Historittes;contes et fabliaux

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LA MARQUISE DE TELÊME ou les effets du libertinage Depuis environ dix-huit mois le marquis de Telême, homme d’une très bonne maison, mais peu opulent, venait d’épouser à Poitiers, sa patrie, l’une des plus belles et des plus riches héritières de la province ; nul ménage n’était plus uni ; l’aisance, la concorde, l’urbanité, la confiance réciproque, l’estime et l’amour le plus tendre resserraient chaque jour les nœuds touchants de ces deux époux : on ne les voyait point sans admiration, on ne les fréquentait point sans respect. Mais ce n’est pas sans raison qu’on a peint le maître des dieux entre deux vases énormes dont l’un est rempli de maux, l’autre de prospérités : sa main, dit-on, verse toujours pur ce qu’elle prend dans le premier vase ; répand-elle un peu du second, ce n’est jamais sans le mélanger. En six semaines, une maladie épidémique fait perdre à la jeune marquise tous ses parents : un inconnu survient, il se déclare frère aîné de Mme de Telême, il est protégé, il a des amis, et la fortune de M. de Telême, presque entièrement fondée sur la dot de sa femme, disparaissant en une minute, réduit à l’adversité la plus affreuse l’une des plus brillantes maisons de la province. Rien de plus aisé pourtant que de revenir contre un arrêt aussi injuste, il ne s’agissait que de paraître et de solliciter ; Mme de Telême avait eu effectivement un frère autrefois, mais ce frère, très certainement tué dans un duel, ne pouvait assurément reparaître. L’imposteur soutenait bien l’histoire du duel, mais il assurait n’avoir été que blessé, il prouvait que pour se mettre à l’abri de la rigueur des lois, il s’était absenté quelques années et qu’apprenant enfin la mort de son père, il avait reparu pour en recueillir la succession : cette fable était absurde, elle n’avait eu pour s’accréditer un instant que quelques sommes et beaucoup d’effronterie. Que faire pourtant dans une si cruelle circonstance ? M. de Telême ne balança pas, il réunit tout ce qu’il put trouver d’argent, et décida sa femme à aller elle-même à Paris plaider cette importante affaire en l’assurant que rien ne déterminait des juges dans ce pays-là comme les sollicitations d’une jolie femme. Cette jeune personne timide et novice n’ose - 151 -


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