Spirit n°75

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Bordeaux : troisième paradis ? Entretien avec Michelangelo Pistoletto Pour qu’une ré-évolution urbaine soit possible, faut-il absolument que les « savoirs partagés » locaux, sur lesquels vous vous êtes penchés dans le cadre de cette seconde édition d’EVENTO soient rendus médiatiquement visibles à une échelle internationale ? Cela serait miraculeux de prétendre faire la ré-évolution en dix jours ! Ce qui compte avec cet événement, c’est de rendre visible les résultats de processus engagés avant EVENTO pour qu’ils puissent perdurer après EVENTO et servir d’exemples. Les chantiers menés sur la halle des Douves ou la place André-Meunier nécessitent un moment de fête qui doit agir comme un raccord entre l’avant et l’après. En ce sens, offrir une visibilité à ces projets et à ces nouvelles communautés apparaît essentiel pour qu’une suite puisse véritablement s’écrire. Justement, un suivi post-EVENTO a-til été imaginé par l’équipe de direction artistique pour s’assurer des éventuelles conséquences en matière de politiques sociales et culturelles ? Spontanément, des artistes ont exprimé leur souhait de revenir à Bordeaux pour voir si les concepts de pensée et d’agir qu’ils auront légués aux communautés en devenir se poursuivent dans le bon sens. Tout tient à la confiance, à la concertation et à la collaboration.

Que pensez-vous de l’invitation passée à un artiste étranger de notoriété internationale pour penser la transformation sociale et urbaine d’une ville comme Bordeaux, en concertation avec les habitants ? M. le maire, Alain Juppé, est venu me voir à Biella pour se rendre compte de mon activité avec ma fondation Cittadellarte. Je ne suis pas le seul à avoir été ici invité. Il a choisi d’inviter également Cittadellarte comme structure qui produit des résultats. C’est surtout cela, je pense, qui aura convaincu M. Juppé. Dans un récent entretien vous confiiez que les artistes devaient mettre en pratique un « apprentissage de la concertation » auprès d’habitants qui « ne sont pas organisés » et « n’ont pas de pouvoir d’expression ». Pensez-vous que les Bordelais ont plus de chance de se faire entendre grâce aux artistes ? Les artistes sont libres d’être plus responsables, et cette responsabilité multipliée doit pouvoir produire de la conscience qui ne peut être effective qu’à la condition de « relationner ». On n’agit pas seulement en allant voter. Il faut pouvoir proposer des expériences pratiques qui participent de la rencontre entre le « haut » et le « bas », entre le pouvoir et le peuple. Il faut faire une école de participation aux phénomènes sociaux. Les

architectes ou les économistes travaillent tous les jours à cela, mais les gens euxmêmes ne le font pas ! Alors si personne ne le fait, pourquoi pas les artistes ?! Avec le concept de « troisième paradis », vous évoquez souvent la nécessité de créer une « banque de valeurs humaines ». Qu’entendez-vous exactement par là ? Au sein de Cittadellarte, il existe plusieurs cellules d’activités. Chaque cellule est liée à un secteur de la vie sociale. Dans le concept d’économie, plutôt que de parler d’argent, on préfère parler d’humain. Une banque est un endroit où l’on dépose quelque chose pour créer de la valeur. Mais l’économie peut aussi

exister sans argent ! Même si l’argent est très utile pour échanger des produits, il n’empêche que le concept abstrait de l’argent est aujourd’hui retombé pour faire place à celui de l’humain, avec des notions d’échanges et de partages. Êtes-vous satisfaits des « résultats » attendus dans le cadre de votre mission ? Je suis très heureux de ce qui se passe et surtout de ce qui se passera. Heureux aussi de voir que mon livre intitulé Le Troisième Paradis, dans lequel je donne les recettes à suivre pour créer un nouveau modèle de société, vient d’être traduit et édité chez Actes Sud.

Art engagé et cahier des charges : comment œuvrer ? Rencontre avec Charles Esche, directeur du Van Abbemuseum d’Eindhoven, invité par Michelangelo Pistoletto (sur proposition d’Emiliano Gandolfi, conseiller à la direction artistique d’Evento) et le CAPC – musée d’art contemporain de Bordeaux à concevoir l’exposition Étrange et Proche dans le cadre d’Evento. Une riche collection d’art engagé à ne pas manquer du jeudi 6 octobre au dimanche 12 février 2012.

Selon vous, qu’attendait la direction artistique de votre participation à Evento ? Je pense qu’ils voulaient une exposition au CAPC qui traiterait de certaines problématiques abordées par le projet global qu’est Evento. Au Van Abbemuseum, nous avons élaboré une collection centrée sur la capacité sociale de l’art et avons expérimenté des formes de médiation pour un large public, que nous pouvons exporter à Bordeaux.

De votre côté, qu’attendez-vous d’un tel événement ? C’est l’occasion de développer la pratique que nous avons au musée, la possibilité de ré-expérimenter nos méthodes dans un contexte nouveau, pour observer si l’expérience – dans son acception scientifique – est reproductible ou pas. C’est également une occasion pour les artistes de se rassembler, et pour le public français de découvrir le Van Abbemuseum, ce qui étendra la réputation du musée.

Evento est un projet porté par la Mairie de Bordeaux. Selon vous, la notion d’art engagé est-elle encore valable quand elle se doit de répondre aux attentes politiques et sociales d’une municipalité, et, en ce sens, pensez-vous que le travail d’un artiste puisse être influencé ? Bien sûr que le financement public a toujours une influence. La seule autonomie véritable est celle prise au pouvoir, et non celle donnée par celui-ci. L’autonomie artistique est donc toujours dépendante d’un financement public ou privé. Mais la situation n’est pas problématique tant que nous en sommes conscients et que nous ne prétendons pas que l’art dans l’« occident libre » n’est pas sujet à un tel contrôle. Evento est présenté comme un événement participatif où la signature de l’artiste tendrait à s’effacer au profit de celle du public / des habitants. Comment définiriez-vous son rôle ? Dans un processus collectif, il faut toujours un instigateur, un catalyseur pour engager le mouvement. Je pense que la sphère artistique est un endroit où même un public non initié peut avoir un rôle à jouer. Cependant, l’artiste reste un intermédiaire essentiel pour tirer profit de ce que le monde artistique offre à la société dans sa globalité.

En tant que directeur du Van Abbemuseum d’Eindhoven, quelles valeurs défendez-vous ? Mon travail personnel est tourné vers le changement social. Je ne tolère pas la répartition actuelle des richesses ni le système économique où les forces politiques en place, en y incluant les médias, cherchent à assurer leur pérennité. Par ailleurs, je suis conscient qu’il n’y a pas d’alternative immédiate à cette injustice sociale, qu’il nous faut révéler en travaillant au sein même du système économique et politique actuel. C’est pour cela que j’ai choisi de diriger un musée financé par l’État. Comment vous y appliquez-vous au sein d’Evento ? Je pense que l’exposition Étrange et Proche essaie de montrer les difficultés et possibilités du vivre-ensemble, ainsi que la façon dont le système empêche une meilleure équité au sein des échanges humains. L’exposition propose des réponses artistiques et de possibles alternatives à la situation actuelle.


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