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GAZO

Il n’a fallu que deux mixtapes à Gazo pour réussir à imposer un style au sein durap français. Pour GQ Hype, il revient aujourd’hui sur la genèse de KMT, parle deses connexions avec la scène britannique et évoque sa double fascination : pour la mode et pour les pyramides.
PAR MAXIME DELCOURT PHOTOGRAPHE REMI PUJOL STYLISTE SAN SEBASTIAN
C’EST LA SAISON DES FESTIVALS.
Les valises ne sont jamais vraiment défaites, le rythme est intense, mais Gazo a l’expression sereine d’un homme à qui tout réussi. Son équipe rapprochée est dans les parages, peut-être est-ce ça qui le rassure. Peut-être aussi que cela l’aide à se concentrer, lui que l’on imagine assez rêveur, diffi cile à cerner, toujours sur la réserve. La preuve : ses réponses sont souvent courtes. Systématiquement, elles sont balancées comme des vérités, des évidences ponctuées par des expressions typiques de sa génération ( tu connais, t’as capté, etc.) : non pas parce que Gazo refuse la discussion, c’est juste que les interviews sont un exercice qu’il appréhende encore un peu, jouant le jeu promotionnel sans toujours en retirer un quelconque plaisir. “ Là, c’est diff érent, j’ai vraiment envie de parler ” confi e-t-il, sans que cela passe pour de la courtoisie ou une vulgaire courbette eff ectuée dans l’unique but de fl atter. On le voit sourire, on l’entend plaisanter, on prend plaisir à l’écouter s’épancher sur certains sujets.
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C’EST QUE LE RAPPEUR DE SAINT-DENIS,
28 ans, a tout pour être satisfait : KMT, son deuxième long-format, vient d’être certifi é disque d’or trois semaines seulement après sa sortie, prolongeant la successstory d’un artiste habitué aux louanges ces deux dernières années. Certifi é disque de platine, DRILL FR a en eff et permis à Gazo de populariser la drill en Hexagone, attirant à lui des millions d’auditeurs (plus de cinq millions par mois sur Spotify) en même temps que des collaborateurs de prestige, aussi bien en France (Freeze Corleone, Niska, Dadju) qu’en Angleterre (Pa Salieu, Headie One). Ces liens ténus avec la scène britannique, Gazo les entretiens avec talent sur KMT, via un duo avec M Huncho, en attendant une éventuelle tournée au pays de Skepta. “ On partage avec eux le même mode de vie, le même style vestimentaire et la même énergie, précise-t-il, l’air convaincu. C’est aussi plus facile de les ramener à Paris, de leur faire comprendre ce qui se joue réellement ici, là où les rappeurs américains se contentent de voir la ville en période de fashion week. ”
DERRIÈRE CE DISCOURS, un trait de caractère se distingue, son franc-parler. Celui d’un gars authentique, assez street pour ne pas se renier, assez hors-norme pour séduire au-delà de son cercle d’initiés. C’est pas pour rien fi nalement, si les marques de luxe le courtisent. On le voit enchaîner les shootings, on l’aperçoit au défi lé de Céline, on l’entend même dédier un morceau à la marque française. “ D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été fasciné par les sapes. À 16 ans, quand j’ai eu l’âge de m’acheter mes propres vêtements, je me rappelle encore avoir dépensé 350 euros dans une sacoche Gucci. À l’époque, ce n’était pas aussi fréquent qu’aujourd’hui, c’était une manière de briller et de me distinguer. Depuis, je continue de me fringuer ainsi, avec du Louis Vuitton, du Dior ou du Armani. ” Sur sa lancée, Gazo en profi te pour parler de son ensemble BSB, le seul de sa garde-robe dont il paraît incapable de se débarasser. “ Cette marque, c’est un vieux rêve que l’on a concrétisé lors de la création du label, BSB Productions. L’idée, à terme, c’est de développer des partenariats avec d’autres marques, de créer des collections entre streetwear et haute couture. ”
EN ATTENDANT, c’est à des collaborations musicales que Gazo consacre une bonne partie de son temps. Non pas dans l’idée de s’attirer la fan base de ses pairs, mais bien de continuer à s’ouvrir sur le plan artistique. “ Collaborer dans l’idée d’entrer en compétition avec un artiste, même de manière saine, ça ne m’intéresse pas. Souvent, j’adapte donc mon couplet au sien : sur ‘ BODIES ’, par exemple, Damso arrive tellement vénère que je ne voulais pas réécrire un texte dans la même veine. J’ai voulu m’accorder à lui, le mettre dans les meilleures dispositions. ” Cette bienveillance, c’est précisément ce qui permet à Gazo de tisser des relations privilégiées avec d’autres rappeurs de sa génération (Tiakola, Ninho), tous présents sur KMT. C’est aussi ce qui lui a plu chez Skread, le producteur d’Orelsan, présent sur GRA GRA BOOM. “ Le mec porte super bien son nom, on ne l’entend jamais, et pourtant, il aide un tas de rappeurs avec son studio. GRA GRA BOOM est né ainsi. On cherchait un studio, il nous a prêté le sien et, à force de le voir bosser sur diff érentes productions, j’ai fi ni par lui en demander une. Naturellement, ce titre est né. ”
Illico, Gazo checke les statistiques du morceau, rassuré par le nombre de streams accumulé ces dernières semaines. “ Il se démarque, c’est une bonne nouvelle. D’autant que c’est une prise de risque. ” Soucieux de connaître l’avis de ses fans, voire même de satisfaire un public féminin qu’il a vu grossir en concerts, Gazo défend aujourd’hui une drill nettement plus mélodique, caractérisée par des toplines, des passages chantonnés et des refrains presque pop dans leurs intentions. Une simple concession faite au temps ? Une volonté de coller de trop près aux dernières tendances ? Gazo ne masque pas son envie de plaire au plus grand nombre, ni de mener la vie de rêve “J’regarde plus les prices, j’ai collier tout doré ”, mais autre chose semble l’animer : “ J’ai simplement envie d’être considéré comme un artiste à part entière, avec une large palette, et pas simplement comme un rappeur. ”
SI « HENNESSY », « BOSS » ET « IMPACT »
s’entendent comme d’efficaces variations sur le même thème que la série de freestyles DRILL FR celle qui a fait de Gazo un poids lourd du rap français, d’autres morceaux dévoilent des intentions plus surprenantes : ici, une orchestration au violon DIE , là, une réflexion sur les sentiments amoureux contradictoires FLEURS. L’erreur serait toutefois de penser que Gazo en a fini avec la noirceur. KMT, c’est la mixtape d’un homme persuadé que “ l’être humain est mauvais ”, qui parle crûment de sexe “ J’kassav que des gros culs ”, qui a ses propres méthodes pour décompresser “ J’oublie ma haine quand j›suis entouré d’filles de joie ” et qui semble incapable de faire confiance à ses contemporains Y’a ceux qui voulaient ma têteY’a ceux qui prient pour oim ”, rongé par la paranoïa, trop habitué aux coups bas.
IL FAUT DIRE QUE GAZO, né en 1994 au sein d’une famille de cinq enfants dont il est le benjamin, a eu une adolescence agitée, passée entre des squats, des foyers d’accueil et des plans illégaux. Pourtant, en interview comme dans ses morceaux, l’intéressé préfère ne pas trop entrer dans les détails. “ Il faut garder de la matière pour les prochains projets ”, se contente-t-il de préciser. Gazo, dont les journées se déroulent régulièrement au studio, aurait-il déjà tout prévu ? Cela expliquerait pourquoi il parle déjà de l’après, comme si le rap était pour lui une expérience éphémère, comme s’il était déjà au moment de la vie où l’on se demande, “ et maintenant, on fait quoi ?. ”
ENTRE UN PRÉSENT À SAVOURER
et un futur à imaginer, Gazo a déjà quelques idées : alors que son premier Zénith parisien se prépare, l’intéressé aurait déjà enregistré de nouveaux morceaux. “J’écris en permanence, c’est autant un besoin que les conséquences d’un travailpassion”, explique-t-il, moins dans l’idée de se justifier que d’affirmer sa détermination. On lui demande alors si la suite pourrait s’inscrire dans le prolongement de KMT ( l’acronyme de ‘kemet’ ), nommé ainsi en référence au nom donné par les Égyptiens de l’Antiquité à leur pays, considéré alors comme une ‘terre noire’. Sa réponse fuse, “J’ai beau être intrigué par les pyramides depuis tout petit, autant par leur beauté que par les légendes autour de leur construction, ce projet est unique. C’est une façon pour moi de rappeler que mon succès reste un mystère : à l’instar des pyramides, personne ne comprend encore réellement comment j’ai pu arriver aussi vite à ce stade-là. ”

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Au moment de prononcer ces mots, Gazo a ce rire typique du méchant qui gagne à la fin. Qu’importe si les morceaux de KMT ne développent pas plus cette thématique égyptienne, préférant à cela arpenter un terrain déjà balisé (punchlines testostéronées, voix grave et détachée), l’essentiel est ailleurs : il est dans cette capacité qu’a le Parisien à emballer son propos dans un storytelling finement pensé (les photos de presse shootées en Égypte, la box en édition limitée avec une manette PS5 à l’intérieur, cette pyramide éphémère installée à Paris), à accepter ses contradictions, entre la noirceur et la lumière, et à incarner une nouvelle ère. “ Depuis DRILL
FR4, le rap français a quand même vachement changé, conclut-il, un sourire aux coins des lèvres. Je vois ce que j’ai apporté, je reconnais les influences de certains rappeurs. On peut se dire que c’est un concours de circonstance. Perso, je ne crois pas trop aux coïncidences… ” .
EN MARS 2020, alors que la ville de New York s’apprête à goûter au confinement, Devon Turnbull, 43 ans, reçoit un étrange SMS de son ami, l’influent Virgil Abloh. “Au début, je n’y ai rien compris”, se souvient-il. “Il m’a écrit : ‘Ça y est, c’est à toi d’être sous les feux des projecteurs.’ Je me suis demandé quelle mouche l’avait piqué.”
Pour Devon, qui fabrique alors depuis des années des enceintes haute-fidélité sous le pseudonyme Ojas, la prophétie d’Abloh demeure inexplicable. “C’était peut-être dû à sa clairvoyance hors du commun…”, tentet-il, en référence au fait que Virgil Abloh a réinventé le streetwear avec sa marque OffWhite, avant d’en faire autant pour Louis Vuitton. Mais quand il reçoit ce texto, ce n’est pas là-dessus qu’il mise. “Ça aurait aussi bien pu être parce qu’il s’était lancé dans la prévision de tendances pour LVMH, et que tout le monde se disait que la hi-fi domestique était sur le point d’exploser.” Quoi qu’il en soit, le message de Virgil Abloh est clair : “Bientôt, ce sera ton tour.”
Quand il reçoit ce texto, Devon Turnbull fabrique déjà des enceintes personnalisées pour les plus influents créateurs de New York. De simple pseudonyme, Ojas est devenu une entreprise, et ses systèmes audio au design brutaliste se vendent en milliers d’euros. On trouve ses enceintes dans les magasins Supreme du monde entier, mais aussi chez Public Records, l’un des clubs les plus prisés de Brooklyn. Virgil Abloh lui en a commandé une pour son exposition itinérante, Figures of Speech, lancée en 2019 au musée d’Art contemporain de Chicago. Et en avril 2020, Ojas a sorti son premier haut-parleur Artbook, une version moins imposante de ses enceintes personnalisées qui se vendent aux alentours de 6000 euros. Devon développe alors un modèle à construire soi-même, que les audiophiles pourront assembler bien au chaud. Son but? Les vendre en kits, puis organiser des sessions Zoom pour que ses clients puissent les construire ensemble – une idée vouée à un franc succès, sachant que les boîtes de nuit sont sur le point d’être remplacées par des fêtes en appartements.
“Je ne pensais pas que ça parlerait à autant de monde”, se souvient le créateur. “Ça a été mon premier post Instagram viral, et à partir de là, c’était parti.” Virgil Abloh propose de vendre l’Ojas Artbook et les kits DIY sur Canary Yellow, son site d’e-commerce, et la liste des clients s’allonge jusqu’à inclure le Nine Orchard, l’hôtel le plus branché de New York, ainsi que des producteurs comme Mark Ronson. Le détaillant de mode Ssense commence lui aussi à vendre ses enceintes, et cet été, un système sonore Ojas est installé en tant qu’œuvre dans une galerie new-yorkaise.
Devon Turnbull n’en est pas à son premier coup d’éclat : en 2003, il cofonde la marque de vêtements Nom de Guerre. Sa boutique à Manhattan ferme en 2010, mais la marque n’en reste pas moins influente. Et si notre homme s’épanouit désormais dans un tout autre domaine, ses principes directeurs demeurent inchangés : minimalisme, utilitarisme, qualité. En tant que fabricant de certains des systèmes hi-fi les plus recherchés au monde, son œil le distingue autant que son oreille – une dualité qui n’a pas manqué d’échapper à un polymathe comme Virgil Abloh.
Cette polyvalence a aussi sauté aux yeux du cofondateur de Nom de Guerre, Isa Saalabi,
Grâce à Devon Turnbull, les visiteurs de la Lisson Gallery, à New York, ont partagé une expérience d’écoute inédite. qui se rappelle avoir rendu visite à Devon en 2007, quand ce dernier lui a présenté le système audio qu’il venait de fabriquer. “Son argumentaire était limpide”, se souvient Saalabi. “Il m’a parlé d’un système audio au design brutaliste, et il a dit mot pour mot: ‘Mon but, c’est qu’on en vienne à le considérer avec autant d’égards qu’une sculpture en galerie.’ Le concept était donc là dès le début, et c’est ce qui le rend si unique: ce n’est pas quelque chose qui s’est produit du jour au lendemain.”
LA DÉVOTION DE DEVON TURNBULL est telle que même dans le monde de l’audio haut de gamme, elle fait figure d’exception. “Tout cela est un peu avant-gardiste”, dit-il en parlant de la communauté audiophile. “Je fais partie d’une culture underground mondiale qui prescrit une certaine formule pour les équipements sonores.”
Dans le monde de la musique analogique, tout commence par une aiguille sur les sillons d’un vinyle. Un petit signal électrique est généré ; pour créer une vibration suffisamment puissante pour que l’air se meuve dans les tubes de l’enceinte, il doit être amplifié. “Mon but, c’est d’intervenir le moins possible sur ce signal, afin de ne pas en altérer la pureté.” En cela, les créations de Devon Turnbull ont quelque chose de paradoxal. “On pourrait qualifier mon approche du son de minimaliste. Sauf que le design, lui, est tout sauf minimaliste! Tout y est très grand, très lourd.” Voilà une chose à savoir en matière d’audio hi-fi: des enceintes plus grandes ne consomment pas forcément plus. Contre-intuitivement, les systèmes Ojas sont gros comme des frigos, car Devon

Le sens de l’esthétique de Devon sert le design de ses enceintes, ici sérigraphiées.

les alimente avec des amplificateurs à très faible puissance. Ces grands haut-parleurs permettent une moindre distorsion et un plus grand dynamisme.
Résultat ? Un système audio inédit tant d’un point de vue visuel que sonore. Devon, qui arbore la plupart du temps des pantalons cargo larges, une casquette de baseball et l’air relax d’un skateur vieillissant, affirme qu’il est “100% motivé par l’acoustique”. Sa sensibilité esthétique s’accorde simplement à son expertise d’ingénieur du son.
Né à New York, Devon déménage dans l’Iowa avec sa famille à 11 ans. Après avoir abandonné le lycée à 17 ans, il s’installe à Seattle “pour étudier la science et le commerce du son”. Il y apprend à lire un schéma électronique audio, et suit un cours de graphisme. En 1999, de retour à New York, il se met à confectionner autocollants, t-shirts et casquettes Ojas, un terme sanskrit que l’on peut traduire par “vitalité”, et qu’il utilisait déjà en tant que graffeur. Il se fait une place au centre-ville, dans la scène des boutiques de proto-streetwear comme Alife et Union. Deux ans plus tard, il cofonde Nom de Guerre avec Saalabi (qui a travaillé pour Marc Jacobs), Wil Whitney (ex directeur du magasin Stüssy de New York), et Holly Harnsongkram (ancienne rédactrice mode pour le magazine W). En mettant en commun leurs expertises en art, en graphisme, en streetwear et en haute couture, ces quatre-là abattent les murs qui séparent ces domaines, et ouvrent une boutique au cœur de Manhattan.
Devon fait des allers-retours au Japon, où Nom de Guerre s’approvisionne. Il y découvre les racines de la culture audiophile à laquelle il va consacrer sa vie. Mais c’est dans un magasin à Paris – dont la scène audio hi-fi est florissante – qu’il entend pour la première fois un système sonore qui, comparé à sa stéréo de l’époque, lui paraît “carrément psychédélique”. “C’est là”, dit-il, “que j’ai su que c’était ma voie.”
Durant la décennie suivante, tout en vivant du streetwear, Devon se met à fabriquer, en guise de systèmes hi-fi, des œuvres avantgardistes qu’il appelle “sculptures sonores”. Petit à petit, il tente de transformer ce hobby en carrière. En utilisant son ancien nom de graffeur, Ojas, il se met à produire des systèmes sonores d’apparence brutaliste, mais dotés d’une qualité audio naturaliste. Plus Ojas se développe, plus Devon se prend au jeu. En 2020, il embauche deux employés et déménage son atelier, de sa maison à une zone industrielle. Aujourd’hui, Ojas peut confectionner une quinzaine d’enceintes personnalisées par an – une activité de plus en plus lucrative, mais dans des proportions relativement modestes par rapport à l’intérêt qu’elle suscite.
En 2021, l’artiste Hugh Hayden, un ami de Devon, lui présente Alex Logsdail, PDG
de la Lisson Gallery. Dans le cadre d’une exposition de sculptures, ce dernier invite Devon à placer son “HiFi Dream Listening Room No. 1” – qui n’est pas une sculpture, mais un système hi-fi artisanal – dans une pièce de 36 m2 au fond de la galerie. À un bout de la salle, un mur de haut-parleurs, au milieu, platine et amplificateurs, et à l’autre bout, des sièges où les visiteurs sont invités à s’asseoir pour écouter. Tous les composants sont faits main, anguleux et d’un gris mat ou légèrement brillant, comme s’ils étaient taillés dans de la pierre ou coulés dans du béton. L’atmosphère de la pièce n’est pas moins particulière, notamment grâce à une personnalisation minutieuse de l’espace afin d’en maximiser l’acoustique – c’est un endroit où l’on devine très vite que quelque chose d’important va se produire. “J’essaie de créer un espace qui soit comme un sanctuaire”, dit Devon Turnbull, “ou une sorte de pièce dédiée au bien-être.”
La salle d’écoute, gratuite et ouverte au public, reste en place deux mois. N’importe qui peut y entrer et écouter le système Ojas aussi longtemps qu’il le souhaite. La sélection musicale inclut des sessions avec le légendaire label de jazz Blue Note Records, des morceaux d’ambiance joués par Brian Eno et des performances live enregistrées sur bande. Chaque jour, la salle se remplit d’un mélange de fanatiques de la hi-fi, d’aficionados d’Ojas et de toutes sortes de curieux. Devon, lui, arpente la pièce sur un tabouret à roulettes, dépose des disques sur la platine Ojas, puis se contente d’écouter, comme n’importe quel visiteur.
L’un des visiteurs, Chance Chamblin, un étudiant en cinéma de 21 ans, est déjà familier du travail de Devon par les réseaux sociaux, mais n’a jamais eu l’occasion d’entendre un système Ojas. “Sérénité” : tel est le premier mot qui lui vient pour décrire l’expérience. Il a passé une trentaine d’heures dans cette pièce, dont sept le premier jour. “Je viens là pour me laisser envoûter”, résume-t-il.
LES PARENTS DE DEVON, jadis férus de méditation transcendantale, avaient scolarisé leur progéniture à Maharishi. C’était “comme une petite secte au milieu de nulle part”, se souvient celui qui a depuis pris ses distances et cessé de pratiquer la méditation. “Mais j’en ai tiré beaucoup de bien. J’y ai compris le potentiel de la fusion des esprits – du fait de réunir des gens pour leur faire partager une expérience commune”. Via cette pratique, Devon découvre les vertus de la patience, de la dévotion et du calme. Tout en apprenant les schémas et formules nécessaires à la confection d’appareils hi-fi, il comprend comment la concentration, associée à un son de qualité, peut être transformatrice. Pour que les gens puissent pleinement l’apprécier, la salle d’écoute “HiFi Dream n°1” encourage ainsi l’immobilisme, le silence, et, in fine, la clarification de l’esprit. Devon me fait remarquer qu’il n’a jamais fallu demander explicitement aux visiteurs de se taire; cette demande implicite a été miraculeusement respectée par pratiquement tous ceux qui ont mis les pieds dans la pièce.
Devon souhaite reproduire ce processus à grande échelle, de façon à démocratiser cette expérience d’écoute. “Je veux créer une expérience hi-fi populaire”, dit-il. Première étape ? Créer davantage de salles d’écoute publiques et gratuites. Devon considère les musées et les galeries comme les endroits les plus appropriés. “La musique mérite de tels espaces”, dit-il. “Il devrait y en avoir le plus possible. De nos jours, il est très rare que les gens disposent ne serait-ce que d’une bonne stéréo. Quand la galerie m’a contacté, je me suis dit, ‘Oh, mon Dieu : voilà que mon rêve se réalise.’ J’espère que tout cela va prendre, qu’il y en aura d’autres, et qu’un beau jour, il sera parfaitement normal d’aller écouter de la musique au musée.”
Cette exposition en galerie a recontextualisé le travail de Devon Turnbull. “Avant, quand on me demandait ce que je faisais, j’avais toujours du mal à répondre. Si je répondant ‘J’ai une entreprise qui fabrique des composants audio’, ça n’évoquait pas du tout mon travail”, m’explique-t-il. Désormais, il peut simplement dire “Je suis artiste”.
Les plateformes de streaming, les enceintes Bluetooth et les écouteurs sans fil ont rendu la musique plus présente que jamais. On ne cesse d’en écouter, mais on le fait surtout de façon passive, en streaming, pendant qu’on est au volant, qu’on fait de l’exercice ou qu’on prépare à manger. La plupart d’entre nous ne savent plus écouter avec attention. Devon Turnbull s’est donné pour mission de remédier à cela. “Le son n’est qu’une ondulation dans l’air”, estime-t-il. “Les musiciens sont comme des chamans ; grâce à ces ondulations, ils apprennent à manipuler le fonctionnement des cerveaux. Et moi, j’ai l’importante responsabilité de capter ces vibrations et de les transmettre, jusqu’à ce qu’elles soient diffusées partout dans le monde.”
Devon Turnbull fabrique à la main ses propres hautparleurs, amplis et platines.



