Actives magazine - Décembre 2015

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Anne Dejean-Assémat ne s'arrête jamais. Lauréate 2014 du Grand Prix INSERM, elle traque les mécanismes impliqués dans le développement des cancers chez l'homme. Et insiste sur l'importance de la recherche fondamentale.

GIRAUD

Propos recueillis pas Pascale Godin

nne Dejean-Assémat travaille un 11 novembre. Elle travaille tous les jours, d’ailleurs. Ou presque. Directrice de l’Unité « Organisation nucléaire et oncogenèse » à l’Institut Pasteur, et de l’Unité 579 « Biologie moléculaire et cellulaire des tumeurs » de l’Inserm, la scientifique concilie vie professionnelle et vie familiale sur le fil du rasoir de la connaissance. Sa voix trahit une passion bigrement communicative. Et sa soif de comprendre est enracinée dans l’enfance. Actives : Quelle petite fille étiez-vous ? Une petite fille heureuse ! Nous habitions Cholet, mon père était ingénieur en électronique, ma mère professeur de mathématiques au collège. Ils étaient très engagés dans des associations, ma mère au planning familial et mon père à la défense des consommateurs et dans l’écologie. La maison était toujours pleine de monde ! J’étais la petite dernière, bonne élève, j’avais plein d’amis, c’était très insouciant ! L’été, nous partions en camping sauvage. Mon père m’emmenait tous les dimanches en forêt. La beauté de la nature était le luxe ultime ! J’observais les mouches, les fougères, la rivière qui s’écoule, j’adorais ça ! Je pense que c’est l’origine de mon choix de métier. Pourquoi orienter vos travaux sur le cancer ? J’ai fait ma thèse dans le domaine de la biologie humaine et j’ai choisi le laboratoire de Pierre Tiollais, à l’Institut Pasteur. Pour l’émulation et la liberté qui régnaient dans ce labo. L’équipe de Pierre travaillait sur le cancer et cela m’a immédiatement passionnée. Mais je n’étais pas prédestinée, je me suis prise au jeu. Que ressent-on quand on découvre quelque chose d’important, quelque chose qui fait avancer la recherche ? Vous savez, ce métier est essentiellement constitué d’échecs ! Ce ne sont d’ailleurs pas franchement des échecs, on emprunte simplement la voie la plus prometteuse, qui s’avère une impasse. Et cette succession d’impasses nous aide à trouver le bon chemin. Il faut de l’intuition, un peu de talent, de la chance. Il faut aussi se méfier de l’artefact, le faux beau résultat qui s’avère justement trop beau ! La vraie découverte, c’est un moment qu’on reconnaît entre tous, un bonheur absolu ! Ça m’est arrivé 4 fois, 4 découvertes dont 2 ont eu des applications dans le domaine médical. Et l’une d’entre elles est associée à la guérison d’une leucémie rare dont le taux de survie était de moins de 20 %. Grâce à ce traitement, la guérison est de 100 % aujourd’hui.

TATIANA

Directrice de recherche CNRS C’est ça votre moteur ? Aider à guérir ? Je vous détrompe tout de suite, ce côté conte de fée existe peu chez les chercheurs fondamentalistes, ils ne pensent pas à l’application. Notre job, c’est repousser les limites. Les boîtes de pharma, de biotec, s’occupent de l’application. Ce sont d’ailleurs ces applications, celles qui vont faire des sous et celles qui vont améliorer le bien-être des hommes, qui intéressent les gouvernements. Mais ils doivent comprendre que, pour parvenir à cela, la recherche pure est fondamentale. Presque toutes les grandes découvertes dans le domaine de la santé viennent de là ! Un prix, une récompense, c’est la cerise sur le gâteau ? Au quotidien, on se régale quand on sent les pièces du puzzle s’assembler. Loin derrière, il y a la satisfaction que procure la publication de notre travail dans un grand journal. C’est une reconnaissance. Quant aux honneurs, aux prix, ils rendent évidemment très heureux ! On les partage avec son labo, son institution, son pays, sa famille, c’est un moment de fierté ! Mais ce qui prime, c’est la découverte. Vous arrive-t-il d’être découragée ? (Anne Dejean-Assémat réfléchit)… Oui, ça arrive. De plus en plus. La surenchère actuelle à la publication n’existait pas avant. Il faut publier pour obtenir des subventions. Aujourd’hui, on nous demande d’être didactiques, sexy, on nous demande un scoop. Du coup, on perd en rigueur, on prend des raccourcis, on essaye de vendre une histoire. Ce tape-à-l’œil me dérange. Nous ne sommes pas des vendeurs, nous sommes des chercheurs. Vous êtes mariée, vous avez 3 enfants, vous faites du jogging, comment conciliez-vous votre vie de famille et votre vie professionnelle ? (Elle rit). Mal ! Les enfants comprennent parfaitement, je leur raconte tout. Ils viennent aux remises de prix, vivent les échecs avec moi. Et si je traîne un matin, parce que j’ai 3 machines à lancer, ils me demandent pourquoi je ne suis pas encore au labo ! Si je prends une journée de congé, ça ne leur plaît pas ! Mais pour être honnête, c’est crevant. Il faut une organisation de folie, des postit partout ! Et les listes s’emmêlent. Envoyer le rapport à temps, préparer les affaires de foot de Fred, revoir l’article d’untel, tout se mélange ! Je m’en sors avec les post-it ! (Elle rit encore). Je ne suis pas certaine de vivre très vieille, parce que ça doit quand même raccourcir les télomères*! * Les télomères sont les extrémités des chromosomes. Ils raccourcissent avec l’âge et le stress.

Tatiana Giraud, directrice de recherches CNRS, est une spécialiste de la biologie évolutive. Elle étudie l’adaptation, la domestication, et les invasions chez les champignons, les plantes et les fourmis, en utilisant des approches théoriques, expérimentales, de génétique des populations, et de génomique. Ses recherches ont notamment contribué à comprendre les maladies émergentes et les invasions biologiques causées par des champignons responsables de maladies sur cultures. Tatiana s’intéresse de près aux champignons utilisés pour la production des fromages. Elle étudie la diversité génétique de ces moisissures utiles pour l’Homme, et comment la sélection exercée par l’Homme en a fait des alliés pour affiner le fromage tout en évinçant ses concurrents (dont les champignons responsables des moisissures sur la nourriture).

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