Les Actes des 25es Controverses européennes

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Images des mondes agricoles dans la société : l’état de chocs ?

TABLE RONDE

Cette minorité est traumatisée parce qu’elle vient d’une majorité, ce qui est une situation unique

Avec Bertrand Hervieu, sociologue, ancien président de l’Académie d’Agriculture de France et de l’Inra ; Jean-Daniel Lévy, directeur du département politique de l’institut de sondage Harris Interactive et Albert Massot-Marti, directeur général des études du Parlement européen.

En 2003, scientifiques, agriculteurs, politiques et citoyens présents aux 9es Controverses européennes lançaient des pistes pour recomposer un projet pour nos agricultures. Si, alors, nostalgie, décalage et sentiment d’impuissance dominaient les échanges entre agriculture et société, où en est-on aujourd’hui ? Qu’est-ce qui a bougé ? Pour se mettre en jambe, cette séquence propose une mise à plat des évolutions qu’ont connu, en seize ans, les images des mondes agricoles dans la société. D’ores et déjà, on sent que le tableau ne s’est guère éclairci…

Mission Agrobiosciences-Inra : Qu’est-ce qui n’a pas bougé ? Commençons peut-être par une courte réaction à ce qu’ont dit, avant vous, Laura et Camille. Jean-Daniel Lévy ? Jean-Daniel Lévy : Je pourrais peut-être rebondir sur le dernier propos ayant été tenu, à savoir : « Comment se fait-il que les Gilets jaunes soient plus entendus que ne le sont les agriculteurs ? » Je ne suis pas persuadé qu’ils soient plus ou moins entendus de la part des Français. D’une manière générale, les agriculteurs et les Gilets jaunes ne peuvent pas être considérés comme étant en-dehors des représentations de nos concitoyens. Les uns comme les autres renvoient à une forme d’imaginaire français. Dès lors, poser la question des Gilets jaunes ou des agriculteurs, c’est se demander : qu’est-ce que la France ? Quelles sont nos valeurs ? Quelle est notre identité et quelles sont, majoritairement, nos priorités ? De même, les questions qui touchent les agriculteurs, le monde rural et, plus récemment, les Gilets jaunes renvoient aux mêmes types d’interrogations qui traversent la société P 8 25ES CONTROVERSES EUROPÉENNES À BERGERAC

française dans son ensemble : comment faisons-nous pour conserver ce qui nous apparaît comme étant essentiel ? Comment faire en sorte que les différents systèmes de solidarité entre les générations, les territoires et les populations puissent perdurer à l’avenir ? Merci pour cette grille de lecture fort intéressante. Albert, une question pour dépasser le cas très singulier franco-français… Qu’en est-il de votre point de vue ? Une réaction ? Albert Massot-Marti : Je ne crois pas en l’existence d’une opposition binaire entre la ville et le rural, entre les agriculteurs et les citoyens urbains. Je ne crois pas non plus que les milieux agricoles et ruraux forment un bloc unitaire ; pas plus que le monde urbain, d’ailleurs. Ces acteurs sont, d’un côté et de l’autre, pluriels et très segmentés. Ainsi faudrait-il prendre en compte un ensemble d’identités, de valeurs et d’attentes très diverses selon les catégories sociales. Ceci dit, il est vrai que certaines images se dégageant du secteur agricole peuvent encourager les agriculteurs à remettre en question la perception qu’ils ont d’eux-mêmes. Dès lors, il conviendrait plutôt de s’interroger sur les conflits spécifiques à chacune de ces catégories. Prenons l’exemple d’un consommateur bio : quelle est sa vision de l’agriculture ? S’agissant des agriculteurs biologiques, elle sera très favorable tandis que ce sera tout l’inverse concernant les acteurs de l’agriculture conventionnelle. En toile de fond, j’insisterais sur l’idée qu’il faut se garder de faire des généralités.

Confiance nulle part ; bashing partout Bertrand Hervieu : Par rapport à 2003, il y a une continuité qui peut se résumer à l’aide d’une formule très simple : les Français aiment plutôt leurs agriculteurs et n’aiment pas leur agriculture. Deuxième élément de continuité, l’agribashing. Bien qu’il n’était pas formulé en ces termes il y a seize ans, on évoquait déjà cette idée que les mondes agricoles étaient très, très mal traités dans la presse. Alors c’était un peu haro sur les journalistes ou la publicité qui apparaissaient comme des machines à déformer. Aujourd’hui, depuis six mois, je suis quelque peu sidéré par ce discours dans la mesure où, finalement, tout le monde se sent bashé : les énarques, les politiques, les enseignants, etc. Que les acteurs du monde agricole le ressentent fortement ne m’étonne pas tellement. Ce qui m’étonne, en revanche, c’est qu’ils manquent de recul pour constater qu’ils ne sont pas les seuls. Il me semble par ailleurs que nous sommes montés d’un cran, dans notre société, quant à la violence du traitement de ce qui n’est pas soi. Pour ma part, je trouve cela très inquiétant et, pour ainsi dire, effrayant. On est dans une situation de tension, de violence, qui me paraît bien plus forte qu’elle ne l’était en 2003. Jean-Daniel, l’agribashing, vous l’avez vu arriver ? Vous l’avez un peu analysé ? Vous rejoignez Bertrand dans ses analyses ? Jean-Daniel Lévy : Je le rejoins pour partie, mais je poursuivrai de la manière suivante : la confiance n’est quasiment plus accordée à qui que ce soit. Le monde agricole n’y échappe pas. Prenons le personnel politique, quel qu’il soit : je vais agglomérer, mais il perd quasiment un point de confiance, en moyenne, par an. Et ce phénomène de défiance touche


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