Mémoire de master 2 années 2018-2019
Séminaire: Architecture/S et Paysage/S : L'actualité du paysage en débat
Le territoire de la décharge. Quel.s nouveau.x regard.s ?
Présenté par: Solenne BENAZRA
Encadré par: C .LUXEMBOURG R .DE MARCO C. ZAHARIA C .SZANTO
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TABLE DES MATIÈRES
TABLE DES MATIÈRE
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MOTS CLÉS
p7
REMERCIEMENTS
p9
INTRODUCTION
p 11
CHAPITRE I. LA DÉCHARGE ET LE DÉCHET, AMBIVALENCE ENTRE REBUT ET RESSOURCE
p 17
I . 1 É T Y M O L O G I E E T H I S TO I R E D E S M O T S Q U I COMPOSENT LA DÉCHARGE
p 19
I.2 LA DÉCHARGE : UN ESPACE AUTRE I.3 LA DÉCHARGE CONTRÔLÉE : RISQUE DE TOXICITÉ
p 25
I.4 LA DÉCHARGE : RÉSEAU TROPHIQUE I.5 LA DÉCHARGE : HÉBERGEUR ET EMPLOYEUR
p 37
I.6 L’ARCHÉOLOGIE DE LA DÉCHARGE: L’HOMME
p 45
MIROIR DE
p 31
p 41
CHAPITRE II. LES ARTISTES INVESTISSENT LA DÉCHARGE ET LE DÉCHET II.1 TERRITOIRE RELÉGUÉ II.1.1 ROBERT SMITHSON, DÉFENSEUR DES TERRITOIRES RELÉGUÉS II.1.2 PATRICIA JOHNSON, POUR LA PERCEPTION DE NOS DÉCHETS DANS LE PAYSAGE
p 53 p 57 p 59
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II.2 CONSOMMATION ET GESTION I I . 2 . 1 A R M A N D , D É N O N C I AT E U R D E N O T R E CONSOMMATION II.2.2 MIERLE LADERMAN UKELESS, ÉTUDE DE LA GESTION DES DÉCHETS DANS LA VILLE
II.3 ECOSYSTÈME VITAL II.3.1 EXPOSITION QUENNS MUSEUM NY, FRAGILITÉ D’UN ÉCOSYSTÈME II.3.2 MICHEL BLAZY, INTERDÉPENDANCE HOMME-DÉCHET
p 63 p 65 p 67
p 69 p 73 p 75
CHAPITRE III. VERS UNE NOUVELLE CONCEPTION DE LA DÉCHARGE?
p 81
III.1 GESTION DU DÉCHET EN AVAL, ENJEU DU DÉVELOPPEMENT DURABLE III.2 GISEMENT DE LA DÉCHARGE, ENJEU ÉCONOMIQUE
p 87
III.3 RESPONSABILISATION DU CONSOMMATEURPRODUCTEUR, ENJEU POUR UNE RÉAPPROPRIATION
p 93 p 97
CONCLUSION
p 103
BIBLIOGRAPHIE
p 107
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REMERCIEMENTS
Je tiens à remercier les personnes qui m'ont aidée dans la réalisation de ce mémoire. En premier lieu, je remercie Mme Rosa De Marco, enseignante à l'ENSAPLV. En tant que co-coordinatrice du séminaire "Architecture/S et Paysage/S", elle m'a guidée dans mon travail à distance lors de mon échange en Erasmus à Barcelone puis m’a accompagnée tout le long de mon parcours recherche en quatrième semestre. Je souhaite particulièrement remercier Mme Catherine Zaharia, enseignante à l'ENSAPLV, qui a été mon maître de mémoire durant cette deuxième année de master, son aide a été précieuse afin d’avancer et de répondre au plus juste à la problématique de mon sujet. Je remercie aussi Mme Luxembourg, Mme Szanto et Mme Lebarbey pour leur écoute, leur critique et leur échange lors du jury intermédiaire qui m’ont permis de préciser mon discours. Enfin, je tiens à remercier ma famille pour leur soutien et leur encouragement tout au long de mes études.
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MOTS CLÉS Décharge. Perception. Artistes. Avenir.
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INTRODUCTION
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Fig. 1: Hub. Le 7ème continent, 2017. [en ligne]. Disponible sur:http://hublog.canalblog.com
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Nous apprenions en 20131 l’existence d’un septième continent. Un continent «poubelle» en plein milieu de l’océan pacifique, né de l’accumulation de déchets, le plus souvent d’origine plastique. La masse de plastique y est six fois plus élevée que celle du plancton, pour un poids estimé de plusieurs dizaines de milliers à plusieurs millions de tonnes. Ces déchets plastiques flottants sont le résultat de la consommation et de la mauvaise gestion des déchets générés par l’activité humaine. Le plastique représente l’une des plus importantes sources de déchets, il est le symptôme de la société de consommation, mais il n’est pas le seul. Chaque jour, sur terre, quatre millions de tonnes d’ordures ménagères sont produites et une partie d’entre elles se retrouve en plein milieu du pacifique. Mais pourquoi et comment arrivent-elles jusque là ? Cette nouvelle est à la fois effrayante et surprenante. Un espace aussi néfaste pour la Terre que potentiellement rempli de matières se développe. La décharge, ici flottante, m’apparait pour la première fois comme un espace exploitable. Mon interrogation première fut de savoir plus précisément comment et où stockionsnous nos déchets ménagers ? Le déchet ménager est l’ensemble des déchets produit par un ménage. Selon l'ADEME 2, en 2015, les déchets des ménages et assimilés représentaient 37,9 millions de tonnes, soit 575 kg/hab/an, près de 80% des déchets collectés par les municipalités. Selon cette même source, la mise en décharge reste le mode principal d'élimination des déchets. De nombreuses possibilités existent pour la gestion des déchets, selon l'enquête ITOM3 réalisée au cours de l’année 2014, les installations de traitement qui 1
Source: http://www.septiemecontinent.com/
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ADEME. 2019. MODECOMTM 2017 CAMPAGNE NATIONALE DE CARACTÉRISATION DES DÉCHETS MÉNAGERS ET ASSIMILÉS, Premiers résultats sur les ordures ménagères résiduelles. Paris, ADEME Éditions, 8p. 3
ADEME, DESPLATS (R.), MAHE (C.). 2017. Les installations de traitement des déchets ménagers et assimilés en France. Paris, ADEME Éditions, 25p.
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accueillent des déchets collectés dans le cadre du service public d'élimination des déchets
peuvent être: le centre de stockage de déchets non dangereux,
l’incinération, le centre de tri, le compostage, le traitement mécano-biologique et la méthanisation. Pourtant, c’est la solution de la décharge ou moins connue sous son nom technique de centre de stockage des déchets (CSD) qui m’intéressait d’étudier. D’après Architecture and Waste: A (Re)planned Obsolescence de Kara, AsensioVilloria et Georgoulias4, la décharge est le plus ancien lieu de stockage mais également, encore aujourd’hui, le plus utilisé à travers le monde. La gestion de nos déchets et de nos décharges est marquée par des temps de crises. À travers l’évolution de la gestion de nos déchets ménagers, nous lisons l’évolution des problématiques locales comme globales. De l’époque du tout à la rue - en France jusqu’au XIIème siècle, les habitants rejettent tous leurs déchets à la rue, la méthode d’élimination des ordures ménagères est naturelle, elle résultait du piétinement des animaux, des passants et des charrettes - à notre gestion actuelle, « no waste» - défi zéro déchet lancé en France en 2014 - l’intérêt et la perception des déchets et de la décharge a fortement évolué. Les visions qui se sont succédées au fil des siècles et des années ont été accompagnées de nouvelles réglementations et législations qui sont venues encadrer et définir l’espace de la décharge. On est ainsi passé d’un simple espace de dépôt à un espace délimité et réglementé par les autorités publiques, l’espace devient territoire. D’après le grand Larousse illustré 2016 (Edition 2016), un territoire est un espace relativement bien délimité que quelqu'un s'attribue et sur lequel il veut garder toute son autorité. Dans l'époque récente, la réglémentation sur les décharges aboutit à la loi no 92-646 du 13 juillet 1992 Relative à l'élimination des déchets ainsi qu'aux installations classées pour la protection de l’environnement disposant qu’à « compter de juillet 2002, les installations d’élimination de déchets par stockage ne seront autorisées à accueillir que des déchets ultimes ». Face à cette nouvelle
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KARA (H.), ASENSIO-VILLORIA (L.), GEORGOULIAS (A.). 2016. Architecture and Waste: A (Re)planned Obsolescence, Hardcover. New York, Actar D., 400p.
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réglementation, les décharges comme nous les connaissons aujourd’hui sont amenées à disparaitre. Quelles sont les raisons qui ont guidé cette volonté politique de la fermeture des décharges ? Outre une motivation législative, la fermeture de la décharge questionne les regards et les représentations que nous fondons sur elle. Ainsi ma problématique se développe ainsi :
Quel/S regard/s sur le territoire de la décharge? Quels enjeux pour la décharge? Par l’étude et la mise en relation d’un corpus de textes et d’oeuvres tant législatifs, scientifiques, philosophiques, sociologiques, économiques qu’artistiques, nous allons tenter de répondre à cette problématique et nous essayerons de distinguer le regard, ou mieux, les regards qui ont été portés sur les territoires de la décharge et les actions, politiques ou spatiales que ces regards ont accompagnés. Dans une premier temps, nous aborderons les facettes ambivalentes de la notion de décharge, certaines, négatives, d’autres plus positives. Puis, nous nous intéresserons au travail précurseur des artistes et au regard innovant qu’ils ont portés sur la décharge. En questionnant et dénonçant les modes de fonctionnement actuels, les artistes ont donné à voir au public ce qu’il ne parvenait pas à percevoir en ouvrant sur une autre vision de ces lieux ci particuliers. Nous évoquerons dans une troisième partie les conditions nécessaires à une fermeture de la décharge actuelle et nous nous demanderons si cela est souhaitable ou non. Enfin, nous interrogerons enfin sur les devenirs possibles des décharges suite au changement de regard porté sur elles.
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LA DÉCHARGE ET LE DÉCHET, AMBIVALENCE ENTRE REBUT ET RESSOURCE
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À travers ce chapitre, nous allons explorer les différentes facettes qui participent aux représentations actuelles que nous portons sur la décharge. La décharge, se déploie ici, tour à tour, sous un point de vue étymologique, historique, philosophique, scientifique, ou même écologique.
Il s’agit ici de comprendre sur quoi s’est fondée la vision occidentale actuelle de la décharge et de nos déchets que l’on cherche aujourd’hui à supprimer. Lieu écarté, éloigné, ignoré, mais pour quelles raisons exactement ? Quels en sont les arguments ?
Il s’agit surtout de démontrer la potentialité de la décharge comme lieu de vie actif et essentiel à notre planète. Nous allons voir pourquoi dans notre passé occidental mais également aujourd’hui encore dans certaines cultures, la décharge est perçue comme une ressource, lieu d’emploi et de vie de millions de personnes.
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1. Étymologie et histoire des mots autour de la notion de la décharge Afin de nous aider dans l’exploration de la décharge et de ses différentes facettes, tantôt négative, tantôt positive, nous allons dans un premier temps l’explorer au travers de la langue française et de l’étymologie à partir du dictionnaire le Littré5, dictionnaire plus littéraire qu’explicatif témoin de pratique ancienne , et pour les mots latins le Gaffiot6, dictionnaire illustré latin-français. DÉCHARGE (dé-char-j') s. f. : Action de décharger des marchandises, des ballots, etc. placés sur une voiture, un bateau, une bête de somme. Faire la décharge des marchandises, des balles, des colis. ETYMOLOGIE: Voy. DÉCHARGER. (Littré) DÉCHET s. m. : Perte qu'une chose éprouve dans sa quantité, sa qualité, sa valeur. ETYMOLOGIE: Dechoit ou, suivant la prononciation normande, dechet, ancien participe du verbe dechoir : ce qui est tombé, perdu. (Littré) DÉCHOIR (dé-choir), v. n. : Tomber dans un état inférieur à celui où l'on était. ETYMOLOGIE: Dé.... préfixe, et choir ; provenç dechazer, descazer ; espagn. decaer ; portug. decahir ; ital. decadere. cadere en latin ( tomber, choir ou tomber, succomber, mourir). (Gaffiot) ORDURE or-du-r' s. f. : Immondices, balayures, tout ce qui rend sale et malpropre un appartement, un escalier, une cour, etc. Un panier d'ordures. Jeter quelque chose aux ordures. ETYMOLOGIE: Ord ; Du latin horridus (horrible, épouvantable, effrayant).
5
LITTRÉ (E.). 1872-1877. Dictionnaire de la langue française. Paris, Librairie Hachette, 13724p.
6GAFFIOT
(F.). 1934. Dictionnaire latin-français. Paris, Librairie Hachette, 1731p.
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Fig. 2: Auteur inconnu. Le textile au Moyen Age. XVème siècle [en ligne]. Disponible sur: http://dona-rodrigue.eklablog.net
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IMMONDICE i-mmon-di-s' s. f. : Chose sale, dégoûtante. ETYMOLOGIE: Lat. immunditia, de immundus [in, mundus], immonde, impur, sale. Mundus (propre, net) et In valeur négative. (Gaffiot) Mundus, ayant les deux sens d'ornement, bon arrangement et de monde, est la traduction du grec ϰόσμος, qui a aussi ces deux sens. Dans ϰόσμος, le sens d'orner, d'arranger est le premier, et celui de monde est secondaire, dû, suivant Plutarque, aux pythagoriciens qui considéraient le monde comme un arrangement. (Littré) RESTE (rè-st') s. m. : Ce qui demeure d'un tout, d'une quantité quelconque. Le reste de la journée. ETYMOLOGIE: du lat. restare, rester, demeurer, de re, et stare, être debout (Littré) RÉSIDU ré-zi-du s. m.: Ancien terme de commerce. Restant. Résidu de compte. ETYMOLOGIE: Lat. residuum, de residere, demeurer, rester, être de reste. (Littré) La décharge avant d’être définie comme « le lieu où on entrepose les déchets et les débris, appelé également autrefois immondices »7, est avant tout définie comme une action, celle de décharger. Le lieu de la décharge prend le sens d’un lieu de dépôt de tout ce qu’on ne veut plus, qui nous encombre, qui nous charge. La décharge est le lieu de déchargement de déchets, ordures et immondices. Le déchet l’ordure et l’immondice sont les traces obligées et immédiates de l'activité et de la vie. Autrefois, lors de la fabrication d’étoffe, des lambeaux de tissus tombaient au sol (figure 2). Cette matière qui il y a quelques instants était considérée comme une ressource, devient au moment même où elle touche le sol comme insignifiante, sans la moindre possibilité d’usage, elle déchoit et elle est déchue. À travers ce bout de matière, il nous est impossible de voir la pièce dont il dérive. Ainsi en fabricant, produisant, transformant, de la matière est utilisée, mais pas dans sa globalité, il y a du reste, déchet.
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DAGOGNET (F.). 1998. Des détritus, des déchets, de l’abject. Une philosophie écologique. Paris, Empêcheurs de penser en rond, 230p.
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Fig. 3: Jean-Charles Develly, métiers Anciens, Sabotiers, 1820/1828. illustrations sur des assiettes en céramique de Sèvres. [en ligne]. Disponible sur: http://aaminhaancorinha.canalblog.com
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À cette notion de perte s’ajoutent la notion de malpropre, de saleté de l’ordure et de l’immondice. Elle est le symbole de l’impureté et s’accompagne souvent du sentiment d’horreur et de peur. Dans le passé, les immondices étaient le nom donné aux gadoues méprisées des chaussées, elles étaient le signe de mépris et le symbole suprême d’insulte8. Enfin, il est intéressant de se pencher sur l’étymologie du mot « immondice » qui occupe nos décharges. L’immondice vient du latin « immundus », composé de [in] qui, utilisé en préfixe, apporte une valeur négative et de [mundus] qui possède deux sens, celui d’orner en premier et celui de monde en second. Les immondices appartiennent donc au « non-monde » ce qui fait de la décharge un lieu de « nonmonde ». C’est bien pourquoi on s’emploit à ramasser nos déchets, à les emmener loin de nous, loin de nos yeux, à les brûler ou bien à les recouvrir. Cependant, il est important de différencier résidus et déchet, tous les résidus n’étant pas des déchets. Le terme de résidus est ambivalent, parce que le devenir de celuici est incertain. En effet, certains résidus sont réintégrés dans le circuit économique alors que d’autres, les déchets, sont dirigés vers une filière d’élimination. Les deux termes sont souvent employés de façon indifférenciée.9 De l’étymologie même de son nom, la décharge a toujours été porteuse d’une connotation négative. Elle est le territoire des restes perdus et du malpropre. Elle est donc par essence dévalorisée et déclassée au regard de la société.
8
DAGOGNET (F.). op. cit.
9
Bertolini (G.). 2000. Le marché des ordures: économie et gestion des déchets ménagers, collection « Environnement ». Paris, l’Harmattan, 208p.
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2. La décharge: un espace autre Autrefois, avant la transformation des matières premières, les Hommes s’appuyaient pour leur existence sur des éléments purement naturels, comme bois, os et plantes. Ils laissaient pourrir les déchets à l’endroit où ils étaient produits. Selon le professeur Hanif Kara10, la première décharge enregistrée se trouvait dans la capitale crétoise de Knossos en 1500 avant notre ère. Les Minoens ont créé des décharges où les déchets ont été placés dans de grandes fosses et recouverts de terre. À mesure que les populations et les économies croissaient, les habitants des villes et des villages se rapprochaient et généraient davantage de déchets. Les déchets incontrôlés et les problèmes d'assainissement ont provoqué une série d'épidémies qui ont balayé l'Europe entre 1348 et 1665. À partir du Moyen Âge et jusqu'à la révolution industrielle, des personnes ont continué à mourir de maladie infectieuse le choléra et la typhoïde - liées à des conditions insalubres et d’encombrement. En effet, il existait peu de systèmes organisés par les municipalités pour la collecte et l’élimination des déchets, même lorsque l’explosion économique de la révolution industrielle entraîna une forte augmentation du gaspillage dans les zones urbaines. Au XIXe siècle, les déchets s'accumulaient dans les villes, et les rats et les cafards infestaient la plupart des habitations. En 1842, un rapport britannique11 établissait un lien entre les conditions environnementales putrides et les maladies, annonçant l’âge de l’assainissement et aboutissant à la loi sur la santé publique de 1848, qui a officiellement débuté dans le processus de réglementation des déchets en GrandeBretagne.
10
KARA (H.), ASENSIO-VILLORIA (L.), GEORGOULIAS (A.). 2016. Architecture and Waste: A (Re)planned Obsolescence, Hardcover. New York, Actar D., 400p. 11
SIR CHADWICK (E.). 1842. Report on the sanitary condition of the labouring population of Great Britain. London, W. Clowes.
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Fig. 4: Auteur inconnu. Le tout à la rue. XVème siècle. [en ligne]. Disponible sur: http://www.ecobase21.net
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Afin de réduire le risque de maladie, les résidents ont été invités à apporter leurs déchets dans des endroits spécifiques en périphérie de la ville. Les décharges étaient officiellement nées. Avant l’ère industrielle, les déchets étaient de nature organique dans leur grande majorité, et leur volume, déjà limité au départ, diminuait donc rapidement de façon naturelle. Les décharges étaient de simples trous, dans lesquels étaient entassés les déchets, la nature faisant le reste. Le réel changement fut donc l’ère industrielle, les produits de synthèse faisant leur apparition et avec eux les composants chimiques. Les déchets deviennent alors non biodégradables, voire toxiques. Corrélés à l’augmentation de la population et de la consommation, les déchets explosent et leur stockage devient alors un problème. La vision hygiéniste des classes bourgeoises et la hantise de la « maladie » ont poussé nos sociétés à éloigner le problème et à reléguer les décharges au-dehors des villes. À cette relégation territoriale se rajoutent les actes individuels quotidiens en amont de la décharge. Tel que l’acte simple de sortir ses poubelles laissant toute la responsabilité du transport jusqu’au site et de l’élimination à une tierce personne représentant l’autorité publique. En aucun cas, le citoyen est responsable de ses déchets12; cela renforce l’idée que le déchet et la décharge relèvent de la responsabilité de l’autre.
12
Article L.2224-13 stipule que « Les communes ou les établissements publics de coopération intercommunale assurent, éventuellement en liaison avec les départements et les régions, l'élimination des déchets des ménages », Code général des collectivités territoriales.
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Fig. 5: Auteur inconnu. Les quais de la Seine au XVIIème siècle. Musée Carnavalet. [en ligne]. Disponible sur: https://dechetsdesmenages.typepad.fr/dechets-des-menages/histoire-dudechet.html
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D’un point de vue philosophique la décharge peut être considérée, tout comme l’est le cimetière, comme un lieu hétérotopique à la seule différence qu’au lieu de placer nos morts, nous y plaçons nos déchets. L’Hétérotopie est un concept forgé par Michel Foucault et énoncé dans sa conférence « Des espaces autres »13, il définit cette dernière comme la localisation physique de l’utopie, comme un hébergeur d’imaginaire, qui est souvent mis à l’écart. Le discours de Michel Foucault sur les lieux hétérotopiques ne mentionne pas les décharges, toutefois, par les caractéristiques qu'il a définies, elles sont bien adaptées à cette catégorie d’ « espaces autres ». Les lieux hétérotypiques, tels que les jardins, les cimetières, les asiles, les maisons closes, les prisons, les maisons de retraite, les musées, les bibliothèques, etc, existent dans toutes les cultures et fonctionnent de manière clairement définie, mais peuvent évoluer avec le temps : « Le deuxième principe de cette description des hétérotopies, c’est que, au cours de son histoire, une société peut faire fonctionner d’une façon très différente une hétérotopie qui existe et qui n’a pas cessé d’exister; en effet, chaque hétérotopie a un fonctionnement précis et déterminé à l’intérieur de la société, et la même hétérotopie peut, selon la synchronie de la culture dans laquelle elle se trouve, avoir un fonctionnement ou un autre »14. Le cimetière et le dépotoir se ressemblent. Les deux font partie de notre système de mise à distance. Les deux sont connectés à toutes les personnes, les lieux de repos ultimes pour eux et leurs biens. Les deux possèdent une histoire géographique similaire. Tous deux ont d'abord été situés dans le centre de nos villes, puis délocalisés à la périphérie de la ville. Les cimetières ont été adoptés comme les premiers parcs urbains aux États-Unis et de nombreux sites d'enfouissement sont également aujourd’hui transformés en parcs. Les hétérotopies, y compris les décharges, sont créées pour contenir des objets et des personnes que nous avons choisis, qu’ils soient destitués ou chéris. Les décharges sont des lieux marginaux que nous considérons comme autre. 13
FOUCAULT (M.), 1984. « Des espaces autres. Conférence au Cercle d'études architecturales. 14 mars 1967 ». Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre 1984, pp. 46-49. Dits et écrits II, tome quatre. Paris, Gallimard, 1571 p. 14Idem.
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3. La décharge contrôlée : risque de toxicité En évoluant, en se transformant, en lien avec les modes de production et une meilleure connaissance de la matière, de nouvelles problématiques ont émergé telles que la toxicité des décharges. Afin de palier à ce problème, dans les pays occidentaux, de nouveaux types de décharges ont vu le jour, ainsi que de nouvelles techniques de traitement des déchets. D’après Jean-Bernard Leroy 15, les décharges contrôlées sont créées entre les deux guerres mondiales. Leur objectif était de favoriser la décomposition de la matière organique en entassant les déchets et en y favorisant la circulation d’air. Des moyens techniques (en particulier le recouvrement par du sable) évitaient la pénétration des insectes. La présence éventuelle de polluants n’était pas encore prise en considération et la réglementation n’était pas très contraignante. Bien que les « criblés de décharge »16 aient été très prisés des horticulteurs et des pépiniéristes de cette époque, l’importance du coût du matériau de couverture interdisait tout bénéfice. Les décharges compactées sont alors apparues pour pallier cet inconvénient : les déchets étaient compressés au maximum et le matériau de couverture était devenu inutile. Mais ce système a vite trouvé sa limite : d’une part, sa flore bactérienne est devenue anaérobie et a produit du méthane (gaz à effet de serre), et d’autre part, les eaux de pluie et l’eau contenue dans les déchets eux-mêmes, ne pouvant plus s’évaporer, se sont accumulées au fond des dépôts sous forme de lixiviats17 ou éluats18, devenant des polluants potentiels pour les nappes phréatiques, et ce d’autant plus qu’elles se sont souvent chargées au passage de métaux lourds.
15
LEROY (J.B.). 1994. Que sais-je? Les déchets et leur traitement. Paris, Presses universitaires de France, 127 p. 16
« Le criblé de décharge » est une expression qui signifie le compost né de la fermentation des déchets. 17
lixiviats. Lors de leur stockage et sous l’action conjuguée de l’eau de pluie et de la fermentation naturelle, les déchets produisent une fraction liquide appelée lixiviats. 18
éluats. En chimie, se dit des solvants qui permettent de pratiquer l’élution. L’élution est la séparation de corps adsorbés par lavage progressif.
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Fig. 6: Schéma du fonctionnement d’une centre d’enfouissement technique (CET). 2011 [en ligne]. Disponible sur: https://ambertaucentre.org/2012/09/18/ambert-au-centre-sur-le-terrain-1-le-centre-denfouissement-technique-du-poyet/
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Il était donc devenu important, au fil des ans, de veiller à l’étanchéité du terrain qui supporte la décharge, et d’assurer le drainage du lixiviat. L’exploitation de décharges en alvéoles 19 répond à ces soucis. Il existait encore en 1997, en France, 6700 décharges traditionnelles dont 5000 non autorisées. Elles recevaient 48% des déchets ménagers. Selon l’Aide-mémoire de gestion des déchets de Jean-Michel Balet20, les décharges sont désormais appelées centres de stockage de déchets, centre d’enfouissement technique ou plus récemment installation de stockage des déchets (appellation moins péjoratives). Un centre d’enfouissement technique (CET) ou un centre de stockage des déchets (CSD) permettent de récupérer et traiter les lixiviats et de les envoyer en station d’épuration. Ils sont divisés en trois classes: ISDD (installation de stockage de déchets dangereux - ancienne classe 1) : réservée aux déchets industriels spéciaux ou toxiques. ISDND (installation de stockage de déchets non-dangereux - ancienne classe 2): réservée aux déchets ménagers et assimilés. ISDI (installation de stockage de déchets inertes - ancienne classe 3): réservée aux déchets inertes. C’est à dire, qui ne subissent aucune modification physique, chimique ou biologique importante, qui ne se décompose pas, ne brûle pas, ne produit aucune réaction physique ou chimique, n'est pas biodégradable et ne détériore pas les matières avec lesquelles il entre en contact d'une manière susceptible d'entraîner des atteintes à l'environnement ou à la santé humaine.21
19
Cf fig. 7
20
BALET (J.M.). 2014. Aide-mémoire de gestion des déchets. Malakoff, Dunod, 272p.
21
Directive 1999/31/CE du conseil du 26 avril 1999 - JOCE du 16 juillet 1999.
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couverture imperméable
stockage des matériaux solidifiés
Graviers (3 à 8 mm) tuyaux de drainage reliés à un collecteur principal non représenté (200 mm PEHD) Géotextile Géomembrane (PEHD 2,5 mm) Argile (5 m) Perméabilité : 10-9 m/s
Fig. 7: Coupe de l’alvéole d’un centre d’enfouissement. 1994. Que sais-je? Les déchets et leur traitement, Presses universitaires de France.
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Aujourd’hui, les CET restent une nécessité, ne devraient être réservés qu’aux seuls déchets ultimes, au sens défini dans l’article L541-2-1 de la loi de 2015 du code de l’environnement, un déchet qui n'est plus susceptible d'être réutilisé ou valorisé dans les conditions techniques et économiques du moment, notamment par extraction de la part valorisable ou par réduction de son caractère polluant ou dangereux et ne doivent donc contenir que des matériaux chimiquement stables, impropres à toute évolution, inertes d’emblée ou rendus inertes.
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4. La décharge : réseau trophique Au cœur de la décharge, la vie continue. Délocalisés dans les décharges, les déchets n’ont pas pour autant fini leur cycle de vie, leur décomposition se poursuit alors au sein de ce territoire délaissé. La décharge apparaît être le cimetière de notre consommation, mais elle est en réalité un bouillonnement de vie. Dans les entrailles de celle-ci, l’activité y est permanente, les micro-organismes grignotent en continuité nos ordures. Elle est un lieu de vie, de reproduction et d’attraction pour de nombreux êtres-vivants, petits et grands.22 Elle est tout d’abord le lieu de vie des plus petits être vivants existants, les bactéries, première forme de vie sur Terre. Quant aux rongeurs, rats et souris, ainsi que les moustiques, ils voient en nos décharges, un lieu idéal de reproduction. Les entrailles de la décharge, sombres, humides et compactes constituent le milieu idéal d’incubation. Cependant, selon sa localisation, la décharge attire des animaux plus surprenants. De nombreux oiseaux mais également des chiens sauvages, des vaches, des renards et des ours y trouvent souvent refuge. À l’opposition des rongeurs et moustiques, ces animaux sont plus inhabituels au sein d’une décharge. Leur présence inquiète car ces derniers ne se trouvent pas dans leur habitat naturel d’origine. La décharge, cimetière de nos ordures, est souvent toxique 23, contrairement aux animaux, notamment sauvages, qui nous renvoient au monde naturel. Il y a donc deux mondes en opposition qui se rencontrent.
22
ENGLER (M.). 2004. Design America’s waste landscape. Baltimore, Johns Hopkins University Press, 312p. 23
LEROY (J.B.). 1994. Que sais-je? Les déchets et leur traitement. Paris, Presses universitaires de France - PUF, 127p.
37
Fig. 8: B & C ALEXANDER, ours polaire dans la dĂŠcharge de Manitoba, 2014. [en ligne]. Disponible sur: https://thomasnewsome.com/2014/10/
38
Cette rencontre peut créer des situations surprenantes. Un dépotoir situé à Churchill, au Manitoba24, est connu pour attirer des ours polaires qui aiment fouiller dans les déchets des habitants. La ville a finalement décidé de transformer le problème en une attraction touristique. Les touristes peuvent aujourd’hui s’approcher au plus près des ours ce qui permet le développement de l’attractivité touristique de la ville. La décharge à ciel ouvert, lieu de décomposition accélérée devient un habitat, réel réseau trophique c’est à dire un réseau alimentaire ou un ensemble de chaînes alimentaires connectées les unes aux autres au sein d’un écosystème. Ce symbole de la société contemporaine qu’est la décharge est également un lieu hébergeur et employeur d’une partie de la population.
24
ENGLER (M.). Design America’s waste landscape. op. cit.
39
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5. La décharge : hébergeur et employeur « one man's trash is another man's treasure» dicton anglais La décharge a toujours été un lieu d’accueil et d’embauche des personnes les plus pauvres. Selon Antoine Compagnon25, autrefois, les « chiffonniers » étaient les figures majeures des ordures de Paris. C’est au travers de ces déchets qu’ils trouvaient leurs trésors, ces chiffons qui devenaient papier et ainsi richesse. À Paris, ceux qui pratiquaient le chiffonnage portaient le nom de biffons, ce mot dérivé de la biffe, outil semblable à un crochet qu’ils utilisaient. Le chiffonnage s’opérait en amont du rassemblement des ordures, c’est-à-dire dans la rue même, à la source du gisement. Ces travailleurs de la rue étaient le plus souvent d’origine sociale basse ou marginale. En France, les premières interdictions de la pratique du chiffonnage furent décrétées fin XVIII ème, pour des raisons d’hygiène et de gêne pour le service de collecte, mais elle fut réellement interdite en novembre 1946 par un arrêt du préfet de la Seine.26 Aujourd’hui encore des milliers de personnes vivent, mangent et travaillent dans des décharges. Principalement celles des villes des pays en voie de développement : en Asie, en Amérique latine et en Afrique (New Delhi, Bogota ou Accra)27. C’est au cœur de ces décharges, qu’elles gagnent leur vie et parfois suffisamment pour rester au-dessus du seuil de pauvreté. L’architecte Olivier Bonjean28 a étudié cette population notamment celle du Brésil. À Rio de Janeiro, au nord de la baie de Guanabara, se trouve la décharge métropolitaine de Jardim Gramacho. Elle était considérée comme le plus grand site
25
COMPAGNON (A.). 2017. Les Chiffonniers de Paris . Paris, Gallimard, 512p.
26
BERTOLINI (G.). 2000. Le marché des ordures: économie et gestion des déchets ménagers, collection « Environnement ». Paris, l’Harmattan, 208p. 27
WLODARCZYK (O.). 2010. Le peuple des ordures [film], TV Presse Production, 48 min.
28
BONJEAN (O.). 2011. De l’or dans nos poubelles. Paris, Carbonnier-Quillateau, 381p.
41
d’enfouissement au monde, recevant jusqu’à 7 000 tonnes de détritus chaque jour, soit 70 % des déchets produits par la métropole brésilienne et ses environs.
Fig. 9: Guillermo Giansanti, portrait de Simone da Conceição Batista, 2012. 35 ans, catador de la décharge de Jardin de Gramacho. [en ligne]. Disponible sur: https://noticias.uol.com
42
Établie en 1970 comme une installation sanitaire, elle devient rapidement le lieu de résidence des « catadores », noms donnés aux chiffonniers brésiliens travaillant dans la décharge de Jardim Gramacho. Ce sont des personnes qui vivent et travaillent dans les ordures, ramassant et récupérant tout ce qui peut être utilisé et recyclé. Depuis l’ouverture de la décharge, les catadores ont réussi à fonder une communauté entourant la favela de Jardim Gramacho abrite plusieurs dizaines de milliers personnes entièrement dépendantes d’une économie qui tourne autour du commerce des matières recyclables. Les éboueurs fondent l’Associação dos Catadores do Aterro Metropolitano de Jardim Gramacho157 afin d’obtenir une reconnaissance pour la profession du catador et un soutien du gouvernement fédéral.29 Cependant, en 2012, Jardim Gramacho est fermée30 . La décharge s’est débarrassée de ses recycleurs et ramasseurs d’ordures en même temps que de ses déchets. Les catadores sont les premières victimes de la fermeture et tentent aujourd’hui de revendiquer leur cause. Les retombées sociales ont également durement affecté la favela qui s’était développée en marge de la décharge, elle s’est dépeuplée petit à petit. Néanmoins, il réside toujours une petite force militante qui continue à défendre sur place la cause des catadores exploités, jetés et oubliés. Les catadores définissent leur métier avec fierté, car ils le considèrent autant nécessaires à leur survie qu’à celle de la communauté. Ils sont acteurs de la collectivité et de l’environnement de leur territoire. Au Brésil, le rapport au déchet est étonnant car positif. Les déchets font partie de la culture populaire. La transformation des déchets en matière recyclable permet d’apporter une valeur ajoutée économique au déchet, ce qui apporte une valeur ajoutée aux personnes qui les ramassent. On reconnaît leur rôle social et environnemental dans la société.
29
WASTE LAND, 2011. « WASTE LAND: Jardim Gramacho » Waste Land, [en ligne]. Disponible sur: http://www.wastelandmovie.com/jardim-gramacho.html. Consulté le 20 décembre 2018. 30
L’instabilité du terrain, l’apparition de nombreuses fissures et l’augmentation des risques environnementaux ont contribué à la décision de fermeture de la décharge.
43
44
6. L’archéologie de la décharge : miroir de l’Homme « Le tas d’ordure a cela pour lui qu’il n’est pas menteur… Toutes les malpropretés de la civilisation, une fois hors de service, tombent dans cette fosse de vérité où aboutit l’immense glissement social. Ce pêle-mêle est une confession. Là, plus de fausses apparences, aucun plâtrage possible, l’ordure ôte sa chemise… Cette sincérité de l’immondice nous plaît… L’observateur social doit entrer dans ces ombres. Elles font partie de son laboratoire » description des égouts de Paris par Victor Hugo.31 En 1985, Jean Gouhier32, un géographe, invente la science du déchet, la rudologie (du latin rudus, -eris, décombres)33. Les rudologues étudient les déchets, mais également les territoires délaissés et déclassés comme celui de la décharge. Durant les années 1980-1990, Jean Gouhier va fouiller, observer et analyser les poubelles de tous les Français afin d’identifier et de révéler les comportements de la vie domestique des habitants. Ces informations peuvent être utiles pour une meilleure compréhension de la gestion individuelle des déchets ménagers mais également leur collecte et leur traitement et permettre aux services publics et collectivités territoriales de trouver de nouvelles solutions. Ces informations nous renseignent également sur la vérité sociale de ces familles. Les caractéristiques socio-démographiques et d’habitat observées par l’inventaire de nos poubelles permet d’identifier des disparités sociales. En résumé, c’est l’échelle sociale qui transparaît au travers de nos poubelles.
31
HUGO (V.). 1862. Les Misérables - Tome V - Jean Valjean. Edition de Midi. p151.
32
PIERRE (M.). 2002. Les déchets ménagers, entre privé et public. Approches sociologiques. Paris, L’Harmattan. 190 p. 33
COLLECTIF D’AUTEURS. 2016. Le grand Larousse illustré 2016, Edition 2016. Paris, Larousse. 2110 p.
45
Fig. 10: Romain Etienne, décapage d'un dépotoir daté du début du XXe siècle découvert à Vénissieux, 2016. [en ligne]. Disponible sur: https://www.imagesarcheologie.fr
46
L’idée selon laquelle la poubelle est un miroir social est poursuivie et soutenue par Bertolini Gérard34, économiste français. Il se définit comme un « poubellologue » capable de faire parler les restes. Son travail a commencé dans les années 70, il dépasse le clivage disciplinaire, mêlant économie, sociologie, anthropologie, psychanalyse et esthétisme afin d’explorer ces traces qui nous amène à penser. Bertolini affirme que nos déchets sont la trace de notre identité, elles sont les restes, les résidus d’un passé parfois lointain. « La poubelle fait figure de miroir ; elle fournit une image de nos consommations en négatif, sur un mode retourné ; elle appelle une lecture de l’envers et à l’envers » (p 9). Le déchet est, sinon miroir, du moins reflet de la société, il en reflète la culture et les valeurs. Dans la continuité du travail de Jean Gouthier, il applique des méthodes archéologiques à l’étude de nos rebuts et de nos traces. Ce sont les rebuts domestiques qui sont le cœur de sa recherche, emblèmes et symptômes d’un présent du déchet. Il va méthodiquement qualifier et quantifier ces rebuts du quotidien. Cette source d’information est directe à la différence des hommes, « la poubelle ne ment pas » (p.60) nous dit Bertolini. Ce travail de recherche des rudologues permet d’exposer à partir d’une entrée scientifique les réalités des déchets et des décharges. Cette méthode interroge les fantasmes à leur sujet privilégiant ainsi des faits et des données. Ces scientifiques sont certains que nos décharges détiennent une clé du présent, elles témoignent avec véracité la gestion actuelle des déchets et permettent de penser de nouvelles méthodes d’élimination ou de gestion.
34
BERTOLINI (G.). 2011. Montre-moi tes déchets... L'art de faire parler les restes. Paris, L’Harmattan, 128p.
47
Les décharges sont pleines d'imaginaires et d’idées contradictoires. Elles fournissent des données scientifiques et sont chargées de mythes. Elles sont construites comme pour durer et héberger un écosystème. Elles symbolisent la mort tout en revendiquant le progrès. Leur pouvoir réside dans leurs contradictions et ambivalences. Les creux des décharges révèlent des trésors, des peurs, des pertes, des anomalies, des absences et des énigmes. Elles fournissent un sujet riche pour des recherches intellectuelles et esthétiques sur notre vie quotidienne et sur nos lieux. Les artistes vont s’inspirer de la décharge et utiliser ce discours contradictoire pour questionner notre rapport actuel à celle-ci. Chaque époque porte en elle de nouvelles avancées sociales, politiques, techniques ou même éthiques mais elle se charge également de nouvelles problématiques qu’il faut appréhender. Dans le prochain chapitre, nous allons aborder le rôle essentiel des artistes qui par leur travail personnel et leurs recherches, nous permettent d’appréhender chacune une ou plusieurs des facettes de la décharge sous un autre regard.
48
2
LES ARTISTES INVESTISSENT LA DÉCHARGE ET LE DÉCHET
49
Les artistes ont le pouvoir de remettre en question un monde établi. Leur critique, souvent prévisionnelle, permet d’éveiller le public qui le plus souvent par facilité ou manque de temps accepte sans condition les règles et statuts définis par autrui. Au travers d’un corpus d’œuvres d’artistes, qui prennent place dans ou autour de la décharge, nous allons observer comment ces artistes précurseurs ont initié un débat autour de la perception et definition de la décharge. Les artistes étudiés ont travaillé pour la plupart aux Etats-Unis ou en France entre les années 60 et 80. Le travail de ces artistes est regroupé en trois thèmes qui débute par la question du territoire de la décharge, pour poursuivre sur celle des acteurs de cette dernière, pour finir par questionner l’objet qui l’occupe, le déchet en lui-même. Cette imbrication nous permet de visualiser la question de la décharge non pas comme une simple limitation spatiale mais comme un ensemble d’entités qui construisent et forment nos décharges d’hier, d’aujourd’hui et de demain. La décharge se construit et existe car nous produisons, consommons et stockons des déchets.
50
1. Territoire relégué Les années 1960 sont marquées par une explosion de la consommation et par conséquent, par l’augmentation des montagnes de déchets dans nos décharges. L’attention portée sur le paysage de la décharge s’est alors renouvelée notamment au travers de la production artistique. Les artistes ont commencé à souligner les liens entre les problèmes de déchets et l’absence de perception de ces derniers dans notre paysage proche. Afin de rompre ce tabou, les artistes ont commencé à considérer la décharge comme cadre pour les oeuvres d’art et comme monument de notre paysage et de notre époque. Ce changement de perception est visible dans le travail de Robert Smithson (né en 1938 et mort en 1973) ainsi que de l’artiste américaine Patricia Johanson (née en 1940). Comme le souligne l’auteur Ron Graziani, tout au long des années 1960, les réalités environnementales dévastatrices de l’industrialisation ont été révélés publiquement. Les débats ont commencé à se concentrer de plus en plus sur les sites perturbés abandonnés de l'industrie minière. Le constat va au-delà du simple impact visuel des sites perturbés et prend en compte des données plus scientifiques en abordant les problèmes écologiques en termes d’effets environnementaux tels que l’érosion dans les cours d’eau, la contamination par le drainage acide des eaux de ruissellement et le problème de pollution causée par le flux constant de remorquage des camions qui vont et viennent.35
35
GRAZIANI (R.). 2004. Robert Smithson and the American landscape. Cambridge, Cambridge University Press, 219p.
51
Smithson a commencé à s’engager de plus en plus dans les carrières abandonnées et à s’intéresser à la cristallographie, à la photographie et à la cartographie. Au cours de la seconde moitié des années 1960, le Garden State, dans le New Jersey, a fourni à l'artiste de nombreux exemples où la machine se déploie dans le paysage. Les sites industriels deviennent le terrain de prédilection de Smithton. Au travers de récits de voyage comme son article de 1967, « The monument of Passaic », l’artiste fait écho à la protection des sites jusque-là considérés comme insignifiants et aujourd’hui considérés pour ses caractéristiques biologiques et géologiques uniques.36 De son côté, dans les années 60, Patricia Johanson imagine pour la première fois d’intégrer l'art, l'écologie et les infrastructures ensemble. Tout en effectuant des recherches pour la Commission Maison et Jardin en 1969, l’intérêt de Johnson se développe autour des paysages fonctionnels. Elle développe une série de projets regroupés sous «Art and survival » qui présentent des systèmes fournissant de l'eau potable pure, de la nourriture mais aussi la régulation des inondations. Johnson a développé des conceptions de jardins à partir de plaines inondables, de réservoirs et de systèmes audacieux. Sa formation d'artiste et ses connaissances sur la couleur, la forme et la relation entre spectateur et objet, lui a permis de résoudre des problèmes pratiques et de construire des structures dans le monde réel.37
36
REYNOLDS (A.). 2003. Robert Smithson: learning from New Jersey and elsewhere. Cambridge (Mass.), MIT press, 364p. 37
CAFFYN (K.). 2006. Art and Survival: Patricia Johanson’s Environmental Projects. Salt Spring Island, Island Institute, 165p.
52
53
Fig. 11: Robert Smithson, photographies des monuments of Passaic, 1967. The National Museum of Art, Architecture and Design, Oslo, Norway.
54
1) Robert Smithson, premier défenseur des territoires relégués
Robert Smithson s’intéresse très tôt aux paysages relégués. Dans son essai intitulé « The monument of Passaic »38 publié en 1967 dans Artforum, l’artiste évoque sa visite de la ville de Passaic dans le New Jersey au travers d’un texte et d’une série de photographies (cf. fig. 12). Cette ville au passé industriel possède de nombreux paysages délaissés et relégués. Les objets et bâtiments rencontrés sont abandonnés et voués à être détruits. Afin de leur apporter un nouveau statut, Smithson; les qualifie de « monuments »39. Pour l’artiste, ces édifices ne sont pas de simples ruines mais des « ruines à l’envers » 40, elles ne font pas référence au passé mais au contraire portent en elles les indices de notre futur. Son travail nous permet d’apprécier ces lieux, relégués et oubliés, et d’y déceler un début de potentialité et de ressource. 41 Smithson juxtapose le récit de voyage avec cinq typologies de monuments dépourvus de fonction. Le type A, ce que le commun des mortels considère comme monument; type B, certains bâtiments de l’après seconde guerre mondiale; Type D les zones mortes ou sites vides tels que les piscines abandonnées, espaces de stationnement et terrains dégradés, qui, selon Smithson, n’existe que pour une durée limitée; et Type E, la «ruine à l’envers» construction qui sera éventuellement achevée. Ce dernier type de monument tend à glisser vers l’avenir plutôt que le passé. Smithson a cherché à explorer et à mettre en lumière le potentiel dialectique des paysages marginaux et leur rôle puissant sur le devenir et l’avenir des considérations sociales de tels lieux. Bien que Smithson n’ait pas étudié directement le territoire de la décharge, ses projets et écrits s’inscrivent néanmoins dans des paysages dégradés, suggérant une approche subversive des lieux marginaux.
38
SMITHSON (R.). 1967. « The monument of Passaic » Artforum, p53-57, 5p.
39
SMITHSON (R.). op. cit. p53
40
SMITHSON (R.). op. cit. p54
41
REYNOLDS (A.). op. cit.
55
Fig. 12: Patricia Johnson, dessin du projet Turtle Mound,1969. [en ligne]. Disponible sur: http://patriciajohanson.com
56
2. Patricia Johnson, pour la perception de nos déchets dans le paysage Aux États-Unis, en 1969, l’artiste Patricia Johanson42 a conçu « Garden Cities : Turtle Mound », une proposition visant à récupérer une décharge publique. Patricia Johnson, née en 1940, est une artiste américaine. Ces premiers travaux datent de 1969 et se situent en parallèle des travaux d’Earthworks de son ami Robert Smithson. Ces projets s’inscrivent directement dans le site étudié. Elle cherche à résoudre les problèmes environnementaux qu’elle y trouve mais surtout à rapprocher les citadins de la nature, au travers de parcs, et du passé historique du lieu, souvent oublié. Dans son projet « Garden Cities : Turtle Mound », l’artiste propose la récupération d’une décharge publique sous forme d’un parc prenant les traits d’une tortue. À la différence des autres artistes du mouvement Earthworks, son art se veut également utile. Ainsi son projet s’accompagne d’une réutilisation des déchets présents de façon visible dans le travail topographique du parc (cf. fig. 11). Le projet incluait également des espaces intimes pour les gens; il n'a jamais été construit, mais il a influencé la conception des sites s’intéressant au lien avec les déchets.
42
CAFFYN (K.). op. cit.
57
Fig. 13: Patricia Johnson, dessin du projet Millennium Park, 1999. [en ligne]. Disponible sur: http://patriciajohanson.com
58
En s’inspirant de ses dessins de Turtle Mound réalisés 35 ans plus tôt, Johanson conçoit le projet « Millennium Park » à Séoul en Corée du Sud en 1999. Johanson ainsi qu’une équipe internationale d’experts sont invités à imaginer des solutions pour une décharge de 90 mètres de haut, qui menaçait le stade de football de la Coupe du monde de 2002. Cet énorme tas de déchets ménagers et industriels était situé le long d'une grande route reliant l'aéroport international de Kimpo à l'hôtel de ville. La taille de la montagne de déchets ne pouvait être caché, Johanson imagina un parc consacré aux loisirs humains et à l'habitat de la faune. Millennium Park est désigné sous la forme d’une figure de gardien haetae. Pendant la période Joseon (1932 à 1910), dynastie de rois coréens, il était courant d'installer des personnages haineux près de ponts ou d'immeubles, où ces animaux mythiques étaient censés protéger contre les incendies, la sécheresse et l'invasion des ennemis. Patricia Johnson a été initiée à ces sculptures alors qu'elle explorait la ville et a réalisé un dessin s’appuyant du haetae afin d’en faire un sentier public stabilisant la décharge. Elle conserve le site d'enfouissement intact et vient le sculpter avec des terrasses, créant ainsi un monument auquel tout le monde se reconnait, une âme gardienne située entre la Corée du Nord et la Corée du Sud et qui protége la ville de Séoul. Millennium Park devient à la fois un symbole physique puissant mais aussi met en lumière une réalité souvent problématique, celle de nos déchets ménagers, transformée ici par Johanson comme une richesse. 43
43
XIN (W.). 2007. Patricia Johanson’s House & Garden commission. Cambridge (Mass.), Spacemaker Press, 110p.
59
60
2.
Consommation et gestion
En amont de la décharge, c’est l’acte même de jeter, son impact et le cycle de gestion qui l’engendre qui est important d’étudier. Durant les années 1960-70, de nombreux artistes ont investi le champ de l'art écologique pour lutter contre la dégradation des eaux et des terres provoquée par l’activité humaine. Rares sont ceux qui se sont directement impliqués dans la question de la création, gestion et élimination des déchets ménagers. Le travail de l’artiste français Arman, qui travailla à partir d’objets manufacturés ayant subit le cycle consumériste, ainsi que celui de l’américaine Mierle Laderman Ukeles, qui documenta le travail de maintenance et de nettoyage de la ville de NewYork, abordent à leur manière le devenir du déchet produit par les ménages, de la poubelle privé à la décharge publique.
61
Fig. 14: Arman, « petits déchets bourgeois »,1959. [en ligne]. Disponible sur: http://www.armanstudio.com
62
1. Arman, dénonciateur de notre consommation Le plasticien français Arman (1928 - 2005)44 questionne la trace laissée par les Hommes sur terre. À travers une collection d’objets, l’artiste travaille sur le cycle « pseudo-biologique » de la surconsommation : produire , consommer et détruire. Afin de dénoncer la société de consommation des années 60 en émergence, Armand s’intéresse aux déchets ménagers du quotidien, ceux de chacun d’entre nous. Tel un archéologue, il fouilla, décela, exposa les déchets de nos poubelles. Ces oeuvres sont des témoignages précieux d’une époque, d’une consommation, d’une gestion de nos déchets et d’une société précise, celle du capitalisme, aux quels les rudologues s’intéressent. Sa série d’oeuvres « poubelles » 45 présente des boites de plexiglas transparentes contenant une accumulation de détritus récupérés. Malgré la protection du plexiglas, l’oeuvre évolue, change avec le temps. Les déchets diminuent au fil des années, témoignant d’une vie en perpétuelle mouvement dans ces montagnes de déchets. Il incrustera dans un second temps ses déchets dans une résine, figeant ainsi à jamais l’évolution de ce dernier. À travers le travail de Arman peut se lire la destinée de tout objet rejeté dans notre société consumériste ainsi qu’une de ses représentations: la mort. Il permet d’interroger ainsi le public sur sa consommation et production de déchets.
44
MOREAU (M.). « Arman-Studio » Fondation A.R.M.A.N., [en ligne]. Disponible sur: http://armanstudio.com/. Consulté le 20 décembre 2018. 45
Déchets ménagers dans une boîte en verre: « Déchets bourgeois - et s’il n’en reste qu’un je serai celui-là », 1959 ; « petits déchets bourgeois », 1959 ; « Poubelle de Pierre Restany », 1959
63
Fig. 15: Mierle Laderman UKELES, Touch Sanitation Performance: Fresh Kills Landfill, 1977-80. [en ligne]. Disponible sur: http://chicagoartreview.com
64
2. Mierle Laderman Ukeless, gestion des déchets dans la ville M.L. Ukeles (né en 1939) est une artiste ayant travaillé à New-York. Elle publie en 1969, « Manifesto for Maintenance Art »46, première approche où elle développe ses recherches et documentations concernant l’hygiène de la ville et des systèmes permettant sa maintenance. Elle y propose la reconsidération des décharges de la ville à travers un projet permettant de transformer six d’entre elles oubliées en sites urbains accessibles à tous. Le centre de sa réflexion concerne l’hygiène de la ville. Ses oeuvres d’art nous montrent les tâches et activités quotidiennes qui permettent la bonne maintenance de la ville de New York comme celui du personnel de nettoyage fondamental pour une bonne gestion de nos déchets de la vie de tous les jours. En 1977, elle devient l’unique artiste résidante du Département de nettoyage de la ville de New-York et réalise quelques années plus tard son projet le plus célèbre « Touch Sanitation »47. De 1979 à 1980, Ukeless arpente les cinquante-cinq districts sanitaires de New York où elle a serré la main de plus de 8 300 travailleurs tout en les remerciant de permettre le maintien de l'hygiène et de la survie de la ville. En allant au contact des travailleurs des décharges de la ville de New York, M.L Ukeles use de son pouvoir d'artiste et donc du public qu’elle peut toucher, pour inciter l’engagement collectif en faveur du développement durable et de l’écologie mais également dénoncer l’autorité exclusive de la ville de New York sur la gestion de nos déchets.
46
UKELES (M.L.), 1969. « Manifesto for Maintenance Art », Proposal for an exhibition “CARE”. New York, Queens Museum, 5p. 47
UKELES (M.L.), 1979-80. Touch Sanitation Performance: Fresh Kills Landfill, [exposition]. New York, Ronald Feldman Fine Arts.
65
66
3. Ecosystème vital
Dans les années 1980, de nouvelles lois régissant les déchets solides et la qualité de l'eau et de l'air, la rareté des espaces ouverts et la pression du public ont rapidement mis à mal de nombreux projets de sites de déchets. Les concepteurs et les artistes ont été chargés de travailler sur des projets publics et ont rejoint des équipes d'ingénieurs et de scientifiques.48 Parallèlement dans le milieu de l’art, c’est l’émergence49 de l'art écologique aux États-Unis. Cet art est à la fusion des considérations et préoccupations environnementales, écologiques et scientifiques et se veut être aussi un art public, les implications sociales permettant de modifier les milieux de vie. Ce mouvement se situe dans le prolongement du Land Art50 qui utilise les éléments de la nature au sein de ses oeuvres. À la différence du Land Art qui ne fait qu’intégrer des éléments de la nature dans la composition de l’oeuvre, l’art écologique fait appel à une stratégie d’inventivité afin de transformer concrètement l’environnement local et d’y avoir un impact positif. Ce procédé porte le nom d’écovention, terme inventé en 1999 par Amy Lipton et Sue Spaid, à la rencontre de l’écologie et de l’invention. Afin de répondre au mieux aux problématiques, l’artiste s’associe le plus souvent à des scientifiques et ingénieurs. Le travail des artistes diffère de celui des ingénieurs car, à l’inverse du scientifique qui suit une méthode empirique et controlé avec un besoin de résultat à la clé, l’artiste dispose d’une liberté bien plus vaste qui lui permet d’explorer toutes les possibilités. Aux confluences de l’art, de la science et de la technologie, dans une démarche de recherche, ils sont les porteurs de
48
ENGLER (M.). op. cit.
49
Emergence de « l’art écologique » fin des années 60 mais qui prend son essor dans les années 80. Terme institué en 1992 par l’exposition « Fragile Ecologies » au Queens Museum. 50
Naissance du Land Art en 1968 avec l’exposition « Earthworks », à New York. Robert Smithson est considéré comme son père fondateur.
67
l’innovation. Leur liberté de champ d’action en font les parfaits médiateurs dans l’élaboration de projets. C’est le travail engagé par les artistes présentés dans l’exposition « Fragile Ecologies » qui tentent de reconnecter notre société, urbanisée, construite, en recherche permanente de développant qui ne se soucie guère des effets engendrés sur la planète, à une conscience écologique. L’artiste français contemporain Michel Blazy investi cette conscience écologique par une autre approche. Il fait entrer notre écosystème et le monde biologique dans l’espace clos des musées. Ici, Blazy, par sa chaîne tropique amène son public à voir en chaque constituant de notre monde, même les plus dévalués comme les déchets, un maillon essentiel au fonctionnement du tout.
68
69
Fig. 16: MATILSKY (B.),Fragile Ecologies: Contemporary Artists' Interpretations and Solutions, 1992. [en ligne]. Disponible sur: http://www.leftmatrix.com
70
1. Exposition Quenns Museum NY, fragilité d’un écosystème L’exposition « Fragile Ecologies »51 en 1992 au Queens Museum de New York organisée par Barbara Matilsky instaure pour la première fois l’appellation d’art écologique. L’exposition présente les réalisations d’artistes qui se posent en tant que guérisseurs et salvateurs de problèmes d’un écosystème fragile à préserver. À travers l’exposition photographique des interprétations et des solutions sont avancées, elles se veulent actives et respectueuses de l’environnement.52 Elles prennent place dans divers sites qui possèdent un contexte historique et culturel qui leur est propre. Ainsi, l’artiste devient agent de changement. Les projets présentés lors de l’exposition ne se contentent pas d’exposer au public les dégâts engendrés ni même de réparer le paysage mais ils visent à reconnecter la société avec leur souche biologique et écologique. Les artistes sont conscients que l’épanouissement d’une nouvelle ère écologique ne peut se faire que par une action citoyenne collective. Au delà de simples fabricateurs de représentation, au travers de l’art, les artistes développent des systèmes de médiation. Ils proposent des actions qui interviennent sur nos problématiques écologiques actuelles au travers de pratiques collectives de notre société.
51
MATILSKY (B.). 1992. Fragile Ecologies: Contemporary Artists' Interpretations and Solutions. New York, Rizzoli International Publications, 137p. 52
PHILLIPS (P.). 1993. « Fragile ecologies, Queens museum of art » Artforum, p-98-99.
71
Fig. 17: Michel Blazy, Bar Ă oranges. Sculpture-installation, Le grand restaurant, Le Plateau, 2012. [en ligne]. Disponible sur: http://archeologue.over-blog.com
72
2. Michel Blazy et l’interdépendance Homme-déchet « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme»53 Voici une maxime qui résume bien le travail de l’artiste Michel Blazy, né en 1966. En effet, à travers le déchet et plus particulièrement à travers la capacité de décomposition, de putréfaction et d’altération du déchet, Michel Blazy nous montre la capacité de transformation de la matière. Dans son travail comme dans son exposition « Le Grand Restaurant »54 , l’artiste présente une série de sculptures en interaction avec le public, la participation de chacun permet aux oeuvres d’évoluer et de vivre. Ainsi, « le bar à orange pourrissantes » 55 invite les visiteurs à se presser un jus d’orange puis à déposer les oranges vides sur des piles qui progressivement moisissent et se décomposent. Ce lieu de décomposition attire ainsi les insectes et crée un lieu idéal de vie pour eux. On assiste et on participe à la création d’un écosystème. Notre déchet devient le repas d’un autre.56 Les matériaux utilisés par l’artiste sont ceux du quotidien, souvent des matières végétales comme les pelures d’orange, qu’il utilise pour créer des sculptures organiques qui permettent l’apparition d’espaces de vie pour de nombreux êtres vivants. Les matériaux sont pour ainsi dire autonomes, l’oeuvre étant vivante, elle évolue d’elle-même. L’artiste devient alors observateur et laisse sa place de créateur à la nature.
53
Maxime d’Antoine Laurent de Lavoisier, chimiste français, (1743-1794), à propos de la de la conservation de matière. 54
BLAZY (M.), 2012. Le Grand Restaurant, Le Frac Île-de-France, [exposition].
55
BLAZY (M.), 2012. Le Grand Restaurant, Le Plateau, [exposition].
56
LIZET (B.), TIBERGHIEN (G.), 2016. Déchet, Les carnet du Paysage n°29, Collection Les carnets du paysage, Actes Sud et l’École Nationale du Paysage.
73
Fig. 18: Michel Blazy, Ecosystème. Sculpture-installation, Le grand restaurant, Le Plateau, 2012. [en ligne]. Disponible sur: http://archeologue.over-blog.com
74
Ce cycle du vivant, né d’un simple déchet de consommation, nous amène à voir un autre phénomène. L’interdépendance de tous les êtres vivants, quelqu’ils soient. L’humain, comme les autres, appartient à la chaine trophique de notre planète. Il est un animal parmi les autres et est dépendant des aléas et du hasard de la nature comme les autres êtres vivants. Cette révélation nous oblige à reconsidérer notre vision du vivant. Le philosophe Loic Fel dans l’esthétique verte 57 développe la notion d’écocentrisme en opposition à l’anthropocentrisme. Egalitarisme biosphérique (biospheric egalitarianism) selon lequel les espèces, les communautés, les écosystèmes ont une valeur intrinsèque, parce qu'ils sont constituant des organismes. De ce fait, les communautés, les écosystèmes doivent être protégés dans leur intégrité. L'homme fait partie de la communauté biotique, les plantes, les animaux et les déchets sont ses compagnons.
Ce nouveau regard sur le déchet permet de reconsidérer la décharge, non pas comme le lieu de toutes les choses perçues comme mortes, mais comme un maillon fort de la chaine vitale. En tant qu’être vivant, l’homme n’est alors plus seulement responsable mais dépendant de cette dernière. Sa gestion et son utilisation devient alors un enjeu central dans l’organisation de notre monde.
57FEL
(L.), 2009. L’Esthétique verte. De la représentation à la présentation de la nature, collection « Pays-paysages ». Seyssel, Champ Vallon, 352p.
75
Au travers du travail des artistes présentés, nous pouvons y lire les prémices du chemin d’évolution des perceptions et réflexions portées sur la décharge. Tour à tour, ils questionnent l’état présent et remettent en cause nos constructions mentales établies et innovent notre regard sur le monde.
Leur travail permet de susciter l’intérêt des gens autour de l’espace relégué de la décharge et de ses occupants, les déchets. Ainsi, ils participent à la visibilité de ces derniers, développant leur socialisation et leur relation étroite avec le monde naturel.
Le passage progressif du sujet de la décharge à celui de la production et gestion des déchets pour aboutir à celui de leur rôle et leur place dans notre écosystème suggère un potentiel sous-exploité dans nos rebuts et nos décharges.
Dans le chapitre suivant, nous allons constater que cette définition nouvelle de ressource à travers le rebut, initié par les artistes, va être assimilée progressivement par le corps juridique, publique, privé et citoyen.
76
3
vers une nouvelle conception de la dĂŠcharge ?
77
Fig. 19: ADEME, Evolution du parc d’installations, « Les installations de traitement des déchets ménagers et assimilés en France », 2017. [en ligne]. Disponible sur: https://www.ademe.fr/sites/default/files/assets/documents/itom-2014.pdf
Fig. 20: ADEME, Répartition des tonnages entrant dans les ITOM en 2014 par mode de traitement des déchets, « Les installations de traitement des déchets ménagers et assimilés en France », 2017. [en ligne]. Disponible sur: https://www.ademe.fr/sites/default/files/assets/documents/itom-2014.pdf
78
L’intérêt porté sur les décharges et la gestion des déchets est fortement lié aux situations de crises, locales ou plus largement globales. Ainsi, certaines circonstances révèlent, ou remettent au devant de la scène, les problèmes qui leurs sont liées. Par le travail, précurseur, des artistes, nous avons identifié de nombreux enjeux associés au territoire de la décharge et aux déchets qui lui est associé. Crises de la ville, du service de gestion publique, de l’environnement naturel ; à cela s’ajoute le procès de la société de consommation lié au gaspillage des ressources humaines, matérielles et naturelles, et plus tardivement crise des consciences et de la réappropriation. Les crises influencent nos décisions, nos actions et notre gestion et, si elles sont intégrés aux considérations politiques, elles aboutissent parfois à de nouvelles dispositions législatives ou réglementaires. Dans les années 50, le volume et les formes de déchets ont augmenté et les déchets toxiques sont devenus plus courants, la contamination des eaux et du sol conduit à une imperméabilisation des sites et à un traitement des lixiviats. Les premières réglementations plus rigoureuses sur les déchets ont été mises en place dans les années 60 et les années 70 en France, la circulaire du 22 février 1973 introduit la notion de décharge simplifiée. Ces réglementations ont marqué un tournant décisif en matière de gestion des déchets, du fait des préoccupations environnementales et de santé de la communauté qui prenaient de l’importance afin de limiter les transferts de pollution d’un milieu à un autre.58 Ainsi, la loi de 1992 marque un tournant majeur pour la décharge. Elle dispose qu’à « compter de juillet 2002, les installations d’élimination de déchets par stockage ne seront autorisées à accueillir que des déchets ultimes »59.
58
Bertolini (G.). 2000. Le marché des ordures: économie et gestion des déchets ménagers, collection « Environnement ». Paris, l’Harmattan, 208p. 59
Loi no 92-646, 13 juillet 1992. Relative à l'élimination des déchets ainsi qu'aux installations classées pour la protection de l’environnement.
79
Fig. 21: ADEME, Typologie des déchets entrant, « Les installations de traitement des déchets ménagers et assimilés en France », 2017. [en ligne]. Disponible sur: https://www.ademe.fr/sites/default/files/assets/documents/itom-2014.pdf
Fig. 22: ADEME, Origine des flux entrants dans les ISDND, « Les installations de traitement des déchets ménagers et assimilés en France », 2017. [en ligne]. Disponible sur: https://www.ademe.fr/sites/default/files/assets/documents/itom-2014.pdf
80
Cette nouvelle directive implique que les déchets des ménages ne pourront plus être mis directement en décharge.60 Cette nouvelle loi implique un changement profond de notre mode de gestion des déchets, plus particulièrement les déchets ménagers, à l’échelle de la collectivité. Les déchets ménagers et assimilés appartiennent à la catégorie des déchets qui ne sont ni dangereux, ni inertes. Ils comprennent en outre les résidus urbains qui se composent des déchets non dangereux des ménages (ordures ménagères, déchets de jardin, déchets de biens d’équipement des ménages et encombrants), des déchets du nettoiement municipal, des déchets d’entretien des espaces verts et des déchets non dangereux de l’assainissement individuel ou collectif. À cela s’ajoutent les déchets industriels banals, c’est-à-dire, tout déchet ni inerte, ni dangereux, provenant de l’industrie, l’agriculture, le commerce, l’artisanat, les administrations et les activités de toutes natures. Les décharges existantes sont ainsi amenées à une fermeture totale impliquant de repenser et de créer de nouvelles installations intercommunales de traitement. Cependant, pour les déchets ultimes, le stockage en décharge reste une nécessité finale. Où en est-on en 2018 après 16 ans de la fabrication de la loi de 1992? Le rapport ADEME de 2017 nous renseigne sur l’état actuel en France. Au total, sur 1628 installations de traitements, toutes filières confondues, recensées, encore 221 d’entre elles sont des installations de stockage de déchets non dangereux (ISDND). Entre 2000 et aujourd’hui, 30% du parc d’ISDND a été réduit, se plaçant ainsi en troisième position quant au nombre d’installations de traitement par filière (derrière le centre de tri et la plate-forme de compostage, avec respectivement 581 et 585 installations actives).
60
DESACHY (C.). 2001. Les déchets, sensibilisation à une gestion écologique. Paris, Tec & Doc Lavoisier, 70 p.
81
Cependant, en ce qui concerne le tonnage de déchets, le parc d’ISDND reste le premier centre d’accueil de déchets avec 35% des tonnages entrants et en majorité des ordures ménagères résiduelles.61 La disparition totale des décharges existantes n’est donc pas encore atteinte. Au vu de ces chiffres la question se pose quant à la réelle opportunité de la fermeture des décharges actuelles. Qui dit absence de décharge, dit absence de déchet. Quel place donne-t-on aux déchets ménagers, part principale de la composition de nos décharges actuelles ? Une nouvelle considération du déchet peut-elle permettre l’émergence de nouvelles perceptions de la décharge et de lui offrir un autre avenir que celui de sa fermeture ? Et quels enjeux y sont associés ?
61
DESPLATS (R.) et MAHE (C.). 2017. Les installations de traitement des déchets ménagers et assimilés en France. Anger, ADEME, 27p.
82
1) Gestion du déchet en amont de sa production, enjeu du développement durable Le choc pétrolier de 1973 marque un changement majeur. Les réserves énergétiques non renouvelables comme le pétrole étaient jusque-là considérées comme inépuisables, et la terre comme un réservoir sans limite. Il apparait dès lors que la planète possède des limites physiques. Ainsi notre société, qui prône la valeur d’une croissance continue et le progrès technique, doit revoir ses objectifs. Le Club de Rome établit et préconise l’idée de « croissance zéro »62 qui influence et permet le développement de nouveaux concepts. Il convient maintenant d’adopter une gestion plus économe de notre patrimoine terrestre, en harmonie avec les objectifs d’un développement durable dans le respect de l’environnement. Le concept de développement durable, s’associer à une viabilité à long terme du développement économique. Toute la difficulté est de permettre un développement économique qui ne cause pas les effets qu’il peut lui même provoquer d’ordinaire, notamment l’émission de pollutions et l’épuisement des ressources naturelles. La Commission mondiale de l’environnement et le développement, définit pour la première fois « le développement durable » comme « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs »63. Pour s’inscrire dans le cadre du développement durable dans le respect de l’environnement, ainsi que dans la nécessité de préserver nos énergies non renouvelables, il apparait qu’une bonne gestion des déchets est nécessaire. Elle se fonde sur la stratégie des trois R: Réduir, Réutiliser, Recycler, à laquelle s’ajoute plusieurs principes complémentaires.
62
Théorie énoncée par le Club de Rome en 1972 dans le « rapport Meadows » (ou connu sous « The Limits to Growth »). Ce rapport s’intéresse à la croissance et ses limites et alerte sur l'épuisement des ressources en matières premières. 63
Définition du « développement durable » énoncé pour la première fois dans Rapport Brundtland rédigée en 1987 par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l'Organisation des Nations unies. p50.
83
Fig. 23: Schéma d’approche préventive en matière de déchets, 2001. Livre blanc sur la prévention des déchets, France Nature Environnement. p14.
84
- Réduire: la production des déchets à la source peut être réduite, notamment par une meilleure conception des produits, par l’utilisation de technologies propres au niveau de la fabrication de ceux-ci, et par une évolution des modes de consommation.
- Réutiliser, récupérer, réemployer: Lorsque la production des déchets ne peut être évitée, accroitre dans la mesure du possible leur récupération, récupérer en partie ou entièrement, pour les valoriser par le réemploi ou tout autre moyen et les réintroduire dans le cycle d‘utilisation.
- Recycler: Quand le déchet le permet, extraction des matériaux réutilisables qui le compose qu’on réintroduit dans un second temps dans le cycle de production.
- Limiter la toxicité: pour les déchets qui ne peuvent être valorisés ou pour les résidus de leur valorisation, réduire leur potentiel polluant par un traitement effectué dans des conditions acceptables pour l’environnement.
- Limiter les transports et les transferts: éliminer les déchets le plus près possible de leur lieu de production avec les meilleures technologies du moment et à un coût économiquement supportable. 64 Même si toutes activités de vie ou de croissance entrainent inévitablement une production de déchets, il est possible d’en réduire les quantités et les risques, en agissant en amont de la chaine de production. L’objectif est de developper « une gestion intégrée des produits depuis leur conception jusqu’aux déchets ultimes qui résultent, en passant par leur fabrication et leur usage » 65, afin de diminuer leur impact sur l’homme et son environnement.
64DESACHY
(C.), 2001. Les déchets, sensibilisation à une gestion écologique, Lavoisier Tec et doc.
70p. 65
Cf. l’article L541-1du code de l’environnement.
85
Fig. 24: Hélène Georges, illustration de l'extraction de la matière première au déchet, 2010. [ e n l i g n e ] . D i s p o n i b l e s u r : h t t p s : / /www.alterrebourgognefranchecomte.org/c/ressources/detail/63/de-l-extraction-de-la-matierepremiere-au-dechet
.
86
En récupérant, réparant les déchets ou même en les recyclants, on les réintègre dans le circuit économique. Ils prennent alors une autre valeur économique que celui du déchet, ces détritus sont les sauvés de la décharge, signe de vie nouvelle et d’usage possible. Cette reconsidération qui nous permet de passer du déchet ou détritus ouvre la possibilité de la même considération quant à la décharge pleine de ces futurs détritus.
87
88
2) Gisement de la décharge, enjeu économique Depuis la révolution industrielle et l’avènement du capitalisme, d’un point de vue économique, le simple déchet est un produit sans valeur. Sa valeur d’usage et sa valeur d’échange sont nulles pour son détenteur et son propriétaire. L’absence de valeur économique résulte notamment d’une absence de rareté. Ainsi, de ce fait, la décharge, lieu de dépôt des déchets, n’a aucune valeur économique. On voit apparaitre un changement de considération depuis l’avènement d’une économie de l’environnement pour les biens naturels, comme l’air, l’eau, eux aussi qui pendant longtemps n’attiraient pas l’intérêt, changement de considération depuis l’avènement développement d’une économie de l’environnement, pour cette même raison économique.66 Dans un cas de pénurie de ressource, la décharge peut apparaitre comme un réservoir nécessaire de matériaux rares. En effet, nos déchets peuvent être composés de matériaux non renouvelables, comme par exemple les minerais, ou issus de la transformation de matériaux non renouvelables, comme par exemple le plastique issus de produits pétroliers. Une énergie ou une matière non renouvelable est épuisable. Lorsque nous arrivons à la disparition d’une source, cette source devient rare du fait de sa pénurie voire de sa disparition totale. Ainsi, les matières déjà extraites et qui sont présentes dans les objets qui nous entourent, ou jaillissant dans nos décharges, verront leur valeur croitre et devenir des richesses. Ces matières premières ou transformées remplissent nos décharges; il deviendra alors rentable de les extraire là où elles avaient été enfouies et abandonnées. Dès aujourd’hui, les consortiums privés investissent dans les décharges, mines de demain, afin de pouvoir les exploiter et extraire les richesses qu’elles contiennent, dans un futur proche.
66
BERTOLINI (G.). op. cit.
89
Fig. 25: WHIM architecture, projet Recycled Island, 2014. [en ligne]. Disponible sur: https://ars.electronica.art/aeblog/en/2012/11/17/recycled-island-auf-kickstarter/
90
En Colombie, à Bogotá, la ville a vendu ses décharges, à des entreprises privées qui s’occupent aujourd’hui de la gestion des déchets et de l’exploitation de ces dernières. Dans ce système les « recicladores » de Bogota, qui vivent des déchets tels que nous l’avons montré dans le chapitre 1, deviennent les exclus des décharges et de la collecte de matériaux recyclables. Certains comme Nohra Padilla qui travaillait depuis ses 7 ans au sein d’une décharge municipale de Bogota passant ses journée à trier les déchets afin de récupérer les matériaux réutilisables ou recyclables (plastiques, métaux, ect.) et de faire vivre sa famille. Lorsque la décharge a fermé ses portes les recycladores ont perdus leur métier. Le gouvernement colombien a privilégié les grandes entreprises qu’il considérait comme plus efficaces et plus hygiéniques même si elles sont moins respectueuses de l’environnement. Afin de sauver leur travail et leur droit d’accéder aux décharges, les recycleurs de Bogotá créent, en 1991, la Bogota Recyclers Association (ARB) dans le but de se protéger et de se battre pour obtenir leur reconnaissance juridique comme travailleurs afin de disposer des mêmes droits que n’importe quel autre travailleur colombien. Ils gagnent leur reconnaissance en 2013 et sont désormais protégés par la Constitution.67 Face aux pouvoirs publics et aux institutions privées, les ramasseurs de déchets, souvent pauvres et marginalisés, n'ont que peu de champ d’action. Cependant ils jouent un rôle clé dans l'économie de leur pays et participent à la bonne gestion des déchets. La décharge, lieu autrefois relégué, terrain d’emploi des plus pauvres, devient dans une situation de crise ou de pénurie, un lieu de ressources potentielles et inévitablement propriété des plus riches. Les décharges que nous connaissons aujourd’hui, seront peut être les mines de demain.
67ASOCIACIÓN
DE RECICLADORES DE BOGOTÁ, 2017. « ASOCIACIÓN DE RECICLADORES DE BOGOTÁ » ARB, [en ligne]. Disponible sur: http://asociacionrecicladoresbogota.org/. Consulté le: 28 novembre 2018.
91
92
3) Responsabilité du consommateur-producteur, enjeu pour une réappropriation Comment se fait-il que la société, consommatrice et productrice de déchets, se sente aussi éloignée de ses propres déchets ? La législation française en est peut-être la cause. Contrairement au cas général, qui veut que tout producteur de déchet soit dans l’obligation de contribuer à leur élimination, les ménages ne sont pas responsables de l’ensemble des opérations d’élimination des ordures ménagères ainsi que des déchets ménagers encombrants. En effet, la loi du 15 juillet 1975, relative à l'élimination des déchets et à la récupération des matériaux (article 12 de la loi n° 75-633), dispose que: « Les communes ou les établissements publics de coopération intercommunale assurent, éventuellement en liaison avec les départements et les régions, l'élimination des déchets des ménages. Ces collectivités assurent également l’élimination des autres déchets définis par décret qu’elles peuvent au égard à leurs caractéristiques et aux quantités produites, collecter et traiter sans sujétions particulières. » Les communes ou leur regroupement sont donc dans l’obligation d’assurer l’élimination des déchets ménagers sur l’ensemble du territoire et non pas leurs producteurs, les ménages eux-mêmes. L’élimination englobe l’ensemble des opérations de gestion des déchets : récupération, collecte, transport, valorisation, traitement, y compris les collectes séparatistes, le tri, le stockage des déchets ultimes.
93
Fig. 26: Auteur inconnu, les boites Ă ordures de la rue Emile Zola. Paris, 1913. source Gallica BnF.
94
Cela concerne les déchets produits directement par les ménages tels que les ordures ménagères et les encombrants, ainsi qu’éventuellement certains déchets d’origine commerciale ou artisanale.68 Le producteur du déchet ménager n’a donc qu’à soulever les couvercles de ses poubelles et le reste du cheminement de ses déchets ne le concerne plus, il n’en est pas responsable. Autrefois, les habitants se chargeaient de leurs immondices en les déposant eux même dans le tombereau, sorte de charrette à deux roues69 . Aujourd’hui, le service de collecte se charge de récupérer nos poubelles sur le trottoir en bas de chez nous. Pour les autres, les modalités de la collecte varient en fonction de l’importance numérique de la population concernée.70 Ainsi, dans le cas d’un habitat dispersé, la collecte se fait par points de regroupement, et non plus en porte-à-porte. La collecte sélective suivent le même principe, la mise à disposition de conteneurs est généralement préférable. Ces actions ont pour objectif de favoriser la participation des habitants en les responsabilisant. Afin d’acheminer le mouvement de re-responsabilisation et de participation active du citoyen, il apparait important d’offrir la possibilité à la population d’endosser de nouveaux rôles par l’attribution de nouveaux droits (droit d’informations, d’accès aux documents, droit de visite, droit de prélèvement et d’analyse par un laboratoire, droit de recours à une personne qualifiées de son choix, etc..
68
DESACHY (C.). op. cit.
69BERTOLINI
(G.). op. cit.
70
Modalité de collecte: - De porte à porte toute l’année en zone agglomérées comprises dans une ou plusieurs communes regroupant plus de 500 habitants, ou dans les communes ou parties de communes classées telles que les stations balnéaires, thermales, ou de tourisme. - De porte à porte ou par par mise à disposition du public de lieux appropriés de réception des déchets dans les autres zones. - Depuis un point de collecte dans des communes en groupements de communes aménagées pour le camping ou le stationnement de caravanes.
95
Fig. 27 : Visite organisée par la société Fenua Ma qui,s’occupe de la collecte, du tri et du recyclage des déchets en Polynésie française depuis, 1997. [en ligne]. Disponible sur: http://outremers360.com/planete/recyclage-des-dechets-la-reunion-bonne-eleve/
96
Riverains ou usagers producteurs ont la possibilité et sont encouragés à exercer un nouveau contrôle sur la décharge.71 L’objectif est d’apporter de la transparence à la décharge et sa gestion. Ainsi on redécouvre l’importance du consommateur, le rôle de l’habitant. Longtemps négligé au profit des responsabilités collectives, la responsabilité individuelle apparait essentielle au stade de pré-collecte des déchets ménagers et de non mélange. Avant de devenir un producteur de déchet, le consommateur est un acheteur puis utilisateur de produits. Il ne tient qu’à lui de devenir producteur, détenant l’ensemble des moyens pour une démarche préventive. L’enjeu est son propre cadre de vie directe. Les études 72 montrent que la pratique du tri rend le citoyen plus attentif au contenu de sa poubelle, à sa gestion et aux problèmes environnementaux. La poubelle et son contenu devient lisible et intelligible. L’acte de jeter en fermant les yeux et la perception négative du déchet change. En accordant de l’attention, à sa poubelle, il ouvre son regard et peut apprécier par lui même l’ambivalence qui y règne entre ressource et rebut. Ce qui est en passe d’être jeté n’est plus seulement considéré comme un déchet, on se le réapproprie. La réappropriation des déchets par des pratiques écologiques, économiques ou encore de responsabilisation modifie la perception de la décharge. Lieu stratégique pour l’émergence de nouvelles stratégies de gestion des déchets, lieu futur d’exploitation de richesses ou encore lieu d’expression d’actions individuelles, la conception de la décharge se réinvente et les possibilités sont variées.
71
CHALOT (F.). 2001. Livre blanc sur la prévention des déchets. Paris, France Nature Environnement, 128p. 72COFREMCA,
2000. Etudes pour le compte du Conseil National de l’Emballage et d’Eco-Emballages
S.A.
97
98
CONCLUSION
99
100
Au travers d’une loi votée par une autorité politique, celle de la fermeture de la décharge, il faut y lire une autre volonté, celle d’une nouvelle perception et gestion des déchets. L’homme sans déchet apparaît comme une figure fantasmagorique presque effrayante. La disparition totale du rebut serait la marque inquiétante d’un monde stérilisé, d’un monde mort qui ne croisse plus et ne produit plus.
Il apparait évident que l’enjeu est tout autre. En effet, le déchet est toujours présent mais est réintégré au cycle de production avant même qu’il n’est le temps d’être considéré comme tel. C’est la valeur et la définition donnée au déchet qui a le pouvoir de transformer le regard de la société occidentale sur la décharge. Autrement dit, nos décharges dépendent des déchets qui l’alimentent. C’est donc non pas directement par la décharge que nous pourront changer nos perceptions mais par celui qui l’occupe, notre déchet.
Pour un autre regard sur le déchet, c’est en amont qu’il faut intervenir, avant que le déchet ne soit produit. Par le travail de sensibilisation, d’éducation, d’information, nous offrons une visibilité claire de nos déchets et une nouvelle considération de la part de leurs producteurs. Dès lors que nous nous réapproprions nos déchets, nous changeons nos comportements de gestion car nous lisons dans nos déchets un autre avenir, le déchet n’en est plus un, il est ressource, il est possibilité, il est futur.
Le défi majeur sera de faire tomber l’invisibilité autour des déchets. Un long travail de socialisation entre l’homme et ses rebuts doit se mettre 101
en place, et cela peut se faire au travers d’experimentation de valorisation des déchets.
L’avenir de la décharge n’est plus simplement d’accueillir des objets déconsidérés mais d’être acteur du processus de reconsidération et de changement de valeur du rebut. La définition de la décharge change, les décharges de demain seront des lieux stratégiques, des carrefours de la matière, maillon essentiel voire primaire du cycle de production.
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