Les Actes des 25es Controverses européennes

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Mercredi 17 juillet 2019

mais pour l’ensemble de l’agriculture ? C’est un énorme défi pour la recherche mais il faut le relever. Pascale Hébel, que peut-on faire pour en sortir ? Pascale Hébel : Je pense qu’il faut proposer une vision d’avenir et pour cela il faut entrer dans les enjeux qui préoccupent les citoyens. Ce qui change fondamentalement dans les nouvelles générations, ce sont ces changements de valeur, ce dans deux directions : la préoccupation de l’écologie et celle de la santé. Les futurs habitants de la planète, qui veulent préserver la terre et leur capital santé, développent une autre vision du monde que la nôtre. Et l’agriculture doit répondre à ces deux enjeux, ce qui n’était pas vraiment le cas pour la santé... Je suis ingénieure agro, on m’a appris dans les années 80 qu’il fallait augmenter les rendements agricoles. Et l’écart entre ce que veulent les agriculteurs et ce que veulent les citoyens, ce n’est pas l’économique, mais le rôle de l’agriculture dans l’écologie. C’est cette place-là qu’il faut prendre, parce que c’est la seule vision d’avenir, c’est le seul intérêt général qui fera corps, les valeurs communes qui permettront d’avancer. Si on va dans ce sens, que l’on met ces valeurs de santé et d’écologie au cœur de l’innovation, on ira forcément dans une vision pour tous.

Posons-nous les bonnes questions ! Sylvestre Huet et Eddy Fougier, comment fait-on pour en sortir ? Sylvestre Huet : D’abord nous devons nous poser les questions qu’on refuse de se poser alors que la science, elle, les a posées. Je prends l’exemple du glyphosate et des herbicides. Une semaine avant l’affaire Séralini, en 2012, je publie dans Libération un reportage de deux pages sur le travail d’une équipe de l’Inra sur le site d’Époisses, près de Dijon, pour étudier comment on pourrait (presque) se passer complètement des herbicides pour les grandes cultures. À cette époque, cela fait presque 15 ans qu’ils le font ! Cela veut dire qu’il y a plus de vingt ans, l’Inra avait engagé un effort à grande échelle pour proposer des solutions pour sortir des herbicides, pas seulement du glyphosate. Donc la question a été correctement posée. Le résultat majeur, c’est que le verrou à faire sauter pour s’engager dans une telle voie sans herbicide est essentiellement socioéconomique, car il faut garantir des revenus aux agriculteurs. Dans ce système sans pesticides, ils doivent parfois arrêter leurs rotations et produire de la luzerne. Ce qui veut dire qu’il faut un débouché local à cette luzerne, sans qu’ils puissent anticiper à l’avance combien ils vont en produire dans les années à venir. Ce qui implique que, au niveau politique, on doit se poser des questions, par exemple sur la spécialisation des territoires à l’échelle de la France. Ce qui implique de remettre de l’élevage dans les zones de grandes cultures céréalières. Or si on laisse le marché faire, on n’arrive pas à cela. Cela suppose une intervention étatique contredisant le mécanisme du marché, à la fois au niveau de la France, de l’Union européenne et des relations économiques import-export de cette dernière avec le reste du monde. Et, là, oui, on peut en sortir, à condition donc de poser le problème à ce niveau-là et d’être capable de mettre en cause des dogmes implicites à la base des politiques conduites depuis des années.

Eddy Fougier : On peut en sortir déjà en militant en faveur d’une pluralité des systèmes agricoles pour une raison assez simple : je me méfie des notions de demande et d’attente sociétales. Ce qui est ressorti des débats de ce matin, c’est le circuit court, et des débats de cet après-midi, c’est le bio… Quand on regarde la société française actuelle, le terme qui ressort est celui de fragmentation. Jérôme Fourquet a écrit un livre sur l’archipélisation de la société française2 et, effectivement, les trois types d’enseignes commerciales qui progressent le plus sont : Biocoop – circuit court en partie et bio -, Grand Frais – poids lourd du circuit court- et enfin Action, un discounter néerlandais. En 2012, il n’y avait aucun magasin Action en France, aujourd’hui il y en a cinq cents, autant que des Leclerc, plus que des Décathlon. Il existe aussi Noz, une autre enseigne de déstockage. Il n’y a ni Action, ni Noz dans Paris intra-muros, mais quarante Biocoop ou Bio c’Bon. Une enquête récente montre que 58% des ménages français sont à dix euros près pour faire leurs courses ; 14 % sont à un euro près. La variable prix reste malgré tout essentielle. Donc, les circuits courts, tout le monde est d’accord ; le bio, idem. Mais n’oublions pas qu’une grande partie de la société (cf. Gilets jaunes) a le sentiment de payer un coût social pour cette transition écologique. Idem pour les agriculteurs. Les adhérents de la FNSEA ne sont pas contre l’idée de transition. Ils se disent d’accord pour arrêter le glyphosate, à condition d’avoir un substitut, pour pouvoir continuer de produire.  2 - Jérôme Fourquet : L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée (Seuil, 2019, 384 pages).

ÉCHANGES AVEC LE PUBLIC

Intervention de Stéphane Le Foll, ancien ministre de l’Agriculture Stéphane Le Foll : Monsieur Huet, vous ne pouvez pas dire que j’ai été complètement sous la pression de cet article. Vous avez oublié de rappeler que j’ai dit, très vite, qu’il fallait évaluer cette étude avant de la considérer valide. Donc, sous une pression médiatique extrêmement forte, je n’ai pas lâché. On est alors dans un moment politique où se développe une contestation très forte du modèle de développement des cinquante dernières années. Et le débat aujourd’hui sur le glyphosate, les OGM, est sous-jacent à la contestation d’un modèle et à la contestation d’une entreprise comme Monsanto. C’est culturel et politique. Tous ces débats sont culturels et plusieurs facteurs sont très importants à prendre en compte. La cupidité des gens. Si vous leur dites : on va vous permettre de gagner plus d’argent, en général ils suivent. Puis la peur qui est un moteur essentiel des dynamiques collectives, un moteur essentiel de la capacité qu’on a à changer les choses. Mais à l’agiter à tout va, elle prend le pas sur le reste. Enfin, il est fondamental de considérer la place des individus. Qu’est-ce que c’est que l’archipel ? C’est l’idée qu’il y a de petits groupes certes, mais au sein d’une société traversée par un phénomène fondamental d’individualisation. C’est très 25ES CONTROVERSES EUROPÉENNES À BERGERAC P 31


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