Revue l'œil arpenteur - Numéro 2

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l’œil arpenteur

revue photographique

lionel bitsch

guillaume bonnel

antoine gatet

olivier gouéry

n°2

olivier tricoire


sommaire

# olivier gouéry : “La position du photographe” (édito) ............................................................. page 3

# antoine gatet : à vue ................................................................................................................................. page 6

# lionel bitsch : le vent ................................................................................................................................ page 12

# guillaume bonnel : neighborhood ...................................................................................................... page 24

# olivier gouéry : intimités extérieures ................................................................................................... page 32

# olivier tricoire : ça fait longtemps que je fais l’train......................................................................... page 44


édito

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“La position du photographe” par Olivier Gouéry

Deux années après la revue fondatrice, paraît le deuxième numéro de la revue du collectif l’œil arpenteur. Regroupant sans thème particulier des travaux de chacun des cinq membres, elle trace des itinéraires individuels qui proposent, par la mise en commun de leurs travaux, des façons différentes de regarder, sentir, comprendre, témoigner, vivre avec ces espaces. La revue est un moyen parmi d'autres pour montrer une production en cours dans le laboratoire du collectif. Montrer des photographies sur le net n'est pas une finalité, encore moins une évidence si l'on considère que l'utilisation de la pellicule sensible reste majoritaire au sein du collectif et qu'il est nécessaire de passer par une numérisation des négatifs ou des tirages pour rendre visible sur un écran d'ordinateur, au format imposé, des images qui existent d'abord sur support physique. Elle n'est qu'un moyen parce que nécessairement réductrice du format idéal dans lequel peut être pensée l'exposition de ces travaux. Comment ce que ces travaux montrent de notre société pourrait rester à l'état pur de photographie, si l'on ne cherchait pas, sinon à transformer, du moins à partager le regard que le collectif porte sur elle, faire de la photographie un médium.


édito

Portés par l'ensemble et l'alimentant en retour, des membres du collectif ont exposé leurs travaux de manière individuelle, de différentes façons (exposition, édition, concours) et il y a lieu de penser que le collectif se réalise pleinement quand il engage son rapport avec les autres. Donner une réalité à une image, à plusieurs images, former un ensemble, trouver un lieu pour le montrer : c'est un enjeu de ce collectif. Toutefois, photographier est une action en soi. Elle engage son auteur en entier, trahit ses intentions, livre son emploi du temps, donne sa position. On peut voir dans l'inventaire d'Antoine Gatet, une curiosité de passage. La neutralité recherchée du dispositif laisse à notre imagination la liberté d'interpréter ces constructions à notre guise, venant probablement alimenter une imagerie guerrière d'adultes ou d'enfants. Si l'on peut douter de l'obsolescence de leur fonction, leur valeur patrimoniale est remarquable. La recherche scientifique de Guillaume Bonnel, pousse à l'extrême la mise à distance, mettant à plat les plans de conquête d'une société libre de consommer un espace qui lui semble infini. Et dans ce paysage du confort modélisé et décoloré des classes moyennes, la voiture rouge vient jouer le rôle du grain de sable, élément à la fois rassurant sur la possibilité d'écart mais pourtant d'un poids si faible dans la balance.


édito

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L'expérience sensitive de Lionel Bitsch nous ramène au plus près des éléments, de la sensation de la boue et du retour aux sources. A l'opposé des chasseurs cachés derrière les palombières, le photographe part explorer, oubliant les hommes et leurs concepts. Solitaire et désorienté, il se soumet. Dans cette parenthèse de Robinson, le moment est privilégié, et la photographie vient, naturellement. Du constat de son impuissance à agir au sein de l'institution, Olivier Gouéry est sorti du groupe pour photographier. Pour cet autre groupe dont il ne fait pas partie non plus, il est le gadjo à lunettes, celui qui vient de temps en temps, prend des photos, de mariage, de naissance, de famille. Celles-là, ils les ont. Les autres, les photos du quartier démoli, pas encore. Olivier Tricoire vit avec son appareil photo comme un espion. Il capte le monde de l'intérieur car il vit dedans, regarde ce que font ses congénères comme s'il se regardait lui-même au quotidien. Se projette dans cette foule informe et vibrante qui, il le sait bien, va l'engloutir dans les secondes qui suivront le déclenchement. Parviendra t-elle cette foule, aujourd'hui comme hier, à se contorsionner pour pénétrer dans les espaces compartimentés et anguleux du monde du travail, quitte à s'abîmer dans les fonds d'écrans ? Oui, bien sûr, il connaît la réponse et pourtant ça l'étonne tous les jours.

Olivier GOUÉRY


antoine gatet


à vue

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4 séries de 4 photographies argentiques couleur, tirages numériques.

Espaces fragiles, à peine visibles dans le paysage frontalier Franco-Espagnol, les palombières émergent comme une ponctuation légère signe d'une pratique ancestrale. Antoine Gatet les révèle ici de manière inattendue. Il opte pour un point de vue frontal, centré, sans échelle, qui nous désoriente et nous empêche de cerner ces objets en leur ôtant toute fonction ; il donne de la monumentalité au dérisoire. Précaires, réalisés avec les moyens du bord, sorte de murs aveugles, impénétrables ils exhortent leurs matières à nos yeux comme un frein visuel au vertige de l'étendue qui les englobe. Le temps de cette série est lui aussi déformé. La prise de vue photographique d'Antoine Gatet part d'une impulsion. Il existe un paradoxe temporel ludique entre la construction de ce qui s'apparente à une collection, un inventaire et le temps de la prise de vue qui se déroule, pour lui, dans l’immédiateté du projet. A l'instar de sa série sur les arrêts de gare du tramway (2007), cette série s'est faite en un jour sur une crête continue, comme un pied de nez de plus où le contemplatif résonne avec l'action et l'expérimentation.

Kristina Depaulis


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lionel bitsch


“le vent”

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Sentir, voir et entendre le vent, c'est faire l'expérience poétique sensuelle du plein et du vide, du dehors et du dedans. Quand l'air autour de nous, plus ou moins apparenté au vide, assimilé sans effort dans le mouvement de la respiration, prend soudain une épaisseur qui résiste à la marche, on se sent empli d'une vitalité singulière. Grisé par tant d'énergie consumée dans le ballet infini des anticyclones et des dépressions et, étrangement, conforté. Car dans notre imaginaire, une terre que le vent parcourt a des ressources incommensurables. Au dehors des frontières visibles, dans les régions lointaines d'où le vent souffle, on pressent que s'élaborent les mondes nouveaux.

Lionel BITSCH


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guillaume bonnel

Dans un célèbre ouvrage l’historien d’art Erwin Panofsky établit que, dans certaines conditions, les formes de la pensée et les formes de l’architecture peuvent témoigner d’homologies structurales révélant un phénomène d’isomorphisme, c’est à dire une identité de structures entre deux champs du réel placés en relation l’un avec l’autre1. Cette découverte, très précieuse pour la compréhension des relations entre la pensée et l’espace, a été initialement établie par cet auteur dans le cadre des liens structurels entre la pensée scolastique et l’architecture gothique en Île de France entre 1270 et 1420. Sa transposition à d’autres champs du réel, comme par exemple aux formes urbaines ayant cours aujourd’hui, est hasardeuse. Car la conclusion de Panofsky est subordonnée à une rigoureuse élucidation des conditions auxquelles cet isomorphisme est démontrable, au delà de simples intuitions fugaces. Elle est hasardeuse, mais elle est tentante, surtout par le biais de ce medium photographique si habile à révéler la répétition des motifs, et les fils invisibles qui relient les choses entre elles pour créer des correspondances visuelles. Comment ne pas voir dans ces maisons, grâce à la simple force d’évocation des images, une mise en architecture du fordisme, où la singularité et les préférences individuelles sont sacrifiées à la production à grande échelle, et où les variations architecturales se nichent dans des détails si infimes qu’elles en deviennent quasi indécelables ?

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E. Panofsky : “Architecture gothique et pensée scolastique”, Editions de Minuit, 1967.


“neighborhood”

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Ces maisons se trouvent à la périphérie d’une grande ville du continent nord américain où l’espace n’est pas compté et où les rues mesurent 6 mètres de large. À l’image des forêts sans fin où il est encore possible de se perdre, la banlieue s’y étale sur des kilomètres carrés en déployant des motifs qui semblent se répéter à l’infini. La circularité de la rue photographiée ici, construite en impasse et comme un rond point, prend valeur symbolique. Elle témoigne du systématisme d’un modèle et de sa dimension monolithique, mais aussi et surtout, de sa puissance.

Guillaume BONNEL


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olivier gouéry

Depuis les années 50, les manouches habitent la Plaine de Rosny-sous-Bois. Abandonnant la vie itinérante, quatre familles y achètent un lopin de terre et s'installent. Quatre générations d'enfants vont naître et grandir à la Plaine, autour des anciens, et former à leur tour d'autres familles. La Plaine est grande, il y a de la place pour tout le monde. Lentement une société s'organise, dans le respect séculaire des groupes familiaux. Dans les années 90, la municipalité de Rosny-sous-Bois décide de s'approprier et d'aménager la Plaine. Il faut déplacer les familles. Un projet de relogement est envisagé. La Plaine compte alors une centaine de familles manouches soit plus de 600 personnes. L'enjeu de ce projet n'est donc pas de sédentariser des «gens du voyage». L'enjeu de ce projet est de réussir dans un espace neuf, à préserver la continuité de cette histoire. Car c'est d'un véritable quartier dont il s'agit. Aménagé au fil des besoins, sans maîtrise excessive de l'environnement, ce quartier est voué à la destruction et avec, tous les détails qui font la force d'une histoire commune : ses tonnelles sauvages, son labyrinthe de chemins secrets, ses lieux de rencontres et ses lieux d'abandons, sa végétation reine, son exclusion parfois revendiquée, sa différence affirmée. Employé comme médiateur du projet par une association, j'ai réalisé en l'an 2000 un état des lieux photographique complémentaire à l'étude-diagnostic. Et puis, au fil de mes visites les années suivantes comme visiteur amical, j'ai photographié les transformations du quartier, enregistrant la perte des repères spatiaux et la naissance d'une nouvelle organisation de l'espace.


“intimités extérieures”

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Pour tous mes déplacements dans la Plaine, j'étais accompagné par une personne référente du projet qui habite le quartier. Chaque photographie a demandé une autorisation, voire plusieurs, et c'est parfois avec pudeur que les habitants ont accepté de laisser photographier ces lieux comme des espaces d'intimités extérieures. Les photographies présentées ici s'étalent sur une période de 10 ans : en 2000 un état des lieux ; en 2004 une étape intermédiaire ; en 2009 le projet réalisé. Olivier GOUÉRY


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olivier tricoire

“Et toi, ça fait longtemps que tu fais l’train ?”. À cette question qui ne m’était pas adressée et que j’entendis un soir alors que je me frayais un passage dans la foule le long du quai de Lille Europe en attendant le TER à grande vitesse pour Boulogne-sur-Mer, il me fallut un court moment de réflexion avant de me répondre à moi-même “oui, ça fait longtemps que je fais l’train”. Depuis ma mutation à Lille, il y a plus de trois ans, quotidiennement je me rends à pied vers 07h35 de mon domicile à la gare de Boulogne-sur-Mer. À 07h44 je partage pendant 59 minutes l’espace de vie du TGV avec des centaines d’autres usagers qui mettent à profit comme moi l’avantage indéniable que représente cette petite heure au sein d’un espace confortable pour finir leur nuit, écouter de la musique, téléphoner, jouer sur leur portable ou lire un livre. À 08h44, j’attends au milieu de la file indienne qui se forme pour sortir de la voiture en gare de Lille Europe, puis en suivant le rythme rapide d’une foule qui se disperse progressivement je regagne la surface en empruntant les escalators. Je marche ensuite au milieu des nombreux immeubles qui bordent la gare pour arriver sur mon lieu de travail vers 08h55. J’effectue ma journée de travail et quitte mon bureau le plus souvent vers 18h10 pour retourner à la gare Lille Europe. En marchant le long du quai déjà bondé, je me fonds dans la foule et lorsque le train de Paris entre en gare à 18h27 nous essayons de nous trouver assez proches d’une porte pour pouvoir avoir une place assise lors du départ à 18h30.


“ça fait longtemps que je fais l’train”

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Nous voyageons cette fois 57 minutes, et comme tout le monde j’en profite pour finir mon travail, discuter avec des collègues ou des connaissances, rêver en regardant le paysage, envoyer des SMS, observer les voyageurs descendant à Calais Frethun et se pressant dans les escaliers pour regagner leur véhicule. À 19h27 je sors de la gare de Boulogne Ville et regagne mon domicile à pied. L’évolution de la luminosité, de la température et du temps au gré des saisons imprime une lente temporalité à ce rituel de mobilité que pratique une foule à la fois familière et anonyme.

Olivier TRICOIRE


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L’œil arpenteur est la revue en ligne qui présente les travaux du collectif du même nom. Elle n’a pour l’instant pas vocation à publier d’autres photographes. Cette revue et dirigée, conçue, réalisée et publiée par Lionel Bitsch, Guillaume Bonnel, Antoine Gatet, Olivier Gouéry et Olivier Tricoire, membres fondateurs de l’œil arpenteur. Les photographies sont soumises au copyright, toute reproduction même partielle est interdite sans l’autorisation des auteurs. Pour tous renseignements complémentaires merci d’envoyer un mail à postmaster@oeil-arpenteur.org.