La Commune de Limoges Limoges en 1871 : la « Rome du socialisme »
Portrait de Denis Dussoubs (1818-1851). Disciple d’Auguste Blanqui, c’est un des meneurs de la révolution de 1848 à Limoges. Il meurt le 4 décembre 1851 à Paris en voulant s’opposer au coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte. Le souvenir de son action est encore très vivant dans les milieux socialistes limougeauds à la veille de la Commune. ©Bfm Limoges
En 1871, Limoges compte presque 55.000 habitants. Au cours du XXe siècle, la ville est devenue le centre de l’industrie de la porcelaine et a connu une croissance rapide : elle passe de 25.000 habitants en 1821 à 51.000 à 1861 et 55.000 en 1872. En 1837, 11 usines de porcelaine avec 15 fours emploient 1500 ouvriers ; en 1855, ce sont 25 usines avec 40 fours et 2400 ouvriers qui occupent l’espace. L’industrie de la chaussure est la deuxième activité économique. La ville, en perpétuel changement, connaît d’importantes transformations urbaines avec le percement de l’avenue Baudin en 1852, de l’avenue Garibaldi (alors avenue du Crucifix) en 1854 ou, à partir de 1865, la reconstruction du quartier des Arènes suite à l’incendie de 1864. Le chemin de fer arrive en 1856. Autour des usines, dans un milieu ouvrier soumis à de dures conditions de travail, émerge une culture socialiste et révolutionnaire si bouillonnante que Pauline Roland qualifie alors Limoges de « Rome du socialisme ». Limoges est le théâtre de soulèvements en 1830, 1848 et 1851. En avril 1871, elle connaît une Commune qui bien qu’éphémère va marquer les esprits. Dans l’histoire du militantisme ouvrier de la ville, c’est un jalon important entre la révolution de 1848 et les grèves des années 1895-1905.
Limoges est en pleine révolution
Militaires photographiés à Limoges en 1871 par S. Martin ©Photothèque Paul Colmar
A la chute du Second Empire le 4 septembre 1870, les chambres syndicales ouvrières limougeaudes reconstituent la Société populaire de 1848 et les bourgeois libéraux se regroupent en une Société de défense républicaine. En janvier 1871, une grève à l’usine de porcelaine Gibus, une des plus importantes et des plus réputées, entraîne la démission du conseil municipal le 16 mars (mais le 19, il ajourne sa décision). Le 21 mars, le maire, Casimir Ranson, décide de fermer à la date du 6 avril les ateliers municipaux ouverts pendant la guerre contre la Prusse pour donner du travail aux ouvriers au chômage. Tout ceci se passe dans le contexte de la guerre de 1870 et l’armistice face à la Prusse le 28 janvier 1871. Le 8 février, des élections législatives élisent une chambre réactionnaire et monarchiste. Le 1er mars, les Prussiens entrent dans Paris. Le 18, est proclamée la Commune de Paris suivie du repli du gouvernement d’Adolphe Thiers à Versailles. Plusieurs villes de province suivent le mouvement et créent leur Commune (Lyon, Marseille, Narbonne, Toulouse…). La Société populaire de Limoges demande que les armes des démobilisés soient distribuées aux ouvriers membres de la Garde nationale. Le 22 mars, le préfet de la Haute-Vienne, Jules Massicault, nommé par Gambetta, accepte de le faire. Jusqu’au 1er avril, des groupes armés sillonnent la ville aux cris de « Vive Paris ! Vive la Commune ! A bas Versailles ! » en brandissant des drapeaux rouges et noirs. Le 23 mars, la Société populaire adresse ses félicitations aux insurgés parisiens et envoie un émissaire, Louis Beaubiat, qui relatera ses souvenirs en 1907 dans le journal Le Socialiste du Centre. Devant l’effervescence croissante de la population, un nouveau préfet est nommé, Léopold Delpon qui se veut l’homme de l’ordre.
Le 4 avril, un événement va mettre le feu aux poudres : un détachement du 9e de ligne doit partir ce jour-là de Limoges pour se rendre à Versailles. Une foule suit la troupe (300 à 400 hommes), de la caserne à la gare, et tente de l’empêcher de partir. Des soldats fraternisent avec elle ; quelques-uns (30 selon les uns, 80 selon les autres) donnent leurs armes, les fameux « Chassepots », armes plus modernes que celles dont dispose la Garde nationale, composée en grande partie d’ouvriers. Les wagons sont détachés de la locomotive. Des soldats accompagnent la foule vers l’hôtel de ville et se rendent ensuite rue Palvézy, au siège de la Société populaire. Il est 16 heures.
La gare de Limoges dans les années 1870-1880 ©Photothèque Paul Colmar
Devant le refus de la mairie de se prononcer contre l’action du gouvernement de Versailles et de proclamer la commune, l’opposition municipale constituée par six conseillers prend la tête de l’insurrection. Il s’agit de Pierre Rebeyrolle, horloger, vieux républicain proscrit par Napoléon III en 1851, Elie Dubois, ancien proscrit et président de la Société populaire, Jean-Baptiste Roubinet, balancier, Maury, sabotier, Aragon, ouvrier porcelainier, et Laporte, aubergiste.
La préfecture de Limoges vers 1870 (actuel présidial) ©Photothèque Paul Colmar
Le Maire Casimir Ranson tente une médiation auprès du préfet avec une délégation du conseil municipal. Mais c’est un échec. La foule insurgée prend d’assaut la préfecture : la Commune de Limoges est proclamée. Le préfet s’enfuit et donne l’ordre à la cavalerie de disperser la foule. Le combat est sur le point de s’engager lorsque le colonel de cavalerie Billet est abattu. Les insurgés montent une barricade près de la porte Saint-Michel mais en quelques heures celle-ci est démantelée, la foule s’étant dispersée progressivement après la mort du colonel. Le 5 avril au matin, l’ordre est revenu : la Commune de Limoges n’aura duré qu’un soir. Malgré cet échec, on veut encore y croire à Paris dans les jours suivants. Le Journal officiel de la Commune de Paris proclame ainsi le 8 avril 1871 : « Limoges est en pleine révolution ».
« La répression va suivre » 5 avril 1871, Thiers, dans un communiqué, annonce le retour à l’ordre à Limoges : « A Limoges s’est produite une émotion peu dangereuse ; mais les communistes de cette ville, jaloux de se montrer à la hauteur des communistes de Paris, ont assassiné le colonel du régiment de cuirassiers qui était cantonné dans le département. La répression va suivre de près ce lâche assassinat ». 7 avril : l’état de siège est proclamé. L’armée a les pleins pouvoirs. Les mesures de répression se succèdent : la Garde nationale est dissoute ainsi que la Société populaire. Tout attroupement est interdit. Rebeyrolle et Dubois, en fuite, sont condamnés à mort par contumace. Le préfet dissout le conseil municipal le 10 et installe le lendemain une commission municipale qui élit comme président le général Dalesme. Le 11 avril, ont lieu les obsèques du colonel Billet. 24 mai : installation du conseil municipal nouvellement élu. 27 mai : interdiction de La Défense républicaine d’Alfred Talandier pour ses positions en faveur des Communards pendant la « semaine sanglante » (20-27 mai).
Alfred Talandier caricaturé par Gill (1876). Fondateur du journal La Défense républicaine organe de la Société de défense républicaine, Alfred Talandier (1822-1890), quoique modéré pendant la Commune de Limoges, combat sans concession Thiers et le gouvernement de Versailles. Son journal est interdit le 27 mai 1871.
©Bfm Limoges
Le témoignage de Louis Beaubiat émissaire de la Société populaire de Limoges chargé de porter le soutien de Limoges aux insurgés parisiens. L’état d’esprit du 9e de ligne cantonné à Limoges : « Casernés, rue de Paris, à la Visitation, et quoique consignés depuis quelques jours, ils [les soldats du 9e de ligne] ne se gênaient pas pour manifester publiquement leur mécontentement en jetant par exemple dans la rue, par les fenêtres de la caserne leurs paquets de cartouches ou des objets d’équipement de campagne. Ils faisaient en même temps connaître aux nombreux curieux attirés par ces incidents, qu’ils ne voulaient pas partir pour Versailles » Le Socialiste du Centre, 31 mars 1907.
Une délégation de conseillers municipaux se rend à la préfecture située alors place du Présidial à l’emplacement de l’actuelle école primaire du Présidial, afin de rencontrer le préfet qui s’est esquivé : « Il [le groupe de conseillers] pénétra sans difficulté à la préfecture – mais le préfet l’avait abandonnée ; au moment où le groupe faisait son entrée dans la grande cour, il avait cru prudent de s’esquiver par les écuries, dont la sortie était rue Turgot, et, pour ne pas être reconnu, il avait endossé la veste de son cocher et coiffé sa casquette de cuir ». Le Socialiste du Centre, 4 avril 1907.
La mort du colonel Billet : « A quelques mètres de la maison [de Pierre Rebeyrolle, au 6, place Saint-Michel], l’escadron [de cuirassiers] fit halte un instant, puis sans sommations préalables, le colonel ordonna de mettre sabre au clair et de charger. Sans plus attendre, l’ordre commença à être exécuté. Le colonel Billet, ayant un trompette à côté de lui, chargea à la tête de l’escadron. Mais au même instant un coup de feu fut tiré du côté de la maison Rebeyrolle et après une ou deux minutes, plusieurs autres coups de fusil partirent presque en même temps du groupe qui se trouvait près du passage que les cuirassiers voulaient forcer. Les cuirassiers firent immédiatement volte-face et s’en retournèrent au galop par la place de la Mothe et la rue des Arènes, poursuivis par plusieurs autres coups de feu. Arrivés sur la place d’Aisne, à la hauteur de l’angle nord du tribunal, le colonel Billet qui avait été atteint d’une balle dans le bas ventre tombait de cheval, mortellement blessé. Il fut aussitôt transporté à l’hôtel Richelieu qui se trouvait à proximité de quelques mètres et expira quelques heures plus tard dans la nuit ». Le Socialiste du Centre, 4 avril 1907.
“On entendit des galops précipités et des cliquetis d’armes” La Commune vue par une jeune limougeaude
Mes cousines habitaient en haut de la rue du Clocher. J’allais souvent dîner, coucher chez elles. Elles m’entouraient de soins, me disaient l’histoire de leur parenté. Leur père était petit-neveu du Girondin Vergniaud. Elles en étaient très fières, partaient de là pour se mettre en dessus de tout le monde, être en pique avec une partie de la famille. J’étais chez elles un soir où l’on disait qu’il y avait la Commune à Paris et de la révolution dans la ville. Je n’y comprends pas grand’chose, mais je savais que mon Père était dans la garde nationale, et comme sa myopie l’empêchait de rendre beaucoup de services, on l’avait chargé de monter la garde à la Préfecture. On venait de me mettre au lit. Mes cousines lisaient « Les trois mousquetaires ». Il pouvait bien être dix heures, quand on entendit des galops précipités et des cliquetis d’armes au bas de la rue du Clocher. Mes cousines allèrent à la fenêtre et virent des cavaliers escalader la rue à toute allure et, pour gagner plus vite la préfecture, tourner par la rue Rafilhoux, avec un grand fracas de sabots de chevaux, de casques et de sabre au clair. Du côté de la préfecture, on entendit quelques bruits sourds. Puis mes cousines allèrent se coucher. Le lendemain matin, on me conduisit au Couvent, derrière Saint-Michel, comme à l’ordinaire. La place de la Préfecture était jonchée de gros pavés arrachés ; on avait essayé des barricades. Je fis un jeu de sauter par-dessus ces pierres en désordre. Je trouvais amusant ces trous, et ces pavés en tas. Mais ce qu’on apprit dans la matinée, à la consternation générale, c’est que le colonel Billet, qui commandait la troupe chargée d’assurer l’ordre, avait été assassiné. Voici ce qu’on racontait : la préfecture étant menacée par les émeutiers, le colonel avait rangé ses hommes autour du bâtiment. Comme il passait à cheval au carrefour de la rue des Prisons et du Monte-à-regret, qui est fort étroit, un coup de feu tiré d’une fenêtre toute proche l’atteignit et le tua net. Quelque temps, le cheval effrayé traîne, dans la nuit, le corps du colonel. On cherche le coupable. Le fusil avait été jeté dans la rue. On ne trouve personne. Un nom était sur toutes les lèvres. On le disait tout bas, car les preuves manquaient. Et pourtant, tout le monde disait le même nom. La ville fut dans la tristesse. Au moment des funérailles, les magasins mirent leurs volets, tout prit un air de deuil, la vie fut partout comme suspendue. Le cortège partait de l’hôpital pour se rendre à la Cathédrale, dont le glas déchirait l’air. Ma grand’mère me conduisit à la fenêtre d’une maison du Boulevard Louis Blanc pour voir cet imposant et si triste défilé. Les troupes de la garnison ouvraient la marche, des tambours voilés de crêpe faisaient entendre de sourds roulements, auxquels se mêlait, gémissant, l’air funèbre de Chopin. Sur le char, se trouvaient les insignes du colonel, derrière, venait son fils. Après son fils, le cheval sur lequel il avait été tué. On tenait ce cheval par la bride ; il était couvert de voiles noirs ; on l’avait bridé de telle manière qu’il allait au pas, tête basse, le museau battant le sol. C’était fort triste à voir, au milieu des maisons silencieuses, à volets clos, comme pour un grand deuil. La magistrature en robe rouge, en robe noire, tous les Corps d’Etat présents à Limoges, en grand costume, suivaient le convoi. La ville entière manifestait son indignation et sa douleur devant un pareil forfait. Marguerite-Henry COULET. Le Coq d’or, souvenirs d’une limousine. © Bfm. MAG P. LIM Manuscrit 154 / 1, pp. 82-85.
Les événements de Limoges vus de Paris Le mouvement de Limoges
Nous recevons de Limoges des nouvelles d’une haute gravité. Nous nous bornerons aujourd’hui a en faire le narré, tel que nous le tenons d’un habitant notable de cette ville, arrivé ce soir à Paris. Le 4 de ce mois, un détachement de 450 hommes appartenant au 9e régiment de ligne, reçut un ordre de départ pour Versailles. Les soldats se dirigèrent vers la gare au cri de : Vive la République ! et tout le long de la route la foule les accueillit par des bravos mille fois répétés. Arrivés à la gare, ils déclarèrent qu’ils ne se battraient point contre leurs frères de Paris. Et, au même instant, pour donner plus d’autorité à leur engagement, ils remirent à la foule, aux ouvriers qui les entouraient, leurs armes et leurs cartouches ; puis ils rentrèrent en ville. Leur retour, l’attitude énergique qu’ils venaient de prendre en présence de leurs officiers firent une telle impression sur le peuple, que des centaines de bras se levèrent pour les porter en triomphe ; ce n’était plus de l’enthousiasme, c’était un délire patriotique. L’autorité civile se réunit aussitôt à l’Hôtel de Ville, dans un effarement très facile à comprendre. On chercha longtemps, mais hélas ! en vain M. le préfet. Le représentant du gouvernement de Versailles avait déjà jugé opportun de prendre la fuite. Le maire ordonna au colonel des cuirassiers de charger la foule et de s’emparer des soldats mutinés. Cet ordre fut suivi, mais son exécution n’aboutit qu’à exaspérer le peuple. La mêlée devint bientôt générale ; dans la lutte le colonel fut tué et un capitaine grièvement blessé. Limoges est en pleine révolution. Le 9e régiment fraternise avec les habitants de la ville. Nos renseignements s’arrêtent là. Le Journal officiel de la Commune de Paris, 8 avril 1871.