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Ent reprendre

Au dessert, le fameux ‘deconstructed apple pie’, une tarte aux pommes totalement déconstruite, renferme tous les ingrédients qu’utilisait la maman de Jonnie pour ‘sa’ tarte aux pommes. « Je l’ai inventée en pensant à la famille royale. J’ai cuisiné pour eux à quatre reprises déjà. Le prince héritier et Maxima viennent parfois manger à notre table d’hôtes. Et la princesse Margriet (la sœur de la souveraine) a suivi des cours de cuisine chez moi. Ce sont des gens normaux, savez-vous…. »

Des millions D’après Alain Coninx, Jonnie Boer serait le plus grand entrepreneur hôtelier du Benelux, et peut-être même d’Europe. Un hôtel cinq étoiles a vu le jour en 2008 dans l’enceinte de l’ancienne prison de femmes – un projet dans lequel ils se sont lancés il y a cinq ans. « La question était de savoir : allons-nous recommencer à zéro une fois encore, ou préférons-nous empocher les bénéfices pendant dix autres années, avant de prendre une retraite bien méritée? Nous avons donc acheté et nous nous retrouvons une fois de plus comme quand nous avions vingt ans – il est vrai que cette fois, les nappes ne sont plus déchirées et que nous avons du personnel qualifié. » La télévision a même enregistré une série portant sur la construction de l’hôtel et tout ce qui l’accompagnait. « La télévision peut facilement être un piège », commente Jonnie Boer. « Ils n’ont de cesse de nous solliciter pour des interventions qui paraissent alléchantes à première vue, mais avec lesquelles je ne veux pas être associé. Etre pris en photo avec des produits de Unilever : très peu pour moi. Mais nous savions que l’hôtel allait nous coûter de huit à neuf millions et que nous allions devoir travailler comme des malades. De plus, la crise aidant, nous risquions de connaître un démarrage bien lent. Grâce à cette série, nous avons réussi à faire connaître l’hôtel d’emblée. Mais aujourd’hui, tout ce que nous gagnons avec le restaurant et le magasin est réinvesti dans l’hôtel. Je pense que nous engrangerons les premiers bénéfices d’ici cinq ans, ce qui nous permettra de rembourser de grosses sommes. » «  Mais que deviendrions-nous sans risques?  », plaisante-t-il. « Cela nous rendrait peut-être trop lents, et paresseux. Quoi qu’il en soit, c’est pour moi un rêve qui se réalise. L’ambiance est excellente, le taux d’occupation de l’hôtel est de 65%, le prix moyen d’une chambre dépasse les 300 euros, les cours de cuisine fonctionnent à raison de deux séances par jour et Librije's Zusje est presque toujours complet. » « Je ressens évidemment la pression financière, mais aucune pression gastronomique. J’écoute ce que me disent les clients, j’en parle lors de nos réunions. Mon

égo ne compte pas, ce qui est important, c’est de se remettre en cause en permanence. La pression, on ne la ressent que si on garde tout pour soi : ça finit par exploser. » « Par contre, j’ai le trac chaque jour – avant le déjeuner et avant le dîner. Il est impossible de se reposer sur ses lauriers, il faut faire ses preuves sans cesse. Tant que j’éprouve du plaisir à le faire, que je réussis à maintenir le niveau actuel et que je trouve encore du temps pour mes enfants, je continuerai. Souvent, au milieu des vacances, l'envie de me remettre au travail me reprend. »

Une allergie aux crustaces Quelle est donc la magie des trois étoiles? « On annonce parfois qu’un restaurant va hériter d’une troisième étoile, alors que moi, je sais pourquoi Michelin préfère attendre encore un peu. Tout doit mûrir, tout doit être parfait. Le service doit être à la hauteur de ce qu’il y a dans l’assiette. Et ce bel équilibre doit être maintenu, année après année. Or l’équilibre c’est aussi : le calme. Trois étoiles, cela ne veut pas dire pour autant que l’on ne se trompe jamais. Un grand chef se reconnaît à la manière dont il réussit à réparer une erreur, au lieu de ne laisser parler que son égo. » Il n’hésite pas à modifier un menu quand on le lui demande. « Evidemment, avec tous ces chefs qui viennent nous voir ! Il m’est arrivé dans un très bon restaurant à Paris de demander un changement de menu parce que je suis allergique aux crustacés et que Thérèse n’aime pas les truffes. Le maître d’hôtel n’a pas osé transmettre notre message au chef. Ce n’est pas normal, à mon avis. A nous quatre, nous avons alors commandé huit plats à la carte, et le bonhomme est devenu vert. » Les samedis soirs sont complets quatorze mois à l’avance, le mardi – le jour le plus calme – trois mois d’avance. « Nous recevons également des touristes culinaires. Et même des clients qui se rendent dans tous les restaurants du guide S. Pellegrino World's 50 Best Restaurants, où nous avons fait notre entrée l’année dernière en 37ème position. Mais je suis tout aussi satisfait d’accueillir des gens qui ont épargné longtemps pour cette soirée, ou des clients qui ne viennent chez nous qu’une fois par an. » « Cela m’est arrivé quelques fois de voir un homme ému aux larmes devant un plat. Pour moi, être touché à un niveau supérieur pose problème aujourd’hui, et cela me chagrine. Evidemment, je connais tous les trucs, toutes les astuces, et pour moi, une soirée au restaurant perd un peu de sa magie. Ce qui arrive encore à m’émouvoir, c’est le goût d’un produit ou d’une préparation. J’ai trouvé El Bulli génial, mais la tendance qui a suivi en Espagne, je ne la comprends

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pas vraiment. On m’a proposé récemment des algues, pêchées à dix, à vingt et à trente mètres de profondeur, sur un lit d’eau de mer gelée. Et c’était dans une enseigne renommée ! Je conçois qu’il est impossible de réussir dix plats sans faute, mais un plat sublime suivi de neuf déceptions : ça, je ne l’accepte pas. J’ose moi aussi quelques plaisanteries ici et là : un pétard comestible avec le café d’accord, mais avant tout il faut que ce soit bon. »

“Pour faire des étincelles il faut aussi avoir connu les vaches maigres.”


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