NOVO N°3

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La stylistique des hits Par Matthieu Remy

Illustration : Dupuy-Berberian

Zeugme

Tout le monde aime les zeugmes. Faites-en l’expérience autour de vous : proposez un concours de zeugmes et voyez comme les gens s’amuseront. Du tout cuit. Mais pourquoi donc ? Parce que le zeugme est la figure de style de l’association d’idées, du mélange des genres, et parce qu’elle est presque obligatoirement poétique. On rappelle le principe : à un élément commun qui ne sera pas répété, on associe deux autres éléments qui ne sont pas sur le même plan. Exemple canonique et hugolien : « Vêtu de probité candide et de lin blanc ». Autre exemple, qu’on peut apercevoir dans Le Côté de Guermantes de Proust, à propos d’un monsieur tabassé par le personnage de Saint-Loup, dont on dit qu’il « parut perdre à la fois tout contenance, une mâchoire, et beaucoup de sang ». Pour l’expliquer aisément, on pourra se rabattre sur le fameux « elle est partie avec mon cœur et l’argenterie », très Sacha Guitry. Dans les chansons populaires, le zeugme est peu fréquent et reste plutôt réservé aux raconteurs d’histoire comme Brel, qui en bricole un magnifique dans Au suivant : « j’avais le rouge au front et le savon à la main ». Idem

pour le célébrissime Un clair de lune à Maubeuge de Bourvil, écrit par Perrin et Blondy où l’on trouve cette formule géniale : « j’ai même roulé carrosse et j’ai roulé les « r » ». Géniale parce que plus l’écart est grand entre les deux termes associés, plus l’effet poétique est décuplé. On mélange – souvent grâce à des expressions toutes faites – un élément concret et un élément abstrait, ce qui crée une heureuse collision, la plupart du temps pleine de malice. Bien sûr, on peut rater son zeugme. Verser dans la trivialité ou oublier qu’il faudrait faire se joindre deux univers apparemment sans rapport. C’est le cas de Renaud, qui échoue lamentablement dans Le Retour de la Pépette : « alors elle va s’manger une pizza/Au jambon et au centre commercial ». On a rarement fait plus paresseux et c’est bien la preuve que la figure de style ne fait pas forcément la richesse poétique d’un texte : elle doit être calibrée mais aussi parfaitement audible, placée là où elle sera la plus mystérieusement percutante. Hugo, chanteur pop français malheureusement méconnu, a su utiliser dans un refrain de son disque La nuit des tournesols, une séquence d’une étrange beauté, simple et puissante à la fois. « On a tout brûlé/Nos sentiments, les champs de blé » disent les paroles d’une chanson au surréalisme de bon aloi, appelant des images mentales d’une bizarrerie parfois dérangeante, souvent émouvante. C’est encore une fois le sens de l’écart qui est en jeu ici car plus l’association est incongrue, plus elle témoigne de la création d’un système de référence singulier. Mais c’est finalement ce que nous demandons aux chansons les plus réussies : créer en quelques minutes un univers qu’on aurait cru impossible jusque là, et qui se matérialise pourtant.

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