Aventures de guerre au temps de la République et du consulat. Vol.2

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AVENTURES DE GUERRE.

je possédais un pouvoir libérateur comme jadis le seigneur de Kellern, qui faisait tomber les fers d’un prisonnier rien qu’en les regardant. D’après cette idée, lorsqu’un jeune soldat avait été récemment condamné à mort pour insubordination, elle n’avait pas hésité à dire que je lui sauverais la vie si j’étais à Brest ; et cette opinion fut accueillie par les matelots du vaisseau amiral, où le jugement avait été rendu ; tant il est besoin d’orner les tristes réalités de chacun de nos jours par quelque fiction consolatrice ! Vaincu par les supplications de cette femme, je dressai sur le comptoir d’un épicier un pourvoi en revision de la sentence. Pas un instant ne devait être perdu, car le délai accordé au condamné allait expirer, et déjà l’on préparait dans le port le ponton qui devait être conduit en rade, amarré le long de l’Océan, et servir de théâtre à l’exécution. Dès que l’amiral Latouche sortit de sa chambre, la bonne femme lui remit le pourvoi qu’il reçut, en lui donnant l’assurance que le supplice allait être contremandé, et le Conseil de revision convoqué. Une heure avant sa séance je me rendis à bord et j’examinai la procédure; elle était, comme je l’avais prévu, fort irrégulière; et je pus, malgré mon inexpérience, l’attaquer, devant le Conseil, par une douzaine de moyens de cassation. Je réussis pleinement, et il fut ordonné qu’il serait procédé à une nouvelle instruction qui serait soumise à une autre Cour martiale. C’était quelque chose qu’un répit ; mais, dans une quinzaine, l’accusé devait retomber inévitablement dans la même situation, avec cette différence que, cette fois, profitant de mes enseignements, l’officier rapporteur s’appliquerait à faire une procédure irréprochable. Cette prévision me rendit fort malheureux, et m’obligea à me creuser l’esprit pour y découvrir quelque expédient qui pût sauver ce pauvre diable de soldat. On devait le surlendemain célébrer, en rade, une fête pour la victoire de Marengo. Je résolus d’en profiter. Au moment où les généraux français et espagnols furent rassemblés à bord du vaisseau l'Océan autour de la table d’un somptueux banquet, l’amiral Latouche, qui commandait en chef, trouva sous son assiette une épître en vers,'dans laquelle le condamné sollicitait sa grâce, et demandait que le pardon de sa faute lui permît de verser son sang sur les champs de bataille où triomphait la République, au lieu de le répandre sur un échafaud dont la seule image ferait mourir ses frères de honte, et sa mère de douleur. L’amiral, qui était un homme de cœur et d’esprit, prit de suite une généreuse ré-


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