La révolution de 1905 dans la presse française

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Russie », on touche à la volonté de comprendre les causes profondes de l’agitation. Mettre en avant l’objet « lettre » est une façon d’insister sur l’implication physique du journaliste, qui va lui-même chercher l’information sur le terrain, et en rend compte à sa rédaction par envoi postal. Ces chroniques ont bien souvent pour sujet un point de vue, et l’ensemble de ces lettres se veulent constitutives d’un panorama des impressions russes sur l’événement révolutionnaire. L’on peut diviser ces lettres en trois catégories. Trois d’entre-elles proposent le point de vue du gouvernement sur les troubles : Georges Bourdon s’entretient avec Alexis Yermolov, ministre de l’agriculture, avec M. Tikhomirov, représentant du ministère de l’instruction publique, et avec Vladimir Kokovtsev, ministre des finances. Ces trois articles sont publiés respectivement les 8 mars, 4 avril et 27 avril. Trois autres articles proposent des témoignages supposés représentatifs du peuple russe. La lettre du 9 février propose le point de vue de « l’organisation ouvrière », celle du 13 février propose à l’inverse, la vision des « patrons » sur la grève. Et le 14 mars, G. Bourdon s’intéresse au point de vue des « professeurs » sur la grève universitaire. Les deux derniers articles sont plus annexes : le 25 mars, G. Bourdon rend compte des œuvres humanitaires d’une française en Russie, Mme Bompard. La dernière lettre, publiée le 20 août, n’est pas à proprement parlé un travail d’enquête du journaliste : il est ici retranscrit le témoignage d’un officier russe qui a déjà été publié dans le journal russe Novoié Vremia. Tous ces articles, à l’exception du dernier, suivent un modèle pré-construit. Ces chroniques sont hors actualités, elles ont le temps de poser une ambiance générale avant de toucher au cœur du sujet. Georges Bourdon commence par expliquer sa démarche et ses impressions lors de son arrivée dans un lieu donné. Le 13 février, l’article débute ainsi : Hors de Pétersbourg, loin derrière la lointaine porte de Narva, presque au bout de la chaussée de Péterhof, je suis allé aux usines Poutilov, d'où partit, il y a vingt-cinq jours, le premier signal de la grève … Ce jour-là était le sixième de la reprise officielle du travail. Tandis que mon traîneau côtoie la longue ligne des murs ou des barrières de planches des usines, une foule d'ouvriers se pressent cependant sur la chaussée, les mains aux poches dans le froid du matin, et regardent curieusement le voyageur qui s'aventure parmi eux57. On constate que le journaliste s’est documenté sur les questions qu’il se propose de traiter, puisqu’il présente avec précision les situations qu’il décrit : Le 7/20 février, plus de 3,000 étudiants assistés d'un certain nombre de professeurs, s'assemblent dans la grande salle de l'Université et, 43 orateurs ayant été entendus, votent une résolution conçue en termes violents qui demande la convocation d'une Constituante, l'amnistie pour les délits politiques, le droit pour toute nation de régler sa vie à son gré, et déclare que les études ne seront pas reprises avant le 13 septembre. La plupart du temps, l’article tourne autour du point de vue d’une personnalité, ce qui est l’occasion d’une description souvent romanesque. Voici pour exemple, la manière dont il dépeint V. Kokvtsev : M. Kokovtsef, causeur charmant et disert dans le monde, devient, quand il est assis devant son bureau ministériel, impassible et glacial, le plus impassible et le plus sec des hommes d'Etat de tous les temps et de tous les pays. D'une parfaite courtoisie de manières, d'une complaisance exemplaire, il répond avec une netteté tranchante aux questions qu'on lui pose, sans les provoquer ni les fuir58. L’entretien est ensuite retranscrit sur un modèle de question/réponse, entrecoupés de quelques commentaires du journaliste. Le contenu de l’entretien dépend de la personne interrogée, on note deux articles sur la grève et deux sur les universités : dans les deux cas, le premier est le complément du second. Le déroulement de l’entretien suit pourtant un modèle. Le journaliste arrive avec une bonne connaissance des enjeux, et la personne qu’il questionne argumente par le biais de données chiffrées, ce qui donne une impression générale de bonne connaissance du 57 58

Le Figaro, 13 février 1905, « lettre de Russie : la grève vu par les patrons », pages 1-2. Le Figaro, 27 avril 1905, « lettre de Russie : Déclarations de M. Kokovtsef, ministre des finances », pages 12. -40-


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