Chapitre I Silmée Je l’ai toujours entendu. Aussi loin que ma mémoire remonte, il a toujours été là, présent en moi. Sa voix m’est plus familière que celle d’une mère, enfin paraît-il, car la mienne, je ne l’ai pas connue. Je crois qu’on m’a souvent prise pour une enfant différente, un peu « dérangée » pour les gens de Pont, mais je n’en ai éprouvé ni peine, ni rancœur. Les autres enfants m’attiraient moins que lui. J’ai passé tout mon temps à l’entendre couler, respirer. Le Rhône opaque, mystérieux... Quand le soleil arase son eau, j’aime plonger mes yeux sur les étoiles étincelantes et éphémères qui se forment à sa surface avant de se brouiller puis se dissoudre dans le courant. Depuis toute petite, je vais sur les berges du fleuve pour passer du temps en sa compagnie. Parfois, je lui parle simplement de ma journée ou de mes rêves. J’aime être au bord de l’eau et regarder le fleuve courir. Je sais aussi qu’il aime ma présence, tout près de lui. Je ne suis plus une enfant aujourd’hui, mais j’ai besoin de le voir, de parler avec lui pour échanger sur ce que nous vivons ensemble : des libellules à la belle saison, quelques canes suivies de leur ribambelle « couacante », de jolis martins pêcheurs, des écureuils, des rats, des chats qui poursuivent les rats... C’est le monde dans lequel j’aime vivre, et qui me crée le sentiment du bonheur. Pourtant, un pas irréversible a été franchi. Aujourd’hui, le Rhône ne se reconnaît plus lui-même. Il a tant changé en quelques dizaines d’années... Les hommes l’ont transformé, usé, au point que sa colère a laissé des séquelles qui ne s’effaceront pas de sitôt. La vapeur, le métal et les machines ont peu à peu supplanté et remplacé notre univers ancestral. Tout ce qui faisait le charme rustique et simple des travaux fluviaux a disparu. Le souffle court et chaud des chevaux de halage s’est transformé en charbon salissant et en fumée noire : le travail même du haleur sera bientôt totalement oublié. Quel dommage qu’aucun grand poème n’ait fixé à jamais cette épopée des hommes-bêtes longeant le fleuve ! Avez-vous déjà vu des vagues parcourir un fleuve ? Oh, bien sûr j’imagine que les vagues de l’océan, ou celles de la mer sont autrement plus fougueuses paraît-il ! Mais il y a des vagues sur le fleuve qui vous chavirent le cœur dans la tiédeur de l’été, et parfois même, ces vagues remontent le courant avec entêtement, quand le mistral s’affronte au fleuve. J’ai passé de nombreuses heures à les observer : elles lavent également l’esprit de ses noirceurs. Je connais les multiples aspects du fleuve, plus que toute autre personne. Car lui aussi a sa part sombre, imprévisible. Une part ténébreuse qui peut surgir à tout moment, exactement comme quelqu’un qui tout à coup changerait d’humeur et prendrait un regard noir et menaçant. Je me souviens d’une fois, alors que le soleil orangé somnolait juste au-dessus de la cime des arbres, je regardais, fascinée, les reflets de la forêt sur l’onde. Ces ombres vivantes se mouvaient, changeaient de forme, s’étiraient, s’allongeaient, exécutant une sorte de ballet hypnotique entre algues et reflets d’arbres déformés. Tout à coup, une masse obscure s’est stabilisée sous la surface. Immense, vaste et noire comme un nuage orageux. L’eau a frémi, bouillonnant légèrement, puis la masse a lentement disparu dans les profondeurs du fleuve. Épave en cours d’engloutissement ? Monstre aquatique ? J’en éprouvais un tel effroi que je me suis redressée d’un bond, prête à détaler. Mais tout était redevenu normal. Je demandais au Rhône ce qui s’était passé. Il resta muet, étrangement muet. Le lendemain, je n’osai pas lui reparler de cette apparition inquiétante. Je conclus qu’une véritable amie devait savoir fermer les yeux sur ces phénomènes inconnus.
À tout juste seize ans, mon existence était moins remarquable qu’une brindille emportée par le fleuve. J’étais orpheline, abandonnée par des parents qui certainement ne devaient pas avoir de quoi nourrir une bouche supplémentaire. J’en étais devenue très solitaire, je n’avais aucun ami, et encore moins d’amoureux. Pfff ! Aucun garçon ne m’avait même regardée, ou ne m’avait fait éprouver ce qui fait tant jaser les filles entre elles. Mes nuits aussi étaient parfois étranges. Il y a peu, je fis un rêve : j’étais attachée, mes jambes collées l’une à l’autre et mes bras comme soudés. J’étais dans le noir absolu. Oppressée, angoissée. Une mélodie triste était jouée par un orchestre au loin. J’essayais de crier, de demander de l’aide, mais aucun son ne sortait de ma bouche. Une lumière diffuse descendait sur ma tête. Cette lueur m’apaisait et chassait mes angoisses. Une main tendue s’avançait : à travers mes attaches, j’attrapai la main évanescente. Elle était tiède et d’un contact très émouvant. Cette douce sensation me réveilla lentement. J’étais assise sur mon lit. La porte d’entrée, entrebâillée, laissait un courant d’air froid s’insinuer dans la pièce et glacer mon corps. Je frissonnai. Je regardai le creux de ma main et remarquai qu’un poids infime venait de la quitter. Paniquée, je courus jusqu’à la porte pour la fermer violemment. J’appuyai mon dos contre elle et regardai la pièce. La même étrange lumière semblait encore nimber l’espace, comme un voile de soie très légère. Une présence était là, avec moi, chez moi, j’en étais sûre, cachée je ne sais où. J’avais réellement senti une main sur la mienne ! Cela ajoutait encore à ma confusion : rêve ou réalité ? Par bravade, et un peu pour dédramatiser, je demandai : « Tu te plais chez moi ? Qui que tu sois, sois le bienvenu. Veux-tu un verre d’eau ? » Proposai-je sans réaliser l’absurdité de la question ! Je pense que je serais restée pétrifiée si une voix m’avait répondue. Je ne pouvais garder cette sensation toute seule. Zélie, Oui, Zélie, elle seule pouvait m’aider ! Elle savait déchiffrer les rêves et comprendre l’incompréhensible. Je mis un petit châle autour de mes épaules et sortis. C’était une vieille femme qui vivait du commerce de plantes et décoctions en tout genre, certains la traitaient même de « sorcière ». Elle vendait un peu de tout sur les quais de Pont-Saint-Esprit : de la vannerie, du matériel de pêche qu’elle récupérait çà et là, et parfois même un peu de gnôle que lui achetaient les mariniers. Elle m’avait en affection et jouait un peu le rôle de mère pour moi. C’était la doyenne des quais. Zélie était toujours contente de mes visites. À peine me vit-elle arriver ce matin-là, qu’un vaste sourire édenté ensoleilla son visage, éclairant ses rides creuses. On aurait dit qu’elle voulait partager avec moi des informations secrètes ! Elle me tendit un verre de lait de chèvre et me posa cette question idiote : « Alors petite, et tes amours ? – Je crois plutôt que les chevaux auront des pieds avant que ça n’arrive ! lui répondis-je dépitée. Elle me fixa de ses petits yeux perçants : – Toi, tu es en souci ce matin, hein, dis-moi ? » Je lui racontai l’apparition de la main dans mon rêve et la porte ouverte à mon réveil. Zélie m’écouta attentivement. À la fin, je la vis marmonner quelques paroles entre ses lèvres. Un genre de formule rabâchée que les superstitieux emploient pour conjurer le mauvais sort. Je lui expliquai aussi le bien-être ressenti avec cette main chaude et éthérée. Cela l’intrigua. Elle resta pensive. « Tu crois que c’est un bon ou un mauvais présage pour moi ? Zélie, plongée dans sa réflexion, me demanda : – T’avais de la fièvre au réveil ? – Non, enfin, pas que je me souvienne. – Et tu n’as rien remarqué d’inhabituel ces derniers jours, par exemple en te promenant au bord du fleuve ? »
Je ne m’attendais pas du tout à ce genre de question mais il me revint à l’esprit l’indéfinissable apparition aquatique de la veille au bord du fleuve dont je lui fis part. « Zélie, ces deux évènements auraient-ils un lien ? Tu penses qu ’« il » est venu chez moi ? réponds-moi, ça me rend folle ! – Oh non, je ne crois pas que tu sois folle, petite. J’ai peur qu’un Drac n’ait voulu t’enlever pour sa progéniture. Ce qui m’inquiète c’est qu’il ait pu sévir en plein village ; d’habitude ça se passe aux abords du fleuve. – Les Dracs... Ce sont des monstres qui n’existent que dans les contes pour effrayer les enfants, non ? – Sûrement pas, petite ! Il y en a un qui vit dans le Rhône, entre Pont-Saint-Esprit et Arles. Ça c’est sûr. Par contre les Dracs ne peuvent se rendre chez les gens sans y avoir été invités au moins une fois. Non, je n’aime pas ça. Je crois que tu devrais éviter d’aller seule aux abords du fleuve pendant quelques temps, ça serait plus sage. Tu le promets ? – C’est à peine croyable ! Un vrai Drac... Et pourquoi moi ? Bon, si tu penses que c’est mieux, promis... » Cette promesse allait être difficile à tenir... Je voulais en savoir plus sur les Dracs. Je ne connaissais pas grand-chose à cette légende hormis que ces créatures aimaient jouer de sales tours aux gens. Soit en excitant les bêtes d’un laboureur dans les champs près du fleuve, soit en faisant disparaître des objets et en s’amusant de voir la personne s’énerver en cherchant. Mais cela pouvait aussi aller plus loin. Par exemple, il leur arrivait de laisser filer à la surface de l’eau une belle pièce de bois que l’abusé essayait d’attraper, avant de se noyer dans le remous des eaux. On racontait même le cas d’un vieux vanneur particulièrement cupide qui avait trouvé une pépite d’or au bord du fleuve, puis une seconde, et encore une troisième, chacune plus grosse que la précédente, de plus en plus profonde. Le vieux vanneur, rendu fou par l’appât du gain, se serait bourré les poches de pépites jusqu’à s’enfoncer là où il n’avait plus pied, et mourut englouti. Mais c’était, je crois, surtout des histoires pour apprendre la peur du fleuve aux enfants. Zélie me raconta une histoire qui me fit frissonner : « J’avais une amie autrefois qui, comme toi, passait beaucoup de temps au bord du fleuve. Elle te ressemblait drôlement d’ailleurs ! Elle était laveuse. Le jour de ses dix-neuf ans elle disparut sans laisser de traces. Près de dix ans plus tard, un de Pont-Saint-Esprit, parti s’installer à Beaucaire la reconnut là-bas. Il l’identifia d’ailleurs sans peine : elle n’avait pas changé, pas vieilli ! Aussi fraîche et belle que le jour de ses dix-neuf ans ! Mais elle avait perdu l’esprit : au milieu de propos confus, elle évoquait un Drac qui l’avait enlevée et forcée à élever un enfant pendant tout ce temps. On l’avait retrouvée, trempée et grelottante sur la berge du fleuve à Beaucaire. J’étais prête à faire le voyage jusqu’à Beaucaire pour la voir au couvent où elle avait été reccueillie, mais ce fut peine perdue : trois semaines après, on perdit à jamais sa trace du couvent duquel elle s’était enfuie une nuit. – Comment s’appelait-elle ? – Elle s'appelait Anglore. – C’est drôle, j’ai l’impression d’avoir déjà entendu ce nom. Je ne sais pas où, mais je l’ai dans la tête. – Bon. En tout cas, fais attention : ces créatures peuvent se métamorphoser comme bon leur semble, et tromper n’importe qui. » Je n’avais jamais vu Zélie aussi sérieuse et inquiète. Comme j’allais partir, elle me retint par le bras et me donna ce conseil : « Si par malheur un de ces démons venait à toi, sache qu’il n’existe qu’un moyen efficace de t’en débarrasser : les Dracs ont un vice, une manie qu’ils ne savent pas refréner.
Ils sont possédés par le démon du comptage, et quand ils se mettent à dénombrer quelque chose ils ne peuvent plus s’arrêter avant d’avoir fini, qu’il y en ait dix ou un million. Pour t’échapper, il te suffira de le défier : propose lui de compter un objet que tu auras en grande quantité autour de toi ou à proximité. Si tu te débrouilles bien, son attention sera immédiatement attirée par les objets à compter, et il ne s’occupera plus de toi. Tu pourras alors t’enfuir discrètement. » J’étais emportée par mes pensées, ces histoires de Dracs, de noyés, de femme devenue folle. Si le Rhône hébergeait de tels monstres, était-il vraiment un ami pour moi ? Le sentier habituel qui me ramenait chez moi longeait les berges du fleuve, très large à cet endroit-là. Je m’arrêtai un moment pour l’observer. C’était comme si je lisais en lui. Je le scrutais pour savoir s’il était menaçant pour moi. Comme un ami dont on douterait tout à coup. Cette pensée me fit beaucoup de peine à vrai dire. Je m’en voulus même de l’imaginer. Je sortis de mes pensées en entendant des voix au loin : un convoi fluvial descendait paisiblement le fleuve et allait croiser tout près de la berge où je me trouvais. Mon regard suivit ce mouvement et brusquement mon cœur s’arrêta. Un visage. Un visage seulement, et tout bascula. À quelques mètres de moi, passait la « grande barque », le vaisseau amiral du convoi de barques qui suivait, attachées les unes aux autres. Sa proue très relevée se dressait fièrement comme celle d’un drakkar. À bord, juste devant la croix des mariniers, se tenait un jeune homme assis sur le pont. Malgré la pénombre, son visage me frappa par sa beauté, et par la quiétude qui s’en dégageait. Étonné de croiser mon regard, il détourna d’abord la tête, gêné, puis se ravisa et m’adressa un signe timide de la main. Figée, je regardais passer le convoi. Le temps que je puisse réagir, la grande barque avait roulé sur l’eau, et s’éloignait dans l’obscurité. Ma main, qui finit par s’agiter furtivement, ne trouva que le dos du jeune marinier, déjà occupé à scruter d’autres choses sur la berge. Je me souviens être restée là, le regard noyé dans le courant. J’eus une sensation de chute, de vertige jusqu’au fond de mon âme. « Comme il est beau, n’est-ce pas ? interpellai-je doucement le fleuve. – Je ne sais pas... Ce n’est qu’un homme. répondit la voix familière. – Et bien moi je suis une femme et ça ne m’est pas indifférent ! répondis-je agacée. « Tu crois qu’il pourrait m’aimer ? relançai-je, rêveuse, au bout d’un long silence... Je ne comprends rien aux hommes. Seulement leur cruelle bêtise... » murmura-t-il. À cet instant, je n’avais nulle envie de disserter sur les bienfaits ou méfaits de l’humanité, enrageaije ! Ça lui coûtait quoi de me dire « OUI, il est beau » ? Quand on pose ce genre de question, c’est pour être rassurée, pas pour avoir une réponse évasive ! Le fleuve était-il jaloux ? Il devait craindre que je l’oublie si je m’entichais d’un garçon. Il aurait ainsi perdu sa meilleure et - peut-être - seule amie ? En fait, cette rencontre furtive avait bizarrement réveillé en moi des envies nouvelles : il me vint à l’esprit un petit tissu tout à fait charmant, vif et printanier, qui dormait depuis des lustres dans un fond de tiroir. Cette étoffe serait idéale pour confectionner une robe seyante. Une robe seyante ? Que m’arrivait-il ? Quelle raison motivait ce soudain élan de coquetterie ? Ce carré de tissu était un vestige trouvé dans l’unique commode de mon logis, sans doute légué par l’ancienne occupante, ma vieille tante défunte. Mais son dessin de fleurs printanières était émouvant et ses couleurs encore très vives ! Je voulais tout savoir de lui. Son nom ? Qui étaient ses parents ? Quel était son fruit préféré ? Quels étaient ses rêves d’enfant ? Ce garçon était un continent entier à découvrir. J’allais m’y atteler méticuleusement tel un homme des sciences modernes ! Pour cela, je sillonnais méthodiquement les quais de Pont-Saint-Esprit. Par divers témoignages et recoupements, je sus qu’il se prénommait Lilian, qu’il était second auprès du patron de la grande
barque en tête du convoi que j’avais vu passer : l’Audax Fortunatis. Il lui arrivait aussi d’aider les portefaix à quai pour charger et décharger les navires. Il avait vingt ans. Pour en apprendre plus sur lui, j’allais tous les jours sur les quais, au marché aux poissons, pour interroger les pêcheurs. J’appris même (ô divine surprise !) que Zélie et Lilian étaient de lointains parents ! Le père et la mère de Lilian avaient été fauchés par une terrible grippe il y a dix ans. Le petit, devenu orphelin, avait vécu quelque temps avec Zélie, avant d’apprendre, très jeune, le métier de batelier. Tout à coup, ce métier me passionna comme aucun autre ! J’observais et parlais avec les plus âgés. J’en appris beaucoup en quelques jours. Je compris aussi pourquoi le Rhône était si mal en point ; en un siècle à peine, de mémoire d’homme, le fleuve n’était plus le même. Les berges et le cours avaient été aménagés et transformés, à telle enseigne que certains poissons disparaissaient inexorablement. L’esturgeon par exemple se raréfiait dangereusement. Beaucoup pensaient qu’à ce rythme là on n’en trouverait plus d'ici cinquante ans. Un grand-père me racontait avec beaucoup de nostalgie son enfance près du Rhône. À l’époque, l’activité y était foisonnante. L’aménagement était alors incessant, les eaux ne dormaient jamais. De puissants chevaux et mulets tiraient des tombereaux de graviers sur les rives ; plus loin, c’était des jeux nautiques, des joutes, ou encore les grandes nasses, les « viro-viro », qui comme des mains géantes cueillaient les aloses et les lançaient dans des barques remplies d’eau. Le vieil homme me racontait tout cela avec les mêmes yeux que ceux qui s’enchantaient jadis de ce spectacle. Il avait vu aussi les premiers remorqueurs, les bateaux-grappin, remonter le Rhône sous leur épaisse et grasse fumée noire. Ce sont eux qui tuaient le halage : toutes les grandes familles de voituriers d’eau s’y mettaient les unes après les autres, faute de quoi elles mourraient. Lilian, sous la houlette du Maître Nimbus, faisait partie d’un des derniers équipages qui halaient encore à cheval. J’avais souvent vu ces convois impressionnants, tractés par des dizaines de coubles de chevaux à l’aide de cordages gigantesques, braver le courant du Rhône. C’était un spectacle saisissant, un combat épique de l’être-humain contre les forces colossales du fleuve ! « Oh, mais tu sais que, encore plus avant dans le temps, le halage s’f’sait au col, racontait un ancien haleur. C’était pas des chevaux ni des bœufs qui tiraient les barques jusqu’à l’éreintement, mais des hommes, que j’te dis ! De jeunes garçons, oui, avec un harnais qu’y tractaient ! Des villages entiers sur les plus gros convois, oui da ! Des deux cents hommes, parfois quatre cents ! Et c’était pas un joli métier, sachele ! « Les guinguois » qu’on les appelait. Y finissaient tous fichus, tout tordus du dos et du cul, quand y crevaient pas noyés ! C’était pas pour rien qu’on l’appelait le « halage au sang » ! Heureusement ça fait longtemps qu’on en voit plus. J’ai pas connu, moi. Mes grands-parents oui, ça s’faisait encore mais déjà plus trop : trop cher de tuer les hommes ! C’est qu’il faut les payer avant, tout d’même ! Les ch’vaux ça quémande rien, que d’l’avoine, et pis ça tire et ça tire, et quand ça peut pu, ben ça débarrasse le plancher, et y a personne qui les pleure. Enfin, j’crois qu’ça s’fait encore, par-ci par-là, sur des petites distances et pour les tout p’tits convois. Mais le halage est fini, même à ch’val, les toueurs y zont tout bouffé avec leur vapeur. Le bateau crabe a mangé le bourrin, et pis c’est comme ça. »
L’Audax Fortunatis transportait surtout de la farine et aussi un peu de soie embarquée à Lyon. La décize, de Lyon aux Saintes-Maries-de-la-Mer, ne durait pas plus de cinq, six jours par beau temps. La remonte exigeait par contre jusqu’à un mois suivant la taille du convoi. Tant que la farine arrivait non mouillée, tout allait bien, ce n’était pas un commerce compliqué. Certaines villes produisaient plus que leur consommation, et ce surplus était acheminé par Nimbus qui se faisait, selon la rumeur, un bon bénéfice. La seule vraie difficulté, c’était le Rhône. Le Rhône et son humeur changeante. Entre le Teil et Pont-Saint-Esprit il lui arrivait d’être féroce, presque endiablé. Les basses-eaux étaient fréquentes, le courant imprévisible, parfois furieux. Chaque marinier redoutait ce passage. La remonte était éprouvante, nerveusement et physiquement. Des chevaux mourraient d’épuisement ou se blessaient, ce qui revenait au même. Par contre, plus au sud, vers chez nous, le Rhône se montrait plus doux, plus mesuré, avec moins de malice. Ce métier me paraissait bien attirant, aventureux, plein de promesses... À l’image de Lilian, finalement ! Le fleuve me parlait beaucoup en ce temps-là. Et je sentais bien qu’il n’allait pas bien. La mélopée si douce de son flot s’était peu à peu brouillée, puis avait mué en un râle rauque comme s’il dégorgeait toute la ferraille et les eaux malsaines, polluées des villes qu’il abreuvait pourtant depuis toujours de ses eaux bienfaisantes. Ingratitude ! J’avais aussi remarqué que certaines mauvaises herbes se développaient et pullulaient sur ses berges. Sans compter qu’avec tous les barrages et les digues, les eaux stagnantes se multipliaient et pourrissaient. C’était surtout dans mes rêves que le Rhône m’appelait à l’aide. J’avais des visions cauchemardesques de ses eaux devenues des torrents boueux, pestilentiels, qui, en débordant de leur lit, emportaient tout sur leur passage. Zélie aussi disait que le Rhône était malade des mauvais traitements qu’on lui infligeait. Plusieurs fois, elle avait évoqué une plante aux propriétés purificatrices qui poussait vers la Camargue, mais qui était rare, donc difficile à trouver. Je dois dire que le fleuve occupait moins mes pensées ces temps-ci, depuis une certaine fin d’aprèsmidi... Malheureusement, candide comme je l’étais, approcher un garçon relevait de l’exploit pour moi ! Hormis la confection de ma robe, je n’arrivais à rien. Zélie s’en rendait bien compte et, en réaction à mon embarras, elle éclatait d’un rire horriblement joyeux. Mise à nue de ces émotions incontrôlables et inconnues, je me sentais transformée. Elle m’assurait pourtant : « Ma fille, rien, c’est rien du tout. C’est le sel de ton âge ! » La nuit, mes pensées étaient un théâtre où se jouaient des pièces à l’eau de rose dans lesquelles les acteurs étaient superbement mauvais. Cependant, il arrivait que ces rêveries fussent plus envoûtantes et agitées. Mais ça c’est mon secret... Chaque jour, je tentais de mobiliser un peu de courage pour brusquer les choses, Lilian, et simplement… l’embrasser ! Mais en réalité je repoussais au lendemain, puis au lendemain du lendemain. De plus, les occasions n’étaient pas si fréquentes : l’Audax Fortunatis restait peu de temps à quai lorsqu’il accostait à Pont-Saint-Esprit, parfois une nuit, rarement plus. Zélie voyait bien que ça n’avançait pas. Au bout d’un mois, elle m’apprit en toute innocence que l’équipage allait rester à quai au moins la journée du lendemain à cause d’une avarie. Le calfatage de plusieurs barques comportait des malfaçons qui compromettaient la sécurité du convoi ; ils ne pouvaient plus faire l’économie d’une réparation, et si celle-ci prenait trop de temps, Nimbus avait déclaré qu’il achèterait d’autres barques, ce qui restait à prouver, vu le coût. L’occasion était trop belle ! J’étais au pied du mur. Maintenant ou jamais. Je m’imaginais devant lui, bégayant, telle une bécasse. Comment m’y prendre ? Tout à coup, mûe par je ne sais quel instinct, une idée totalement incongrue envahit mon esprit torturé et finit par s’imposer à ma raison : si Lilian ne venait pas à moi...