NOTO #15

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LES AUTEURS DE L’OMBRE

Des formes variées À la fin des années 2000, une enquête réalisée par la journaliste Anne-Sophie Demonchy a révélé que près d’un cinquième des livres publiés à l’époque étaient écrits par des auteurs fantômes 18, tandis que la réalisatrice du documentaire Les Nègres, l’écriture en douce (Canal+, 2010), Armelle Brusq, estimait que près d’un tiers des écrits avaient une « paternité peu claire ». Ces chiffres ont marqué les esprits, d’autant qu’ils ont été suivis par les révélations de plusieurs auteurs qui exerçaient cette activité, à l’instar d’Éric Dumoulin, de Dan Franck ou de Catherine Siguret 19. Or, derrière ces apparentes confidences romanesques, l’histoire des auteurs de l’ombre n’était pas inconnue, le cas le plus célèbre étant assurément celui d’Auguste Maquet et d’A lexandre Dumas père, le premier rédigeant une mouture initiale, parfois réécrite par le second 20. Force est de reconnaître que la République des lettres à la française serait tenue à l’écart de cette pratique, à la différence des États-Unis, où quelques grands auteurs n’hésitent pas à s’en vanter publiquement, à l’image du romancier James Patterson, qui n’hésite pas à employer « une vingtaine de personnes capables d’écrire chapitres courts et phrases concises en un temps record21 » pour s’assurer de ne proposer que des best-sellers en librairies. Cette spécificité nationale s’explique en partie par le fait que les suspicions se portent généralement vers d’autres types d’écrits, notamment ceux des célébrités ou des hommes politiques. Comme l’affirmait l’éditeur Jean-Claude Gawsewitch : « 80 % [des politiques] ne rédigent pas eux-mêmes leurs ouvrages [...]. C’est un problème de temps et de talent, beaucoup ne savent d’ailleurs pas vraiment écrire 22. » En effet, « comment imaginer que Jack Lang ait pu avoir le temps de rédiger trois biographies (François I er, Laurent le Magnifique et Nelson Mandela) et Juppé, un Montesquieu sans “collaborateurs” 23 » ? Un procédé d’écriture que l’on retrouve également à propos des écrits des stars de la chanson, du cinéma, du sport ou de la téléréalité et, de manière plus inattendue, dans l’édition des ouvrages culinaires – comme l’avait révélé en 2012 la ghost writer états-unienne Julia Moskin 24 –, dans la littérature

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érotique ou les « romans de gare », dont la fréquence des publications laisse rêveur. En revanche, il paraît plus surprenant que cette pratique puisse toucher le monde de la recherche – celle-ci n’est plus taboue, et l’on sait que certaines publications scientifiques à destination de la recherche médicale ou pharmaceutique sont signées d’universitaires qui n’en sont pas les auteurs 25. Le doute règne également sur les essais de « grands » intellectuels, alors même que la rédaction de certains cours ou conférences dispensés à l’université ou dans des instituts de science politique (et d’autres domaines) est parfois déléguée à des subalternes de la recherche. Plus dramatique est certainement l’apparition de prêteplumes qui permettent aux étudiants paresseux d’écrire à leur place mémoires et autres thèses 26 , non sans remettre en question la formation, si décriée, des futurs enseignants-chercheurs.

Artistes en devenir Si le monde littéraire demeure la terre d’élection de ces auteurs invisibles, la pratique touche bien d’autres matières. Pour n’en prendre qu’un exemple topique, il faut se pencher sur la création plastique et graphique. Auréolés de succès à la fin de leur vie, Raphaël, Jacques-Louis David et tant d’autres avaient des carnets de commandes à honorer et ont pris sous leur aile de nombreux artistes afin d’être secondés, ainsi que le résume la sociologue Séverine Sofio : « Dans les petits ateliers où les élèves sont peu nombreux, ces derniers sont d’abord cantonnés aux tâches “ingrates” considérées comme formatrices, puis ils gagnent progressivement en responsabilités, passant du rang d’apprentis à celui d’assistants, jusqu’à devenir de véritables compagnons de travail dont la présence est nécessaire à l’atelier, pour encadrer les élèves, recevoir les visiteurs (qui peuvent être nombreux, selon la notoriété du maître), avancer la réalisation des toiles en cours ou assurer les commandes de copies d’œuvres du maître 27. » Cette idée a été actualisée par Andy Warhol et sa célèbre Factory new-yorkaise, et, de nos jours, des artistes tels Olafur Eliasson et Jeff Koons disposent d’immenses ateliers où se répartissent des dizaines d’« assistants » chargés

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