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SIMO MRAOVIĆ
CONSTANTIN CRAINTDIEU
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SIMO MRAOVIĆ/ titre original/ traduction/ revue par/ éditeur/ design/ imprimerie/ ISBN/ ©/ ☺/ @/
CONSTANTIN CRAINTDIEU Konstantin Bogobojazni Yves-Alexandre Tripković Laure Chevillard et Célia Izoard theatroom noctuabundi, Paris, 2008 art rebours ravin bleu 2-915331-05-07 Simo Mraović et Durieux pour le texte original Tomislav Čuveljak pour la photographie de l’auteur theatroom noctuabundi pour la traduction française ce livre à été publié grâce au soutien du ministère de la culture de la république de croatie et à l’infatigable agitation littéraire de Nataša Medved theatroomnoctuabundi.com, yatk_paris@hotmail.com
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SIMO MRAOVIĆ
CONSTANTIN CRAINTDIEU traduit du croate par Yves‐Alexandre Tripković
revue par Laure Chevillard et Célia Izoard
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C, c : se prononce [ts] comme dans « tsunami » ; Ć, ć : se prononce entre [t∫] et [tƷ] ; Č, č : se prononce comme dans «tchak !» ; E, e : se prononce [e] comme dans « élément » ; G, g : se prononce [g] comme dans « gros » ; J, j : se prononce [j] comme dans « payer » ; S, s : se prononce [s] comme dans « siffler » ; Š, š : se prononce [∫] comme dans « chat » ; U, u : se prononce [u] comme dans « loup » ; Ž, ž : se prononce [Ʒ] comme dans « jupe »
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Je n’arrêtais pas de lui dire de vérifier le bon fonctionnement de l’avion. Aristote Onassis 7
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V
oici la confession de Constantin, poète inconnu qui, dans le tourbillon de la guerre, arpenta les rues de la bienveillante ville de Zagreb. Il n’était pas particulièrement charismatique. Il n’était pas quelqu’un d’important, ça non. Il n’était pas non plus malheureux en amour, alors là, pas du tout. Il pensait qu’il était destiné à accomplir quelque chose de grand. Les jeunes gens ont parfois cette illusion. Mais nous ne nous en inquiéterons pas ici, car il ne dépassera pas les limites de ce livre. Il avait consacré le dernier été avant la guerre à flirter et à s’enivrer. Non, il n’est pas riche. Il ne possède rien. Il n’est pas non plus prolétaire, il ne se considère pas comme tel. Ni croyant, ni pratiquant, il n’est pas pour autant matérialiste. Il pense que les singes descendent des hommes, et non le contraire — avec tout le respect que l’on doit aux singes. Son histoire ne commence qu’à l’automne. Ce fut un automne brûlant. z 9
La veille, au matin, je m’étais éveillé à Sesvete 1 . En centre ville, dans un appartement en face de l’église. La Petite dormait encore. J’avais fait du thé et observais, par cette matinée dominicale, les grosses bagnoles s’agglutiner devant l’église. Je voyais également les visages mornes des fidèles qui se pressaient pour entrer. L’air qu’ils respiraient était gros de tristesse, d’angoisse et de crainte, de même que mes yeux qui les observaient, hébétés. Et puis la foule était entrée dans l’église. À peu près une quinzaine de minutes plus tard, j’avais pu, en toute tranquillité, examiner en détail les voitures : environ vingt‐sept BMW et dix‐neuf Mercedes. z La Petite dormait toujours à poings fermés ; nous avions bavardé jusqu’à l’aube. Je me mis à dévaliser son frigo : je mangeai un paquet de saucisses de Francfort, un peu de moutarde, deux œufs durs, du pain, trois cornichons au vinaigre et bus du jus d’orange. Je sirotais mon thé et, comme la Petite dormait toujours, je me remis à lorgner par la fenêtre, en aspirant les voluptueuses bouffées de ma première cigarette. À ce moment‐là, vraisemblablement après la messe, un torrent afflua, cette fois il sortait de l’église. Je fus à nouveau surpris par les visages. Plus aucune trace de tristesse, d’angoisse ou de crainte. Ils semblaient revenir de Woodstock et non de l’église. Depuis bien longtemps, je n’avais vu tant de joie, de sourires et de sérénité sur des visages de citadins et de banlieusards. Le souffle léger, transparent, de l’hébétude et du pardon, telle une petite brise, vint caresser jusqu’à mon visage. À la vue de ces expressions si heureuses, je me pris à les juger, me trompant sans doute. z La Petite continuait de dormir profondément. Elle m’avait demandé de claquer tout simplement la porte en partant. Je jetai un œil à la dérobée. La police se tenait à l’angle de la rue, mais il y avait tant de monde que je parvins tranquillement à me frayer un passage jusqu’à l’autobus. J’allai jusqu’à Dubrava, puis sur la place de la République, où était rassemblée une foule d’une singulière beauté. Je marchai une trentaine de mètres derrière une fille en uniforme. Elle monta dans le tramway rue Vlaška, près de l’église Saint‐Pierre. Elle portait au bras l’insigne de la Croix‐Rouge. Je m’approchai d’elle, imperceptiblement, au moment 1
N.d.T. Petite ville près de Zagreb.
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où le tramway tournait dans la rue Drašković. Je voulais savoir si les femmes puaient autant que les hommes, lorsqu’elles portaient l’uniforme. Me tenant à un poil de son épaule gauche, j’inspirai profondément. Son odeur s’avéra quelque peu suspecte, mais elle avait un si beau visage. Ah, si seulement j’étais blessé ! Je la suivis jusqu’à la place principale, où nous sortîmes du tram. Je m’imaginais blessé et allongé sur un champ de bataille et elle, me bandant et me caressant avec ses seins, pendant que je lui tenais les fesses. Ah ! quelles fesses, quelles jambes ! Un moustachu quelconque aux cheveux courts, trapu et agité, l’attendait sur la place : on aurait dit Rambo. Je bifurquai brusquement — à gauche. Je m’assis sur un banc de la place des Fleurs et allumai une autre cigarette. z Les choses arrivent si vite, on n’a pas le temps de comprendre. Ils veulent tous quitter le pays. Ils se renseignent pour trouver du travail sur des plateformes pétrolières. Ils achètent des manuels expliquant comment décrocher un boulot sur des bateaux de croisière. Ils savent quel pays manque de cuisiniers. Quel pays a besoin d’infirmières. Et, d’une manière ou d’une autre, ils ont tous suivi des cours d’informatique. Seulement, ils ne comprennent pas que savoir utiliser un ordinateur ne signifie pas être informaticien. En général, ce sont ceux qui ont déjà raté leur vie. Les moins éduqués partent en bandes. Ils volent et squattent, tandis que les autres s’inscrivent dans des universités où l’on perd ensuite leur trace, en Amérique, au Canada, en Australie et en Nouvelle‐Zélande. Ceux qui reviennent, le cœur brûlant pour la Patrie, ne savent pas dans quelle galère ils s’embarquent. Et ceux qui restent obstinément au pays s’installent, avec une jouissance masochiste, dans un délire collectif. Même s’ils sont aussi parfois contraints de partir, ne serait‐ce que brièvement. z Un rapide shopping à Trieste et à Graz peut avoir un effet thérapeutique. Inès, qui en revient, passe me prendre place des Fleurs. Nous sommes chez elle, dans son appartement de la place Britannique. Je l’aide à ranger ses courses dans le frigo. J’ai faim, j’ai seulement grignoté hier, à déjeuner. Comme si j’avais passé la journée à attendre son retour de 11
Graz. — Oh putain, qu’est‐ce que c’est que ça ? dit subitement Inès, en brandissant une saucisse assez longue. — C’est au cas où, dis‐je. J’ouvre ma braguette délicatement, mais la remonte pour qu’elle ne voie pas que je bande déjà. Inès n’a fait que pousser le volume de la musique et se lécher le bout du nez. Une loupiote brillait dans la cuisine. Il fallait être vigilant. À cette période, il arrivait souvent que des forces spéciales et autres formations douteuses surprissent fâcheusement des citoyens en train de comploter contre notre jeune État. Moi, j’étais un suspect de choix. Il en est toujours ainsi de l’élite. Et effectivement, ce soir‐là, je me sentais pleinement faire partie de l’élite, vu qu’Inès en était membre. Comme Inès appartenait incontestablement à l’élite et que moi, je me la faisais, je me laissais croire que j’en faisais moi aussi partie. Je me sentais même un peu inquiet, voyez‐vous, un peu intimidé à l’idée d’appartenir au peuple majoritaire — vachement bandant. z Voilà à quoi l’élite passe son temps ! Inès tenait toujours la saucisse à la main et parlait en l’agitant de droite à gauche comme une matraque. — Il est temps que la classe ouvrière se rende compte que la nouvelle élite, la bourgeoisie, est en train de lui bouffer le cerveau. Et vu que le rêve de liberté a complètement vidé les cervelles prolétaires, je vais monter une concession automobile dans l’ancienne cantine sociale ! z J’allai pisser. Il était stérile, cet énorme W.C. Je baissai mon pantalon jusqu’aux genoux. Je l’agitai frénétiquement en l’air, de droite à gauche, de haut en bas, en la faisant tournoyer dans un sens puis dans l’autre. En levant les yeux, j’espérais rencontrer le regard radieux d’Inès, mais je ne vis que la chasse d’eau. z 12
En agitant la saucisse, Inès continuait de rêver à sa concession automobile. Tournée vers la fenêtre, elle criait, tandis que je remontais mon pantalon avant de sortir des W.C. Difficile d’être même temps aussi affamé qu’excité. — Mais qu’est‐ce qu’ils en ont à foutre, de la cantine sociale, glapit Ina. Ils n’ont qu’à manger chez eux ! Moi, je vais devenir riche ! La concession doit se voir de la rue ! Que ces Messieurs bandent et que ces Dames mouillent, en voyant leurs futurs joujoux métalliques ! Elle sera même raccordée aux toilettes. Pour qu’ils puissent pisser de bonheur, ou d’excitation, tu saisis ? — Ouais, ouais, je saisis, lui murmurai‐je tendrement. Mais je ne vois toujours pas, ma chère Inès, ce qu’il y a d’important dans tout ça. z
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Le roman de Simo Mraovic est un puissant récit d'aventures sexuelles, amicales et familliales, important et plein d'humour à une époque où l...
Published on Jun 17, 2008
Le roman de Simo Mraovic est un puissant récit d'aventures sexuelles, amicales et familliales, important et plein d'humour à une époque où l...