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Crise économique et santé au travail : les conditions de travail dans la crise du néolibéralisme (intervention au congrès du SNPST, 16/11/2013) par Thomas Coutrot

Comme l'avait mis en évidence Marx, l'économie capitaliste engendre des logiques de concentration du capital avec une augmentation des inégalités sociales ème explosives. Les épisodes de guerre et de crise au XX siècle en sont une illustration. Suite à la 2ème guerre mondiale, des excès de l'économie capitaliste avaient été canalisés dans les pays riches par le pouvoir des États. À partir des années 80, avec Thatcher et Reagan, dans les pays occidentaux, dans les pays de l'est européen puis dans les pays émergents, le néolibéralisme a imposé sa mondialisation. La triple incertitude du marché, des organisations et des équilibres sociaux constitue l'angoisse du capitaliste. Pour surmonter cette triple incertitude et pouvoir accumuler le capital, le régime de mobilisation de la force de travail doivent définir à la fois une stratégie commerciale, une organisation du travail et un mode de relations professionnelles. Une première réponse a été historiquement le despotisme d'usine avec la recherche de produits concurrentiels, une organisation militaire du travail, une intégration par des politiques salariales ou paternalistes adaptées, et une armée de réserve par le chômage. Le « Fordisme » était une deuxième réponse plus hégémonique, avec des marchés nationaux protégés, une part de pouvoir aux travailleurs par des négociations collectives, des protections sociales externes à l’entreprise comme en Europe, et une tendance au plein emploi. La troisième réponse est le régime néo-libéral ou despotisme du marché, avec une libéralisation de la concurrence, le principe de rentabilité du marché des capitaux, une compétitivité des produits et une obligation d’employabilité sur le marché du travail. La firme néo libérale en réseau est dominée par les marchés financiers. A la tête du réseau se trouve l’entreprise dédiée à la conception et au marketing, dite entreprise « apprenante » ; au second niveau, celui de l’assemblage, on trouve des établissements « néofordistes ». Des collectifs de travail peuvent émerger dans certaines conditions, avec des contrats stables dans les grandes entreprises, avec des règles négociées pour des marchés internes, ou en cas de pouvoir ouvrier informel sur l'organisation de travail. Mais ces mêmes collectifs se défont en cas de segmentation ou fragmentation du salariat, de mobilité forcée des travailleurs, d'individualisation des statuts et des carrières, de nouvelles formes de subordination. Se répandent avec des précarisations, des managements par objectifs, le contrôle par les résultats et une autonomie (très) relative contrôlée et une routinisation. Au troisième niveau on trouve – souvent dans des zones

franches de pays émergents – les usines néo-tayloriennes, avec des technologies modernes mais un travail très répétitif, une féroce répression antisyndicale, des salaires bas. Ce néolibéralisme a bien servi les profits capitalistes. Alors qu'ils étaient en baisse jusqu'en 1980, ces profits ont beaucoup augmenté depuis une stabilisation au début des années 2000 et un recul passager avec la crise de 2008 à 2010. L'efficacité de ce régime néolibéral est indiscutable pour les profits mais a des effets délétères sur la santé des salariés. Les enquêtes sur les conditions de travail le montrent. Le pourcentage des travailleurs ayant des charges lourdes à porter a augmenté, de 21 à 40% au cours des trente dernières années, alors qu'il diminuait jusqu'à la fin des années 1970. L'intensification du travail s'est accrue sur les machines et encore plus avec les clients. L'autonomie des salariés diminue depuis le début de ce siècle. De plus ce régime néolibéral est un modèle explosif pour la société dans son ensemble. L'instabilité financière est majeure et se révèle périodiquement par des krachs et des crises, la dernière en 2008. Il puise dans les ressources et pollue irrémédiablement. Il provoque du chômage, de la précarité, de l'exclusion. Il met en péril la démocratie. Les enquêtes statistiques sur les conditions de travail sont un objet de conflit et une conquête pour les travailleurs. L'enquête « conditions de travail » de 1978 est une conquête indirecte des grèves des OS post-68. L'enquête SUMER 1994-2003-2010 a été renouvelée par le Ministère du travail malgré une opposition patronale. L'enquête Risques Psychosociaux 2015 se fera malgré les fortes réserves du Medef.

Dans le modèle néolibéral, les « exigences du travail» sont en hausse avec des objectifs intenables, des délais raccourcis, des réductions d'effectifs, et de l'intensification. Les « exigences émotionnelles » émergent par la nécessité de cacher ses émotions, des situations de peur au travail et de contact avec la souffrance d'autrui sans temps ni espaces de prise en compte empathique. « L'autonomie et les marges de manœuvre » qui pourraient être en hausse dans les périodes d'innovation, sont en régression avec le juste à temps, la renormalisation et la routinisation, y compris pour les plus qualifiés. Le « soutien social » ne s’améliore pas du fait de la précarisation des collectifs de travail. Le déficit de reconnaissance augmente, et les déclarations concernant des violences morales au travail se multiplient. Les « conflits de valeur » émergent avec les souffrances éthiques et le fait de ne plus pouvoir faire un travail de qualité. « L'insécurité socio-économique » augmente avec la flexibilité des salaires et des droits sociaux, la précarité de l'emploi, et la précarité du travail luimême. Dans de nombreux secteurs on observe entre 2003 et 2010 à partir du modèle de Karasek une augmentation de l'intensité du travail et une baisse des marges de manœuvre pour l'ensemble des professions, notamment les employés de commerce et de services, les employés administratifs, les professions intermédiaires et même les cadres et les professions intellectuelles. Pour les 2/3 des salariés qui bénéficient d'un CHSCT, son existence et son action semblent jouer un rôle favorable à la prévention des risques physiques et chimiques, mais n’apparaissent guère efficaces pour les risques psychosociaux.

Ces enquêtes statistiques ont un effet d'objectivation. Globalement, malgré toutes les modernités affichées, la pénibilité physique ne recule pas, l'intensité du travail augmente, l'organisation néolibérale du travail est pathogène. L'exposition aux produits cancérigènes au travail concerne encore le quart des ouvriers, et n’a diminué que pour quelques produits relativement bien identifiés comme le benzène et l'amiante.

L’enquête « santé et itinéraire professionnelle » montre que la souffrance au travail et les atteintes psychiques à la santé qui sont liées aux conditions de travail diminuent nettement et rapidement en cas de reclassement dans une autre organisation de travail : il y a donc une efficacité potentielle importante de la prévention des risques psycho-sociaux pour préserver la santé du salarié.

Pour les Risques Psychosociaux, après le « travailler plus pour gagner plus » de la présidentielle de 2007, le constat d'insuffisance des enquêtes Françaises du rapport Nasse-Légeron, a stimulé un collège d'experts pour produire des indicateurs RPS en six catégories qui sont maintenant bien reconnues et utilisables tant pour les enquêtes que pour les repérages en entreprise.

La dégradation des conditions organisationnelles du travail est transversale aux pays développés, mais apparaît plus importantes sous certains angles en France sans doute pour des raisons socio-historiques. Plusieurs enquêtes européennes montrent qu'en France le travail fait l’objet d’attentes plus importantes et est vécu comme plus éprouvant qu’ailleurs.

Le Journal des professionnels de la Santé au Travail • Mars 2014

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