La Guyane française : notes et souvenirs d'un voyage exécuté en 1862-1863

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D'CHIMBO, LE RONGOU.

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C'est pendant la durée de cette peine que D'chimbo, étant parvenu à s'évader, se réfugia dans l'île de Cayenne, et, jetant le gant à la civilisation qui l'avait puni, lâcha la bride à ses instincts sauvages et commença une vie de meurtres, de vols et de brigandages. Pendant dix-sept mois, D'chimbo a tenu en échec la police de Cayenne. Vivant dans les bois, à quelques centaines de mètres d'une ville de 8000 âmes, invulnérable et insaisissable, échappant à toutes les embûches, invisible pendant quelque temps, puis signalant sa présence par le meurtre et le vol, ce bandit a défié, pendant dix-sept mois, soldats, gendarmes et habitants acharnés à sa poursuite. Le bonheur avec lequel D'chimbo se dérobait aux agents de la force publique, sa présence presque simultanée sur plusieurs points de la colonie, ajoutaient quelque chose de surnaturel et de mystérieux à l'effroi bien justifié qu'il inspirait déjà. Les habitants ne se hasardaient qu'en tremblant sur les chemins : les femmes surtout, qui étaient le plus en butte à ses attentats, croyaient voir partout le terrible Rongou. On ne sortait plus qu'en nombre, et encore n'était-on pas toujours à l'abri de ses agressions ; aussi les relations de la ville et de la campagne souffraient de cet état de choses, et le marché menaçait de ne plus être approvisionné par les cultivateurs effrayés. Pour bien expliquer l'impunité dont sembla jouir si longtemps le bandit, il suffit de se représenter ce que c'est que l'île de Cayenne. Quoique étant de beaucoup le point le plus peuplé et le mieux cultivé de toute la Guyane, l'île de Cayenne a encore bien des terrains perdus. Or, qui dit terrain perdu, dit terrain boisé, formant un fouillis d'autant plus épais que ce n'est pas le grand bois. Dans le grand bois, les arbres de haute futaie interceptent le soleil; la végétation inférieure est gênée dans son développement; on peut circuler entre ces troncs séculaires, sinon facilement, du moins en brisant quelques obstacles, en élaguant quelques branches, en abattant quelques lianes parasites. Dans le taillis, au contraire, les plantes s'enchevêtrent au milieu des arbres à croissance rapide des terres basses et forment autour de leurs tiges d'inextricables réseaux. Quelques sommets offrent encore l'image de la grande végétation tropicale, et ceux qui veulent admirer dans sa fougue créatrice cette splendide nature n'ont qu'à monter jusqu'à la cascade du Rorata, qui fournit l'eau à la ville de Cayenne. Mais, autrement, c'est le taillis qui domine, le taillis épais, touffu, uniforme, impénétrable, ménageant, au tigre comme à l'homme, des embuscades choisies et des repaires assurés. Les habitations sont éparses çà et là, comme des oasis au milieu d'un désert de feuillage. Les plantations de cannes à sucre existant encore à la Guyane se trouvent sur le canal Torcy, dans le Ouanary, dans l'Approuague; l'île de Cayenne n'a plus que ce qu'on nomme les habitations de Vivres, où l'on cultive les fruits et les légumes que l'on va vendre en ville. A cette production commune à tous, le colon adjoint une culture secondaire, et jette sur le marché quelques kilos de coton, de roucou, de café et de cacao, quelques gousses de vanille, et, satisfait ou impuissant, il végète


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