – en grande partie grâce à cette générosité –, Alan était un merveilleux compagnon de voyage. Que nous partions assister à des conférences dans des pays exotiques, en voyage de dénombrement hivernal à travers l’Espagne – célébrant le nouvel an avec du raisin et du champagne à la Puerta del Sol, à Madrid – ou simplement en route vers le Royaume-Uni pour Noël, c’était un immense plaisir d’être avec Alan, toujours joyeux, fiable et curieux des endroits que nous visitions autant que des gens que nous rencontrions et de leur culture. Enfin, je me souviendrai toujours de l’attention qu’Alan portait aux détails, probablement acquise dans sa jeunesse durant sa
La silhouette des poussins, rassemblés dans le corral d’où ils ressortiront bagués, commence à ressembler à celle de leurs parents. Ils n’arboreront le plumage blanc et rose caractéristique qu’à l’âge de 3 ans.
formation de menuisier. Cette qualité lui a été fort utile dans sa carrière scientifique et a participé à établir sa réputation d’homme digne de confiance. Sans aucun doute, ce souci du détail a été à l’origine de nombreuses nuits d’insomnie – nous nous rappelons tous son stress avant chaque baguage de flamants – mais tout cela concourait à en faire le scientifique que nous admirions. Pour moi, ces trois dimensions de la personnalité d’Alan ont contribué à en faire un excellent ami mais aussi un conservateur de la nature vraiment efficace. Il n’est pas très utile d’être un bon scientifique si on ne réussit pas à développer de bonnes relations, à construire des alliances et à remplir ses objectifs de conservation. Alan était exceptionnellement bon dans ce domaine et sa nature généreuse ainsi que sa fiabilité ont été des atouts majeurs pour atteindre les résultats records qu’il a obtenus en Camargue et ailleurs. C’est un héritage solide qui, j’en suis certain, aurait suscité un sourire de modestie sur son visage. Merci Alan. 115
LES VOYAGES D’ALAN 1941-1961 avril-mai 1961 11 oct. 1962 sept.-oct. 1965 nov. 1965-janvier 1966 juin-juillet 1966 sept.-oct. 1967 janvier-février 1968 déc. 1969-janvier 1970 août 1970 nov.-déc. 1970 mars 1971 nov.-déc. 1971 janvier 1973 sept. 1973 janvier 1974 janvier 1975 juin-juillet 1975 mai 1976 déc. 1976 janvier 1977 mai 1977 janvier 1978 février 1978 oct. 1978 oct. 1979 sept. 1980 nov. 1980 déc. 1984-janvier 1985 mai 1986 avril 1987 février 1988 sept.-oct. 1988 janvier 1989 février-mars 1991 nov. 1991-janvier 1992 juin 1992 sept. 1992 juillet 1993 nov. 1993 déc. 1993 février 1995 février 1995 déc. 1995 116
(LISTE NON EXHAUSTIVE)
Royaume-Uni - Nottingham, Gilbraltar Point… France - Camargue (Beauduc) France - Camargue (Tour du Valat) Yougoslavie, Bulgarie, Roumanie et Hongrie Espagne - Doñana Roumanie Roumanie et Bulgarie Pays-Bas, Roumanie, Bulgarie et Turquie Yougoslavie, Bulgarie, Grèce et Italie Pays-Bas Yougoslavie, Roumanie, Bulgarie et Grèce Espagne et Portugal Tunisie et Algérie Italie, Grèce et Yougoslavie Tunisie et Pologne Maroc Algérie Norvège - Rost Tunisie Mauritanie Tunisie et Algérie Tunisie Espagne - Fuente de Piedra et Doñana Maroc et Espagne - Delta de l’Èbre Italie - Sardaigne Italie - Sardaigne Tunisie Italie - Sardaigne Tunisie Mauritanie - Nouakchott et Banc d’Arguin Espagne - Fuente de Piedra Sénégal Pays-Bas Chypre Kenya Chypre Turquie - Istanbul Pays-Bas Sardaigne Kenya Sardaigne Hollande Chypre Tunisie
janvier-février 1996 mai 1996 oct. 1996 juin 1997 juillet 1997 oct.-nov. 1997 juin 1998 oct. 1998 août 1999 juin 2000 juillet 2000 août 2000 printemps 2001 déc. 2001 déc. 2001 avril 2002 juillet 2002 août 2002 oct. 2002 février 2003 mai 2003 juin- juillet 2003 juillet-août 2003 oct. 2003 avril 2004 juillet-août 2004 sept. 2004 nov. 2004 février 2005 avril 2005 juillet 2005 août-sept. 2005 mars 2006 juillet-août 2006 nov. 2007 février 2008 juillet-août 2008 août 2009 janvier-février 2010 mai 2010 avril 2011 juillet 2011 août 2011 juillet 2012 oct. 2013 février 2014 oct. 2014
Botswana - Okavango Italie - Sardaigne États-Unis - Charleston Espagne - Delta de l’Èbre Italie - Sardaigne États-Unis - Lafayette, Washington Espagne - Delta de l’Èbre États-Unis - Miami, Floride Mexique - Mexico, Yucatán Espagne - Delta de l’Èbre Turquie - Ankara Iran Irlande Espagne - Doñana Mexique - Mexico, Yucatán Pays-Bas Islande Chine Espagne - Doñana Grèce - Lesbos Pays-Bas Kazakhstan - Lac Tengiz Norvège Italie - Orbetello, Cinque Terre Écosse - Édimbourg, Islay Norvège - Spitzberg, Svalbard Émirats arabes unis - Dubaï Tunisie Bolivie - Salta Espagne - Delta de l’Èbre, Barcelone Autriche, Hongrie, Roumanie Mongolie Espagne - Costa Brava États-Unis - Montana, Wyoming Italie - Sardaigne Pays-Bas Australie Finlande Chili Pologne Italie - Comacchio Espagne - Delta de l’Èbre Italie - Sardaigne Espagne - Delta de l’Èbre Espagne - Estrémadure, Côte basque Antarctique, Argentine Suède
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Monsieur Flamants
Page précédente : Entre son père et sa mère, un poussin fraîchement éclos dont le bec porte encore la protubérance calcaire appelée « diamant » qui lui a permis de briser la coquille de son œuf et qui tombera très rapidement.
C’est en 2001 que j’ai décidé de venir découvrir le petit paradis qu’est la Camargue et que j’y ai rencontré un homme d’exception. Par la suite, Alan et moi ne nous sommes plus jamais quittés. Nous avons fait de magnifiques voyages ensemble. Nous avons visité les lieux mythiques des ornithologues, les destinations qui les font tous rêver, le Parc national de Hortobágy, en Hongrie, le
delta du Danube, le Glacier National Park et les paysages grandioses du Montana aux États-Unis, mais aussi le Guadalquivir et le Coto Doñana où il avait travaillé quelques mois. Alan m’a fait aimer le Nord, l’Islande, le Varangerfjorden, il m’a montré les « rochers » norvégiens, hauts et dangereux, l’île de Vedøy, plantée dans la mer au Lofoten et sur laquelle il grimpait pour y baguer les macareux. Pour découvrir la mouette ivoire (Pagophila eburnea) et le mergule nain (Alle alle), il a fallu « se mouiller », au propre et au figuré. Nous sommes partis en kayak pour une expédition de douze jours en autonomie au Spitzberg, dans l’archipel du Svalbard. Ayant attendu que la météo soit favorable, nous avons transporté nos quatre embarcations dans un avion à hélices. À Longyearbyen, toute l’équipe s’est mise au travail : sortir les kayaks en pièces détachées des sacs et les remonter, répartir la nourriture et le matériel dans
Yellowstone, États-Unis, 2006.
Hongrie, 2005.
Les deux amours d’Alan SYLVIANE JOHNSON
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les quatre bateaux. C’est à ce moment déjà, que nous avons fait connaissance avec les petits renards arctiques qui nous auraient volontiers dépouillés tout de suite… Et puis, bien sûr, il y avait le fusil, impossible de faire un pas sans arme : nous étions sur le territoire de l’ours blanc. C’est un animal impressionnant même naturalisé dans sa vitrine, celui de l’aéroport, bien plus haut que nous, avait immédiatement donné le ton ! Bref, après nous être défendus contre les renards arctiques, nous avons abandonné nos papiers, nos passeports, notre argent et nos téléphones dans une tente en espérant qu’elle ne serait pas emportée par le vent : nous n’avions plus besoin des accessoires de la civilisation. Nous sommes partis naviguer entre les icebergs, sur le « brash », un champ de glaçons formés à partir de fragments détachés des icebergs par les vagues, les intempéries, la
Lagopèdes, tout à fait cryptiques sur les rochers (Spitzberg, 2004). 122
chaleur… Pas de nuit, le soleil ne se couche pas, mais des tempêtes, et là nous avons perdu toute notion du temps. Nous pagayions quand la mer le permettait, même si c’était entre 23 heures et 4 heures du matin. Se renverser dans une eau à zéro degré n’est pas recommandé, nos kayaks étaient donc équipés de flotteurs mais l’un d’eux était crevé, ce qui inquiétait Alan. Et puis la « nuit », du moins pendant que nous dormions, le guide installait un « fil à ours » autour du camp de façon à ce que l’éventuel rôdeur se prenne les pattes dans la corde et nous réveille en faisant tinter la clochette. Pourtant, sortant de la tente pendant notre repos, je me suis encoublée dans le piège… pas de tintement ! Le fil à ours n’était pas correctement disposé. Alan était perplexe et, malgré sa courtoisie légendaire, il se permit de dire au guide le lendemain matin : « C’est du pipeau, ton installation ! » Au menu, matin, midi et soir, des pâtes chinoises déshydratées et du pain plus ou moins sec. C’est ça, le Grand Nord ! Mais nous étions heureux d’avoir quelque chose à nous mettre sous la dent… Le 13 août 2004, la mer était d’huile, alors je Spitzberg (Swalbard), 2004.
n’ai pas résisté à la tentation de nager dans cette eau limpide, à zéro degré, jusqu’à un iceberg. Lorsque je suis revenue au bord, Alan m’a dit : « Retourne, je n’ai pas eu le temps de faire une photo ! » Quel bonheur d’être dans ce paysage singulier, sous un soleil permanent, et d’entendre les glaces qui grondent et qui « vêlent ». Ce fut un voyage Australie, 2008. extraordinaire, il est resté gravé dans nos mémoires. Alan était un ornithologue exceptionnel et plein d’humour. Je me souviens d’une balade, en Camargue : nous arrivions sur la plateforme d’observation du Grenouiller, déjà occupée par plusieurs observateurs équipés de longues-vues performantes. Ils ne firent aucun cas d’Alan qui sortit tranquillement ses petites jumelles de poche. Au moment de partir, Alan leur a demandé s’ils avaient vu l’aigle de Bonelli (Hieraaetus fasciatus). Instant d’incrédulité… « Euh ! Non ! Où ? » Nous étions morts de rire en repartant sur nos bicyclettes ! Alan rêvait de voir toujours plus d’oiseaux rares. Parmi eux, le Banded Stilt, ou échasse à tête blanche (Cladorhynchus leucocephalus), qui est le seul limicole à élever ses poussins en crèche, comme le flamant. Pour cela, il fallait aller en Australie, dans l’un des seuls lieux de nidification connu, où, même sur place, il reste difficile à observer car il ne se reproduit pas chaque année. Mais Alan connaissait des ornithologues dans le monde entier, et Ken nous y a amenés. Cette année-là, les échasses étaient présentes, Alan jubilait !
Dans les parcs nationaux, au fond du bush australien, nous avons vu des oiseaux extraordinaires comme le superbe oiseau-lyre (Menura novaehollandiae) au chant remarquable, le Green Catbird (Ailuroedus crassirostris) ainsi nommé parce qu’il miaule comme un chat mais, en réalité, il nous donnait l’impression d’entendre un bébé pleurer au fin fond de la forêt subtropicale, le jardinier satiné (Ptilonorhynchus violaceus), qui décore son nid de tout ce qu’il peut trouver de bleu, plastique y compris, afin de séduire une femelle… une liste impressionnante de 200 espèces découvertes en partie grâce à notre guide, Phil Straw, l’ami de jeunesse d’Alan grâce auquel il était arrivé à la Tour du Valat. Dans le Parc national de Kakadu, les dingos nous ont reniflé les pieds pendant la nuit, j’étais sur le qui-vive mais Alan dormait du sommeil du juste. Alors que nous descendions une rivière qualifiée
Banded Stilt en Australie, 2008. 123
de « non dangereuse » par la loueuse de nos canoës, nous décidons de nous baigner. Les passagers d’un autre bateau nous ont fait de grands signes auxquels nous avons répondu, les trouvant fort sympathiques. Mais quelle ne fut pas notre surprise lorsque, remontés sur nos canoës, nous avons pu observer un crocodile juste un peu plus loin sur la berge ! Le désert Rouge, le mont Olga, Uluru, nous ont aussi passionnés. Il s’en est pourtant fallu de peu pour que nous ne puissions visiter ces sites merveilleux, faute de permis de conduire international… un faux a fait l’affaire ! L’un des derniers voyages d’Alan fut l’Antarctique, sa péninsule ainsi que les Shetlands du Sud. Quel bonheur de le voir jubiler devant les baleines à bosse de vingt-cinq tonnes qui apparaissaient à 10 m du Zodiac d’un côté, puis de l’autre, en chassant le krill, la gueule grande ouverte, avant de plonger en nous montrant la coloration de leurs queues. Marcher dans les colonies de manchots a été une expérience surprenante. L’odeur, si forte, nous apprenait que nous nous en approchions, à plusieurs centaines de mètres de distance. Pas un
oiseau n’avait peur de l’homme et les manchots s’approchaient même de nous sans aucune timidité. Le bonheur complet pour un ornithologue ! Dix jours d’enchantement, les jumelles toujours sur lui, à scruter la mer ; même les océanites de Wilson (Oceanites oceanicus) n’ont pas échappé au regard d’Alan. Et il avait le pied marin, la tempête essuyée lors du passage du Drake, avec des creux de 10 à 12 m, ne l’a en rien dérangé ! Du Grand Nord au Grand Sud, nous avons visité ensemble sept continents. Des années intenses et magnifiques qui nous ont aussi donné le bonheur de recréer une famille, Alan chérissait mes enfants et il était si fier d’être devenu « Grandad », ses yeux pétillaient et il avait même dessiné à la craie sur la fenêtre un flamant représentant sa petite-fille. Merci Alan.
Avec Bruno Oldani en Antarctique, février 2014.
Alan tellement heureux d’être Grandad et sa dédicace à la craie, sur la fenêtre.
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Le parrain JEAN-PIERRE & SUSI BIBER Notre famille – Jean-Pierre, Susi, Nicolas et Alison – a eu le bonheur de jouir de l’amitié exceptionnelle d’Alan pendant plusieurs décennies. Alan et Jean-Pierre se sont connus à la Tour du Valat, la première année que Jean-Pierre y est venu comme stagiaire, en 1970. Il aidait Alan, Heinz, Hubert et John pour le baguage et l’observation des oiseaux. Avec Alan, c’était avant tout de limicoles qu’il s’agissait, que ce soit sur le domaine ou dans les salins et à Beauduc. Plus tard, quand Alan a commencé son travail sur les flamants, Jean-Pierre venait autant que possible pour la grande opération de baguage des jeunes au mois de juillet. Ce baguage a toujours été une expérience exceptionnelle pour nous tous. Nous avons été très heureux quand Alan a consenti à être le parrain de notre fils Nicolas. Il était un bon parrain. Malgré les 10 heures de route qui, à cette époque séparaient nos domiciles, il a régulièrement rendu visite à son filleul. Chaque année, autour de l’anniversaire de Nicolas, c’était la transhumance du sud vers le nord. Alan venait souvent en compagnie d’Hubert. Nous nous souvenons notamment de trois hommes, deux grands et un minuscule, à plat ventre sur le parquet de notre salon, se lançant des petites autos. Et, bien sûr, toujours des cadeaux pour le filleul : un « mètre flamant » pour suivre la croissance du petit ; un sac à dos fait sur mesure, décoré d’un petit flamant, et – sans flamant – le premier vélo qui était la grande fierté de Nicolas.
Plus tard, c’est à Navas, sur le causse de Blandas, qu’il est venu nous rendre visite. C’était l’occasion de longues promenades dans ce paysage extraordinaire. De temps en temps, il arrivait avec son vélo : l’horizontalité de la Camargue le fatiguait et il se régalait des canyons entre les causses. Alan était toujours enthousiaste vis-à-vis de la nature qui l’entourait et il a su transmettre cet enthousiasme à tous, notamment à Nicolas qui, suivant la trace de son parrain et de son père, est devenu biologiste. Il n’a cependant jamais oublié son premier métier : en bon menuisier, il apportait toujours la caisse à outils acquise pendant son apprentissage. Il acceptait Susi comme apprentie. Ensemble, ils ont construit des bibliothèques et des étagères. C’était toujours un exploit car aucun des murs de notre maison n’est d’équerre. Plus tard, il est revenu accompagné de Sylviane. Sa dernière visite, à l’occasion du mariage de Nicolas et Cassie, fin août 2014, nous a fait un plaisir immense. C’est avec gratitude que nous nous rappelons ces moments, ainsi que beaucoup d’autres. Nous garderons en souvenir l’ami gentil et attentionné qui nous manque.
Les limicoles, non seulement bagués mais aussi photographiés par Alan. Ici, un oedicnème criard et un gravelot à collier interrompu. 125
Un artisan méticuleux ALISON DUNCAN Alan était un artisan, et même un artisan pointilleux, dans le bon sens du terme. Je pense souvent à lui quand j’ai un gros boulot et que je ne sais par où commencer, car il m’a appris la bonne méthode – même si je ne suis pas toujours bonne élève. Alan repoussait constamment les limites, pour lui, tout était possible. En 1977, alors qu’il logeait dans le bâtiment de l’écurie, dans une petite chambre de stagiaire bien exiguë, en explorant derrière les parois, il a découvert une cavité sous la toiture assez grande pour lui permettre de créer une nouvelle pièce et il a ainsi transformé sa chambrette en studio. Je lui avais demandé comment il avait réussi à trouver le temps pour faire ces travaux, il m’avait juste répondu : « Je fais une heure chaque jour ! », c’était simple, clair et net. Il ne se prenait pas la tête, il appliquait cette méthode et il allait jusqu’au bout ! Combien de fois j’ai envié sa discipline…
Gentleman PAT ET POPPIT ROGERS Alan était un ami et c’est de l’ami dont je vais parler, les autres aspects de sa vie et de son œuvre sont largement relatés par d’autres dans cet ouvrage. Nous avons partagé 126
nombre de bons moments en famille. Bien qu’il ne soit pas grand amateur de plage, excepté pour y observer des oiseaux, il est arrivé qu’il nous accompagne sur celle des Salins, lorsque nos enfants Nola et Holmes étaient petits. Nous y avons fait quelques joyeux pique-niques, agrémentés de pêches aux tellines improvisées… Il était un bon compagnon et un convive très agréable. À Noël, nous invitions parfois la bande de célibataires, Alan, John, Hubert et d’autres. Lors de l’un de ces réveillons, la conversation s’est mise à languir et un très pesant silence s’est installé. Alan a soudain pris sa cuiller en argent et, sous les yeux horrifiés de Poppit, s’est mis à en frapper la table en rythme tout en entonnant un chant de Noël si fort qu’il a dû être entendu jusqu’à Salin-de-Giraud. Le premier choc passé, nous l’avons tous accompagné et le reste de la soirée fut loin d’être calme ! Pendant la cinquantaine d’années qu’il a passée en France, il est resté l’Anglais dans toute son essence. Il s’est cependant exceptionnellement adapté à la France, à la Camargue et aux Camarguais et, concernant la langue, il a tellement bien appris le français qu’il le parlait comme un Provençal. Il en venait même parfois à écrire plus volontiers dans sa langue d’adoption, comme cette fois où il m’avait demandé de traduire son artiLa plage : pour voir les oiseaux, piquecle sur les flamants du niquer avec les enfants et faire nager Loufoque. français vers l’anglais !
Alan était prévenant et attentif à chacun et aussi très systématique, voire pointilleux à l’extrême, dans tout ce qu’il entreprenait. Ces dernières qualités ont probablement contribué à faire de lui un excellent menuisier. Je le sais car, en 2009, quand nous sommes revenus vivre provisoirement à la Tour du Valat, il nous a proposé son aide et a construit une porte de jardin, non seulement jolie mais suffisamment solide pour garder nos chiens dans notre petite cour, elle y est toujours. Son caractère rigoureux a également contribué à en faire un bon scientifique. Ses données étaient recueillies de façon précise et systématique en fonction des protocoles définis. Cette rigueur ne l’a pas abandonné quand il a pris sa retraite : même les quelques poules que Sylviane et lui avaient achetées ont eu droit à l’enregistrement de leurs données. Chaque œuf pondu était répertorié, soigneusement pesé et mesuré et la poule identifiée. Je me suis souvenu que lord Kelvin, le physicien qui a donné son nom à l’unité de température absolue, avait dit : si vous n’avez pas mesuré, vous ne pouvez savoir ce dont vous parlez, Alan était en bonne compagnie ! En plus de toutes ses qualités d’ornithologue et de scientifique, d’homme et d’ami, Alan était quelqu’un de très spécial, c’était un vrai gentleman. Un vrai gentleman.
Passeur d’histoire NICOLAS SADOUL Venu en Ami 8 de ma Normandie natale, je suis arrivé le 1 avril 1991 à la Tour du Valat pour ce que je pensais être une courte durée, un contrat de 4 mois et demi dans l’équipe Flamant. J’ai alors découvert un monde fascinant. Plus de 35 ans d’histoires, de missions en Land Rover autour de la Méditerranée, et plus loin encore, sur des pistes boueuses ou poussiéreuses, de « cancanements » s’échappant de dizaines de sacs de toile de jute dans les couloirs d’un labo qui n’en était pas encore un, de semaines entières passées dans les dunes de Beauduc à baguer des passereaux quand c’était encore une aventure de s’y rendre. Des histoires de famille aussi, de réveillons de Noël à la cantine, d’école pour les enfants du mas et du château… Acteur de cette vie, Alan a été un conteur et un passeur de l’« histoire de la Tour du Valat ». Il reste pour moi l’un des piliers d’un pont, entre ce passé et le présent, qui faisait en sorte que l’on souhaitait appartenir à cette famille. Et j’ai tiré une grande fierté d’en faire partie. Mais Alan n’était pas un homme du passé. Formidable ornithologue de terrain, exigeant, méticuleux, voire tatillon comme chef d’équipe, son travail précis et sa capacité à s’entourer de compétences lui ont permis de construire le programme Flamant que l’on connaît. Mon étude de doctorat sur les larolimicoles coloniaux n’aurait pas non plus été possible sans la qualité des recensements qu’il avait mis en œuvre dès les années 1960, ni sans nos échanges réguliers sur le sujet. Comme Heinz, Alan m’a toujours accompagné dans ma vie de jeune chercheur. Avec son caractère er
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positif, ses pieds bien sur terre et sa bonne humeur, il a été un soutien précieux, tant physique que moral, dans la mise en œuvre du programme de baguage du goéland railleur, initié en 1997 et largement inspiré de son expérience sur les flamants, tout autant que dans la gestion du stress des conférences auxquelles nous avons participé ensemble. Pour tout cela, et plus encore, merci à toi, camarade !
Ça déménage ! JEAN ROCHÉ, NICOLE YAVERKOVSKI ET MARION VITTECOQ Premier avril 2012. Alan déménage. Après cinquante ans de Camargue !? Poisson d’avril ? Pour aller où ? Même hameau, même rue, deux numéros plus loin. Opportunisme façon flamant au sein de la colonie. Recherche d’un petit supplément de confort. Le bruit a couru et les copains ont accouru. Un étage familier à descendre, un nouveau à monter. Trente mètres entre les deux. Tri à finir, encore et encore. Alan dégage une pile oubliée de National Geographic. « Tu les veux ? Sinon je jette ! » Coup d’œil tout de même. « Ah non, pas celui-là ! » Pages 553-571 : « Ballerinas in Pink ». Un article sur les parades de flamants dans un jardin zoologique des Bahamas. La couverture est poussiéreuse, sans photo, sobre. 1957. Un millésime ! Il sera notre souvenir d’Alan. Le flux des cartons reprend. Pick-up, remorque, diable, portage à pied, tout est bon. Camion inutile pour ces quelques enjambées. Équilibre parfois précaire sur la brouette. Tenir la 128
distance. Pousser sur l’herbe. Sylviane aimerait faire un petit tour à la déchetterie, Alan trouve de l’espace pour tous ses souvenirs dans son atelier. En bons déménageurs, Antoine et Gaëtan marchent sur les tuiles de l’auvent comme sur des œufs. Le bureau sort… par la fenêtre. Il entrera par une autre. Les pyrogènes, ces curieux grattoirs à allumettes qu’Alan affectionne, reprennent doucement leur place dans le buffet. Rapide pause déjeuner. Visite de la plateforme observatoire en bois aménagée par Alan en face nord de la maison. Un petit escalier y donne accès. Le menuisier s’est rappelé à l’ornithologue. Une pause crêpes. De nouveau, Alan et Sylviane organisent la ronde des paquets. La fatigue pointe son nez. On discute bras chargés, ça soutient. C’est quand même mieux ici ! Un grand terrain. « On aura des poules ! » s’exclame Sylviane. Le coin potager est déjà trouvé. Pas de flamant de jardin. Le soir tombe, Alan s’affaire sur des braises, des dorades grillent, les papilles s’émoustillent. Les langues se délient, les souvenirs se partagent sous la voûte bienfaisante du grand palmier. Doucement, la Voie lactée s’illumine. Purs moments de bonheur, d’éternité.
1er avril 2012 !
La huppe ÉRIC LACANAUD Pour moi, qui ai grandi dans le bar-restaurant L’Estrambord, Alan fut un proche, comme la plupart de ceux qui fréquentaient l’établissement familial et en devenaient des habitués. Il en était un fidèle depuis avant même notre arrivée, lorsque ça s’appelait Le Mouton Blanc et que l’estaminet était tenu par Paul et Fernande Chabaud. Il me racontait souvent ses soirées d’hiver à jouer au billard avec ses vieux complices Heinz et John ! Ce billard était d’ailleurs un sujet de reproche : mon père l’avait supprimé lorsqu’il avait entrepris les travaux d’aménagement du restaurant, sans doute le seul reproche que j’aie entendu de sa bouche… Alan était un client agréable et son plat favori était sans aucun doute l’andouillette grillée avec ses frites maison : si elle était au menu du jour, son choix était rapide et sans équivoque ! Le temps a passé et, un beau jour, en 1993, Alan est venu s’installer au Sambuc dans une maison que nous appelions « la Poste », du fait de son ancienne vocation, et qu’il a magnifiquement restaurée, jardin compris : nous étions devenus voisins ! Un soir, alors que je rentrais chez moi, passant devant la résidence d’Alan, je m’entends appeler avec cet accent délicieux qui résonne encore en moi : « Éric, avec mes jumelles, j’ai observé la parade nuptiale d’un couple de huppes juste derrière ta maison !!! Il se peut qu’elles fassent leur nid, mais fais attention, ce sont des oiseaux très prudents et s’ils sont dérangés ils partiront ! » Une fois à la maison, j’avais déjà oublié ses paroles. Cependant, quelque temps plus tard, alors que mon épouse et moi étions dans
notre cuisine, j’ai entendu un bruit inhabituel qui venait de l’extérieur, juste sous la fenêtre. Curieux de savoir, je sortis et, le bruit se faisant plus précis, je me dirigeai vers un regard désaffecté dont je soulevais le couvercle et là, quelle surprise ! je découvris une couvée de petites huppes ! Durant quelques jours, nous avons pu observer la mère qui allait et venait sans cesse pour nourrir ses petits. Alan était si heureux de les regarder qu’il revint à plusieurs reprises pour contempler le spectacle, jusqu’à ce que les poussins grandissent et quittent le nid… et notre maison. Depuis, le nid est resté vide. Plus aucune huppe n’est venue s’installer chez nous, mais nous conservons toujours ce vieux regard, on ne sait jamais !
« Osborne ! » TOBIAS SALATHÉ Lorsque je suis arrivé en Camargue, en 1980, c’est Alan qui m’a accueilli et m’a fait découvrir l’univers des salins, notamment parce que mon travail de terrain se faisait sur l’étang du Fangassier : je devais étudier la prédation sur les nids de flamants et je faisais mes observations à partir d’une petite cache qu’il venait d’installer sur la digue centrale. Alan me conseillait de m’y rendre avant l’aube et d’en sortir après le crépuscule afin de ne pas déranger les oiseaux. Après un gros orage survenu au printemps, j’ai été obligé d’y aller en bottes pour le reste de la saison, car il y est resté dix centimètres d’eau stagnant sur le sol de la petite cache, juste assez grande pour tenir assis sur une chaise pliante. 129
Les longues heures d’observations de Tobias, restituÊes artistiquement sous forme de linogravure.
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Un autre voyage, en janvier 1990, qui a conduit (de gauche à droite) Olivier Pineau, Tobias, Alan et François Mesléard (derrière l’objectif) sur la route jusqu’au Flamingo Bar, au sud du Maroc (où ils n’ont pas trouvé Kerouac).
En 1986, Alan m’a proposé de l’accompagner en Andalousie, où il m’a présenté à Manolo Rendón, qui, en suivant ses conseils, étudiait les flamants nichant au lac salé de Fuente de Piedra. Puis nous avons rencontré Luis García, le bagueur de limicoles et autres oiseaux d’eau à la station biologique de Doñana. Luis échangeait ses idées avec Alan, qui avait fait le même travail lors de ses premières années en Camargue. Nous commencions timidement à parler l’espagnol et il nous était difficile de comprendre les Andalous, qui ont tendance à avaler la fin des mots, mais après une copita de fino ou deux, cela se passait beaucoup mieux. D’autant plus que nous étions invités par l’un des grands viniculteurs et bâtisseurs du Parc national de Doñana, Mauricio GonzálezGordon. Grâce à la facilité avec laquelle Alan expliquait ce que nous faisions à la Tour du Valat, et en Camargue, nous étions reçus
Voyage en Tanzanie avec Nicolas Hulot en 1996. 131
Le lac Natron, lieu de nidification le plus important des flamants nains en Afrique de l'Est.
comme des rois et pouvions visiter les coins les plus secrets à pied, à cheval et même en avion ! Les pilotes militaires étaient habiles, dans ces petits avions très robustes, pour survoler les canards, mais c’est l’une des rares fois où j’ai été malade. Lors de notre retour en voiture à travers l’Espagne, nous jouions à un petit jeu inventé par Alan : celui qui apercevrait le premier un grand taureau publicitaire dans le paysage au bord de la route devrait crier « Osborne ! ». Alan y était imbattable. Alan était écouté en Camargue et bien reçu chez les propriétaires tout autant que chez les saliniers et autres riziculteurs. Pour le parc naturel régional de Camargue, il a entrepris les premiers essais d’effarouchement des flamants dans les rizières, au printemps, avec poupées gonflables, canons et cartouches à blanc. Cette activité peu commune nous a valu un article illustré dans Paris-Match. Plus tard, c’est Nicolas Hulot qui demandait à Alan de participer à une émission Ushuaia sur les flamants et la faune de l’Afrique de l’Est. Nous l’avions ensuite regardée sur le poste de télévision flambant neuf d’Alan, dans sa maison du Sambuc. Dans les années 1990, nous avons passé pas mal de week-ends à arpenter les brocantes à la recherche de pyrogènes. Les foires de 132
L’Isle-sur-la-Sorgue et de Barjac étaient des rendez-vous inscrits dans nos calendriers. Et le samedi matin nous nous rendions à Villeneuve-lès-Avignon, Fontvieille, Nîmes ou Maussane. C’était l’époque où il installait sa nouvelle maison, construisait sa cheminée et où nous comparions nos collections de whiskies, dégustations à l’appui ! Puis, dans les années 2000, alors que j’étais retourné m’installer en Suisse, Alan m’a envoyé Sylviane pour que je lui fasse découvrir un jeune flamant bagué en Camargue, qui visitait la baie du Fanel, au lac de Neuchâtel, avant que je la retrouve dans ses bras, au printemps suivant, lors d’un baguage de chouettes chevêchettes, au fin fond de la forêt jurassienne !
Petit-déjeuner chez Alan JONATHAN WALLACE Alan est très connu pour ses travaux sur les flamants roses, mais il était passionnant concernant tous les oiseaux. Lorsqu’il habitait à Bois-Verdun, au sud du Sambuc, il tenait une liste de toutes les espèces qu’il avait vues depuis sa maison ou son jardin. Le jour de l’ouverture de la chasse, il invitait ses amis à l’aube pour le déjeuner dans le but de faire la liste du jour. Au lever du soleil, les fusillades commençaient tout autour des marais et les oiseaux dérangés volaient çà et là. Tandis qu'ils se régalaient de la tarte aux mûres faite par Alan lui-même, les invités étaient chargés d’identifier et de noter toutes les espèces qui passaient au-dessus de la maison. Je n’ai aucune idée du nombre de « coches » que nous avons ajoutées à la liste, mais ce qui est sûr, c’est que c’était vraiment un déjeuner amusant et ludique !
La tarte aux mûres du 15 août CHRISTOPHE TOURENQ J’ai de la chance. Énormément de chance. Mes parents ont été, pendant plus de 50 ans, des amis intimes d’Alan, dit « le Rosbif ». Ce qui, à première vue, peut paraître paradoxal s’agissant de mon père, un rugbyman assidu pour lequel la Perfide Albion représente l’ennemi juré lors de toute rencontre au ballon ovale. La France peut être battue par les Irlandais, passe encore, mais par les Anglais… NON !!! Dans notre enfance, mes sœurs et moi étions fascinés par ce personnage au curieux accent, mélangé de teintes de Sud et d’outreManche. À tel point que ma sœur Muriel l’identifiait à Pollux, le chien de l’émission pour enfants Le Manège enchanté. En 1984, alors que je débutais les cours d’anglais au collège, Alan a généreusement offert de m’inviter en Camargue, pendant qu’une équipe de la BBC filmait une série live sur les études menées sur la biodiversité par les chercheurs de la Tour du Valat. « Tu pourras pratiquer ton anglais », me dit-il. C’est là qu’il m’a ouvert les portes de son monde, de sa vie dédiée à l’observation et à la conservation des oiseaux, des flamants et des zones humides. Et qu’il m’a initié aux sausage-rolls (rouleaux de pâte feuilletée farcis de saucisses, que l’on trouvait à la boulangerie du Sambuc), à la Worcestershire Sauce, aux toasts rassis (et toujours trop grillés) tartinés de brandade de Nîmes, aux tellines
de l’Estrambord (dont Debra, mon épouse australienne, me parle toujours avec émotion !) et, bien sûr, à la tarte aux mûres du 15 août. Chaque été, Alan sillonnait les drailles de la Tour du Valat, du PetitBadon et de Bois-Verdun pour ramasser des mûres dont il garnissait une tarte. Cette pâtisserie événementielle était ensuite dégustée entre amis, dans le jardin, les jumelles sur la table prêtes à être pointées sur les oiseaux, pour noter tous les oiseaux qui passaient, fuyant à tire-d’aile, au-dessus de la maison le jour de l’ouverture de la chasse. Peut-être plus encore que son enseignement ornithologique pendant la cueillette (« Tu entends ça, Kiko ? C’est une grive draine, alors que tout à l’heure, c’était une grive musicienne, tu fais la différence ? »), le goût de cette tarte aux mûres reste profondément ancré dans ma mémoire. Alan aimait partager ses connaissances mais aussi tous ses plaisirs simples avec les étudiants, volontaires, stagiaires, chercheurs du monde entier, qui, souvent, commençaient par être intimidés de rencontrer une sommité de l’ornithologie mondiale. Et puis sa gentillesse et cette faculté de partage brisaient la glace, rompaient les barrières académiques, et tissaient des liens d’amitié souvent indéfectibles. Sa carrière est un modèle d’autodidactisme, lui le menuisier devenu docteur es sciences, spécialiste mondial du flamant rose, une « touche colorée » dans le milieu de la recherche française, bien trop figé par son académisme. Alan était à lui seul un puits de connaissances mais, grâce à sa modestie et à sa simplicité, il était aussi naturel et spontané avec L’eigadié de la digue du Fangassier qu’avec le professeur d’Oxford lors d’un dîner formel. Tous ceux qui l’ont connu ont été touchés par cette rencontre, que ce soit autour d’une tarte aux mûres à regarder les bondrées apivores se laisser porter par les ascendances thermiques, ou sur la plage de Piémanson, un soir d’août, à observer les premiers flamants tenter de traverser la Méditerranée au soleil couchant, en route pour leurs aires d’hivernage africaines. 133
Les brocantes DIANNE WILKER Aussitôt qu’il a acheté sa maison, rue de l’École, au Sambuc, Alan a entrepris un travail de titan : déblayer son jardin jonché de décombres. Un jour, il a sorti une de ses trouvailles et m’a demandé : « Tu sais ce que c’est ? » Ayant passé pas mal de temps dans les pubs anglais, je savais exactement de quoi il s’agissait mais aucun de nous n’en connaissait alors le nom français : « pyrogène ». À partir de cette première découverte, Alan s’est lancé dans une véritable collection et il s’est mis à sillonner la région à l’affût de toutes les brocantes et tous les marchés d’antiquités. Nous partions souvent en compagnie de Jean-Paul Taris qui, comme chacun sait, collectionnait presque tout ! Ces excursions étaient très amusantes, de Barjac à L’Isle-sur-laSorgue se trouve une multitude de brocantes aussi diverses que variées (« R.I.P. Fan-Broc »… j’ai tellement regretté la fermeture de cet immense entrepôt en plein centre de Saint-Rémy !), où nous finissions par avoir nos habitudes. Il arrivait que le frisson de la traque et l’excitation de la découverte l’emportent sur le bon sens et, avec leurs encouragements, je me suis retrouvée propriétaire d’une quantité embarrassante d’objets anciens – et étranges – qui sont toujours entassés dans mes armoires en attendant de voir la lumière du jour… Il est rapidement devenu évident qu’Alan n’était pas le seul collectionneur de pyrogènes ; les beaux étaient rares et généralement très chers. Il réussit néanmoins à en rassembler un nombre impressionnant qu’il exposait fièrement dans une vitrine, avec son 134
autre collection, les single malt. Sa maison était comme celle d’un Hobbit : une place pour chaque chose et chaque chose à sa place, avec un maître de maison au cœur heureux et de bonne humeur. Il me manque. Quelques pyrogènes de la collection.
Le porteur de bonnes nouvelles JEAN-JACQUES GUILLOU Voici quelques années, Alan m’a raconté que sa formation dans les métiers du bois terminée avec succès et son diplôme en poche, il avait informé le directeur de son institution qu’il se destinait à l’ornithologie. Lequel lui avait fait part de ses plus grandes réserves, ne comprenant pas qu’un élève aussi doué n’embrasse la profession pour laquelle il avait été formé, préférant à une carrière toute tracée et qui s’annonçait prometteuse un avenir incertain et aléatoire. En réalité, la passion d’Alan pour les oiseaux s’est épanouie grâce à sa formation initiale qui alliait à la patience et au respect des faits l’organisation rigoureuse des données acquises, tout ce qui fait la réussite dans la durée d’une carrière scientifique. Car il fallait toutes ces qualités face à un sujet aussi astreignant que le suivi méticuleux, jour après jour, année après année, d’oiseaux ombrageux réfugiés dans des lieux inhospitaliers. En effet, avant leur changement complet de comportement
en France face aux humains, l’heureuse conséquence d’une protection stricte, les flamants sont longtemps restés très farouches. L’espèce, qui vit bien plus longtemps qu’on ne le pensait, comme nous l’a appris Alan, n’est pas dépourvue de mémoire. Tous ces atouts, cette passion sans limites pour les flamants associée à une nature de chercheur doué, structurée par une formation qui devait sous-tendre ses recherches ultérieures, n’auraient pu s’épanouir sans un environnement d’étude adéquat, condition nécessaire qui apparaît bien moins évidente qu’on ne l’imaginerait. Quiconque a eu le bonheur de découvrir ces oiseaux dans leurs paysages de prédilection, des salars andins aux lacs carbonatés sodiques de la Rift-Valley africaine ou aux lagunes sursalées du Kazakhstan, a été frappé par la désolation des milieux fréquentés par ces splendides oiseaux, retirés au plus loin de toute installation humaine. En cela, le milieu camarguais, tout artificiel qu’il soit, présente bien des avantages, proximité de l’hébergement et du laboratoire et accès rapide à la colonie par les pistes des salines. Ces circonstances si favorables vont jusqu’à des détails pratiques comme la présence de diguettes où le chercheur dissimulera ses caches sans déranger les reproducteurs. C’est là qu’intervient le second fait capital ayant permis l’épanouissement scientifique d’Alan : tout jeune, il a choisi de venir à la Tour du Valat qui n’était alors qu’une simple station de baguage. Accueilli par Luc Hoffmann pour quelques semaines, il s’est rapidement trouvé en communion avec cette personnalité étonnante, à la fois chercheur scientifique et mécène. D’entrée de jeu, ce pari osé sur son avenir a pris corps et s’est révélé gagnant, alliant sa passion pour les flamants et sa solide formation à une opportunité exceptionnelle d’étude dans un cadre humain et matériel remarquable. Ainsi a débuté une longue et riche carrière où se sont exprimées toutes ses qualités, cursus qu’on a suivi avec intérêt, admiration et sympathie. La thèse qu’Alan a soutenue en décembre 1983
l’illustre parfaitement. La richesse et l’exhaustivité des données, l’organisation du texte, sa lecture aisée, la solidité des conclusions, s’imposent avec force au lecteur. La personnalité attachante d’Alan lui permit de tisser tout un réseau d’informateurs dévoués, d’amis fidèles, dont faisait partie Erik Carp, ornithologue néerlandais résidant souvent en Espagne où il récoltait des données sur les populations ibériques de flamants. Cette photo des années 1995 prise dans sa cuisine de l’Ancienne Poste du Sambuc, avec de gauche à droite Erik, Hubert Kowalski et moi-même, exprime bien la personnalité attachante de notre ami, d’un calme souverain, posé, attentif à ce qu’il faisait comme aux autres, attitude habituelle qui faisait ressortir sa gentillesse innée. Il lisait là des nouvelles qui le passionnaient, un compte rendu apporté par Erik, sans doute émaillé de notes humoristiques, à voir nos mines réjouies. Dans cet échange ressortent bien ces deux aspects essentiels de sa nature, sa bienveillance et sa chaleur
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humaine assorties d’une sérénité de tous les instants. Comme de coutume entre vieilles connaissances, les protagonistes apprécient la teneur des nouvelles dans une ambiance très cordiale, soulignée par un côté cosy british, l’agencement mural et les flacons du premier plan, d’abord l’excellent Glenfiddich, puis un autre whisky, certainement un autre single malt de sa collection, peut-être d’Islay, et enfin la bouteille d’eau, non moins traditionnelle pour Alan, qui était un beau jour revenu d’un périple en Écosse en ayant adopté l’habitude locale de couper son scotch d’eau. Dernier détail, ces jours-là Alan se trouvait la jambe dans le plâtre à la suite d’un accident et, du coup, il s’était laissé pousser la barbe. Rien de tel qu’une jambe cassée pour éviter la corvée du rasage quotidien !!!
Les sévillanes MARIE-ANTOINETTE DIAZ Après le workshop du Flamingo Specialist Group du 4 au 6 mars 2002, durant lequel avait régné une ambiance excellente, nous avions dîné ensemble : je ne suis plus très certaine du restaurant ni de ce que nous avions au menu mais le repas fut très joyeux. Nous avions continué la soirée chez Alan qui, faute de place à la Tour du Valat, hébergeait toutes les filles chez lui, au Sambuc. Alan ayant raconté à quel point il aimait l’Espagne, les deux Andalouses, Charina et Araceli, avaient réclamé la musique adéquate et s’étaient lancées dans des sévillanes endiablées au milieu du salon d’Alan et pour sa plus grande joie ! 136
À bicyclette LUCILLE BON À plusieurs reprises, je m’étais rendu compte que certains, parmi les groupes que je recevais au mas de Peint, étaient avides de découvertes plus naturalistes que ce qu’ils avaient lu dans leurs guides touristiques. Sachant qu’Alan parcourait la Camargue en vélo par tous les temps et qu’il connaissait la moindre draille et, surtout, savait où découvrir le moindre oiseau rare quelle que soit la saison, je lui ai demandé s’il n’avait pas envie de guider quelques-uns de mes clients. Toujours intéressé par une expérience nouvelle, il a accepté un ou deux essais et s’est pris au jeu : chaque fois que l’occasion se présentait, Alan accompagnait des groupes pour des tours à bicyclette dans toute la Camargue, pédaler était son régal et partager son savoir et sa passion des oiseaux était la cerise sur le gâteau ! Toujours de bonne humeur, la gentillesse inscrite sur son visage et dans son cœur, il enthousiasmait ses groupes par son érudition et sa simplicité. Tour du Vaccarès, 2009.
Le gypaète MARION ET ALAIN DUCIEL Notre première rencontre avec Alan date d’un souper chez nous, à Yverdon, en Suisse, alors que son épouse, Sylviane, nous présentait son mari. Aussitôt, nous avons été emportés dans des récits de voyages aussi surprenants qu’impressionnants, de la Mongolie et la Chine jusqu’à l’Amérique latine. Le dernier en date remontait à leurs vacances en Norvège où nos chers amis évoquaient bivouacs et baignades au milieu des glaces du Spitzberg… Puis nous sommes venus leur rendre visite à l’Ancienne Poste du Sambuc. Là, nous avons découvert l’âme du collectionneur. Une collection qui nous a tout particulièrement marqués est celle des « frottoirs ». Non pas les frottoirs utilisés pour nettoyer les tableaux noirs de notre enfance, mais ceux destinés aux allumettes, les pyrogènes. À cette collection s’attachaient naturellement quantité d’histoires, de lieux, de souvenirs, de voyages… Nous nous sommes ensuite retrouvés à Saint-Martin, petit village du Val d’Hérens, vallée de montagne du Valais en Suisse. Ce val, nous allions l’apprendre, magnifique et préservé comme il l’est encore, est une véritable niche à oiseaux. C’est ainsi qu’un beau matin, nous sommes partis randonner avec Alan et son épouse auxquels nous voulions faire partager la région que nous aimons. Mais, en fin de compte, c’est Alan qui allait nous apprendre à porter un regard nouveau sur cette belle contrée. En effet, jusqu’à ce jour, la randonnée était pour nous essentiellement un sport. Nous pouvions marcher des heures durant, sans
nous arrêter, trouvant là notre plaisir. Il y avait un départ et une arrivée ; nous nous souciions en fin de compte assez peu de ce qui se dessinait sur notre chemin, hormis la beauté de la nature, de la montagne, mais d’une façon assez globale. Avec Alan, il en a été tout autre. À chaque détour de sentier, parfois presque à chaque pas, il écoutait, s’émerveillait, nous invitant à notre tour à écouter le chant d’un oiseau se distinguant parmi les autres. Nous avons alors découvert cette infinie capacité d’écoute et cette connaissance immense de toute cette faune que nous avions côtoyée des années sans la deviner. Alan nous racontait les habitudes de l’oiseau, sa façon de se nourrir, de voler, ses différents cris ou ses différents plumages en fonction de son âge. Autant dire que nous nous perdions, mon mari et moi, parmi tous ces détails et que nous n’avons pas pu tout mémoriser ! Une
Avec la chienne Bridget dans le Val d’Hérens, Suisse. 137
chose pourtant est sûre, c’est que nos quelques balades avec Alan ont révolutionné nos randonnées. En effet, il nous a fait découvrir l’écoute des chants d’oiseaux et la multitude de leurs variations. Des chants mélodieux, des plus répétitifs, des plus graves, des plus aigus, des plus harmonieux, des plus ingrats, des plus sobres ou fantaisistes… C’est ainsi que, bien souvent, lors de nos périples, nous sommes moins obnubilés par notre arrivée au sommet, Alan nous accompagne dans notre souvenir, tout comme le chant mélodieux des oiseaux. C’est dans cette même région que nous avons fait une autre découverte, non moins déconcertante : celle de la « reconnaissance » des oiseaux vis-à-vis d’Alan. Sylviane et lui venaient, à ce moment, d’acquérir un petit chalet de montagne à Saint-Martin, en face du nôtre, et nous avions convenu d’une balade dans le Val d’Hérens. Bref, rendez-vous était pris pour 9 heures, l’aube pour nous autres citadins, au départ d’un chemin qui devait nous conduire aux Mayens de Prarion vers le sommet du mont Noble… En attendant nos amis, nous observions dans le ciel une paire d’ailes qui s’amusait avec les courants, planant sans effort apparent, majestueuse, magique, belle ! Mais, à mieux regarder cette envergure, nous commencions à nous demander si nous n’avions pas affaire à un aigle… Bon présage pour cette journée de randonnée, avec deux férus en ornithologie ! Mais ce qui nous semblait incroyable, c’est que cet aigle volait juste au-dessus du chalet d’Alan et de Sylviane, à 30 m de hauteur, Aquarelle de Sylviane Johnson. 138
certes, mais vraiment à l’aplomb, on aurait dit qu’il le faisait réellement exprès. Enfin nos deux tourtereaux nous ont rejoints et nous leur avons fait part de notre observation factuelle : un aigle planait au-dessus de leur toit… (Sûrement pour leur rappeler l’heure du rendez-vous !) C’est alors que Alan, stupéfait, nous a expliqué qu’il ne s’agissait pas d’un aigle, comme nous l’avions cru, mais d’un gypaète barbu, une espèce en voie d’extinction dont un couple niche dans la vallée d’en face, à environ 50 km (à vol d’oiseau, naturellement !) de SaintMartin… Ce gypaète venait, nous n’en avions pas douté un instant, souhaiter la bienvenue à Alan avec la simplicité de sa majestueuse envergure de 3,50 m ! Malgré toutes les menaces actuelles, nous sommes toujours sur cette belle planète bleue !
Quelle émotion ! LYDIE ET BRUNO OLDANI Le ciel est pourpre, le vent faiblit doucement, la lumière devient irréelle, le Fangassier s’allume… les acteurs de cette fin d’été 1986 vont entrer en scène avant le coucher du soleil et ce sera le lever du rideau. Plus de 10 000 couples de flamants roses danseront leur ballet aérien et aquatique pour venir alimenter 10 000 poussins affamés et confiants… Là, au bord de l’étang, un télescope, derrière lequel est rivé, vissé, comme intégré à l’objectif, un œil bleu, et dans son prolongement, une main qui note les numéros de toutes les bagues déchiffrées sur les longues pattes roses.
Sur la rive est de l’étang du Vaccarès, les flamants côtoient en hiver nombre d’oiseaux d’eau : grands cormorans, aigrettes garzettes et, jusqu’au début des années 2000, des milliers de fuligules milouins. 139
Nous nous approchons silencieusement pour ne pas rompre le charme. Bouleversant de tendresse et d’enthousiasme pour les oiseaux et les êtres qu’il chérissait, Alan est entré tout doucement et tout naturellement dans notre vie de famille. Il mettait toute sa patience en œuvre pour faire découvrir et apprécier le birdwatching à nos enfants et à nous-mêmes, nous consacrant de longues heures à parcourir la Camargue par tous ses chemins de traverse… nous croquions quelques salicornes En haut : couple de sarcelles d’hiver, en bas : sterne hansel au premier plan et en passant, tant pis pour nos mouettre rieuse derrière. estomacs, Dame Nature avait imposé ses rendez-vous et nous allions, le nez en l’air, à la rencontre de M. de Bonelli (Aquila fasciata), Mlles les guifettes moustac (Chlidonias hybrida), M. le courlis cendré (Numenius arquata) qui avait toute sa ferveur, Mme la discrète marouette ponctuée (Porzana porzana) et enfin les exquises mouettes mélanocéphales (Larus melanocephalus) qui lui faisaient toujours tourner la tête ! À pied, en kayak ou à vélo, du Spitzberg à la péninsule Antarctique en passant par le bush australien, son souci bienveillant et constant était de nous faire partager chaque oiseau. Que de « coches » merveilleuses arrosées grâce à lui ! Un jour de février gris et venté, nous ramassions un héron cendré gisant au fond d’une roubine, la patte cassée. Alan se déchaussait aussitôt pour improviser un brancard sécurisé à l’intérieur de sa botte, et filer, l’oiseau glissé dedans, direction Pont-de-Gau ; 140
malheureusement, le résultat ne fut pas celui escompté, le héron ne put survivre au stress et Alan eut le pied presque gelé !!! En vélo autour du Vaccarès avec Alan, c’était toujours un émerveillement et comme une première fois ! Pas un flamant ne le survolait sans susciter son éblouissement et, quand son regard pétillait, c’est son cœur qui débordait pour cette nature généreuse, d’autant plus si ses amis partageaient cette émotion avec lui. Et les oiseaux n’étaient pas ses seuls amours : une tortue qu’il avait marquée 25 ans auparavant et à nouveau rencontrée en Camargue lui avait procuré une joie extatique et communicative. Alan, pour te caricaturer, il faudrait savoir dessiner la tendresse, la souligner du bleu de tes yeux, la signer en rose avec une plume et l’encadrer dans un cœur, un très grand cœur.
Syrrhapte paradoxal PHILIPPE DE GRISSAC Alan fut avant tout, pour moi, un ami qui a parfois accompagné mes chemins d’oiseaux. Nous avons, notamment, partagé un moment inoubliable en Mongolie. Quelques extraits de mes notes de terrain retracent un épisode de cette épopée que j’ai le bonheur de partager avec vous. MONGOLIE, 25 AOÛT 2005 (47° 49’ de latitude nord et 94° 11’ de longitude ouest, altitude 1 250 m)
Alan et moi nous levons à 5 h 30 pour aller recenser les oiseaux sur le lac de Baga Nuur, situé sur le plateau. Je commence par m’emparer d’un pack de jus d’orange que je porte à mes lèvres. Tandis que le liquide frais et délicieux coule dans ma gorge, tête renversée, mon regard traverse l’ouverture située au centre du toit de la yourte : la lune est au zénith ! […] Lorsque nous approchons du lac, l’air s’emplit de cris. Le chant des tadornes casarca (Tadorna ferruginea) domine, nous en dénombrerons 4 500 ! La majorité des oiseaux s’envole à l’approche de la jeep et c’est un ballet incroyable et bruyant de canards, limicoles, hérons, aigrettes, mouettes, sternes et goélands qui nous accueille, les flamants roses restent en place. Nous stoppons sur une petite dune de sable qui surplombe un peu le lac à quelques dizaines de mètres de sa rive. Le calme revient bientôt et nous commençons notre comptage. Je suis fasciné par les radeaux de phalaropes à bec étroit (Phalaropus lobatus), il y a environ 2 000 individus.
Avec Claudia Feh, en Mongolie ; il est des endroits où il fait bon trouver un peu d’ombre…
Je descends vers une anse proche où s’assemblent des limicoles. Vanneaux huppés, pluviers fauves, courlis cendrés, gravelots à collier interrompu, bécasseaux cocorli et de temminck, phalaropes à bec étroit, chevaliers bargettes, gambettes, arlequins, aboyeurs, combattants, avocettes, échasses et un limnodrome asiatique (Limnodromus semipalmatus). De retour près d’Alan, nous suivons, au vol, un courlis qui nous intrigue : nain ? À bec grêle ? Cendré ? L’oiseau se pose à distance et nous décidons de nous en approcher. Après quelques centaines de mètres le long de la rive du lac, nous en sommes certains… Ce n’est « qu’un » cendré. De retour vers notre point d’observation, Alan prélève des artémias qui pullulent dans l’eau peu profonde. Il est intrigué par leur forme, et notamment leur long flagelle, qui les différencie de ceux qu’il connaît bien en Camargue. En tout cas, leur abondance explique bien la richesse trophique du lac et donc la présence des oiseaux. Alan suit la rive alors que je choisis de passer par la steppe. Soudain, je perçois derrière moi les cris typiques du syrrhapte paradoxal (Syrrhaptes paradoxus), je lève la tête, une quinzaine d’oiseaux 141
volent à basse altitude droit sur moi. Je crie, Alan m’entend et nous nous congratulons de cette première observation dans de très bonnes conditions de l’oiseau que nous attendions tant tous les deux. Jusqu’ici nous étions très frustrés de ne pas en avoir vu, sinon très loin au vol. D’autres petits groupes s’annoncent et c’est l’extase ! Notre joie devient délire lorsque nous apercevons, au loin, un vol d’environ 7 000 individus qui se dirige vers nous. Groupes mouvants, comme les vols d’étourneaux. Finalement, ce sont environ 20 000 syrrhaptes qui nous survolent à une vingtaine de mètres d’altitude. Les oiseaux vont se poser, derrière nous, de l’autre côté du lac, pour s’abreuver dans la partie où l’eau est plus douce (nous le vérifierons plus tard). Alan et moi pleurons de rire devant ce spectacle tellement incroyable. Lorsque plus aucun vol ne s’annonce, Alan, au sommet de son style « british », lance, et je le soupçonne d’avoir forcé un peu son accent : « Tu sais, Philippe, il en faut beaucoup pour que je tourne le dos à une zone humide ! »
Equus Przewalski flammeus, nommé Tom Sar, avec sa mère Carline, 2011, Mongolie. 142
Lettre à Alan CLAUDIA FEH Cher Alan, Tom Sar (photo), « pleine lune » en mongol, va toujours bien malgré ses oreilles courtes. Il a surmonté les autres handicaps inhérents à ses défauts congénitaux depuis sa naissance il y a 4 ans. En plus, ni lui ni les autres membres de son troupeau sauvage ne mangent plus de cailloux depuis que nous avons mis du sel minéralisé à leur disposition. Cela a l’air bête, mais c’est comme tu disais : quand on veut contribuer à la sauvegarde d’une espèce sauvage, il faut essayer de comprendre, comprendre, comprendre. Et puis les aider. Faire des nids. Leur donner ce qu’ils aiment. Les aimer. D’ailleurs, c’est quoi un animal sauvage, il a seulement peur de l’homme ? Quand je t’ai parlé de ce poulain bizarre (encore un problème ! Et ça vient d’où ???), qui était né dans notre troupeau de chevaux de Przewalski réintroduit en Mongolie, fidèle aux traditions scientifiques devant un individu différent des autres, tu as suggéré de créer une nouvelle sous-espèce. Le « Short-eared Przewalski’s horse », en référence au Short-eared owl, of course! En latin, le nom de ce dernier est Asio flammeus, donc naturellement le « Short-eared Przewalski’s horse » devenait « Equus Przewalski flammeus ». Quel beau nom ! Nous avons tous deux éclaté de rire, comme d’habitude quand tu tournais une difficulté en blague. Tu connaissais si bien la charge de l’engagement au niveau individuel d’une espèce. Tu connaissais si bien les difficultés de l’engagement tout court. Depuis des dizaines d’années, tu y étais au plein milieu et tu avais une large avance sur moi. Les chevaux ne sont pas forcément ta cup of tea. Cela ne t’a pas empêché de t’engager dans notre projet de chevaux de Przewalski,
malgré leurs légères déficiences. Comme ils n’ont pas d’ailes, il leur fallait un avion pour voler. Alors tu as pris l’avion avec eux, et puis tu as fait une conférence dont les éleveurs nomades de Khomiin Tal me parlent encore, 10 ans plus tard. Quoi ? Un oiseau rose presque aussi grand qu’un être humain, ça existe ? Justement, ils appréciaient d’entendre parler de choses qu’ils ne connaissaient pas. Changement de décor : nous sommes, toute une équipe, en Mauritanie, sous la tente, et nous cherchons des flamants. Le beurre a failli s’évaporer de chaleur et des hirondelles de cheminée épuisées se réfugient sous la tente pour échapper au vent brûlant qui les repousse vers le sud, mais elles ne veulent pas y aller. Leur boussole intérieure les dirige vers le nord. Après dix jours de sorties quotidiennes en barque, le jour précédant le départ, tu as trouvé le premier flamant (la première « flamante », en fait) mauritanien bagué en Camargue. Tu étais heureux. Et nous avons parlé de la détermination patiente des hirondelles, ces folles, qui gardaient leur cap. J’ai failli oublier. Il y a quelques dizaines d’années, tu as fabriqué de tes mains des supports pour ce qui est cher à ma survie et aussi fiable que toi : les livres, et ce qu’il y a dedans, des phrases, des mots. S’il n’y avait que ça. À partir de mots et de phrases, il y a des idées qui s’envolent, comme les flammes dans la cheminée que tu aimes tant, des idea flammea en quelque sorte. Rigolade supplémentaire. Justement. Flammeus signifie « flamme », et non « oreilles courtes ». Justement, c’est ce qui nous avait fait rire. Cheval de flamme, oiseau de flamme, flamenco, flamant ? Tu les aimais et tu les aimeras toujours. On aurait pu en faire une chanson, un poème ? On l’a fait, en les faisant vivre. Sinon, je voulais juste te dire qu’ils vont bien, les oiseaux et les chevaux de flamme, même ceux qui ont des oreilles normales. Mieux qu’avant… Pfff ! Ça n’a jamais été dans nos habitudes de nous dire merci. Mais que veux-tu, j’y pense. Souvent. À un de ces jours, Claudia.
L’oiseau de flamme par Tobias Salathé. 143
Épilogue
Au revoir, Alan ! SANDRINE FERRAZZINI C’est rare, très rare, de rencontrer quelqu’un qui fasse à ce point l’unanimité. J’ai beau chercher dans ma mémoire, je ne me souviens pas d’avoir entendu une seule critique à son égard. Peut-être de ne pas « monter au créneau » ? Oui, forcément : Alan avait une façon pacifique et diplomatique de résoudre les conflits. Depuis le 2 avril 1980, jour de mon arrivée à la Tour du Valat, plein de « photos » d’Alan sont imprimées dans ma tête, toujours avec ce sourire inoubliable, cette gentillesse légendaire, cet optimisme inébranlable : avec sa caisse à outils, venu spontanément réparer les volets du cabanon de berger où je m’étais installée ; avec René Lamouroux qu’il m’a présenté, une fois où j’avais ramassé un busard à l’aile cassée ; dans un Cessna, me racontant les merveilleux paysages qu’il m’avait invitée à découvrir du ciel, tandis que je serrais les dents pour ne pas succomber au mal des transports ; avec
Loufoque, son bien nommé labrador, qui fuguait avec ma chienne ; chez Jean-Paul Taris, durant cette soirée où nous « écoutions des bûches », plus exactement des petits insectes xylophages, JeanPaul avait pris des clichés sur lesquels nous semblions absurdement nous téléphoner avec ces bouts de bois et il les avait affichés au coin café ; lors des dîners de fête, aussi, je jubilais lorsqu’il entonnait « Old MacDonald had a Farm » et que tous le rejoignaient, chacun avec ses animaux, John, Heinz, Mike… et c’était une ferme où l’on entendait des flamants, des canards et des hérons, naturellement ; avec Sylviane, au supermarché, plus lumineux que jamais, sa main gauche levée au-dessus de la tête pour me montrer son alliance rutilante… Une seule fois je n’ai pas vu ton sourire, Alan, en cette veille de Noël, tu étais endormi par la douleur et tu ressemblais à un enfant fragile, je t’ai dit au revoir… Mais ce livre m’a permis de te retrouver un peu et de te faire revivre. Même moi, qui pensais assez bien te connaître, j’ai découvert des facettes de ton existence, qui m’ont fait sourire, souvent, et aussi rire, parfois. Et j’ai été émerveillée par l’organisation dont tu as fait 145
preuve depuis ta plus tendre enfance jusqu’à accumuler une documentation sur l’histoire de la Tour du Valat qui mériterait un travail d’archiviste. Impressionnée, également, par la quantité d’articles publiés, avant et après la thèse, scientifiques autant que grand public. Tu as toi-même trouvé le titre de cet ouvrage, pour l’autobiographie que tu avais commencé à rédiger et que nous avons continuée avec l’aide des amis que nous avons pu retrouver. Ta vie était bien destinée aux oiseaux et la rencontre avec Luc Hoffmann a provoqué la bonne synergie : Luc t’a compris, t’a « reconnu » et t’a donné des moyens que l’enfant du Nottinghamshire n’aurait même pas pu imaginer pour assouvir une telle passion. Et toi, en retour, on le vérifie tout au long de ces pages, tu as permis que les Camarguais (autrefois plutôt chasseurs que protecteurs de la nature) s’intéressent à des oiseaux étranges, participent à leur protection et réalisent l’importance des travaux 146
et études entrepris par cette bizarre assemblée internationale installée en plein centre de la Camargue. Jusqu’à la fin de ta vie si bien remplie, tu as eu à cœur d’expliquer, de faire connaître, de faire découvrir, à tes collègues, à tes voisins, aux saliniers que tu as impliqués dans ta mission, aux enfants de l’école du Sambuc, aux touristes en visite dans les manades, tout autant qu’aux ornithologues et aux chercheurs du monde entier. Comme le disait Luc, tu étais le meilleur ambassadeur de la Tour du Valat, le meilleur « communicant » que la station ait connu et l’essor de l’actuel Institut de recherche pour la conservation des zones humides méditerranéennes te doit beaucoup. Nous tous, qui avons écrit ce livre, et tous ceux qui n’en ont pas eu l’occasion mais auraient aimé y participer, nous te disons : « Au revoir, Alan ! »
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Annexes
Page précédente : Gethan&myles, Regain (pour Alan Johnson), domaine départemental du château d’Avignon, 2015. Tissu, bambous, piquets de châtaignier, enceintes, bande sonore « cri d’alerte du flamant rose sur l’étang du Fangassier » par Arnaud Béchet-Tour du Valat. Production Conseil départemental des Bouches-du-Rhône. Photographie gethan&myles.
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SIGLES UTILISÉS DANS CET OUVRAGE BIROE BIRS CROP CEOB GOL ICBP CIPO IWRB LPO NSF RNC SEOF SFECA TVBW WWF
Bureau international de recherche sur les oiseaux d’eau Bureau international de recherche sur la sauvagine Centre de recherches ornithologiques de Provence Centre d’études ornithologiques de Bourgogne Groupe ornithologique lyonnais Conseil international pour la protection des oiseaux International Waterfowl Research Bureau Ligue pour la protection des oiseaux Nottingham Sewage Farm Réserve nationale de Camargue Société d’études ornithologiques de France Société française pour l’étude du comportement animal Trent Valley Birdwatchers Fonds mondial pour la nature
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La construction de la tour d’observation Si la première tour, érigée en 1983 avant l’ère du numérique, n’a pas été immortalisée pendant sa fabrication, la construction de la seconde a fait l’objet d’un véritable reportage photographique dont on trouvera l’intégralité sur le site du réseau flamants (www.flamingoatlas.org). La tour a été construite à l’atelier de la Tour du Valat d’après des plans élaborés par Alain Vanderbecken de l’atelier Tétras, spécialisé dans la conception d’observatoires en milieu naturel. Alan a donné de précieux conseils et a suivi l’ensemble de l’opération. La précédente s’étant révélée excessivement sonore, les plaques de contreplaqué ont été remplacées, la structure métallique a été habillée de planches de mélèze, un bois réputé très résistant aux intempéries. La « cabane » a ensuite été transportée en remorque jusqu’au Fangassier puis déposée par une pelle mécanique sur des pilotis prévus à cet effet, auxquels elle a été fermement arrimée. Entièrement amovible, la tour pourra être déplacée pour suivre la reproduction des flamants sur le nouvel îlot construit à leur intention à l’automne 2015. 156
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Carnets d’Alan Toute sa vie, Alan a rempli des petits carnets, diary, soigneusement datés et étiquetés, sur lesquels il inscrivait les faits marquants de son quotidien mais aussi, et surtout, tous les oiseaux qu’il avait le bonheur de voir, et bien sûr d’attraper et de baguer. Ces calepins méthodiquement remplis jour après jour feraient le bonheur d’un historien car on y trouve à la fois des indications sur le coût de la vie, sur le climat, sur la biodiversité et, naturellement, sur l’histoire de la Tour du Valat. Un livre ne suffirait pas pour ces seuls agendas dont de rares pages sont reproduites ci-après.
Avril 1961 : Parti le 14 à 6h 04 de Nottingham, passé par Londres, Douvres, Dunkerque, Arras et Paris, Alan arrive à Arles et au Sambuc le samedi 15 avril. Le dimanche 16, il rencontre Luc Hoffmann qui le conduit à Beauduc où se trouve déjà Philip Straw.
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Mercredi 11 octobre 1962 : Travail sur le terrain l’après-midi avec, entre autres, Philip Straw et Pierrot Heurteaux ; Alan est « Badly bitten by mosquitos » et les observe suffisamment bien pour dessiner l’un des coupables. Le lendemain, première chevauchée sur Éclair…
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Mercredi 25 décembre 1962 : Une vague de froid s’est abattue en Europe. L’hiver 1962-1963 est le plus long et le plus rigoureux enregistré depuis la fin du XIXe siècle. Luc Hoffmann demande à son équipe d’aller casser la glace pour libérer les canards, puis l’invite pour le café (accompagné de cognac) et une distribution de cadeaux de Noël. 160
Les nombreux voyages et missions effectués par, Alan et les émissaires de la Tour du Valat, étaient loin d’être des expéditions de routine.
En octobre 1965, entre les décomptes d’oiseaux, on découvre par exemple que le coéquipier d’Alan voyageait avec une arme, confisquée à la frontière entre l’URSS et la Roumanie.
Un peu plus tard, en décembre 1969, Alan voyage en compagnie de Heinz Hafner quand leurs passeports sont « remis par erreur » à d’autres clients de l’hôtel. Après seulement 3 jours de démarches administratives, ils ont l’heureuse surprise de recevoir de nouveaux documents et visas et peuvent reprendre la route et les dénombrements. 161
La garden list La « liste d’oiseaux » est un sport très répandu au Royaume-Uni où, notamment le 1er janvier de chaque année, une multitude d’ornithologues de tous âges se lance dans la campagne pour recenser tous les oiseaux vus de l’aube au crépuscule. Ce qui apparaît comme un concours est, au final, un excellent inventaire de la biodiversité à date fixe. Cette liste se décline à l’infini et l’une de ses variantes traditionnelles est la garden list, la liste des oiseaux que l’on peut voir de son jardin. Alan qui, on l’a bien compris, était méthodique et organisé et par ailleurs amoureux des oiseaux, ne dérogeait pas à la règle et a dressé cette liste dans tous ses logements successifs. Il s’était installé un observatoire confortable, au dos de sa maison
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du Sambuc, où il pouvait recevoir ses amis ornithologues, ici Jacques Blondel (assis) et Christian Chéné (debout). Toute l’année, il établissait des listes mensuelles (feuilles 1, 2, 3, 4), puis il notait sur une 5e feuille le jour du mois où s’étaient présentés des oiseaux rares ou spéciaux, comme par exemple 6 cigognes blanches le 1er janvier 2006, et il établissait des statistiques : le tableau de bas de page expose la moyenne, sur 14 ans, du nombre d’espèces vues par mois. Ses archives abondent de données car il notait tout ce qui pouvait être important : s’il était absent de Camargue pour une mission à l’étranger, son dénombrement en était impacté, etc. Il inscrivait également la première observation des migrateurs et, beaucoup plus difficile : la dernière !
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Remerciements et crédits photographiques Merci à tous les photographes amateurs et professionnels qui ont offert leurs clichés pour ce livre Page, haut= H, bas = B, centre = C, gauche = G, droite = D, milieu = M
Felicity Arengo : p. 108, 109G Alessia Atzeni : p. 104B Nicola Baccetti : p. 103 Stephen John Baines : p. 48CG Özge Balkız : p. 112BG, 112D, 114B Robert Bennetts : p. 113B Jean-Pierre & Susi Biber : p. 125HG Nicolas Biber : p. 76H André Blasco : p. 80H Jacques Blondel : p. 27H, 29, 30H, 31B, 33, 38 Gérard Boudet : p. 68D Erik Carp : p. 43G Frank Cézilly : p. 89HC Laurent Chazée (Tour du Valat) : p. 65, 115D Christian Chéné : p. 99BD, 146D Éric Coulet : p. 35 Alison Coulthard : p. 82HG Nonie Coulthard : p. 98BG Marion et Alain Duciel : p. 137G Patrick Dugan : p. 115G Alison Duncan : p. 97D Patrick Duncan : p. 126H Claudia Feh : p. 142 Philippe de Grissac : p. 141G François Halard : p. 83HD Robert Hanclot : p. 36G Jean-François Hellio & Nicolas Van Ingen : p. 6, 59, 61, 63HM, 69B, 73B, 80B, 81B, 89B, 113H, 114H, 119, 144 Nathalie Hecker : p. 74D Chantal Heurteaux : p. 23, 32G, 44G
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Hervé Hôte/ Agence Caméléon : p. 5, 9, 39H, 49H, 55B, 58G, 66G, 70, 71D, 89HD, 100B, 126BG, 127D, 136G, 145, 147 Bettina Hughes - von Goldschmidt : p. 69HD Jean Jalbert (Tour du Valat) : p. 74G, 117, 140D Arne Johansen : p. 48HG Alan R. Johnson : p. 13H, 31HD, 34D, 60, 68D, 75, 77, 78B, 81H, 110G, 125BM, 125BD, 131D, 132G, 140G Archives Johnson : p. 11, 13B, 14, 15, 16, 18, 19BG, 21B, 27B, 28, 30B, 31HG, 36D, 37B, 39B, 40B, 41H, 41BD, 42, 46BG, 46BD, 47, 48BM, 50, 51, 55B, 63HG, 64B1, 66D, 67, 71G, 84BG, 84HD, 92H, 93H, 95H, 97G, 98HG, 104H, 126BD, 135, 146G Sylviane Johnson : p. 41BG, 48BD, 84BD, 91, 93B, 94G, 98BD, 106D, 121BG, 121BD, 122, 123, 124, 128, 133B, 134BG, 136BD, 137D, 138, 162, 165 Frédéric Joly : p. 141D Éric Lacanaud : p. 129G René Lambert : p. 32D René Lamouroux : p. 94BD, 95B Denis Landenbergue : p. 87, 109D, 110D, 111G Jean-Dominique Lebreton/Écolos Euzière : p. 79 Yves Leresche : p. 43H Isabelle des Ligneris : p. 136HD François Mesléard (Tour du Valat) : p. 40H, 45, 131G Vera Michalski - Hoffmann : p. 43BD Mike Moser : p. 82HD
Lydie et Bruno Oldani : p. 57B Anthony Olivier (Tour du Valat) : p. 49B Uygar Özesmi : p. 112HG Bruno Pambour (Tour du Valat) : p. 85 Patrick Pien : p. 37H Robin Prytherch : p. 76B Archives Ramsar : p. 105B Manuel Rendón-Martos : p. 100H, 101, 102 Jean E. Roché : p. 64B2, 64B5, 69D, 92B, 134HG, 139, 155 Tobias Salathé : p. 82B, 129D Boudjéma Samraoui : p. 64H, 107 Mehmet Siki : p. 111D Philip Straw : p. 19H, 19BD, 20, 21H Adelheid Studer-Thiersch : p. 99GH Alain Tamisier : p. 34G Gioia Theler : p. 73H Priamo Tolu : p. 105H Christophe Tourenq : p. 133H Jean-Noël Tourenq : p. 55H Archives Tour du Valat – famille Hoffmann : p. 25, 26, 44D, 53, 55H, 57H, 58D, 62, 63B, 64B3 et 4, 78H, 83G, 83BD, 94HD, 96, 121HG, 156, 157, 167 Kyra Wallace née Razumovsky : p. 46HD, 132D John Walmsley : p. 51HG Dianne Wilker : p. 46HG, 134G Carla Zucca : p. 106G Photo de couverture : Jean-François Hellio et Nicolas Van Ingen (numérisation Terre Neuve) Photo de 4e de couverture : Philip Straw
Merci à vous, qui avez creusé votre mémoire et fouillé vos tiroirs afin d’ajouter une pièce au puzzle qu’est cette esquisse de portrait d’Alan. Merci aux spécialistes qui ont écrit ou corrigé les pages historiques et factuelles. Merci également à Christian Chéné pour les scans des documents d’Alan. Merci enfin à Sylviane Johnson qui a contribué de toute son âme en se plongeant dans les archives d’Alan, carnets, classeurs, écrits et souvenirs, contacts, amis et copains, sans jamais ménager son temps.
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Édition Sandrine Ferrazzini Traductions Sylviane Johnson et Sandrine Ferrazzini Création graphique Cécile Barruol Relecture Marylène Cudeville Impression Pure impression - 34130 Mauguio
La Tour du Valat Créée il y a plus de 60 ans par Luc Hoffmann, naturaliste visionnaire et mécène, la Tour du Valat a depuis lors déployé son activité de recherche pour la conservation des zones humides méditerranéennes avec un souci constant : « Mieux comprendre les zones humides pour mieux les gérer ». Convaincue que ces milieux menacés ne pourront être préservés que si activités humaines et protection du patrimoine naturel vont de pair, la Tour du Valat développe depuis de nombreuses années des programmes de recherche et de gestion intégrée qui favorisent les échanges entre usagers et scientifiques et promeuvent les bénéfices des zones humides auprès des décideurs.
Retrouvez la Tour du Valat : Tour du Valat
@TourduValat
C’est au-dessus de l’étang du Fangassier, le 15 avril 1961, que j’ai pu observer des flamants pour la première fois, un vol d’une trentaine d’individus. J’étais arrivé d’Angleterre la veille, Luc Hoffmann me conduisait vers Beauduc où j’allais passer mes vacances à capturer et baguer des passereaux dans les pinèdes. J’y étais heureux et j’avais envie d’y rester, de ne plus retourner dans mon pays natal. Mais toute bonne chose a une fin et Luc revint me chercher le 5 mai. Sur le chemin du retour vers la Tour du Valat, nous voyions à nouveau des flamants, l’occasion pour Luc de me faire part de ses inquiétudes pour ces oiseaux sans cesse dérangés en période de reproduction par des prédateurs, des visiteurs inopportuns, des avions, le mauvais temps […] Je n’imaginais nullement, à l’époque, que leur sort allait un jour reposer sur mes épaules et que le Fangassier deviendrait le berceau le plus important au monde pour le flamant rose, ainsi que le théâtre d’un programme de conservation et de recherche sur le long terme aussi unique. Alan Johnson