NOUVEL AIR POUR LES CATHEDRALES DES VALLEES… Les enjeux de conservation des séchoirs à tabac dans les vallées de la Dordogne, du Lot et de Grenade
Mémoire de 5ème année par Camille Ricard Travail suivi par Jean-Marie Billa et Jean-Paul Loubes ENSAP Bordeaux – février 2012
REMERCIEMENTS
Je souhaite remercier tous les acteurs des vallées de la Dordogne, du Lot et de Grenade qui m’ont fait part de leur propre récit du séchoir à tabac et dont j’ai précieusement recueilli les témoignages. Merci également à mes directeurs d’études, Jean-Marie Billa et Jean-Paul Loubes, et à tous ceux qui m’ont accompagnée lors de ces aventures "séchoiresques".
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SOMMAIRE
PROLOGUE //p.4
INTRODUCTION //p.6
I) LES CONSERVER, MAIS POURQUOI? //p.10 Pour quelles raisons devrait-on conserver un bâtiment agricole dont l’activité a cessé ? 1° La charge historique et sociale du séchoir à tabac //p.11 2° Son impact dans le paysage //p.23 3° Ses atouts économiques et écologiques //p.27
II) LES CONSERVER, MAIS COMMENT ? //p. 32 Dans quelle mesure peut-on reconvertir le patrimoine rural non protégé ? La non-protection, aubaine ou danger ? 1° Une réutilisation simple et efficace //p.33 2° Des valorisations pour répondre à une demande sociétale //p.38 3° Une source d’inspiration contemporaine //p.47
III) LES CONSERVER, MAIS PAR QUI ? //p.55 Quel est le rôle des acteurs locaux dans la mise en valeur de l’identité d’un territoire ? 1° Des initiatives privées et collectives… //p.56 2° …aux institutions //p.68 3° Autoconstructeurs vs. Architectes //p.76
CONCLUSION //p.79
Notes et références //p.81 Les rencontres //p.82 Les sources bibliographiques //p.83
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PROLOGUE
Le séchoir à tabac est d’abord un mystère. Une carcasse vide et sombre qui rythme le paysage de bord de route de Ste Foy-la-Grande à Bergerac. Un bâtiment fantôme qui s’est échoué dans les marais tabacoles de Bordeaux à Langon. Un témoin majestueux d’une époque laborieuse et fertile révolue qui se travestit désormais en support publicitaire de notre société du spectacle et qui affiche ironiquement aux yeux des automobilistes : « fumer tue ». Un travesti qui se coiffe parfois des derniers accessoires à la mode pour parfaire sa toilette : quelques panneaux solaires en guise de couvre-chef.
Le séchoir à tabac est ensuite une aubaine. Un potentiel habitable remarquable, un mitage positif du territoire, un volume capable « déjà-là ». Et s’il semble trop attaché à la maison principale du corps de ferme, il suffit de le démonter puis de le vendre en pièces détachées sur internet ! Qui plus est, il s’agit d’un modèle aisément réappropriable par le lobbying pseudo-écolo dénommé « développement durable » : le séchoir à tabac est un volume compact à ossature bois, profitons-en!
Le séchoir à tabac est enfin un prétexte. Un mobile pour s’interroger sur des notions telles que la mémoire et l’identité d’un territoire. Un motif pour sonder une architecture sans prétention mais qui intègre cette capacité à signifier, raconter, transmettre. Un prétexte pour s’intéresser à la reconversion d’un patrimoine rural non classé et au rôle des acteurs locaux vis-à-vis d’un objet bientôt complètement détaché de sa fonction initiale.
Un mystère, une aubaine, un prétexte… pour aborder des thèmes qui me sont chers et qu’il me semble opportun d’approfondir à l’occasion de cet exercice de mémoire. Etape importante de mon parcours d’étudiante et de future professionnelle, ce travail de recherche constitue en lui-même un prétexte afin de mettre en place une pensée autour de ma propre conception de la pratique architecturale.
Ainsi, m’intéresser à l’identité d’un lieu où j’ai grandi, c’est aussi appréhender ma propre identité en revêtant un autre regard. De plus, partir puiser les informations autant dans les fonds théoriques bibliographiques que dans les récits vivants et subjectifs des habitants est 4
une investigation qui me semble bien représenter le rôle de l’architecte : allier le savoir et l’écoute pour essayer de retrouver la compétence d’édifier.
L’aventure commence alors. L’enregistreur audio et l’appareil photos en poche, Le Projet Local et Le Patrimoine en questions dans le sac à dos, me voilà partie pour une semaine de road trip sous la thématique du séchoir à tabac ! A l’issue de la lecture des deux ouvrages, de nombreuses rencontres avec ces carcasses imposantes et de longs échanges avec leurs concepteurs, maîtres, usagers ou habitants, j’y voyais un peu plus clair… ou encore plus flou ! Plus clair parce que mes intuitions premières ont pris sens, réalité, et que mes doutes se sont estompés : c’était désormais une certitude, le séchoir à tabac constitue un sujet à part entière. Mais j’y voyais plus flou à la fois parce que, justement, le séchoir à tabac semble intarissable de problématiques, qui l’eût cru ? Moi je l’apprenais…
Puis l’aventure a connu quelques heureux rebondissements : m’éloignant pour quelques mois des contrées tabacoles du sud-ouest français pour étudier en Espagne dans le cadre du programme Erasmus, je m’aperçois soudain qu’il semble exister la même thématique "séchoiresque" dans la vallée andalouse de Grenade ! Me voilà donc repartie pour de nouvelles investigations sur le terrain ! Mais cette fois, à quelques mille kilomètres de nos compères aquitains…
Ce mémoire donc, pour connaître un peu mieux ces carcasses majestueuses par leur multiplicité, leur charge identitaire et leurs potentiels de reconversion. Pour donner à chacun l’envie de parcourir nos territoires ruraux à la barre de ces navires imposants. Et puisque les séchoirs à tabac sont surnommés « cathédrales » dans certains villages de Dordogne, nous citerons Brel pour terminer ce prologue :
« Prenez une cathédrale hissez le petit pavois et faites chanter les voiles mais ne vous réveillez pas. » (Jacques Brel, La Cathédrale, 1977)
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INTRODUCTION
Il est des chemins où l’on se sent accompagné, que le trajet soit quotidien ou que l’itinéraire soit inhabituel. Le visage fouetté par le vent de la vitesse automobile, on se surprend à considérer la répétition de ces volumes sombres, hauts et étroits, comme de rassurants compagnons de voyage. Ils constituent des repères de bord de route et dessinent le paysage filant, cadré par l’habitacle. Ainsi se laisse mirer le séchoir à tabac dans les vallées tabacoles de la Dordogne et du Lot en France, de Grenade en Espagne.
Apparu avec l’essor de la culture du tabac à la fin du XIXème siècle afin de permettre le séchage des feuilles de tabac par une exposition à l’air libre (procédé de « dessiccation »), le séchoir est constitué d’un volume simple, long et étroit pour assurer la bonne ventilation des pieds de tabac. Installé à proximité de l’exploitation agricole et construit sur sol sec, le séchoir est un édifice indépendant dont l’orientation privilégiée est Est-Ouest pour s’ouvrir au vent du Nord et équilibrer le réchauffement de chaque face. Plusieurs modèles ont été conçus en fonction des méthodes choisies (bois, briques, zinc). Le modèle le plus répandu est en bois : l’animation du bardage vertical est créée par des séries de volets à claies réglables optimisant la ventilation, et l’aspect sombre de sa silhouette est donné par le passage d’une couche de goudron sur le bardage extérieur assurant la protection de l’édifice. En chêne, pin des Landes ou sapin rouge dans le Sud-ouest français et en peuplier dans la Vega de Grenade, les poteaux sont généralement des troncs non équarris soutenant la charpente et reposant sur une murette de béton ou de briques, afin d’empêcher le passage de l’humidité au contact du bois et du sol. S’articulant avec la ferme, ils garantissent l'équilibre structurel du séchoir, notamment lorsque celui-ci reçoit les feuilles de tabac encore vert dont le poids est alors considérable.
Cette description des séchoirs à tabac s’attache à des limites territoriales qui ont été choisies pour cette étude et qu’il convient de préciser. Il semble d’abord important de souligner qu’il s’agit de zones géographiques et non administratives. En effet, la culture du tabac s’est développée selon des conditions adaptées de température, de sol et d’humidité. C’est la raison pour laquelle nous parlons des « vallées » et de leurs plateaux, portant le nom de la rivière qui les sillonne : la Dordogne ou le Lot. En ce qui concerne la Vega de Grenade, il 6
convient d’expliquer qu’il s’agit de la dépression des rivières Genil, Darro, Monachil et Dílar, entourée par la Sierra Nevada. Néanmoins, afin d’illustrer le propos, les études de cas préciseront le nom des communes, départements ou axes routiers au fil du développement.
Les vallées de la Dordogne, du Lot et de Grenade semblent ainsi porter les mêmes problématiques quant aux séchoirs à tabac. Afin de les formuler, il s’avère nécessaire de résumer brièvement l’histoire de la culture du tabac et d’en décrire le contexte actuel. A la fin du XIXème siècle commence l’essor de cette culture qui demande peu de terre pour une production largement rentable. En 1930, la Vega de Grenade produit 70% de la production espagnole et compte plus de 6000 séchoirs dans son paysage. En France, c’est dans les années 50 que la culture du tabac arrive à son apogée : on compte 105 000 exploitants produisant près de 28 000 hectares. C’est alors qu’une structure de séchoir "préfabriquée" mise au point par des charpentiers bergeracois est commercialisée. Mais en l'espace de vingt ans, le tabac américain de Virginie, dénommé « burley », blond et clair, réussit à supplanter les cultures de tabac brun du Sud-Ouest de la France et de l’Andalousie espagnole. Visant davantage de productivité, les séchoirs "traditionnels" sont progressivement délaissés au profit du séchage "en serre" dans la France des années 80 ou "en four" en Espagne.1 Pour faire face à la concurrence mondiale, la PAC (Politique Agricole Commune) met en place une subvention importante pour soutenir la production de tabac brut à l’échelle de l’Union Européenne en 1970. Mais le traitement privilégié réservé à cette production est remis en question en 2004, lorsque l’UE se demande si elle peut à la fois octroyer des aides aux producteurs de tabac et financer des actions de lutte contre le tabagisme. Ainsi mise en œuvre à partir de 2006, la réforme prévoit de diminuer les subventions jusqu’à leur disparition en 2013.2 La culture du tabac a donc très fortement régressé dans les pays de l’UE et ne sera bientôt présente que dans la mémoire de nos sociétés. Les séchoirs à tabac traditionnels ont par conséquent perdu leur fonction agricole, ils sont devenus hangars de stockage ou périclitent lentement : des 6000 séchoirs de 1940, il n’en reste que 200 dans la vallée grenadine. Mais quelques-uns d’entre eux sont réhabilités en logements ou gîtes.
Se pose ainsi la question du devenir de ces carcasses fragiles, de ce patrimoine rural non protégé. A l’heure où l’on parle de mitage du territoire par de nouvelles constructions pavillonnaires, où l’on met en valeur le local face au global et où le développement 7
soutenable a le vent en poupe, n’apparait-il pas judicieux de profiter de ce ‘déjà-là’ en attente ? D’autre part, peu d’alternatives existent quant à la reconversion des exploitations tabacoles, leur taille réduite constituant l’aspect le plus handicapant pour leur diversification. Ainsi, les séchoirs pourraient-ils permettre aux tabaculteurs de se tourner vers le secteur économique du tourisme rural ? Les séchoirs à tabac semblent dès lors constituer un potentiel volumétrique énorme à se réapproprier.
Nous pouvons désormais nous interroger plus précisément : dans quelle mesure la conservation des séchoirs à tabac dans les vallées de la Dordogne, du Lot et de Grenade représente-t-elle un enjeu patrimonial signifiant pour ces territoires ruraux?
Afin de clarifier la problématique, nous commencerons par définir le terme conservation en nous appuyant sur son étymologie latine conservatio, de cum (qui a une valeur de continuité) et servare (sauver). Dans son acception générale, il s’agit du maintien à l’état efficient, c’est-à-dire en conditions d’être utilisé. C’est une opération dont la finalité est de prolonger et de maintenir le plus longtemps possible ce qui constitue l’édifice: sa matière, son caractère, sa signification, son essence…3 Ce terme sera néanmoins précisé par la suite, dans la mesure où nous l’ouvrirons à un champ d’interventions plus diverses comprenant la restauration, la réappropriation, la réutilisation, la réinterprétation…
Nous expliquerons ensuite la notion de patrimoine grâce à la définition que lui en donne Françoise Choay : il s’agit de « l'expression qui désigne un fonds destiné à la jouissance d'une communauté élargie aux dimensions planétaires et constitué par l'accumulation continue d'une diversité d'objets qui rassemble leur commune appartenance au passé : œuvres et chefs-d’œuvre des beaux-arts et des arts appliqués, travaux et produits de tous les savoirfaire des humains ».4 Le patrimoine est donc un tout et l'on ne comprendrait pas la valeur architecturale, artistique ou historique d'un patrimoine culturel sans le contexte et l'environnement dans lesquels les composantes du patrimoine ont été édifiées.
Il convient également d’indiquer plus spécifiquement que le patrimoine rural non protégé est « constitué par les édifices, publics ou privés, qui présentent un intérêt du point de vue de la mémoire attachée au cadre bâti des territoires ruraux ou de la préservation de 8
savoir-faire ou qui abritent des objets ou décors protégés au titre des monuments historiques, situés dans des communes rurales et des zones urbaines de faible densité.»5
Par ailleurs, il est important de clarifier le terme signifiant. Il s’agit de ce qui signifie, qui est porteur de sens. Un édifice signifiant est capable de raconter une histoire : il témoigne d’une culture et doit donc se laisser lire tel un récit. Il est un lien temporel entre passé et présent.
Enfin, à partir de l’approche d’Alberto Magnaghi, nous développerons la notion de territoire : « le territoire est un acte d’amour, il naît de la fécondation de la nature par la culture. (…) Par définition, le territoire possède une ‘profondeur’ historique qui lui est propre : la relation indissoluble qu’il entretient avec la durée confère au lieu une identité latente de longue durée, parfois cachée, qui exerce son influence sur notre existence individuelle et collective, sur nos facultés perceptives, sur nos pratiques linguistiques et nos mentalités. » 6
A partir de cette problématique mise à nue, d’autres questionnements apparaissent : Pour quelles raisons devrait-on conserver un bâtiment agricole dont l’activité a cessé ? Et dans quelle mesure peut-on reconvertir le patrimoine rural non protégé ? La non-protection des séchoirs à tabac constitue-t-elle une aubaine ou un danger ? Enfin, quel est le rôle des acteurs locaux dans la perpétuation de l’identité d’un territoire ?
Dans le dessein d’apporter quelques pistes de réponses, le plan tripartite que nous développerons reprendra les questionnements cités : conserver, pourquoi, comment et par qui ? Dans un premier temps, nous aborderons les notions de culture, d’identité et de mémoire collective. Dans un second temps seront interrogées les notions de conservation et de patrimoine, entre muséification et transformation. Finalement, nous nous intéresserons au rôle des acteurs locaux dans le scénario de leur histoire, de leur territoire.
Chacun des propos sera appuyé par des références théoriques concernant les notions plus générales, et sera recentré plus particulièrement sur le sujet des séchoirs à tabac grâce au développement des études de cas menées sur le terrain.
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I) LES CONSERVER, MAIS POURQUOI? Pour quelles raisons devrait-on conserver un bâtiment agricole dont l’activité a cessé ?
Le séchoir à tabac est né avec l’essor de la culture du tabac. Il a fait corps avec le territoire pendant près d’un siècle, suivant le souffle de la société qui le façonne. D’abord, la lente inspiration de plusieurs décennies de tabaculture prospère confectionna cette flotte productive de bois sombre, alors indispensable. Puis vint l’expiration de la fin du 20ème siècle, la victoire du burley puis la lutte contre le tabagisme, jusqu’au dernier soupir qui dénuda le séchoir traditionnel des dernières feuilles qu’il revêtait encore. Mais finalement, pourquoi emprunter ces tonalités nostalgiques ? L’architecture agricole est avant tout fonctionnelle et le séchoir à tabac a bien rempli son rôle : devoir accompli ! Né avec la tabaculture, il périclite peu à peu dans son sillage, ainsi soit-il. Mais si nous opérons une légère digression sémantique en glissant de la culture de la terre vers la culture d’une civilisation, il semble que le séchoir à tabac garde le vent en poupe ! En effet, ce navire des vallées constitue un complice hors pair de l’identité du territoire, de la société. Témoin d’une culture dans les deux sens du terme, il est une empreinte précieuse. Une mémoire matérielle qui nous permet de suppléer la fragilité de la mémoire ordinaire. Un médiateur entre un passé révolu et un futur à construire. Un livre ouvert dont les feuilles d’hier se sont transformées en pages pour écrire un demain. Conserver les traces pour transmettre, le séchoir comme mélange de nostalgie et d’anticipation extrême….
‘Les lieux dont on se souvient et les lieux qu’on anticipe, s’enchevêtrent dans le laps de temps du présent. Mémoire et anticipation constituent en effet la perspective réelle de l’espace et lui donnent une profondeur.’ Aldo Van Eyck
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1° La charge historique et sociale du séchoir à tabac
Témoin d’une histoire, le séchoir à tabac participe à la ‘profondeur’ de son territoire. Cette architecture de l’air est en effet lourde de sens pour ceux qui l’ont vécue, pour les rares qui la vivent encore.
Narrations de la culture du tabac
L’histoire commence par une toute petite graine… La graine de tabac est en effet minuscule : pour faire deux hectares de tabac, vingt-cinq grammes de graines suffisent ! D’abord semées au début du mois de mars en semis sur couches traditionnellement, en pépinières ou sur semis-flottants plus récemment, elles sont transplantées en champ à la mi-mai, par un temps ni trop sec ni trop chaud. Les pieds sont alors disposés au cordeau à trois pieds l’un de l’autre, plus souvent en quinconce qu’en carré, dans des terres grasses, labourées et bêchées très soigneusement, amendées grâce aux engrais. Exigeant de nombreux soins, sarclages attentifs et binages répétés, la petite plante croît en étendant ses feuilles. Une main-d’œuvre importante s’avère donc nécessaire et les exploitations se sont souvent développées familialement autour de deux ou trois générations. Les femmes y ont d’ailleurs joué un rôle considérable en gérant le budget de la récolte et en assurant le suivi de plantation. Début juillet arrivent l’épamprage et l’ébourgeonnage : d’un coup d’ongle habile, il faut supprimer feuilles basses et bourgeons qui affaiblissent la plante et son arôme. Une centaine de jours après le repiquage vient la récolte du tabac, vers la mi-août, lorsque les larges feuilles conservées commencent à jaunir et à se marbrer, à s’incliner vers la terre. La récolte en feuilles peut durer plus d'un mois, les feuilles étant récoltées une par une selon la maturation, tandis que la récolte par tige est beaucoup plus rapide car mécanisée, mais au détriment de la qualité. Arrive ensuite le temps de la dessiccation, opération par laquelle le tabac perd quatre-vingtdix pour cent de son volume d’eau afin de transformer la matière brute en feuilles de qualité. Pieds et feuilles sont donc réunis par enfilage ou couture. Trois ficelles de trois pieds de tabac chacune sont « mises à la pente », soit fixées entre les chevrons. Pour les variétés plus petites de tabac, une ficelle pouvait porter jusqu’à douze pieds sous le faitage. D’abord 11
dessous, elles ont ensuite été placées au-dessus des chevrons pour qu’il y ait moins de traction et que le poids des pieds de tabac vert n’arrache pas les pointes. Cependant, accrocher au fil de fer qui court au-dessus des chevrons le crochet des ficelles chargées du tabac frais n’est pas une opération facile, même avec l’aide d’une perche ou sabot à crémaillère graissé au savon de Marseille ! Le premier novembre, les pieds de tabac sont décrochés - les enfants s’amusaient parfois à grimper le long de ces « ficelles tombantes ». Puis les feuilles sont arrachées et disposées sur des palettes ou des bottes de paille. A ce sujet, le dernier tabaculteur en activité de SaintAvit-Saint-Nazaire dénommé Jérôme Rougier, dit souvent : « Tant que c’est le tabac qui est sur la paille, tout va bien ! ». La tige, quant à elle, est ramenée à la terre pour faire de l’humus. Puis les feuilles sont triées et assemblées en manoques de vingt-cinq à cinquante feuilles, ensuite réunies en ballots d’environ trente kilos. Les liens sont en chanvre pour le cas où il en reste quelques bribes dans le produit fini : les cigarettes. Le tabac en ballots était enfin vendu au monopole de l’Etat français : la SEITA (Société d’Exportation Industrielle de Tabac et Allumettes, située à Bergerac). Mais aujourd’hui, les tabaculteurs vendent leur production à la société américaine International Tabacco, qui leur fournit les graines. Celles-ci sont néanmoins produites localement par l’Institut du Tabac groupe Altadis, situé à Bergerac. Par ailleurs, lorsque les propriétaires de l’exploitation ne cultivaient pas eux-mêmes le tabac, ils louaient une parcelle de terre ainsi que le matériel nécessaire à des colons, qui travaillaient alors le champ de tabac et rétribuaient la moitié de la production en guise de loyer.
D’une graine minuscule à la fumée d’une cigarette, l’histoire de la culture du tabac porte en elle les conditions de travail difficiles de nombreux agriculteurs ou colons : de la germination à la coupe du pied, en passant par le chargement des remorques jusqu’au séchage, ces opérations de manutention en toutes saisons brisent le dos des travailleurs dont les doigts noircissent au contact du jus des tiges. Mais elle est aussi lourde de sens : transmission de biens et de savoir-faire de génération en génération, enrichissement familial progressif et mérité, moments partagés autour de ces pieds de tabac… champ tabacole, Valderrubio – pieds de tabac devant séchoirs-siamois – tabac mis à la pente >>>
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La charge émotive du souvenir ou la patine du séchoir
Sous la glycine de l’aïeule, à deux pas du séchoir de la propriété familiale, Claudie se souvient de son enfance et de ses parents tabaculteurs à la Fourtaunie, dans la campagne dordognote. « Au début, le tabac séchait dans nos greniers et dans une maison abandonnée prêtée par un voisin ; on voit encore les fils de fer suspendus à leur charpente. Jusqu’au moment où mes parents ont fait construire un hangar. Le hangar à tabac a constitué l’une des grosses dépenses de toute leur vie de travail. La première fut le creusement d’un puits de quarantecinq mètres de profondeur ; la seconde a été la construction du hangar qui a été possible grâce au bois que nous pouvions fournir ainsi qu’à l’aide d’un ami menuisier. La propriété de mes parents s’étendait sur dix-neuf hectares : huit hectares de bois, cinq hectares de prés, un demi-hectare de vignes, puis des jardins et des vergers. Avant la guerre, mon père vivait de la vente du bois transporté jusqu’à la ville grâce à ses bœufs. Mais après la guerre, cela n’a pas suffi financièrement et ils ont commencé à produire du tabac : cette culture intensive permettait de gagner de l’argent avec peu de surface. De plus, elles ne se chevauchaient pas trop avec les autres cultures : pendant que le tabac poussait, il y avait les foins à faire, et puis ça permettait d’avoir du travail l’hiver. A quatre mains pour travailler le tabac, mes parents en ont cultivé jusqu’à dix-neuf mille pieds ! Pour la plantation, ils se faisaient aider par les voisins. Avant que le puits ne soit creusé, mon père allait chercher l’eau dans des bidons dans le vallon et chaque pied était arrosé à l’arrosoir ! Puis ils binaient encore et encore. Il fallait ensuite les épamprer : c’était mon boulot de début de vacances au mois de juillet. Je passais dans les rangs et j’enlevais toutes les feuilles du bas qui n’étaient pas belles et qui gênaient les autres pour pousser. Ma mère ébourgeonnait alors. Ensuite, au mois de septembre, on coupait les pieds et on enlevait chaque feuille, du bas, du milieu et du haut. Tard dans l’hiver, ma mère triait le tabac. Parfois, les voisins nous aidaient à faire les manoques. Après de longues veillées de labeur, on réveillonnait au vin chauffé dans la cheminée, on riait, c’était très gai. Ma mère, qui n’a jamais fumé, avait gardé une belle manoque dans son armoire car elle aimait toucher le tabac ; elle trouvait une sensualité à ses feuilles. Puis les ballots de manoques étaient transportés à la SEITA,à Bergerac. La production s’est arrêtée à la fin des années soixante. Plus tard, le séchoir à tabac est devenu l’atelier de menuiserie de François qui y conçoit et réalise d’ingénieux meubles pour la maison. » 14
Se laissant guider par le courant de la Dordogne, la promenade des souvenirs fait escale au lieu-dit Les Granjaux pour recueillir le témoignage de Jérôme Rougier. Au fil de la visite, chaque séchoir semble lui chuchoter une anecdote : « Mes grands-parents ont acheté l’exploitation en 1923 mais c’est dans les années quarante que la culture du tabac s’est développée à Saint-Avit-Saint-Nazaire. Ce séchoir-ci est le plus ancien. Pendant la guerre, c’était les femmes qui faisaient le tabac. Les feuilles de tabac servaient aux cigarettes des Allemands et les soldats français ne récupéraient que la tige broyée pour fumer ! […] Cet autre séchoir a été déplacé : mon grand-père n’en avait plus besoin pour le séchage du tabac et voulait l’utiliser comme hangar de stockage pour ses tracteurs. Tous les voisins sont alors venus l’aider et, un poteau du séchoir dans chaque main, ils l’ont déplacé de quelques mètres ! […] Celui-ci a été acheté dans les années soixante-dix par mon grand-père à un menuisier. L’appentis qui agrandit le séchoir latéralement constituait l’atelier de l’artisan ; on peut encore lire l’inscription suivante sur la poutre : « Chaque outil a sa place, chaque place a son outil ». Puis, dès qu’il a eu un peu plus d’argent, mon grand-père l’a fait agrandir en y rajoutant une ferme, soit une « course » de plus et donc un nouveau seuil : on peut d’ailleurs noter la différence de couleur et de confection des bois entre l’original et l’annexe. […] Quant à ce séchoir, il y avait un nœud dans une des pannes. Lorsqu’on l’a chargée de tabac vert, la panne a cintré puis cassé. Avec mon père, nous avons alors remonté la panne brisée à l’aide de deux crics et nous avons fixé un bois neuf avec cinq ou six boulons pour rafistoler le tout ! […] Enfin, ce séchoir ‘nouvelle génération’ construit en 2000, est le successeur d’un de nos séchoirs traditionnels détruit lors de la tempête de Noël 1999. Le vent d’ouest a poussé le flanc de quarante mètres de long du bâtiment exposé nordsud. La structure bois non fixée au muret de béton s’est alors déplacée latéralement puis s’est affaissée sur elle-même. »
Depuis l’accent du sud-ouest français, la balade narrative prend maintenant des tonalités andalouses. Le tabaculteur hispanique José Pérez Rodriguez relate les séchoirs à tabac dans un autre langage mais avec le même entrain, la même émotion. Il raconte le rouge du séchoir de briques que lui a transmis son grand-père, le petit musée secret qu’il est en train de mettre en place pour exposer les outils de cette culture, les albums de photographies anciennes qu’il a grappillées dans le village… Il narre le changement de nom de son village en janvier 1943 : anciennement Asquerosa, il prit le nom de Valderrubio qui signifie « vallée du 15
tabac blond ». Les clichés sépia minutieusement classés dans un précieux album nous présentent les ânes transportant les pieds de tabac dans des charrettes, les femmes portant les manoques enfilées sur de longs bâtons, les fêtes de village à l’effigie du tabac, les séchoirs « en dur », à air ou à four.
Lors de ces trois témoignages, la patine du séchoir a fait surgir des réminiscences et déclenché des souvenirs que leurs propriétaires ont partagés avec alacrité, portés par l’envie de transmettre.
La Fourtaunie – la mère de Claudie – le séchoir-atelier de François >>> Les Granjaux – la propriété de la famille Rougier – Jérôme lisant l’inscription sur la poutre >>> José triant les feuilles de tabac dans son séchoir – son secadero – vieux clichés de Valderrubio >>>
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La tradition constructive
Fort de sa collection de sept séchoirs à tabac et de ses souvenirs d’enfant, Jérôme Rougier se rappelle la construction de ces cathédrales des vallées. « Pour les premiers séchoirs, les fermes étaient montées et chevillées au sol, puis à l’aide d’une chèvre et d’un animal, on les dressait une par une. Les poteaux de chêne non équarris étaient posés sur de gros galets récupérés dans le lit de la rivière à Saint-Nazaire, mais les pieds ont pourri à cause de l’humidité au contact du sol. Plus tard, les galets ont été remplacés par des dés en ciments ou des murets. Les bardages étaient peints à l’huile de vidange pour protéger le bois, donnant une couleur sombre au séchoir et le transformant en véritable torche ! Le bardage était complété par des couvre-joints pour assurer l’étanchéité à l’eau. Hauts de gamme, ils revêtaient des chanfreins qui apportaient une finition à l’ensemble. Les façades les plus longues étaient percées de nombreuses ouvertures, nécessaires au séchage naturel. Les types d’attaches des volets à claire-voie variaient en fonction des séchoirs : fils de fer, chaînettes, crémaillères, béquilles de bois... » Mais le tabaculteur ne construisait pas lui-même son séchoir : il faisait appel au charpentier. Spécialiste en séchoirs à tabac de père en fils, Raymond Chaumont a construit des centaines de hangars dans la région bergeracoise, avant de prendre sa retraite en 2006. « Le séchoir à tabac traditionnel est quelque chose qu’on ne fabrique plus depuis de nombreuses années, parce qu’il a été remplacé par des séchages différents, à savoir des séchoirs bas, industrialisés, avec un ou deux plans de pentes et des rouleaux de bâche plastifiée en guise de volets. Mais ils n’ont rien à voir avec les séchoirs à tabac que je faisais avec mon papa… Les séchoirs à tabac traditionnels sont larges de six à sept mètres maximum pour permettre un bon séchage. Les fermes sont disposées tous les quatre mètres et chaque travée comptait deux mètres de volets amovibles. Des contre-fiches à chaque ferme assurent la stabilité latérale. Les plots ou murets de maçonnerie qui supportent les poteaux s’élèvent à quarante centimètres, soit deux rangs de parpaings. Selon les cas et la topographie, ils peuvent atteindre un mètre. Les poteaux, quant à eux, mesurent généralement quatre mètres de haut. La longueur des séchoirs varie en fonction du nombre de fermes : par exemple, si le séchoir compte onze fermes, soit dix travées de dix mètres, il mesure donc quarante mètres.
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Afin d’optimiser le séchage du tabac vert très dense, le soubassement comporte des trappes pour laisser entrer l’air chaud qui remonte ensuite jusqu’aux chatières au niveau de chaque ferme. Ce système fut inventé par les frères Chaverou de Bergerac en 1952. Par ailleurs, les volets sont nécessaires au bon séchage du tabac. A l’origine, ils étaient à ouverture latérale mais la guirlande de tabac latérale cramait sous les rayons du soleil. Puis les volets basculants avec crémaillère furent inventés : leur inclinaison réglable permet de protéger les feuilles du soleil et de ventiler correctement l’intérieur. L’ossature du séchoir est généralement en chêne, jusqu’aux chevrons. Mais pour des raisons financières, le chevron est parfois en peuplier, un bois un peu moins noble que le chêne. Les voliges, quant à elles, sont en pin. Chaque pièce a été préfabriquée en atelier puis montée à l’aide des marques conventionnelles des charpentiers, permettant de retrouver l’emplacement de chacune d’entre elles. En ce qui concerne la ferme, l’ensemble constitué par l’entrait, les poinçons et l’arbalétrier est chevillé. En revanche, à la base du poinçon, un tenon entre dans la mortaise de l’entrait de ferme avec un jeu de deux à trois centimètres et sans chevillage. Ainsi, la flexibilité laissée par cet assemblage permet le tassement dû à la surcharge momentanément considérable du tabac vert, sans exercer de pression sur l’entrait. En effet, ce dernier ne doit en aucun cas supporter de poids car c’est un raidisseur. Il existe également des fermes dites américaines avec des jambes de force moisées et boulonnées qui atteignent la partie inférieure de l’arbalétrier. Pour renforcer la résistance à la charge du tabac encore gorgé d’eau, les deux pans de toiture sont très pentus, soit cinquante pour cent. D’abord en tuiles mécaniques, le séchoir est ensuite couvert de tuiles romanes. Sous les tuiles, les fils de fer qui supportent les guirlandes de tabac sont tendus trois centimètres en amont du liteau pour faciliter l’accrochage des ficelles à la perche.» Ce savoir-faire, transmis de père en fils, s’est enrichi par empirisme au fil des années et grâce aux échanges entre artisans et agriculteurs qui cherchaient des solutions toujours plus pratiques et performantes. Sans successeur, cette part de la culture locale s’éteint peu à peu.
dessins techniques de Raymond Chaumont >>>
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Le tabaculteur, la fille du tabaculteur et le charpentier nous ont raconté le séchoir à tabac, vécu dans l’intimité de son quotidien productif. Il fait partie intégrante de leur histoire personnelle, mais aussi de l’histoire d’une culture. Trace pour se remémorer, support matériel pour évoquer des expériences passées et révolues, la conservation du séchoir semble nécessaire pour éviter l’oubli et témoigner de l’histoire d’une société. Si l’obsolescence fonctionnelle du séchoir incite ses usagers à le raconter à l’imparfait, celuici est encore bien ancré dans le présent des habitants et des passants des vallées aquitaines et andalouses.
2° Son impact dans le paysage
Silhouette familière des campagnes, le séchoir à tabac intrigue les passants, les touristes, les nouveaux arrivants. Compagnon de bord de route, il constitue un repère important dans le territoire, auquel il donne un visage curieusement moucheté. En revanche, pour l’habitant, le séchoir fait partie du décor, il passe presque inaperçu malgré son gabarit conséquent. Et bien qu’il se détache, sombre, sur le fond du paysage, il devient lui-même paysage. Discrètement présente, sa permanence rassure…
Un intriguant repère
Que vous longiez le cours de la Dordogne depuis la rive droite pour relier Sainte-Foy-laGrande et Bergerac, ou que vous préfériez la ligne plus tendue de la nationale rive gauche, vous serez escortés par des dizaines de géants de bois sombre, à la fois paisibles et intriguants. Ils s’imposent parfois à quelques mètres de la chaussée pour que vous puissiez noter leur gabarit imposant, ou se détachent au loin sur un fond tantôt vert tendre, tantôt jaune paille selon la saison. D’autres, plus timides, essayent de se cacher derrière la ferme de la propriété, mais ils ne peuvent jamais dissimuler totalement leur forte corpulence. Témoin de la curiosité qu’ils suscitent, Mireille Grossias se souvient de son arrivée dans le pays foyen, en tant que coiffeuse à domicile : « Lorsque je suis arrivée dans la région, ces bâtiments me paraissaient mystérieux. J’ai dit à mes clients qu’ils avaient de drôles de garages et c’est là qu’ils m’ont expliqué, amusés par mon innocence, qu’il s’agissait de séchoirs à tabac. Dès lors, chaque fois que j’en aperçois un, je remonte dans le temps et je 23
m’imagine ce travail de la terre qui a façonné notre territoire. Il y en a un que j’ai repéré en particulier et je me dis qu’il pourrait devenir une belle et agréable maison ! » De Bordeaux à Langon cette fois, le regard plongé dans le paysage qui défile à travers la fenêtre du train, vous serez surpris de voir ces carcasses de bois ou de briques tacheter la vallée. Elles marquent un rythme irrégulier mais soutenu dans le territoire, qui lui semble à la fois étranger et intrinsèque. Etranger parce que ces carcasses semblent avoir échoué par hasard dans ces mers agricoles, intrinsèque parce qu’on ne s’imaginerait plus ce trajet ferroviaire sans leur compagnie paysagère. Poursuivons le chemin. De Valderrubio à Chauchina, en passant par le village de Federico Garcia Lorca, les silhouettes de palos ou de briques ajourées jonchent la vallée grenadine. Leurs porosités plus ou moins régulières laissent traverser les rayons du soleil andalou et leur multiplicité habille les champs cultivés jusqu’à l’horizon de la Sierra Nevada.
Chaque fois, les séchoirs à tabac rythment le paysage traversé. Ils intriguent les allochtones mais constituent des repères dans le territoire. Si les passants ne savent pas où ils sont, ils savent en revanche qu’ils sont dans une autre entité géographique lorsqu’ils rencontrent ces cathédrales des vallées. Les séchoirs identifient leur territoire, ils sont porteurs de la diversité locale.
Une rassurante permanence
Qu’il s’agisse des allers-retours quotidiens de St Avit St Nazaire à Bergerac ou des va-et-vient hebdomadaires entre Bordeaux et La Réole, ces trajets pendulaires semblent soustraire les séchoirs à tabac au regard des habitués. Aussi imposants qu’ils soient, ils se fondent dans le paysage coutumier des habitants. Néanmoins, la permanence de ces silhouettes silencieuses rassure les sujets locaux et l’image spatiale qu’elles renvoient est support de la mémoire collective. Pour appuyer ces propos, nous nous intéresserons à la théorie développée par le sociologue Maurice Halbwachs à travers le texte La Mémoire collective rédigé en 1950. L’auteur commence son chapitre sur la « mémoire collective et l’espace » en s’inspirant de l’un des fondateurs présumés de la sociologie : « Auguste Comte observait que l’équilibre mental résulte pour une bonne part, et d’abord, du fait que les objets matériels avec lesquels nous sommes en 24
contact journalier ne changent pas ou changent peu, et nous offrent une image de permanence et de stabilité. C’est comme une société silencieuse et immobile, étrangère à notre agitation et à nos changements d’humeur, qui nous donne un sentiment d’ordre et de quiétude. » La flotte des séchoirs à tabac constitue en partie cette société immobile que nous comprenons malgré son silence, car elle a un sens que nous déchiffrons familièrement. L’image apaisante de sa continuité soude le groupe dans l’espace et dans le temps. En effet, alors que le rapport vivant au passé et aux ancêtres ne cesse de se fragiliser sous les effets conjugués de l’urbanisation, de la mondialisation et de la médiatisation, l’espace est une réalité qui dure : « nos impressions se chassent l’une l’autre, rien ne demeure dans notre esprit, et l’on ne comprendrait pas que l’on puisse ressaisir le passé s’il ne se conservait pas en effet par le milieu matériel qui nous entoure. C’est sur l’espace, sur notre espace, -celui que nous occupons, où nous repassons souvent, où nous avons toujours accès, et qu’en tout cas notre imagination ou notre pensée est à chaque moment capable de reconstruire – qu’il faut tourner notre attention ; c’est sur lui que notre pensée doit se fixer, pour que reparaisse telle ou telle catégorie de souvenirs. » Ayant reçu l’empreinte du groupe, le lieu agit par réciprocité : issus de la société qui a façonné son territoire, les séchoirs sont aujourd’hui témoins et passeurs pour ancrer les sujets dans la spécificité locale de leur culture et les rassembler autour de leur identité.
Le passant, le touriste et l’habitant, intrigués ou rassurés par la présence de ce repère paysager, peuvent ainsi sentir la singularité du territoire qu’ils parcourent, qu’ils habitent. Par leur multiplicité et par leur aura, les séchoirs à tabac ont donc un impact considérable dans le paysage. Et bien qu’ayant perdu leur fonction agricole, ils témoignent de l’existence d’une culture locale et participent à la mémoire collective. Si l’intérêt territorial du séchoir paraît désormais évident, un zoom à l’échelle de l’édifice en lui-même semble dévoiler d’autres arguments en sa faveur…
Vegas del Genil - Chauchina – Quercy >>>
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3° Ses atouts économiques et écologiques
S’approcher de l’intimidant séchoir. Le longer, le frôler, l’observer minutieusement. Sonder l’édifice, son volume, sa construction, son orientation. Quelle surprise alors : il s’agit là d’un concentré de concepts très contemporains, un modèle de « développement durable » ! Trêve d’ironie, le séchoir à tabac présente bel et bien de nombreuses qualités des points de vue économique et écologique. Quelques leçons sont à tirer de ce modeste patrimoine rural...
In situ7
L’imposant séchoir n’a pas été parachuté au hasard sur le territoire, par un constructeur qui l’aurait d’abord fait choisir au tabaculteur sur catalogue. D’une part, notre cathédrale des vallées répond à une logique agricole et n’existe que par la présence de la culture du tabac, dans une géographie et sous un climat propices au développement de la plante. Les vallées au sol fertile et aux températures plutôt chaudes au printemps et en été correspondent ainsi aux critères de la nicotiana tabacum. D’autre part, le bâtiment ne mite pas les campagnes : il est situé à proximité de la plantation, complète le corps de ferme au cœur des champs de tabac qui façonnent le paysage, ou s’installe dans les bourgs, près des habitations des tabaculteurs dont l’exploitation ne se situait pas au milieu des cultures. Enfin, nécessitant un sol sec, correctement drainé et une atmosphère bien ventilée, l’édifice prend en compte les facteurs climatiques pour répondre à sa fonction. Ainsi, son orientation idéale pour le séchage est nord-sud pour les pignons car les flancs les plus longs peuvent bénéficier du soleil du matin et de l’après-midi. Mais il est parfois orienté perpendiculairement pour éviter que cette construction très haute n’ait une trop grosse prise aux vents d’ouest. Ensuite, et bien que l’on emploie ici l’expression générique "séchoir à tabac" pour les vallées de la Dordogne, du Lot et de Grenade, chaque région présente des spécificités typologiques, notamment en ce qui concerne les matériaux employés. Majoritairement en bois de chêne, de pin des Landes et sapin rouge en Gironde, ils sont souvent en briques et zinc en Dordogne et Lot-et-Garonne. Dans la communauté grenadine, ce sont les troncs fins des peupliers qui habillent les plus anciens, les générations postérieures étant édifiées "en dur" par des briques ajourées. Les séchoirs étaient donc construits en fonction des matériaux et des 27
opportunités locales. Quoi de plus soutenable que d’aller chercher les galets sur les rives de la Dordogne pour fonder l’édifice, comme l’a raconté plus tôt Jérôme Rougier ! En dernier lieu, cette carcasse à pétun nécessite des savoir-faire locaux. Même le procédé des frères Chaverou, brevetant une structure préfabriquée qui pouvait être découpée et assemblée en atelier primée en 1952, suppose des connaissances spécifiques que les charpentiers régionaux se sont transmis d’une génération à l’autre. Raymond Chaumont nous a d’ailleurs donné précédemment quelques astuces acquises par sa longue expérience "séchoiresque". Nos navires des vals ne se sont donc pas échoués, ils n’ont même que très rarement navigué. Ils sont restés immobiles dans le port de leur construction, constitués du sol qui les a vus naître : un site et une orientation favorables, des matériaux à portée de main, des savoirfaire développés localement.
L’ingéniosité paysanne
En sondant le séchoir, de nombreuses astuces se dévoilent. Inventés par chaque tabaculteur pour faciliter ses manœuvres laborieuses, il est possible de citer le savon de Marseille appliqué sur le manche de la perche dans le but de faciliter les glissements répétés, les rafistolages structurels lorsqu’un nœud avait fragilisé une panne, les fils de fer ou bâtons permettant de gérer l’ouverture des volets démunis de crémaillères, l’installation ajourée des briques de soubassement pour optimiser le mouvement de l’air chaud depuis le sol jusqu’au toit percé de chatières… Outre ces inventions fonctionnelles, nous porterons notre attention sur la rationalité économique des agriculteurs. Le séchoir, outil de travail, leur permettait de gagner leur vie. Davantage, il constituait un moyen d’améliorer leur situation financière. Ainsi, dès que les récoltes précédentes le leur permettaient, ils investissaient dans l’agrandissement progressif de leur hangar, en y ajoutant une ferme supplémentaire. Ils en commandaient alors une de plus l’année suivante, parce que l’augmentation du volume de tabac séché leur avait rapporté un capital plus important qu’auparavant. A ce sujet, Raymond Chaumont raconte : « Lorsque les propriétaires souhaitaient une extension de leur séchoir (une ferme ou deux de plus s’ils avaient gagné assez d’argent), nous devions copier sur place les côtes du charpentier originel puis prolonger sablières, faitage et pannes, jusqu’au nouvel avant-toit de cinquante centimètres pour protéger le pignon. » 28
Une construction qui puisse s’agrandir petit à petit, au gré du pécule de son propriétaire, est un concept tout à fait d’actualité. En effet, la flexibilité architecturale est une préoccupation contemporaine que le séchoir à tabac intègre depuis plus d’un demi-siècle. Tout comme l’agrandissement anticipé de ces hangars permet de faire sécher davantage de tabac, l’extension anticipée du volume chauffé habitable permet de répondre aux variations des besoins en termes d’espace, en fonction de l’évolution des besoins des usagers (nouveaux usages, évolutivité de la densité d’occupation du logement,…). Par sa capacité à répondre à ce besoin potentiel d’espace supplémentaire, offrant la possibilité de faire évoluer le volume en fonction des besoins réels et dans une temporalité adéquate, le séchoir à tabac est donc exemplaire. Et si on le compare à la majorité de ses constructions voisines qui poussent encore aujourd’hui dans tous les espaces rurbanisés, il devient avant-gardiste.
Un volume facilement réversible
Cet outil tabacole nous prodigue ainsi quelques leçons. Mais notre professeur va bientôt prendre sa retraite forcée et deviendra alors obsolète fonctionnellement. Non réutilisable, l’outil ne conserve plus qu’un intérêt historique, remplissant l’une des places libres dans l’étagère muséale. Dans ce cas, il suffit de garder seulement quelques séchoirs-témoins. Mais pour que l’intérêt territorial des séchoirs soit préservé, il est nécessaire de maintenir leur multitude tachetant le paysage et d’offrir un second souffle à ces carcasses de l’air. Ainsi, nos sombres silhouettes semblent révéler un atout indispensable : elles sont aisément réutilisables ! D’une largeur de six à sept mètres, d’une longueur variant de huit à quarante mètres et d’une hauteur de cinq à huit mètres, la volumétrie des séchoirs facilite leur réappropriation : simples garages à tracteurs, ils peuvent aussi devenir des volumes habitables. Il est en effet possible d’y installer deux étages et de récupérer une largeur post-isolation égale à celle des logements contemporains. Par ailleurs, leur forte compacité répond aux exigences environnementales actuelles : réduisant le linéaire de façade à une géométrie basique, elle minimise les déperditions énergétiques. Enfin, l’ossature bois par sa flexibilité et les avantages écologiques de sa filière, a le vent en poupe. Le séchoir séduit donc par son squelette en vogue, qui permet également de supporter des surcharges importantes, dans la mesure où il devait soutenir les tonnes éphémères du tabac frais. 29
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<<< séchoir bois, Gironde – séchoir briques ajourées, Fuente Vaqueras – séchoir « palo », Chauchina
Par sa relation intelligente au site, sa rationalité économique et sa flexibilité, le séchoir à tabac constitue donc une
source d’inspiration intéressante pour
l’architecture
contemporaine. Par sa volumétrie compacte, son ossature bois et sa réversibilité, il devient alors un support de réhabilitation particulièrement approprié aux nouvelles préoccupations de soutenabilité8 de nos sociétés. Oui, le séchoir est dans l’air du temps !
Témoin d’une culture locale, repère paysager des vallées, support matériel de la mémoire collective permettant de structurer un territoire dans la continuité de son identité, le séchoir à tabac est également remarquable par les qualités de son édification et par l’immense potentiel bâti qu’il constitue. Ces diverses raisons permettent de comprendre l’intérêt que représente la conservation de ce bâtiment agricole dont l’activité a cessé. Le séchoir pourrait dès lors faire partie de l’ « atlas identitaire » développé par Magnaghi en tant qu’ « atlas des valeurs territoriales, environnementales et socioculturelles, conçu comme un ‘système informatif’ sur les caractéristiques patrimoniales des lieux. »9 Ainsi, conserver les séchoirs apparaît comme un enjeu patrimonial signifiant pour les vallées de la Dordogne, du Lot et de Grenade. Néanmoins, la notion de conservation sous-entend différentes actions possibles qu’il conviendra de préciser. Par exemple, conserver en l’état est-il suffisant ? Dans ce cas d’attitude non-interventionniste, il s’agirait de mettre consciemment en scène la mort progressive des séchoirs. Mais profitons de la citation de Magnaghi pour rapprocher notre protagoniste de l’explication que l’auteur donne du territoire : « [le territoire] est doté d’un cycle de vie : il est soigné et entretenu, il atteint sa maturité spécifique, il est menacé par le vieillissement et la mort. Mais susceptible de renaître, il revêt un caractère, une personnalité, une identité, affirmés dans les traits du paysage.»10 En attribuant ces idées de cycle de vie et de renaissance aux séchoirs à tabac, quelles alternatives existe-il au lent déclin de ces carcasses fantômes ?
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II) LES CONSERVER, MAIS COMMENT ? Dans quelle mesure peut-on reconvertir le patrimoine rural non protégé ? La non-protection, aubaine ou danger ?
Si la conservation de nos cathédrales des vallées apparaît désormais comme un atout pour les territoires concernés, les questions de leur devenir et de leur gestion méritent de manière complémentaire réflexion et investigation empirique. Il est en effet nécessaire de s’interroger sur les manières de conserver les séchoirs à tabac, en se basant sur une étude critique de ce qui existe. Une conservation par réutilisation rapide et efficace du volume existant suffit-elle, pourvu que ces navires sombres ne fassent pas naufrage tout de suite ? Si l’on envisage une conservation par réhabilitation de ce ‘déjà-là’ en attente, quels usages abritera-t-il alors? Par ailleurs, sa conservation suppose-t-elle de le préserver à l’identique, ou peut-on le faire évoluer ? Jusqu’à quelle limite d’intervention la conservation du séchoir respecte-t-elle l’identité de son territoire ? Dès lors, la non-protection de ce patrimoine rural représente-t-elle une aubaine ou un danger pour le séchoir, témoin d’une culture ? Enfin, que faut-il penser des réalisations contemporaines ? Afin de pousser ces questionnements sur les différentes approches de la conservation des séchoirs à tabac, développons le concept d’atlas identitaire précédemment explicité. Apparaît alors celui d’invariant structurel, qui permet à la fois « la survie et l’identification des lieux » et « la soutenabilité même des projets de transformation. » Ces règles de transformation résultant d’une confrontation entre « ce qui change, ce qui se transforme, ce qui doit être utilisé, et ce qui au contraire, doit demeurer – les invariants. », que penser du séchoir ? Fait-il partie de ce qui se transforme ou de ce qui doit demeurer ? Et s’il intégrait ces deux catégories à la fois ? Ainsi, au sein même du séchoir, comment gérer la délicate alliance transformation-perpétuation ?
‘Paradoxalement, ce qui dure, c’est ce qui est capable de se transformer du point de vue de l’usage, tout en restant constant du point de vue du sens et de l’image.’ Jacques Ferrier, (Stratégies du disponible, Passage piétons édition)
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1° Une réutilisation simple et efficace
Au choix, une balade de Bergerac à Saint-Avit-Saint-Nazaire, d’Agen à La Réole ou de Grenade à Valderrubio vous offrira un rapide aperçu de l’utilisation (ou non-utilisation) actuelle des séchoirs à tabac. Lorsqu’il ne s’est pas consumé, le volume imposant demeure. Sa valeur territoriale semble persister...
Rien ne se perd…
Commençons par la solution "recyclage". Lorsqu’il ne présente plus d’utilité fonctionnelle et que l’alternative "stockage" ne s’avère pas intéressante, le séchoir à tabac part en fumée ! Plutôt que de payer une assurance onéreuse, ses possesseurs préfèrent en effet accumuler des réserves de bois pour l’hiver. Ils entassent alors au sec les voliges de pin démontées. Imbibées d’huile de vidange, elles attisent le feu de cheminée qui permet de chauffer la maisonnée. Fumer une cigarette à la chaleur d’une flambée de séchoir à tabac… quelle ironie du sort ! Les séchoirs réinvestis, quant à eux, servent majoritairement d’entrepôts à leurs propriétaires. Garage à voitures ou à tracteurs, réserve de bottes de paille l’hiver, grenier à même le sol, cette carcasse permet de protéger des intempéries et des regards extérieurs le contenu qu’on leur confie. Néanmoins, dans la mesure où l’enveloppe très percée se verrouille difficilement, certains évitent d’y stocker des biens trop précieux, susceptibles de susciter les convoitises. D’ordre pratique, cette solution pérennise ces coques-débarras.
Dans l’air du temps et de la révolution électro-télématique…
Cette dernière expression, empruntée à Françoise Choay, qualifie le « double développement des instruments électroniques et des réseaux de télécommunication »11 allié au phénomène de mondialisation. Il semble ainsi que le séchoir à tabac se soit mis à la page. D’une part, les compagnons de bord de route les plus repérables par les automobilistes ont mis à jour leur garde-robe, à la mode "société de consommation". En effet, tandis que certains arborent ostensiblement un « Chez E. Leclerc, vous savez que vous achetez moins 33
cher », d’autres offrent au client potentiel le choix de la concurrence : à droite du séchoir, préférez le sac à dos Intermarché, à gauche, ce sera la cuisse de poulet Super U. Dans les bourgs, les voliges de pin se laissent davantage maquiller par quelques affiches locales, pour annoncer la fête du village ou supporter la campagne de tel politicien. Devenues des supports publicitaires stratégiques, il est aisément possible d’imaginer nos sombres épaves exhibant ironiquement des slogans de prévention : « Arrêtez le tabac avant qu’il ne vous achève ». D’autre part, les géants à pétun optent parfois pour une coiffure dernier cri. Leur large surface de couverture et l’inclinaison des pans de toitures sont en effet des supports idéaux pour l’installation de panneaux solaires photovoltaïques. Subventions et défiscalisation incitant leurs propriétaires à investir dans ce sens, les séchoirs à tabac trouvent alors une nouvelle vocation, leur permettant de se racheter auprès de la société : anciens producteurs d’un mal qui détruit la santé publique, ils deviennent des protecteurs de l’environnement en participant à la production d’énergies renouvelables ! Enfin, ce petit patrimoine s’est effectivement mis à la page… web ! Surfons sur Internet et consultons le site www.leboncoin.fr par exemple. Une petite annonce datée du cinq décembre 2011 nous dit : « Séchoir à tabac à démonter. Bonne charpente traditionnelle chevillée. Tuiles plates en bon état. Faire offre de prix. » Ou cette autre du vingt janvier 2012, au choix : « Vends séchoir à tabac six travées à démonter. Charpente très bon état. Prix à débattre. » Ces carcasses webifiées12 se révèlent ainsi mobiles ! Les démonter, les transporter puis les remonter ailleurs est en effet une solution au problème foncier : lorsque les séchoirs sont intégrés au corps de ferme, les règles d’urbanisme ne permettent pas de parcelliser la propriété pour les vendre seuls. Par conséquent, cette mobilité favorise la conservation des objets "séchoirs", mais ne garantit pas la préservation de l’identité territoriale. Un séchoir à tabac pourrait être déplacé dans une autre région, voire sous d’autres latitudes. Et même s’il ne mutait que de quelques kilomètres, l’objet deviendrait ex situ, donc sans relation directe avec la formation de son territoire. Il est possible de nuancer ce propos en supposant que les habitants participent activement à la fabrication territoriale, ce que nous développerons plus tard. Dès lors, évitant sa destruction, la transplantation d’un séchoir pourrait s’avérer propice à la perpétuation de l’identité de ses vallées ; la mobilité via l’outil électro-télématique pourrait servir le local.
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Ruines romantiques ou land art
Lorsqu’ils ne sont pas convertis en entrepôts, bois de cheminée, supports publicitaires et écologiques ou ossature mobile, les séchoirs à tabac dépourvus d’usage ponctuent silencieusement nos vallées. Par dizaines, ils offrent à la vue des passants la patine du temps sur leur carcasse obsolète. Une végétation spontanée s’est souvent immiscée au pied de leur soubassement, jusqu’à s’élever à la hauteur du bardage. Parfois même, quelques herbes de l’ombre ont remplacé les pieds de tabac à l’intérieur du bâtiment ; les stalactites de nicotine se sont transformées en stalagmites de chiendent. Le délabrement continu de cette armée fantôme se mêle inexorablement aux cycles saisonniers des couleurs du paysage. Nous pensons alors à la poésie d’Albert Camus, dans son essai autobiographique intitulé Noces à Tipasa : « Les ruines sont redevenues pierres et, perdant le poli imposé par l’homme, sont rentrées dans la nature. » Les séchoirs à tabac seraient ainsi assimilés à des ruines romantiques contemporaines. Approchons désormais nos protagonistes de la théorie de John Ruskin, critique anglais de la restauration au 19ème siècle : il est dès lors possible de considérer leur état de ruine comme une période légitime de leur vie. La ruine devient par là un indicateur de temps bénéfique, qu’il faut par ailleurs savoir laisser mourir. Ainsi, le temps semble révéler son aspect esthétique : « La beauté du fruit est en proportion du temps qui s’écoule entre la semence et la récolte. […] C’est dans cette patine dorée des ans, qu’il nous faut chercher la vraie lumière, la couleur et le prix de son architecture. » Et si l’auteur parlait souvent de monuments historiques, il fut également le premier à considérer l’intérêt de l’architecture vernaculaire. De plus, si les pierres dont parlent Camus et Ruskin ont traversé les siècles, le jeune séchoir à peine centenaire pourrait aisément être considéré comme une ruine agricole contemporaine, adaptée à l’accélération de notre siècle. Abordons maintenant le sujet sous l’angle du Land Art. Cette forme d’art qui « considère la terre à la fois comme matériau premier et comme surface d’inscripUon»13 nous intéresse par deux notions. D’une part, ses interventions à l‘échelle de l’architecture, qui intègrent à l’œuvre l’espace dans lequel elles se trouvent, peuvent nous rapprocher de nos cathédrales des vallées in situ. D’autre part, l’essence éphémère de l’œuvre qui nécessite un travail de documentation pour en garder la trace, nous permet de rejoindre la notion de ruine et de mort inéluctable des édifices. Par ces deux notions empruntées au Land Art, les séchoirs à tabac en désuétude pourraient constituer une œuvre d’art territoriale, dont la population et 35
les années représentent l’artiste. Repère paysager, l’œuvre se suffirait alors à elle-même et sa disparition ferait partie intégrante de son processus. Néanmoins, si Alberto Magnaghi parle lui aussi du territoire comme une œuvre d’art : « peut-être la plus noble, la plus collective que l’humanité ait jamais réalisée»14, l’acceptation de son destin inéluctable n’est pas justifiable. Selon lui, la fin d’un cycle de vie conduit à une possible renaissance.
Fourre-tout, support de l’air du temps ou œuvre d’art du paysage, le séchoir à tabac accompagne ainsi nos errances. Il nous avoue son lent déclin, il nous remémore sa vie et nous fait partager sa mort. Mais cette version fataliste du récit est-elle inéluctable ? La seule perpétuation du volume est-elle suffisante pour valoriser l’identité du territoire? Sans usage réel, pour combien de temps encore bénéficierons-nous de la compagnie de ces fantômes gonflés d’un air stérile ? Nous nous intéresserons alors à des versions plus optimistes du récit de conservation des séchoirs à tabac, en nous appuyant sur la « réappropriation vivante de nos héritages édifiés » prônée par Françoise Choay, à l’instar de Magnaghi.
support publicitaire - démontage de l’ossature pour déplacement via internet - ruine romantique >>>
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2° Des valorisations pour répondre à une demande sociétale
Afin de redonner vie à nos héritages édifiés, il s’agirait de « doter ces lieux de nouveaux usages adaptés à la demande sociétale contemporaine ; renoncer au dogme de leur intangibilité et au formalisme de la restauration historique ; savoir procéder aux transformations nécessaires en associant le respect et la mise en œuvre des techniques contemporaines de pointe » 9 selon F. Choay. Nous avons déjà constaté que les séchoirs à tabac offrent de larges possibilités de reconversion, grâce à la réversibilité de leur volume. Ainsi, saisir le potentiel de ces carcasses familières peut constituer une réponse à des demandes sociétales actuelles, telles que le néo tourisme rural, le besoin en logements et la réalisation d’équipements publics.
Des séchoirs à touristes
Le tourisme rural croissant constitue une alternative possible à la culture du tabac. L’espace rural, en tant que lieu de production, doit en effet chercher à tirer profit des activités touristiques. A la fonction productive qu’exerce l’agriculture, socle du développement rural, se juxtaposent ou se substituent désormais des fonctions de loisir. En cela, le séchoir à tabac se révèle être un partenaire marketing intéressant ! Outre sa grande réversibilité, l’image de ce bâti agricole est vendeuse. Ainsi, à l’instar d’un mas provençal, d’une maison landaise ou d’une abbaye lorraine, un séjour dans notre cathédrale se vend en Smartbox dans la rubrique Adresses magiques, échappées belles et atypiques ! Expliquons le concept de la Smartbox : il s’agit d’un coffret cadeau, en vente sur Internet et en supermarché, que l’on découvre avec surprise sous le sapin de Noël ou près de son gâteau d’anniversaire ! Le principe de ce présent est de laisser à son destinataire le choix du lieu et de la date du séjour, parmi les centaines d’établissements qui ont souscrit à ce système. De cette manière, pour la modique somme de 119,90€, il est possible de s’offrir une nuit et un petit-déjeuner dans le gîte « Le Séchoir à Tabac » situé à Temple-sur-Garonne : « Au cœur du Lot-etGaronne, Le Séchoir à Tabac vous accueille pour un séjour inoubliable dans un hébergement confortable, propice à une détente totale. Dans ce bel espace de 40m², une chambre a pris ses aises sous la charpente de ce Séchoir à Tabac et à l’heure du coucher, vous aurez alors le 38
sentiment de vous endormir dans une cathédrale de bois, installée en pleine campagne. Au repas, vous vous laisserez tenter par la gastronomie de la région. Foies gras et pruneaux régaleront vos papilles. Ne manquez pas de visiter les bastides médiévales installées le long de la vallée. » Nous pourrions également citer le gîte rural « Le Colombier » qui propose un séjour « original entre tradition et modernité » dans d’anciens séchoirs à tabac rénovés à La Roque Gageac. Leur présentation web est la suivante : « L’apparence caractéristique de ce bâtiment traditionnel du Périgord qu’est le séchoir à tabac a été préservée par une réhabilitation architecturalement soignée. Les gîtes sont revêtus d’un bardage bois original en douglas (essence locale). Les grandes ouvertures verticales autrefois utilisées pour la ventilation du tabac ont été conservées, ce qui confère au bâtiment une allure moderne et ce qui permet de disposer de volumes très lumineux. L’aménagement intérieur des gîtes est le fruit d’une alliance entre la modernité : larges espaces vitrés, sol en béton lissé, mobilier moderne et l’authenticité liée à l’utilisation du bois pour le bardage et du parquet massif en châtaignier dans les chambres à l’étage. Dans notre Auberge familiale, vous pourrez apprécier les spécialités périgourdines préparées avec nos produits de la ferme. » Dans ces deux cas, les propriétaires visent à séduire le client par la valorisation du terroir, dont le séchoir à tabac est le symbole. Constituant leur image de marque, il a été réhabilité avec le respect de sa typologie, tout en s’adaptant à son nouvel usage. Le second exemple marque néanmoins la volonté de jouer sur le contraste tradition-modernité. Ce désir, ou stratégie publicitaire, évince la notion de passéisme et ancre le séchoir dans le présent : il n’abrite plus les pieds de tabac mais reçoit désormais confortablement ceux des touristes. Il demeure ainsi le gagne-pain de ses gestionnaires. Quelques-unes des sombres carcasses de bord de route connaissent donc une reconversion lucrative, valorisant par leur forme et par leur nouvel usage les spécificités locales. Mais une nuance est à apporter à cette solution : pour que la relation intime de ce petit patrimoine avec son territoire se perpétue, son usage touristique ne doit pas prévaloir à sa réappropriation par les habitants locaux.
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Des séchoirs à habiter
Nos cathédrales des vals sont également réhabilitées en doux logis, transformant la rudesse du bâtiment agricole en confortable « home sweet home ». Facilement réversible, rappelons que le séchoir offre une largeur aisément habitable et que sa hauteur permet d’y installer un étage. Il attire ainsi les amoureux du petit patrimoine, intéressés par un projet de réhabilitation - la reconversion du séchoir étant souvent plus facile que celle de nombreuses granges traditionnelles. Par son ossature bois et son volume compact, il séduit aussi les amateurs de constructions dites écologiques. Parmi ce type de réalisations, il est ainsi possible de remarquer une majorité de maisons d’autoconstructeurs, ou disons « autorestaurateurs », qui se sont bien souvent attachés sentimentalement à leur bâtisse. Des plans classiques de réhabilitation organisent les pièces de vie au rez-de-chaussée, créant un grand espace ouvert d’une façade à l’autre. Les larges ouvertures sont souvent conservées et les volets en persiennes permettent de s’abriter du soleil ou de tamiser la lumière. A l’étage se nichent généralement les parties « nuit », accueillant dès lors les chambres de la maisonnée. Suivant le nombre de fermes que comporte l’édifice, il pourra abriter jusqu’à deux logements. Certains propriétaires vont favoriser l’aspect écologique en utilisant des matériaux locaux et en développant des systèmes de récupération des eaux pluviales et d’énergies basse consommation. D’autres vont privilégier le côté économique du chantier, en utilisant le matériel meilleur marché ou en usant de ruses pour recycler des matériaux de récupération. Dans la majorité des cas, l’aspect extérieur du séchoir est respecté : la volumétrie générale et le matériau bois sont préservés, les rythmes verticaux des fenêtres persistent dans la plupart des projets. Outre ces résidences principales isolées, l’habitat groupé constitue une alternative au déclin des séchoirs. En effet, puisqu’elle est intégrée au corps de ferme, cette coque de Douglas peut être reconvertie en logement aux côtés du bâtiment d’habitation et de ses annexes. Ainsi, l’exemple de cette annonce intitulée « petite ferme, idéale pour créateurs d’écolieu » cherche effectivement à vendre la maison d’habitation quatre pièces, accompagnée d’une grande bergerie en pierres et d’un séchoir à tabac dans les coteaux de Moissac. Une virée à Aillas nous a également permis de visiter une ferme qui regroupe une grange et deux séchoirs à tabac. Habité par ses trois propriétaires, l’ensemble a été acheté en commun et l’espace extérieur est partagé, sans clôture ni portail. 41
Par ailleurs, nos carcasses à pétun peuvent revêtir l’usage d’habitation sans subir le moindre changement physique ! Elles servent alors à abriter les caravanes ou mobilhomes immobilisés et permettent de créer un espace intérieur-extérieur qui prolonge celui de ces habitats mobiles sédentarisés. Les réappropriations des séchoirs à tabac en habitations peuvent ainsi offrir un second souffle à ce patrimoine de proximité, tout en constituant une alternative au mitage pavillonnaire. Le terme mitage mérite précision. Rappelons que nous ne parlons pas du mitage « positif » que le séchoir constitue dans son paysage. A l’inverse des corps de ferme qui se sont développés de manière disséminée dans la vallée mais en participant à la fabrication du territoire, les pavillons de constructeurs nient et banalisent le paysage qu’ils mitent négativement. Ainsi, réhabiliter un séchoir à tabac plutôt que de se faire construire une maison a-culturelle sur catalogue, est une action doublement bénéfique pour le territoire !
Des séchoirs à partager
Au-delà de les habiter et de leur confier l’intimité de notre quotidien, les carcasses à Nicot offrent la possibilité d’un « vivre ensemble ». Supports d’identité culturelle, elles peuvent en effet être reconverties en équipements publics. De cette manière, la commune de Saint Amand de Coly a transformé un ancien séchoir à tabac en salle municipale multifonctions, permettant d’abriter expositions et manifestations populaires. Il est également possible d’assister au marché de producteurs de pays sur la place dite du séchoir à tabac ! De la même façon en Andalousie, un musée à l’effigie de la culture locale a été installé dans un secadero de tabaco. Et non loin de ce Centre d’Interprétation de la Vega de Grenade, une bibliothèque municipale a été aménagée dans l’une de ces constructions agricoles. Attardons-nous sur ce dernier projet : la biblioteca María Lejárraga d’Ogíjares a élu domicile dans un séchoir situé à la jonction d’un parc public et de la trame urbaine. Deux phases ont alors été traitées par les architectes M57 arquitectos : d’une part, la réhabilitation de l’édifice existant, d’autre part, une extension permettant de développer la surface adaptée aux besoins de la bibliothèque. Cette amplification prolonge la volumétrie du déjà-là, tout en se revêtant d’une enveloppe de bois inspirée des séchoirs à tabac de palo, construits à partir de troncs de peuplier noir. La lumière ainsi filtrée donne une ambiance chaleureuse à la salle 42
de lecture, dans la continuité des murs de livres aménagés dans la partie originelle. La bibliothécaire, récemment installée dans son nouvel espace de travail, nous confie sa satisfaction, accompagnée par celles des lecteurs. María Carmen Moreno raconte également qu’elle entend parfois des parents expliquer à leurs enfants intrigués ce que représente l’édifice. Ils leur enseignent ainsi sa fonction historique, son abandon, puis sa reconversion dédiée à la lecture, à l’attention des habitants de la commune.
Vecteurs de liens sociaux, mediums temporels, nos cathédrales des vallées reconverties en équipements publics sont généralement accueillies avec succès par les acteurs locaux, qui réaniment alors ce modeste patrimoine au souffle renouvelé.
St Amand de Coly (photo Sud-Ouest) – Bibliothèque María Lejárraga, coupe + détail de l’enveloppe >>>
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De la restauration historique à la totale liberté d’intervention…
Ces différents exemples de reconversions ravivent alors ces questions : jusqu’à quelle limite d’intervention la conservation du séchoir respecte-t-elle l’identité du territoire ? Que doit-on préserver, que peut-on faire évoluer ? Françoise Choay nous incite à « renoncer au dogme de l’intangibilité [du patrimoine édifié] et au formalisme de la restauration historique ». Du latin restaurare (da instaurare, fixer, établir le respect du passé), une restauration historique supposerait en effet une intervention directe ayant pour finalité la « restitution » de l’édifice, sans commettre d’altération ni de falsification du document historique qu’il représente. Cela signifierait qu’une extension latérale ou un abaissement de leurs carcasses porteraient atteinte à l’intégrité de nos cathédrales des vallées. De la même manière, l’installation de fenêtres M. Bricolage à la place des ouvertures traditionnelles serait un sacrilège ; idem pour le percement d’une vitrine à la découpe éhontément courbe au sein du minimalisme originel du pignon agricole. Mais alors, comment adapter le séchoir à tabac aux nouveaux usages de la société contemporaine, sans perdre son caractère identitaire ? Il s’avère désormais pertinent d’expliquer plus clairement ce que nous entendons par le terme « conservation ». Il ne s’agit pas ici d’un conservatisme pur et dur qui serait encore moins interventionniste que l’action de restauration précédemment explicitée. Sans être prisonnière du passé, la conservation du séchoir à tabac permet une projection dans le futur. Ainsi, la valeur principale de ce modeste patrimoine ne se situe pas dans l’évocation d’une réalité du passé qui n’existe déjà plus par elle-même. L’enjeu n’est pas de réduire le temps à un présent qui suppose tout récapituler en une unité, matérialisée par l’édifice. Au-delà d’une restitution passéiste donc, l’intérêt de l’action de conservation réside dans sa relation à l’avenir. De cette manière, le vaisseau des vallées apparaît comme une « structure du possible », un « recours »16 pour le développement soutenable du territoire. L’union de la conscience du passé avec la projection dans le futur permet ainsi d’annuler les antithèses entre permanence et « consommation », entre contemplation et usage. En effet, dans la mesure où la permanence est une présence externe qui apparaît dans notre conscience par le maintien de son expérience, elle nécessite cette « consommation » du bâtiment. De ce fait, la permanence du séchoir suppose son utilisation et les transformations requises par son nouvel usage, puisqu’intégrantes à son expérience, participent à la perpétuation de son image. 45
Ces transformations ne sont néanmoins pas illimitées : il semblerait que la projection future de notre passé nous transmette des certitudes et des lois qui définissent les conditions de nos possibilités d’opérer. Autrement dit, si nous savons décoder son langage, le séchoir à tabac nous dicte les actions de sa conservation. Mais chacun est-il capable de le comprendre ? Le « laisser-faire » constitue-t-il un risque pour la perpétuation identitaire ? Au travers des exemples de reconversions précédemment étudiés, nous avons constaté que, malgré l’absence de protection, les séchoirs avaient bien souvent gardé leur « caractère ». Les acteurs à l’œuvre ont, semble-t-il, capté le message délivré par leur sombre silhouette. Nonobstant, sans aucune règle, les dérives ne sont pas exclues. Dès lors, l’action de conservation suppose la recherche d’une « réglementation » de transformation ou d’un système de conseils qui, dans la conscience de la singularité de chaque édifice et de son caractère documentaire, maximise la permanence, ajoute la marque du présent et réinterprète sans détruire. Ainsi, comme le propose Alberto Magnaghi, les acteurs du territoire pourraient eux-mêmes établir leur « atlas identitaire », en fixant des règles de transformation qui garantissent la perpétuation de l’identité territoriale et qui, par leurs restrictions, ne découragent pas les initiatives de reconversion. Ipso facto, la réponse aux questions « Que doit-on préserver, que peut-on faire évoluer et comment ? » devrait être le fruit de discussions locales et d’accords entre les différents acteurs de la conservation.
Séchoirs à touristes pour s’adapter au néo tourisme rural et proposer une reconversion possible aux tabaculteurs, séchoirs à habiter pour répondre à la demande en logements en alternative au mitage pavillonnaire, ou séchoirs à partager pour édifier des équipements publics chargés de l’identité locale et favorisant la cohésion sociale, ces exemples illustrent les différents usages que peuvent abriter les réhabilitations de ces vaisseaux des vallées. Néanmoins, gare à la primauté du touriste face à l’habitant, à la tendance muséificatrice appliquée au patrimoine qui transformerait le séchoir en bien marchand plutôt qu’en héritage vivant. Par ailleurs, et bien qu’offrant de larges possibilités de reconversion, le séchoir réhabilité doit constituer un équilibre entre transformation et perpétuation de l’identité du territoire. Sa non-protection semble être une aubaine dans le sens où elle permet une réappropriation plus facile de son volume ; en effet, des règles strictes de restauration pourraient
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décourager nombre d’initiatives de réhabilitations. Et si l’absence de protection laisse place à des interventions pouvant menacer l’image-même du séchoir et par-là son rôle de porteur de sens et d’identité, le caractère et l’essence du séchoir semblent être intégrés spontanément aux reconversions par les acteurs de leur seconde vie. Mais ce caractère, cette essence du séchoir n’inspirent pas seulement les restaurateurs : le séchoir à tabac constitue également une source d’inspiration pour les projets contemporains.
3° Une source d’inspiration contemporaine
Du haut de son siècle à peine, la cathédrale des vallées a vu pousser des myriades de constructions neuves à ses alentours. Mais depuis une décennie, elle s’étonne de l’étrange familiarité qu’elle trouve à cette vague de nouveau-nés : ils présentent tous un air de famille, de sa propre famille ! Désormais patriarche d’une dynastie centenaire, le séchoir à tabac est devenu source d’inspiration contemporaine. Son image est en effet réinterprétée pour réaliser des équipements, des bâtiments agricoles, des logements. Dès lors, peut-on parler de l’instauration d’un type architectural ? De plus, comment considérer les réalisations contemporaines quant à la perpétuation de l’identité du territoire ?
Du séchoir ancien au hangar agricole contemporain
Les constructions agricoles contemporaines de nos vallées à cathédrales ne font pas exception : leur squelette est en métal et leur bardage en bac acier, comme partout ailleurs. A l’instar des pavillons de constructeurs, ces structures banalisent les paysages. Il existe néanmoins de rares rebelles, nés de motivations autres que purement industrielles. Ainsi, le Domaine de Fonroques, qui accueille des touristes dans ses gîtes et ses roulottes sur les coteaux de Montcaret, s’est récemment vu parer d’une structure typée séchoir à tabac. Le besoin d’une construction pour installer une nouvelle chaudière à plaquettes avec son silo adjacent, abriter le matériel agricole et viticole et supporter des panneaux photovoltaïques a déclenché ce projet. Requérant une proximité spatiale par rapport aux habitations à chauffer, le bâti ne pouvait pas être caché loin dans la forêt, ni derrière une ancienne 47
grange. Jean-Philippe Geoffriau, le charpentier de l’ouvrage, nous explique que le volume devait malgré tout se fondre dans l’existant, dans la mesure où il se situe à la vue des roulottes et au départ de ballades pour les touristes. Pour respecter l’ambiance calme, bucolique et « classe » de son domaine, le propriétaire a donc émis la volonté d’une enveloppe bardée verticalement de bois, renvoyant une image davantage « campagne qu’industrielle » selon lui. La référence à nos carcasses à pétun est ainsi arrivée tôt dans le projet, bien qu’un appareillage « à la suédoise » ait été préféré au bardage à couvre-joints des séchoirs. Plus que la volumétrie générale, ce sont la matérialité et les ouvertures qui sont inspirées de nos protagonistes. Adaptés, les volets horizontaux de sapin Douglas et leur système de basculement sont en effet des copies de modèles existants, photographiés sur un vieux séchoir. Dès que le bâtiment a été suffisamment érigé, « le client a pris du recul jusqu’au milieu de ses vignes pour vérifier l’intégration de l’objet dans sont site : il avait le sourire ! », comme nous le raconte Jean-Philippe, satisfait de sa réalisation. Mais ce dernier souligne qu’outre ses choix d’intégration au site, le propriétaire du domaine avait des moyens supérieurs à ceux d’un agriculteur lambda. Cette réalisation agricole, particulièrement attentive à son site, reste donc exceptionnelle.
Des équipements à l’inspiration locale
En revanche, lorsqu’il s’agit de réaliser une architecture dédiée à accueillir du public, l’image de l’édifice importe davantage puisqu’elle participe à son attractivité et qu’elle sert à la collectivité. C’est ainsi qu’apparaissent dans les vallées des équipements à l’allure de vaisseaux à Nicot. Un volume de bois à la silhouette séchoiresque borde l’entrée du village du Fleix pour héberger le Centre de rééducation du vignoble. A Bouliac, surplombant les vignes de la vallée de la Garonne cette fois, l’hôtel St James conçu par Jean Nouvel se compose de bâtiments aux formes tabacoles traditionnelles, revêtues de grilles de métal inclinables à la teinte délibérément rouillée, réminiscences des séchoirs à tabac. Sur le site de la cave des Ardailloux à Soturac dans le Lot, l’architecture du Muséum Ornithologique des Hauts de Bonaguil s’inspire des séchoirs à tabac du paysage rural du Quercy. Par la réinterprétation de son gabarit, de son bardage bois et de ses volets basculants, l’architecte Pascale de Redon a joué sur le contraste entre les matériaux bruts existants sur le site et l’importation du verre, pour mettre en place une scénographie basée sur la symbolique de 48
l’oiseau. Pôle de santé, hôtel de luxe ou musée rural, ces équipements s’accordent ainsi au patrimoine agricole mouchetant les territoires vallonnés, tout en apportant une touche contemporaine à sa réinterprétation.
S’inspirer pour habiter
Sources d’inspiration pour travailler ou se distraire, les cathédrales des vals sont également mimées pour abriter le quotidien des habitants de leur descendance architecturale. La volumétrie compacte, la construction bois et l’image locale qu’elles renvoient correspondent aux préoccupations soutenables en vogue ; leur référence est ainsi utilisée pour la réalisation de logements contemporains. A Lamonzie-Montastruc, un ensemble immobilier « haut-standing » reconstitue le corps d’une ferme traditionnelle, notamment composée de trois séchoirs-habitations. Bardage bois vertical, gabarit familier de la région, toiture de tuiles à deux pans de pente, le trio sur fond de coteaux se laisse apercevoir discrètement depuis la route départementale. Diverses maisons d’architectes affichent par ailleurs leurs profils tabacoles. En Dordogne, le « loft à la campagne » réalisé par Jean-Pierre Rodriguez, via son Atelier RK, réinterprète le bâtiment agricole en lui empruntant ses formes simples, son enveloppe bois et son portail d’entrée sur le pignon. A Auriac du Périgord, une résidence principale à ossature bois en Douglas rappelle les séchoirs à tabac par son plan rectangulaire et la verticalité des ouvertures sur la façade. Didier Klinkammer, l’auteur de sa conception, précise l’objectif du projet : il s’agissait de « proposer une architecture contemporaine en relation avec la simplicité des éléments environnants, sans sombrer dans le néorégionalisme »17. De nombreuses maisons d’habitation puisent donc leurs racines dans une relecture de ces sombres silhouettes, dont il ne faudrait néanmoins pas faire le « pastiche », selon l’architecte du second exemple. Nous reviendrons sur ces notions de « néorégionalisme » et de « pastiche en architecture » après avoir interrogé l’éventuel « type architectural » que représente le séchoir à tabac.
Domaine de Fonroques, depuis la vigne+détail des volets – Hôtel St James >>> Museum ornithologique – “loft à la campagne”– maison à Auriac >>>
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L’instauration d’un type architectural ?
La définition des types architecturaux vise à identifier des catégories qui permettent d’ordonner la masse confuse du réel par le repérage de régularités formelles, ou de systèmes structurels qui établissent des correspondances typiques entre des éléments. De tels caractères peuvent être liés à une fonction, à un espace géographique ou à une période historique, ces catégories se recoupant souvent.18 Dans ce sens, nos carcasses à pétun19 revêtent la fonction originelle de séchoir à tabac, elles sont présentes dans les vallées étudiées et ont marqué ces territoires à partir de la fin du XIXème siècle, jusqu’à leur obsolescence de ce début de XXIème siècle. Elles arborent également des caractéristiques esthétiques et constructives similaires. Dès lors, le séchoir à tabac pourrait constituer un type architectural. En tant que type, il admet également des sous-types, et les sous-types d’autres sous-types, selon des schémas classificatoires très inégalement complexes d’après le contenu du champ de variation. On pense, en autres, aux séchoirs de bois girondins, à ceux de briques et de zinc du Lot ou encore à ceux de palos d’Andalousie. Mais en ce qui concerne notre problématique de conservation/réinterprétation de ce modeste patrimoine, en quoi cette acceptation intellectuelle nous intéresse-t-elle ? Jugée en effet à propos, il semble que la notion de type n’ait rien perdu de son actualité, dans la mesure où elle en constitue un support d’inspiration. Ainsi, Henri Raymond20 constate que ce qui fait l’actualité de la typologie architecturale (soit la théorie des types), c’est son « intérêt à la fois historique et actuel extrêmement puissant ». Le sociologue rajoute : « Suivant l’image que vous allez vous faire du type, de la continuité historique et de la relation entre la culture, le type culturel et le type architectural, vous allez avoir des positions sur le problème du projet qui vont être extrêmement différentes […] la notion de type nous sollicite sans cesse, parce que c’est en un sens de l’issue de ce débat que dépendent les projets architecturaux à venir. » Il est alors possible de relier ce propos aux exemples développés précédemment : le type séchoir inspire et son acceptation typologique semble naître de ces constats empiriques. Ainsi, en comparant la structure de l’édifice bâti à celle de la langue à la manière de Philippe Boudon21, ces ensembles apparaissent analogues à des stocks de mots. Le bâtisseur s’y réfère, comme le locuteur se réfère à un paradigme : il puise dans le stock des parties constitutives possibles, tel qu’il est constitué dans son 52
expérience, comme le locuteur se réfère à un dictionnaire de mots possibles et en choisit un parmi d’autres. Il est intéressant de penser la notion de type à l’instar de mots possibles dans lesquels on peut puiser, et non comme un « modèle » en soi qui pourrait dériver sur des interprétations « néo-régionaliste » ou « pastiche ». Ces dernières détournent, ajoutent ou retranchent, elles changent le sens de l’édifice et de son rapport au site, elles « délocalisent »22. A travers ces dérives, le modèle séchoir à tabac constituerait le « chalet de bois » des vallées tabacoles, niant dès lors son territoire. Nous préférerons écarter la péjoration du néorégionalisme et parlerons plutôt d’inspiration typique locale. Dès lors, dans quelle mesure les nouvelles réalisations inspirées du type séchoiresque sont-elles porteuses de sens et d’identité ? Sujet à part entière, cette question restera à l’état d’ouverture. Il est néanmoins possible de constater que les interprétations contemporaines s’attachent à une image du territoire, alors que le séchoir à tabac est né du territoire lui-même. Par conséquent, le neuf ne revêt pas la charge significative que portent les témoins authentiques, mais il renvoie à leur image et s’inscrit par ce biais indirect dans son site.
De l’air qui pénètre le séchoir au souffle d’inspiration qu’il expire, les carcasses à pétun peuvent s’enorgueillir d’une descendance prolifique. Elles pourraient même vanter leur « typologie » puisque le séchoir à tabac, source d’inspiration contemporaine, semble constituer un « type architectural » de par les qualités formelles qu’il revêt et qu’il inspire. Mais quand bien même les réalisations en neuf réinterprètent ce type haut et sombre à la mode, elles n’intègrent pas la charge culturelle que porte le séchoir authentique, témoin historique. Il est en revanche possible d’attribuer à ces néo-séchoirs la qualité de prendre en considération le territoire dans lequel ils cherchent à s’enraciner.
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D’un recyclage simple et rapide du séchoir à tabac qui permet généralement la permanence du volume dans le paysage mais dont le récit territorial est emprunté d’un ton nostalgique et passéiste, en passant par les réutilisations vivantes de ces cathédrales des vallées reconverties
en
maisons,
musées,
bibliothèques,
gîtes
ruraux,
etc.,
jusqu’aux
réinterprétations contemporaines de ce type architectural, la conservation des séchoirs revêt de multiples visages. Bien entendu, leur fonction première désormais obsolète a changé, l’usage a muté. Ainsi, la permanence du séchoir doit résider dans son image matérielle. Malgré sa reconversion, la conservation de la silhouette majestueuse perpétue le sens du séchoir, sa signification. Elle constitue l’invariant structurel de l’atlas identitaire que propose Magnaghi. Et sans protection de ce patrimoine de proximité, la transmission de l’identité du territoire et de ses spécificités culturelles est menacée de disparition, d’oubli, de rupture. Parce que les séchoirs poursuivent leur lent déclin, malgré les reconversions remarquables mais sporadiques. Nonobstant et davantage qu’un système de règles, cette protection ne nécessite-t-elle pas une prise de conscience pour que les sujets qui habitent le territoire prennent la décision de transformer cette valeur territoriale en ressource ? Il survit en effet un patrimoine territorial d’une extrême richesse, qui est prêt à une nouvelle fécondation par de nouveaux acteurs sociaux capables d’en prendre soin.23
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III) LES CONSERVER, MAIS PAR QUI ? Quel est le rôle des acteurs locaux dans la mise en valeur de l’identité d’un territoire ?
Féconder de nouveau les séchoirs à tabac et en prendre soin suppose l’existence d’acteurs sensibles à la ressource que constitue cette flotte en attente. Et c’est aujourd’hui aux échelles locales que l’on rencontre les acteurs de la mise en valeur du patrimoine territorial. Initiateurs d’une action par le bas, qui vient du terrain puis qui remonte aux institutions, les acteurs locaux ont un rôle primordial à jouer dans le scénario de leur histoire, de leur territoire. Mus par des motivations diverses quant à la réutilisation des séchoirs à tabac, les acteurs « du terrain » comptent parmi eux les nouveaux arrivants, curieux des spécificités locales, les habitants à la recherche d’un mode de vie marginal, les groupes sociaux d’autorestaurateurs, les entrepreneurs désirant une image de marque et les associations qui défendent en particulier l’intérêt de l’identité territoriale. Les acteurs « institutionnels » quant à eux rassemblent les élus qui veulent favoriser la cohésion sociale, les CAUE qui ont un rôle de conseillers et les architectes, qui cherchent à promouvoir, à travers les typologies architecturales, un mode d’habiter. Ainsi, au travers d’exemples concrets principalement français, nous rencontrerons ces différents acteurs et considérerons leur rôle dans la mise en valeur de l’identité du territoire. Dans quelle mesure l’addition et la confrontation des prises de conscience individuelles permettent-elles d’affirmer la nécessaire revendication de différence, marque d’identité ? Par ailleurs, comment les actions individuelles et collectives influent-elles sur la conscience institutionnelle ? Vice versa, dans quelle mesure les institutions peuvent-elles sensibiliser et solidariser les sujets locaux, par leur commune et présente insertion dans des espaces concrets, naturels et sociétaux ?
‘La possibilité de réhabiliter et de ré-habiter les lieux ne se réalisera que lorsque les individus qui vivent dans ces lieux pourront à nouveau en prendre soin quotidiennement, secondés par une nouvelle sagesse environnementale, technique et gouvernementale.’ Alberto Magnaghi
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1° des initiatives privées et collectives…
Séduit par ces curieuses coques qui jonchent sa nouvelle terre, attiré par l’avantage écoloéconomique qu’offre leur reconversion en habitation ou inspiré par leur silhouette familière qui procurera à son commerce une image de marque, chaque individu agit selon son propre intérêt. Mais la multiplicité des initiatives privées fait naître des réseaux sociaux ou des associations qui tendent à servir leurs intérêts communs.
Les nouveaux arrivants ou ‘néo-ruraux’
Alors que les prétendants aux installations agricoles préfèrent un bâtiment neuf et fonctionnel, les nouveaux arrivants sont attirés par la réhabilitation du bâti ancien. Ils apportent en effet un regard neuf sur ce petit patrimoine. Qu’ils aient quitté la ville pour rejoindre la campagne – les néo-ruraux – ou qu’ils viennent d’une autre région, voire d’un pays étranger, leur curiosité sur le local leur donne ainsi envie de reconvertir nos cathédrales des vallées. Nous nous intéresserons aux témoignages de deux anciens allochtones qui ont été séduits par ces carcasses lot-et-garonnaises. Marie-Hélène est venue vivre dans la région à partir de 1985. Ils étaient alors trois amis désirant acheter en commun une ferme composée de plusieurs dépendances. Leur idée était de monter une Société Civile Immobilière, afin de pouvoir "exploiter des animaux tels que des chèvres, tout en étant libres de partir en vacances". Ils ont ainsi élu domicile à Aillas et acquis une grange et deux séchoirs. Marie-Hélène ayant eu un "coup de cœur" pour le séchoir, ses associés préférant la grange pouvaient se partager le bâtiment "en dur". La reconversion du séchoir à tabac a donc commencé. Avec l’aide d’un charpentier, les poteaux d’origine ont été doublés pour pouvoir soutenir le nouveau plancher qui abrite l’étage. L’isolation a été résolue par une couche de dix centimètres de liège et des plaques d’OSB qui restent brutes, à la vue des habitants. La prise en compte des travées du séchoir pour les pièces à vivre a permis de dégager un immense salon, une cuisine ouverte, une salle de bain et un débarras au rez-de-chaussée, ainsi que quatre chambres à l’étage. En descendant les trois petites marches qui relient l’intérieur à l’extérieur, Marie-Hélène foule allègrement les herbes hautes de son jardin sauvage, qu’elle peut également contempler depuis le séjour, à la chaleur de son poêle qui suffit à chauffer toute la chaumière. Depuis le chaos chaleureux 56
du salon, le café fumant et le pantalon décoré de poils canins, elle nous rappelle que son précieux séchoir est le fruit d’une coopération de mains familiales et amicales. Ce coup de cœur pour le séchoir à tabac peut également rappeler l’attrait que chacun de nous éprouve pour la cabane. Au-delà du sentiment de protection que procurent les murs d’une maison, c’est là une ouverture au monde qui est recherchée. La porosité à l’extérieur qu’offre cette grande cabane à pétun grâce à ses innombrables volets qui permettent de relier l’espace intérieur aux paysages proche et lointain, offre à son habitant cette communion directe avec le dehors ; il peut ainsi « faire l’expérience du monde »24.
La réhabilitation du séchoir à tabac de Jérôme présente d’autres motivations. Après avoir consacré six mois enfermé à la rédaction de sa thèse universitaire, cet autoconstructeur basque, désabusé, a décidé d’attraper marteaux et pointes pour redonner vie à ce fantôme d’Auros. Séduit par la forme de ces bâtiments qui "tombent les uns après les autres", il a acquis son bien en tant que "terrain à construire". En effet, pour son propriétaire d’origine, le séchoir constituait une verrue pour la vente. Jérôme, quant à lui, voulait justement en tirer profit. Il a alors appris seul à faire les travaux. Vivant sur son chantier, il a passé quatre ans à restaurer l’édifice, dont une année au total fut dédiée à gagner de l’argent pour financer le matériel de la construction. Il a cherché à conserver l’esthétique du séchoir et choisi d’utiliser principalement des matériaux écologiques, tels la paille et la laine. Il a également installé des systèmes de récupération des eaux ainsi que des panneaux solaires. Divisé en deux habitations de trois travées chacune, le séchoir abrite un étage supplémentaire, accessible par deux escaliers en métal et bois, l’un droit, l’autre hélicoïdal. De plus, une terrasse extérieure au niveau du rez-de-chaussée, surélevée par rapport au jardin, accompagne désormais la base du bâtiment. En ce qui concerne les ouvertures, l’autoconstructeur souhaitait installer des fenêtres bon marché aux dimensions standardisées, mais plus hautes que larges pour rappeler la typologie verticale des volets du séchoir. Cependant, malgré l’absence de prescriptions concernant la restauration de ces édifices, il a du se plier aux exigences de l’architecte du CAUE qui préférait des baies vitrées. Aujourd’hui achevé, le séchoir accueille deux familles locataires. Bien que l’accent de l’annonce locative ne soit pas mis sur les aspects "patrimonial" et "écologique", les parents des quatre enfants habitant les travées Est (celles de gauche sur le schéma ci-dessous) affirment qu’ils ont été séduits par la réhabilitation, que leur maison a du "charme" et que 57
leurs amis sont "en admiration" lorsqu’ils viennent leur rendre visite. Pour terminer, l’autoconstructeur souhaite poursuivre sa démarche de rénovation de l’existant, plutôt que de « squatter tout le paysage agricole » selon ses propos.
Ces nouveaux arrivants, par leur curiosité sur le local et leur esprit entreprenant, ont donc donné un second souffle à ces sombres silhouettes ; ils ont ainsi contribué à valoriser l’identité locale.
Les ‘marginaux’
Le terme de marginal qualifie quelqu’un qui vit en marge de la société, qui refuse de se conformer aux normes. A travers les deux rencontres qui vont suivre, nous allons expliquer en quoi les acteurs de ces réappropriations de séchoir à tabac sont marginaux. Retournons d’abord à Aillas, où Michel le charpentier et Sylvie, sa femme artiste-peintre, habitent un séchoir depuis un an. Situé à plus de cinquante mètres d’une habitation, leur carcasse de bois ne peut pas être légalement habitée. En revanche, le bâtiment agricole figure déjà sur le cadastre. Le couple a donc choisi de s’installer sans rien demander, surtout pas un permis de construire ! Ainsi déconnectés des réseaux communaux, ils ont dû se débrouiller de manière autonome : ils puisent leur eau par forage et se chauffent au poêle à bois. Michel a effectué les travaux lui-même : il a procédé à un abaissement d’un mètre quatre-vingts de l’édifice, a retroussé les entraits du nouvel étage pour y permettre le passage et a construit une annexe latérale pour loger les parties techniques de la maison (salle de bain, cellier, toilettes sèches). L’entrée principale du séchoir s’opère par la travée sud, transformée en terrasse couverte. Cette grande loggia double hauteur s’ouvre ensuite sur les deux travées intérieures qui abritent séjour et cuisine. A l’étage, un espace ouvert accueille la chambre matrimoniale et l’atelier de l’artiste qui se prolonge par un balcon donnant dans la loggia d’entrée. Sylvie a ajouté sa touche picturale au bardage extérieur désormais rouge primaire, révélant par complémentarité les menuiseries bleu cyan. Fiers de leur « chez-eux » atypique et personnalisé, le couple s’enorgueillit : « En hiver, le soleil arrive jusqu’à la cuisine ! » Ainsi, malgré l’illégalité de la réappropriation de cet ancien séchoir à tabac et les nombreuses modifications qui en changent l’aspect, notre carcasse à pétun a retrouvé une 58
seconde vie. Et bien que rouge, bleue, rabotée et raccommodée, sa typologie demeure reconnaissable et continue d’entretenir une relation respectueuse avec son territoire.
Le second cas est différent. Il concerne Pierre et sa famille qui, pour contourner l’article 32terA de la loi Loppsi, ont dissimulé leur caravane dans un séchoir à tabac obsolète. Cet article stipule en effet que « lorsqu’une installation illicite en réunion sur un terrain appartenant à une personne publique ou privée en vue d’y établir des habitations comporte de graves risques pour la salubrité, la sécurité ou la tranquillité publiques, le représentant de l’État dans le département ou, à Paris, le préfet de police peut mettre les occupants en demeure de quitter les lieux. » Visant également les « résidences mobiles », elle ajoute que lorsqu'une commune dispose d'aires d'accueil, le préfet peut expulser les caravanes ou camping-cars installés sur un autre terrain, mais uniquement sur demande du maire ou du propriétaire. Ainsi, le séchoir à tabac s’est transformé en carcasse à marginaux : il permet à cette famille de continuer à vivre tranquillement dans son véhicule sédentarisé, sans craindre une dénonciation qui l’obligerait à quitter les lieux en moins de quarante-huit heures. Cette coque de bois, dont la réappropriation s’est avérée davantage forcée que choisie, propose néanmoins une solution de vie à ses habitants ; elle constitue une alternative pour ceux qui ont décidé de ne pas vivre exactement comme les autres, ou qui ne l’ont parfois pas tout à fait choisi, mais qui, par leur différence, sont susceptibles de déranger les citoyens durablement installés…
séchoir de Marie-Hélène : plans rdc+étage – photo extérieure – photo détail façade >>> locations de Jérôme : axonométrie schématique – séchoir avant /après >>> séchoir de Michel et Sylvie : plans et coupe – photo extérieure – photo depuis le séjour >>>
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Les entrepreneurs
Par leur souci de faire fonctionner leur commerce ou leur société, les entrepreneurs représentent des acteurs importants de la reconversion ou réinterprétation des séchoirs à tabac. En effet, et comme nous l’avons expliqué précédemment, notre cathédrale des vallées participe à l’image de marque d’une entreprise, son image est vendeuse. Dès lors, les patrons vont chercher à innover pour mettre en valeur ce petit patrimoine, qui valorisera à son tour le bien ou le service proposé. Au cours de nos expéditions séchoiresques, nous avons pu recueillir le témoignage de trois de ces créateurs d’entreprise. Tout d’abord, une visite dans le salon de coiffure « Le Séchoir à cheveux », niché dans le pignon d’un ancien séchoir à tabac en plein bourg de Saint-Avit-Saint-Nazaire, nous a permis de rencontrer Sylvie Ossard. Par commodité, parce qu’elle habite juste à côté de ce bâtiment appartenant à sa belle-famille, pour le cadre -la fin d’un petit chemin donnant sur des ares de vignes au cœur du canton- et pour le « charme » du séchoir, elle a choisi d’y installer son salon plutôt que de « tout démonter et construire un édifice en béton ». L’architecte familial Daniel Pradeau s’est ainsi occupé du projet, dessinant un espace de cinquante mètres carrés, correspondant à une ferme et demie. Le design courbe de la vitrine-pignon contraste avec le minimalisme du séchoir et intrigue l’œil du client. L’arrière du séchoir, quant à lui, reste inoccupé pour l’instant mais l’idée, à terme, serait de l’exploiter pour ouvrir un autre local commercial ou construire un petit studio à louer. La coiffeuse remarque que les retombées de cette réhabilitation ont été très bonnes en ce qui concerne la clientèle, qui est en général assez surprise de l’aspect que le séchoir revêt désormais. Selon elle, les gens ne s’imaginent pas ce qu’une reconversion peut apporter à l’édifice. De plus, lors des confessions "shampoing-coupe-permanente", les anciens du village lui racontent le temps où il n’y avait pas encore de salle municipale. C’était alors dans ce même séchoir, un des plus grands de la commune, que se déroulaient mariages et fêtes locales. Que de souvenirs réveille donc ce salon chargé de la patine du temps ! Nonobstant, Sylvie Ossard avoue qu’il ne fut pas évident de toucher à ce modeste patrimoine et que les autorités municipales ont difficilement accepté ce changement de destination. Finalement, le résultat concluant de son projet a engendré une plus grande souplesse de la part de la mairie à ce propos. Ensuite, nous traversons la Dordogne jusqu’à la sortie du Fleix pour contempler l’imposant séchoir clignotant dans la perspective routière. Pourtant, mises à part sa volumétrie, son 63
enveloppe bois et ses ouvertures verticales reconnaissables, ce bâtiment contemporain n’a jamais été séchoir à tabac. Il abrite en effet depuis peu le Centre de rééducation du vignoble, accueillant un groupement de kinésithérapeutes et un institut de beauté. Philippe Collas, à l’origine du projet, nous raconte que son envie première était de concevoir un bâtiment à ossature bois car c’est un matériau qu’il affectionne particulièrement. C’est alors l’architecte Finel qui a eu l’idée de s’inspirer de la typologie du séchoir à tabac. Le nouvel édifice trouve ainsi sa place en écho à une vieille carcasse à pétun, comme si la route en avait constitué l’axe de symétrie. Mais au lieu d’une structure en chêne et douglas, les murs porteurs sont en contrecollé de mélèze, un produit importé d’Autriche. Quant à la couverture, elle n’est pas composée de tuiles brun-orangé mais de plaques de zinc gris sombre. Par conséquent, la position, le gabarit, le matériau bois et les rythmes verticaux des ouvertures, suffisent ici à faire l’analogie avec notre petit patrimoine local. Le kinésithérapeute remarque alors que l’édifice, confortable, donne une image très positive pour la patientèle. L’odeur du bois, son aspect rassurant et son image « écolo-contemporaine » ont séduit les patients, qui se montrent à la fois surpris et intéressés. « Surpris », nous retrouvons à plusieurs reprises cet adjectif pour qualifier la réaction des gens qui constatent la réalisation d’une réhabilitation ou d’une réinterprétation de séchoirs à tabac. Ainsi, il semble que l’habitude et la permanence de ces coques familières ne stimulent pas l’imagination de leurs contemporains. Par conséquent, des actions ponctuelles comme celles-ci peuvent sensibiliser les sujets locaux à l’intérêt que représente leur patrimoine local ; ils leur donnent un aperçu des possibilités de perpétuation-transformation de l’identité locale. Poursuivons enfin notre chemin jusqu’à Lamonzie-Montastruc, pour apercevoir depuis la départementale le hameau contemporain dénommé Val Boria. Pour comprendre l’idée qui a sous-tendu le projet, il faut savoir que la zone d’implantation est protégée. L’église du XIIème siècle, inscrite aux Monuments Historiques, se trouve en effet à moins de cinq cents mètres de la parcelle ; il est d’ailleurs possible d’en apercevoir le clocher moderne à quatre baies campanaires. Ainsi, David Urlacher, le cogérant de ce groupement immobilier, a décidé de composer l’ensemble de ce lotissement privé haut standing à la manière d’une ferme traditionnelle en forme de "U". Le corps de ferme est ainsi composé des bâtiments principaux en pierres et de leurs annexes : les habitations "séchoirs à tabac" et les garages "étables", à l’instar de ce qui existe dans les environs. David Urlacher, qui est également 64
ébéniste-menuisier dans la région, n’a eu besoin de l’architecte que pour sa signature. Il a donc dessiné le projet et suivi le chantier lui-même. La réception de l’ensemble a été très bonne, que ce soit en amont par l’architecte des bâtiments de France ou en aval par les locataires qui semblent attirés par cette alliance « patrimoine-performance énergétique ».
Les réseaux solidaires des «restaurateurs de séchoirs»
Seuls, sources d’initiatives privées, les acteurs de la réutilisation des séchoirs à tabac se regroupent néanmoins pour nourrir leurs intérêts communs. En effet, des réseaux solidaires se forment principalement autour des autoconstructeurs. Besoin de conseils, coups de main à donner, expériences à transmettre, sujets à partager… les rapprochements se font facilement. L’un osera s’arrêter sur le chantier de son compagnon encore inconnu, l’autre entendra parler de l’un de ses pairs et ira le rencontrer. C’est ainsi que Jérôme, l’autoconstructeur basque, nous a permis de découvrir Marie-Hélène, Sylvie et Michel, Pierre et sa famille dans les alentours de La Réole. Et bien qu’il s’agisse de personnalités très différentes, un sujet commun les rassemble. Ces "restaurateurs de séchoirs" se connaissent donc les uns les autres et aiment échanger leurs anecdotes. S’opère également une solidarité avec les individus extérieurs mais intéressés, capables d’apporter idées et savoirfaire. Le charpentier donnera alors quelques-unes de ses astuces, le bricoleur pourra rendre ponctuellement un service. Cette solidarité locale soude par conséquent les sujets concernés autour de leur identité ; ils deviennent ainsi des énergies positives dans un territoire qu’ils ne se contentent pas de fouler : ils l’habitent et le fabriquent à la fois. Mais ces réseaux sociaux nés sur le terrain existent également sous la forme virtuelle. Effectivement, les blogs constituent des moyens efficaces de partager son expérience via internet, et de demander conseil à d’autres autoconstructeurs à l’autre bout du pays. Dès lors, les « blogueurs » narrent chaque étape de leurs travaux au travers d’articles composés de photographies et de textes. Tel un journal de bord, on y trouve parfois même des clichés de la petite famille à l’œuvre. Les internautes peuvent ainsi suivre l’évolution du chantier et laisser des commentaires personnalisés. De plus, par le biais des « partages de liens », il est possible de conseiller d’autres blogs. Une chaîne de blogs dédiés à l’autoconstruction est alors créée, jusqu’à la réalisation de sites dits « communautaires ». C’est d’ailleurs de cette manière que nous sommes rentrés en contact avec Jérôme. Ce dernier souligne cependant 65
les limites de ce système : « On peut trouver tout et n’importe quoi sur ces sites, l’information n’est pas filtrée et l’on peut rapidement perdre son temps. » Mais lorsque le blog constitue l’intermédiaire d’un échange réel, il devient un medium intéressant au service des « restaurateurs de séchoirs » connectés !
Les associations
Les associations constituent d’autres énergies collectives très bénéfiques vis-à-vis du territoire. Depuis plus de vingt ans, ces sociétés de personnes et de droit privé, dont l'objet social ne doit pas être lucratif, ont engagé des actions de sensibilisation au bénéfice du patrimoine de proximité, que ce soit du bâti traditionnel, des sites ou des paysages qui ont été façonnés par l’homme et souvent par le paysan. Puisque l’appartenance à une association est volontaire, fondée sur l’intuitu personae, ses adhérents motivés impulsent de nombreuses actions. C’est ainsi que « les amis de Saint Avit Sénieur » organisent diverses animations qui ont pour but de « faire connaître la commune le plus largement possible, en renouant les liens entre ses habitants et leur donnant à voir leur patrimoine sous un autre angle ». A travers les « visites guidées aux flambeaux », les « marches découvertes sur les chemins de Saint Avit Sénieur » ou encore les « journées du patrimoine », nos cathédrales des vallées sont alors révélées. La tabaculture ayant connu une extension considérable dans le village au sortir de la première guerre mondiale, l’histoire locale en est fortement teintée. L’association rend également hommage aux artisans locaux spécialisés dans leur construction. Sur le site Internet, leurs noms « résonnent encore », selon l’article dédié aux « amis » de la commune, Et si l’association ne mène pas d’actions directes quant à la réappropriation des séchoirs à tabac, la sensibilisation qu’elle effectue auprès de son public permet de valoriser ces carcasses à pétun.
le « Séchoir à cheveux » – le Centre de rééducation du vignoble – le Val Boria >>>
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La multiplicité des initiatives privées et les regroupements des acteurs locaux pour servir un intérêt commun impulsent la mise en valeur des séchoirs à tabac, témoins de la singularité du territoire. Ainsi, l’addition et la confrontation de ces néo-ruraux, marginaux ou entrepreneurs au sein de réseaux sociaux et d’associations locales semble peu à peu avoir des répercussions ascendantes sur la prise de conscience des institutions. Néanmoins, le rapport entre ces initiateurs locaux et leurs institutions n’est pas toujours des meilleurs : quelques désaccords administratifs créent parfois un clivage entre ces deux acteurs. Les intérêts des premiers semblent pourtant coïncider avec l’intérêt commun ; mais il est vrai que si les actions particulières sont souvent précurseures, la machine institutionnelle nécessite beaucoup plus de temps pour évoluer.
‘ Ce riche tissu d’expériences et d’énergies novatrices, au service d’une transformation solidaire et écologique du territoire, ne pourra effectivement jouer son rôle moteur, qu’à la condition d’être avalisé par les nouvelles instances institutionnelles du développement local. ‘ Alberto Magnaghi
2° …aux institutions
Soucieuses de valoriser l’identité culturelle et par cette voie, la cohésion sociale, les Conseils d’Architecture, d’Urbanisme et d’Environnement à l’échelle départementale tout comme les élus aux échelles municipales et intercommunales s’intéressent à la problématique de nos cathédrales des vallées. Dès lors, on se demandera dans quelle mesure les institutions locales tirent partie des expériences concrètes des habitants pour encourager les initiatives et sensibiliser l’ensemble des acteurs locaux à l’identité de leur territoire.
Les CAUE, rôle de conseillers
Mis en place à la fin des années soixante-dix en France, les Conseils d’Architecture, d’Urbanisme et d’Environnement ont pour vocation la promotion de la qualité de l’architecture, de l’urbanisme et de l’environnement, selon la loi du 3 janvier 1977. Leurs 68
missions consistent à conseiller les particuliers pour tout projet relatif à leur cadre de vie ainsi que les collectivités locales en matière de bâti, d’espaces publics, de paysage et d’urbanisme. Ils forment également les élus locaux, informent et sensibilisent tous les publics, notamment le public scolaire, par le biais de publications, d’expositions, de manifestations. Financés par une taxe départementale affectant les permis de construire, les CAUE se composent d’architectes, de paysagistes, ou encore d’écologues. Ils travaillent avec diverses structures, dont les associations spécialisées dans la valorisation du patrimoine. Concernant la sensibilisation de ces carcasses à pétun, nous comparerons les stratégies des différents départements. Dans le Lot, le CAUE46 a publié une plaquette assez complète à ce sujet. En quatre pages synthétiques, y sont expliqués l’histoire de l’édifice et son impact paysager. Soulignant l’intérêt contemporain qu’il suscite, quelques exemples de réhabilitations apparaissent également, suivis de la présentation de projets récents s’inspirant de sa typologie. Le CAUE24, quant à lui, mentionne les séchoirs à tabac dans quelques-uns de ses « Albums du territoire ». Le plus complet, celui de la communauté des communes Dordogne Eyraud Lidoire, offre un paragraphe sur nos protagonistes, illustré de trois photographies. Enfin, la forme ludique du jeu de l’oie du CAUE33 invite les collégiens à reconnaître et nommer les différents éléments, bâtis ou naturels, passés ou contemporains, constituant le patrimoine du département. Il est ainsi possible de tomber sur la case « séchoir à tabac » ! Ces publications ou ces animations, par petites touches, participent à la prise de conscience des habitants vis-à-vis de leur modeste patrimoine local. Par ailleurs, dans l’objectif de mener à bien des restaurations cohérentes, les CAUE effectuent des études préalables afin d’avoir une connaissance approfondie du bâti. De cette manière, un architecte du CAUE47 est venu conseiller Marie-Hélène et Jérôme dans leurs réhabilitations de séchoirs à tabac. Ces conseils sont souvent suivis avec gratitude, mais lorsque le désir du particulier se heurte aux prescriptions architecturales, des tensions se font sentir entre le prescripteur et l’acteur. C’est ainsi que Jérôme a du se plier, insatisfait, à l’exigence de l’architecte : ce conflit entre l’intérêt économique du premier et esthétique du second, est souvent mis en exergue lorsque les particuliers doivent se frotter au filtre institutionnel. Cela soulève la question de l’intérêt individuel vis-à-vis de l’intérêt public ; pour préserver l’identité culturelle, chacun n’est pas libre de faire ce qu’il veut avec le patrimoine de tous. D’un autre côté, les prescriptions institutionnelles se révèlent parfois inadaptées, exagérées ou périmées. 69
Les mairies et le PLU, pour valoriser et réguler
A une échelle plus locale encore, nous allons nous appuyer sur l’exemple de la commune de Saint-Avit-Saint-Nazaire pour essayer de comprendre dans quelle mesure la municipalité tente de valoriser ses cathédrales de bois et d’en réguler la réutilisation. Un entretien avec le maire, Jean-Pierre Naudon, nous permet de révéler les carences et les retards du Plan Local d’Urbanisme à ce sujet. En effet, actuellement, seuls les séchoirs situés dans les zones urbanisables du PLU peuvent être reconvertis. Mais la grande majorité se trouvant en zone classée agricole, elle ne peut donc pas abriter d’autres usages que ceux liés à l’agriculture. C’est ainsi qu’à plusieurs reprises, des tabaculteurs désireux de diversifier leur activité en transformant leur séchoir en gîte rural, se sont vus refuser leur projet. Désormais, les élus avirois mettent l’accent sur le sort des séchoirs à tabac de la commune, qui seront bientôt les seuls témoins de la culture qui l’a façonnée. Ainsi, le prochain PLU, qui sera dès lors intercommunal, insistera sur la protection de ces sombres carcasses d’une part, sur la possibilité d’un changement de leur destination d’autre part. Cette réflexion existait déjà lors de la mise en place de leur Projet d’Aménagement et de Développement Durable (PADD) en 2004, mais aujourd’hui, il devient plus urgent de réviser le statut de ces constructions dans la mesure où la tabaculture a pratiquement disparu. Outre la conservation de l’identité patrimoniale de ce bâti, l’idée concerne le développement local : il faut stimuler le concept d’agro-tourisme qui permettra la pérennisation de l’activité de la ferme et l’installation de jeunes familles sur la commune. En revanche, si le maire est fortement attaché à pouvoir autoriser la reconversion des séchoirs à tabac, il souhaite vivement prohiber la vente de l’édifice seul, afin d’éviter la partition des corps de ferme traditionnels. Plutôt qu’un usage d’habitat détaché du sol productif, il recherche davantage l’activité qui peut être régénérée autour de ce pôle agricole. La municipalité devra donc procéder à un relevé des séchoirs existants. Installés pour la plupart sans permis de construire, beaucoup ne figurent pas sur le cadastre. Leur inventaire devra également indiquer l’état d’usure de chacun d’entre eux. Il faudra ensuite établir une charte architecturale et paysagère qui protégera l’aspect des silhouettes agricoles : les réhabilitations devront respecter le volume, les matériaux, les ouvertures… Au-delà de la révision de son PLU, la commune concocte également quelques projets concernant ces carcasses à pétun. Lors de la réalisation du giratoire à l’entrée du village, sur 70
l’axe Bordeaux-Bergerac, l’idée avait été d’y construire un petit séchoir, à l’instar de ceux de Tonneins ou Sarlat. Ces aménagements de ronds-points paraissent souvent « kitch » aux yeux des paysagistes et des architectes. Néanmoins, une étude de ces décorations routières nous en apprendrait beaucoup sur l’identité de chaque canton. D’ailleurs, les cartes d’urbanisme devraient faire figurer la spécificité de chaque giratoire, pour apporter un peu d’anthropologie à la sécheresse de leurs tracés ! Se heurtant aux contraintes de visibilité promues par la sécurité routière, le petit séchoir a laissé place à quelques pieds de vigne. Mais un projet d’une autre ampleur trotte dans la tête de l’élu. Inspiré du séchoir à tabac reconverti en salle communale à Saint Amand de Coly dans le Périgord Noir, il rêve d’installer un séchoir sur le site de l’ancien stade de football. En plein cœur du village, cet équipement abriterait une bibliothèque et ferait également office de musée pour enseigner l’histoire du village. La cathédrale l’invitant à s’y projeter, il imagine une place animée par le séchoir où l’on pourrait s’échanger librement des livres et pourquoi pas, cultiver les quelques pieds de tabac d’une parcelle pédagogique ! Le CAUE de la Gironde est d’ailleurs en train de réfléchir au projet. En citant cet organisme départemental, Jean-Pierre Naudon en vient à dénoncer les inconvénients que génèrent les limites administratives : St Avit dépend du département girondin et fait ainsi partie de la communauté des communes du Pays Foyen. Néanmoins, elle partage de nombreuses problématiques avec ses voisines dordognotes, notamment en ce qui concerne les séchoirs à tabac. Bien que ces villages présentent de fortes similitudes par leur géographie et leur culture locale, les ponts en matière de règlements d’urbanisme sont difficiles d’une commune désignée 33 à l’autre, estampillée 24. Acteurs importants de la pérennisation-transformation de leur territoire, les élus locaux utilisent donc divers outils pour valoriser et réguler à la fois les séchoirs à tabac et leur reconversion, dans le but de servir le développement local. Nous avons également pu constater que c’est souvent la répétition d’initiatives privées qui enclenche la réflexion municipale, menant alors à la mise en place d’instruments adaptés, principalement à travers la révision du Plan Local d’Urbanisme. La réalisation d’équipements publics participe, quant à elle, à la cohésion sociale autour de l’identité collective.
plaquette du CAUE24 – St Avit St Nazaire, bourg + zone agricole >>>
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Le cas de la commune Vegas del Genil
Fondée en 1976 par l’union de trois villages, l’histoire locale de la commune Vegas del Genil est fortement liée à la tabaculture. Son nom signifie d’ailleurs « vallée fertile de la rivière Genil ». Ainsi, ce sont ses terres qui accueillent la majorité des deux cents séchoirs à tabac qui persistent encore dans la vallée de Grenade. La plupart de ces cathédrales andalouses sont toujours en activité, mais l’Espagne faisant également partie de l’Union Européenne, les subventions tabacoles vont prendre fin l’année prochaine. Il va donc falloir trouver des solutions de reconversion pour les tabaculteurs, et penser au devenir de leurs carcasses bientôt désuètes. L’adjointe au maire, María del Carmen Ros Moreno, nous explique la problématique des « secaderos de tabaco », en insistant sur l’identité de son village. Son père faisant partie de l’association des anciens tabaculteurs de la commune, elle y accorde une importance sentimentale. La municipalité joue d’ailleurs sur cette corde pour son affiche de présentation : encadrée dans le hall de la mairie, elle représente trois séchoirs à tabac dans le paysage grenadin, surmontés de la phrase « Aún quedan lugares 100% auténticos », soit « Il reste encore des lieux 100% authentiques ». Contrairement à St Avit St Nazaire, la reconversion de ces bâtiments par des particuliers, en gîtes ruraux ou maisons d’habitation, n’est pas d’actualité ici. L’adjointe remarque qu’aucune demande dans ce sens n’a été formulée à la mairie ; cela peut se comprendre par la persistance de leur usage agricole. Néanmoins, l’action municipale en faveur de la culture locale a généré la réalisation du Centre d’interprétation de la Vega de Grenade. L’initiative a été impulsée par la délégation des Programmes Territoriaux et Environnementaux de la Députation de Grenade qui souhaitait alors implanter des solutions alternatives à la culture du tabac, en misant sur le développement d’un tourisme de qualité. Profitant ainsi de subventions publiques, la mairie a procédé à la réhabilitation d’un séchoir à tabac construit en 1953 et qui s’est maintenu en activité jusqu’au début de ce siècle. La restauration a respecté la structure de briques ajourées et de bois, tout en l’adaptant à son nouvel usage culturel et touristique, ouvert au public en 2009. Cette « œuvre emblématique de l’architecture rurale », symbolisant l’activité agricole et industrielle, abrite en rez-de-chaussée six cents mètres carrés d’espace muséal, où le visiteur peut suivre un parcours thématisé sur le patrimoine culturel de la région. En 73
mezzanine, quatre-vingts mètres carrés sont réservés à des usages multiples. Enfin, à l’extérieur, un petit potager permet d’animer l’atelier consacré et de cultiver quelques pieds de tabac ! L’ensemble prétend constituer le point névralgique d’une future « route des séchoirs à tabac ». Cependant, malgré l’ambition de dynamisme et d’ouverture de ce projet, il s’avère que le pôle culturel et touristique se meurt peu à peu. Fermé la plupart du temps et ouvert seulement sur de rares demandes, notre guide et conseiller municipal, Antonio Manuel Flores Cortes, nous confie qu’il y fait extrêmement chaud l’été et beaucoup trop froid l’hiver. De plus, une fois visité, selon lui, le musée n’a plus d’intérêt. Par ailleurs, la construction choisie n’est pas vraiment représentative du site : la plupart des séchoirs à tabac de Vegas del Genil sont effectivement en bois. Ainsi, la señora Ros Moreno déplore ce non-usage et cherche une solution pour le réactiver : la privatisation de l’équipement constituera probablement le choix de la mairie. Une société est en effet intéressée pour prendre le flambeau en y organisant diverses activités culturelles, tout en faisant la promotion publicitaire de cet espace. Peut-être que le séchoir retrouvera alors l’animation espérée, mais les loisirs qu’il proposera ne seront plus gratuits. Dans le sud espagnol, les institutions sont donc également préoccupées par la problématique de ces sécheries de Burley. A travers cet exemple, nous avons pu constater que la sensibilisation doit être ludique et la réappropriation vivante pour que les actions de valorisation soient bénéfiques au développement du territoire.
Qu’il s’agisse des CAUE ou a fortiori des municipalités, il apparaît réducteur de s’arrêter à des limites administratives pour aborder la question du territoire, ici celle du séchoir à tabac. Par ailleurs, il s’avère peu probant de sensibiliser les habitants au séchoir par une muséification : sans usage vivant, son déclin se poursuit. Néanmoins, et prenant souvent appui sur les réhabilitations réalisées par les acteurs locaux, nous avons pu constater que les institutions locales étudiées se préoccupent de la sensibilisation des populations vis-à-vis de ces architectures vernaculaires. Elles développent en parallèle différents outils pour pouvoir réguler les actions d’intervention et apporter un cadre réglementaire aux maîtres d’ouvrage et aux maîtres d’œuvre, lorsqu’ils sont différents.
affiche de la mairie de Vegas del Genil – Centre d’interprétation de la Vega, extérieur+intérieur >>>
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3° autoconstructeurs vs architectes
Maître d’ouvrage et maître d’œuvre ne font souvent qu’un. La réhabilitation des séchoirs à tabac tend effectivement la perche aux amateurs de restauration, ou tout au moins, aux modestes bourses, bricoleurs ou apprentis sur le tas. Mais certains projets, souvent contemporains, sont confiés à des architectes : sont concernées la majorité des équipements et de rares maisons individuelles. Ainsi, en tant qu’acteurs directs des interventions, dans quelle mesure autoconstructeurs et architectes contribuent-ils à la valorisation de nos cathédrales des vallées ? Comme nous avons pu le constater au fil des rencontres, les autorestaurateurs participent à la valorisation des séchoirs à tabac grâce à leurs initiatives de reconversion de ce modeste patrimoine. Attirés par l’acte même de restaurer, par l’édifice en soi ou par l’opportunité économique qu’il représente, ils se lancent dans un chantier souvent long, auquel ils accordent une importance presque sentimentale. Tout au moins, la période de leur vie dédiée à l’ouvrage est intensément connectée aux travaux : l’action physique constructive, l’investigation documentaire liée aux techniques adaptées, la recherche de « bons plans », de matériaux bon marché, l’emploi en parallèle pour pouvoir financer le chantier et les rencontres au sein des cercles sociaux d’autoconstructeurs. Nous avons déjà mentionné la solidarité qui regroupe ces acteurs et qui leur permet d’échanger leurs expériences, de donner un « coup de main » ou bien quelques conseils. Par leurs actions, ils redonnent un second souffle aux navires des vals et se les approprient dès lors très fortement, puisqu’il s’agit de leur propre réalisation. Mais lorsque le maître d’œuvre est un architecte, une distinction s’opère entre le concepteur et le futur habitant. Et bien que le professionnel essaye de satisfaire au mieux les besoins et les désirs de ses clients, l’affect lié à cet ouvrage n’a rien à voir avec l’engagement d’un autoconstructeur vis-à-vis de son projet de vie, ou d’une partie notable de sa vie. Par ailleurs, les intérêts de ces deux acteurs sont divergents : l’autorestaurateur va privilégier le confort et l’aspect pratique de son logis, pour des coûts de construction les moins chers possibles. Il pense à son intérêt personnel direct. Outre ces préoccupations fonctionnelles et économiques, l’architecte, quant à lui, devrait théoriquement penser davantage à l’espace projeté, intégrer au projet une relation intelligence à son site et considérer le caractère identitaire de l’édifice. Des dérives peuvent ainsi naître de ces deux 76
positions : le premier, par sa non-connaissance édificatrice, « restaure » parfois au détriment de l’image identitaire du séchoir, qui peut alors se voir bariolé de rouge et de bleu ou s’observer plus trapu car ses poteaux ont été raccourcis. Le second, par son égo dominant et son envie de montrer ostensiblement son intervention, peut effacer l’identité séchoiresque au profit d’un objet finalement décontextualisé. Nuançons désormais ces propos : malgré sa non-sagesse présupposée, l’autorestaurateur est capable de déchiffrer le message délivré par le séchoir et de capter son « aura ». En effet, l’attachement presque sentimental qu’il accorde à son projet le rend sensible au bâtiment qu’il réhabilite. Et bien que l’aspect financier ait d’abord motivé son initiative, il a également été séduit par cette carcasse à pétun. Ainsi, sa restauration s’accompagne d’une attention particulière à ce vaisseau des vals qui a généralement conservé son caractère, malgré quelques transformations fonctionnelles ou esthétiques au goût de son auteur. De la même manière, certains architectes savent se montrer discrets et s’inspirer sans écraser. Arborant une nouvelle relation au local (une relation retrouvée plutôt que nouvelle), l’architecture vernaculaire contemporaine constitue d’ailleurs une « tendance » actuelle, impulsée par la pensée soutenable et par la crise économique qui oblige à revenir à une architecture raisonnée. Ainsi, certains architectes ont une réflexion sur une démarche de projet qui tendrait vers une architecture « située ». De l’aspect in situ que représente le séchoir à tabac, on tenterait dès lors de situer le projet en se posant la question de la ré-interprétation de l’héritage. Finalement, l’autorestaurateur et l’architecte, trop souvent antonymes, sont tous deux intéressés par nos cathédrales des vallées : ils représentent des acteurs-clés de leur perpétuation/transformation. Ainsi, serait-il utopique d’imaginer davantage de ponts entre l’un et l’autre ? L’autorestaurateur pourrait alors solliciter les savoirs de l’architecte-conseil, comme cela se fait déjà maladroitement et de manière souvent conflictuelle avec les professionnels des CAUE. Dans son activité libérale, l’architecte pourrait intégrer une section « conseils », qui supposerait l’humilité de ne pas être l’instigateur de l’acte créateur, mais plutôt d’être « au service de ».
L’autoconstructeur et l’architecte n’abordent donc pas les séchoirs à tabac par les mêmes angles : le premier considère prioritairement les coûts de l’intervention et le côté pratique de sa future maison ; le second prend en compte le désir de son client et le bien-être des 77
usagers pour projeter l’espace, et s’attarde plus longuement sur le site d’implantation et le type du séchoir pour inspirer le projet. Et bien que l’un puisse dénaturer le séchoir par sa non-sagesse, l’autre par son égo débordant, les interventions étudiées démentent ces hypothèses : les maîtres d’œuvre, professionnels ou non, semblent sensibles à l’aura du séchoir à tabac et tentent de l’insuffler à leurs réalisations.
Animés par des raisons diverses mais dont l’intérêt semble commun, les sujets du territoire en tant qu’individus, professionnels, réseaux solidaires ou institutions locales jouent un rôle primordial dans la valorisation de leur identité culturelle, représentée ici par le séchoir à tabac. Ce développement local, à ne pas confondre avec le localisme et le repli communautaire qu’il suppose, fédéralise donc des acteurs venus d’horizons différents. S’opérant ainsi par le bas, les actions de valorisation sur le terrain, initiatives précurseures individuelles et collectives, subissent alors une ascension en stimulant la rencontre entre ces pratiques sociales et les politiques institutionnelles. Par rétroaction et complémentarité, les institutions cherchent ensuite à sensibiliser les populations locales vis-à-vis de leur territoire et mettent en place des outils pour réguler les interventions. L’objectif étant de favoriser une prise de conscience des sociétés locales pour que celles-ci soient capables de valoriser le patrimoine territorial et d’instaurer des relations constructives avec le milieu. Les exemples des communes présentées nous ont permis de constater que le processus de valorisation des séchoirs à tabac par le bas est amorcé et que la mise en place des outils institutionnels est en cours. Les cas étudiés n’ont cependant pas de valeur représentative des communes concernées par la problématique du séchoir à tabac dans la mesure où l’étude menée se limite à ces deux exemples, mais ils constituent pour nous un support important de réflexion. Dans l’année à venir donc, la réhabilitation des séchoirs sera valorisée et encadrée par le Plan Local d’Urbanisme de la Communauté des Communes du Pays Foyen. Mais un tel document d’urbanisme est loin d’être suffisant pour parler d’anthropologie et de développement local. De plus, les chartes paysagères et architecturales qui complètent ces prescriptions révèlent généralement les valeurs culturelles des couches dominantes. Ainsi, la rencontre des institutions locales avec les mouvements issus de la base ne peut s’avérer vertueuse que si l’établissement de réseaux solidaires des sociétés locales est privilégié et s’appuie sur une production sociale du territoire, l’habitant-usager se transformant alors en habitant-producteur11 de son milieu. 78
CONCUSION
Pour conclure ces quelques pages d’explorations séchoiresques, nous rappellerons que les cathédrales des vallées témoignent de la culture locale, structurent le paysage et supportent la mémoire collective. Et loin d’être ancrées dans le passé pour cause d’obsolescence, elles constituent des « structures du possible », des « recours »
pour le développement
soutenable du territoire. Ainsi, leur conservation représente un enjeu patrimonial signifiant et significatif quant à la perpétuation/transformation de l’identité des vallées tabacoles.
De plus, hautement réversibles, ces bâtiments connaissent parfois un second souffle. Lorsqu’ils ne se consument pas en feu de cheminée ou n’affichent pas leur lent déclin par la déchéance romantique de leurs ruines, certains sont reconvertis en logement, gîtes touristiques ou équipements. Leur valorisation répond dès lors à une demande sociétale, offrant un nouveau cycle de vie à ces carcasses réanimées. Se pose néanmoins la question de la protection de ce modeste patrimoine. Une attitude favorable au « laisser-faire » peut menacer l’identité-même des séchoirs à tabac. A l’inverse, un système réglementaire risque de limiter, voire de dissuader les initiatives. Qui plus est, les chartes architecturales et paysagères représentent bien souvent les valeurs culturelles des couches dominantes, et non celles de la majorité des acteurs locaux. Un système de sensibilisation et de conseils établis de conserve par ces derniers, à l’instar de l’« atlas identitaire » de Magnaghi, pourrait ainsi constituer une des voies prolifiques pour le développement de cet héritage édifié. Par ailleurs, le vaisseau des vals semble s’instaurer en tant que type architectural ; ses caractéristiques inspirent en effet de nombreuses réalisations contemporaines. Ces réinterprétations ne sont cependant pas porteuses de sens et d’histoire de la même manière que le séchoir authentique. Néanmoins, se référant à une image locale, elles renvoient indirectement au territoire en réinterprétant son identité.
Enfin, la nouvelle fécondation de ce patrimoine territorial d’une extrême richesse est rendue possible par des acteurs sociaux, capables d’en prendre soin. Au fil des rencontres, nous avons pu constater que les actions de valorisation sont nées du terrain, grâce à des initiatives précurseures individuelles et collectives. Peu à peu, cette mise en valeur par le bas a stimulé les politiques institutionnelles, qui essayent dès lors de sensibiliser les populations 79
locales vis-à-vis de leur territoire et de mettre en place des outils pour réguler les interventions, avec le retard et les difficultés que cela suppose. Les acteurs locaux jouent donc un rôle primordial quant à la mise en valeur de leur territoire. Mais il manque encore des liens, des médiums, entre ces différents protagonistes. Ainsi, pour encourager la production sociale du territoire et fédéraliser les acteurs venus d’horizons différents, le principe d’une permanente régulation locale serait à mettre en place plutôt qu’une planification globale. Citons Magnaghi pour conclure sur la construction d’une société locale : « Pour qu’une société instaure des relations constructives avec le milieu, capables de valoriser le patrimoine territorial, il faut qu’avant tout les conditions d’existence d’une telle société soient réunies. Autrement dit, il est nécessaire que ses membres, ou ses habitants, soient en mesure d’auto-organiser leur territoire, y compris en tant que producteurs. Eux seuls peuvent entretenir leur territoire, en refusant précisément le clivage entre habitant et producteur-consommateur qui caractérise la forme métropolitaine. »
Le séchoir à tabac, prétexte pour soulever les thématiques abordées lors de ce travail de mémoire, constitue par conséquent un enjeu pour le développement soutenable des vallées de la Dordogne, du Lot et de Grenade. Mais les problématiques qu’a fait naître notre protagoniste seraient à développer de manière beaucoup plus poussée. Ainsi, il s’agit de considérer cette réflexion manuscrite comme une introduction. Et s’il ne s’agit peut-être par d’introduire une future investigation sous une forme thétique, cette étude constitue une base précieuse dont les questionnements et la méthodologie (alliant le théorique et l’empirique) se poursuivront tout au long de ma pratique professionnelle et citoyenne.
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NOTES ET REFERENCES INTRODUCTION 1
informations tirées des fascicules rédigés par le CAUE47, Les Paysages de Lot-et-Garonne, par le CAUE33 Album du territoire, Communauté des Communes Dordogne Eyraud Lidoire et Album du territoire, Communauté de Montaigne en Montravel, de l’article de Caroline Mazel « Le Sacre du tabac » (Le Festin, printemps 2006, n°57, p.82-87) et de celui de Carmen González Parra, “Tecnología y los secaderos de tabaco en la vega de granada”(Nov 2010) 2 Guillaume Ragonnaud. « Politique agricole commune et production de tabac dans l’Union Européenne ». Bibliothèque du Parlement européen, janvier 2011 3 la définition est issue du livre de MARTÍNEZ CABETAS C., RICO MARTÍNEZ L. (coord.), Diccionario técnico de Akal de Conservación y restauración de bienes culturales, Akal, Madrid, 2003 4 Françoise Choay, L’Allégorie du patrimoine, Ed. du Seuil, Paris, 1992 5 Mentionné au IV de l'article 99 de la loi du 13 août 2004 susvisée 6 Alberto Magnaghi, Le Projet local, Ed. Mardaga, Liège, 2003
I) LES CONSERVER, MAIS POURQUOI? 7
"in situ" (in Les Mots latins du français, Etienne Wolff, Editions Belin) : Locution adverbiale latine signifiant "dans le site, dans la situation". Par définition : Dans son milieu naturel, à sa place normale. On glissera plus tard dans le développement de ce mémoire de la notion "in situ" à celle de "situé". 8 On a choisi de parler ici de "soutenabilité" et de "développement soutenable" en référence à l’expression anglaise Sustainable development proposée par le Rapport Brundtland en 1987. 9 Alberto Magnaghi, Le Projet local, p.68 10 Alberto Magnaghi, Le Projet local, p.7
II) LES CONSERVER, MAIS COMMENT ? 11
F. Choay, Le Patrimoine en questions, p.29, 30 Webifier : Convertir un contenu afin de le diffuser sur le Web 13 Gilles A. Tiberghien: Land art. Paris, éd. Carré, 1993. (Philosophe français qui enseigne l’ "esthétique" à la Sorbonne) 14 Magnaghi p.7 : ‘Le territoire est une œuvre d’art’ 15 F. Choay, Le Patrimoine en questions, p.44 16 Amadeo Bellini, « De la restauration à la conservation ; de l’esthétique à l’éthique », Revue Loggia n°9 17 Reportage tiré de l’article « Un Séchoir à tabac périgourdin », dans la revue Architecture Bois et dépendances. 18 Jean-Claude Croizé, Recherches sur la typologie et les types architecturaux, Ed. L’Harmattan, 1991 19 Pétuner : fumer ou priser du tabac, Dictionnaire Antidote « Ça, Monsieur, lorsque vous pétunez La vapeur du tabac vous sort-elle du nez Sans qu’un voisin ne crie au feu de cheminée ? » [Edmond Rostand Cyrano de Bergerac acte I, scène 4] 20 Professeur de sociologie à l’Université de Paris X-Nanterre et chercheur au Centre de Recherche sur l’Habitat 21 Architecte et urbaniste français, il a été directeur du Laboratoire d’architecturologie et de recherches épistémologiques sur l’architecture (Laréa) 22 Jean-Paul Brusson, A propos de l’architecture touristique : le néo-régionalisme se moque-t-il du lieu ? 23 A. Magnaghi, Le Projet Local, p.8 12
III) LES CONSERVER, MAIS PAR QUI ? 24
Jean-Paul Loubes, Vers une architecture située, une approche géopoétique de l’architecture, à l’occasion d’un Colloque international sur Kenneth White, octobre 2003
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LES RENCONTRES
Avril 2011, le voyage en terres girondine et dordognote :
Jérôme Rougier, tabaculteur, Saint-Avit-Saint-Nazaire (33) Sylvie Ossard, coiffeuse et propriétaire du salon Le Séchoir à tabac, Saint-Avit-Saint-Nazaire Jean-Pierre Naudon, maire de Saint-Avit-Saint-Nazaire Mireille Grossias, coiffeuse à domicile, Pineuilh (33) Raymond Chaumont, charpentier à la retraite, Gardonne (24) Claudie, fille de tabaculteur, La Fourtaunie, Lamonzie-Montastruc (24) Jean-Philippe Geoffriau, charpentier à Nastringues (24) David Urlacher, menuisier et co-gérant du groupement immobilier Val Boria, LamonzieMontastruc Philippe Collas, kinésithérapeuthe au Centre de rééducation du vignoble, Le Fleix (24)
Mai 2011, le voyage dans les alentours Réolais :
Jérôme, auto-constructeur, et ses locataires, Auros (33) Marie-Hélène, retraitée, Aillas (33) Michel et Sylvie, charpentier et artiste peintre, Aillas
Décembre 2011, le voyage dans la vallée de Grenade, Espagne :
José Pérez Rodríguez, tabaculteur, Valderrubio María Carmen Ros, adjointe au maire, Vegas del Genil María Carmen Moreno, bibliothécaire, Ogíjares
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LES SOURCES BIBLIOGRAPHIQUES
LIVRES
Magnaghi, Alberto. Le Projet local. Ed. Pierre Mardaga, 2003 Choay, Françoise. Le patrimoine en questions, anthologie pour un combat. Ed. Le Seuil, octobre 2009 Choay, Françoise. La Terre qui meurt. Ed. Faillard, mars 2011 Halbawchs, Maurice. La Mémoire collective. 1950.
ARTICLES DE PERIODIQUES
Mazel, Caroline. « Le Sacre du tabac ». Le Festin, printemps 2006, n°57, p.82-87. Cortés, Rubens. « Papeles y palos, Biblioteca María Lejarraga, Ogijares, Granada ». Arquitectura Viva, octobre 2011, n°137, p.62-65.
RAPPORTS
De Beaumesnil, Michel. Un Atout pour le monde rural : la valorisation du bâti agricole. Avis et rapports du Conseil économique et social, 2006.
TPFE EnsapBx
Lavoignat, Caroline. « C’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes : la reconversion des séchoirs à tabac ou la résurrection d’une identité girondine », 2002.
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RESSOURCES WEB
Le blog de Jérôme, « réhabilitation d’un séchoir » http://etxearritti.over-blog.com/
CAUE Lot-et-Garonne http://www.caue47.com/paysages/popups/sechoir.php
Musée du tabac de Bergerac et histoire nationale du tabac http://www.france-tabac.com
Gîte « Le Séchoir » http://www.gites-lesite.com/aquitaine/lot_et_garonne/le_sechoir,249.html http://www.chateaubouynot.fr/Maisons_dhotes_de_Bouynot/Le_Sechoir.html
Association « Les amis de Saint Avit Sénieur » http://www.les-amis-de-saint-avit-senieur.com/le-patrimoine/les-s%C3%A9choirs-%C3%A0-tabac/
Luis Manuel Puente Martínez, Ángel Patricio García Serrano. "Los secaderos de tabaco en la provincia de Granada”. Travaux de Fin d’Etudes de l’Ecole de l’EUAT, Université de Grenade. 1996. http://www.guillenderohan.com/ACCESITGRI/secaderos-menu.html
González Parra, Carmen. “Tecnología y los secaderos de tabaco en la vega de granada”. Nov 2010 http://www.eduinnova.es/nov2010/nov27.pdf
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