Magazine Gaspésie no. 198 - Pleins feux sur l'art

L’EXPROPRIATION DU TERRITOIRE DE FORILLON

LE SOLDAT CHARLES FOURNIER MORT AU CHAMP D’HONNEUR

LE CENTRE D’ARCHIVES DE LA GASPÉSIE A 30 ANS!

N° 198

magazinegaspesie.ca

LA GASPÉSIE SOUS LE REGARD DE MARC-AURÈLE FORTIN LE MUSÉE LE CHAFAUD ET LE PATRIMOINE ARTISTIQUE DE PERCÉ LA VILLA FREDERICK-JAMES OU LA COHABITATION D’ICÔNES SIMONE AUBRY BEAULIEU : UN TOUR DU MONDE JUSQU’À PERCÉ

10,25 $

MAGAZINE D’HISTOIRE AOÛT - NOVEMBRE 2020

PLEINS FEUX SUR

L’ART

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MAGAZINE GASPร SIE | Aoรปt - Novembre 2020

PLEINS FEUX SUR L’ART

Dossier

N° 198 :

20

Œuvre : Kittie Bruneau

Dossier BARACHOIS IN SITU : UNE RENCONTRE ENTRE L’ART ET LE TERRITOIRE Gabrielle C. Lauzon

HOYLAND BETTINGER : UN ARTISTE AMÉRICAIN EN QUÊTE DE PITTORESQUE

Chantal Soucy

9

LA GASPÉSIE SOUS LE REGARD DE MARC-AURÈLE FORTIN

Réginald Day

13

ILU BERNARD : VIVRE LE PAYSAGE

Pierre B. Berthelot

16

LE MUSÉE LE CHAFAUD ET LE PATRIMOINE ARTISTIQUE DE PERCÉ

Chronique

Jean-Louis Lebreux

CLAUDE PAQUETTE : L’APPEL DE L’ART ET DE LA MER

Claude Paquette et Marie-Josée Lemaire-Caplette

26

ILLUSTRER LA VIE DES GENS

Mylène Henry

28

Photoreportage

Vicky Boulay

30

SIMONE AUBRY BEAULIEU : VIVRE UN TOUR DU MONDE, MOUILLER SON ANCRE À PERCÉ

Louis Beaulieu

36

LA VILLA FREDERICK-JAMES OU LA COHABITATION D’ICÔNES

Jean Pierre Bernard

39

UN LIEU QUI PORTE LA CRÉATION

Marie-Michèle Plante

41

Nos archives

Marie-Pierre Huard

43

Nos personnages

Jacques Bouchard

45

Nos Gaspésiennes

Sœur Bernadette Marie Roy

Photo : Maxime St-Amour

48

6

23

Éric Devlin

Photo : Barachois In Situ

33

L’ORIGINE DU MONDE DE KITTIE

Août - Novembre 2020 198, vol. 57, no 2

DANS LES RÉSERVES DU MUSÉE

LE CENTRE D’ARCHIVES DE LA GASPÉSIE A 30 ANS!

LE SOLDAT CHARLES FOURNIER : UN GASPÉSIEN MORT AU CHAMP D’HONNEUR

AU TEMPS DES URSULINES DE GASPÉ - REGARDS ET SOUVENIRS

Nos évènements L’EXPROPRIATION DU TERRITOIRE DE FORILLON : RETOUR SUR LES DÉCISIONS POLITIQUES Aryane Babin

Couverture

Éditeur

Daniel Putnam Brinley, Percé, graphite sur papier, 29,5 x 36,5 cm, 3 août 1934.

Musée Le Chafaud, Percé. Don de Frederick W.

Août - Novembre 2020 | MAGAZINE GASPÉSIE

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Août – Novembre 2020 No 198, volume 57, numéro 2

Éditeur : Musée de la Gaspésie

Fondé en 1963, le Magazine Gaspésie est publié trois fois par an par le Musée de la Gaspésie. Par sa mission, le Magazine vise la diffusion des connaissances relatives à l’histoire, au patrimoine culturel et à l’identité des Gaspésiennes et des Gaspésiens. Il est membre de la Société de développement des périodiques culturels québécois (SODEP).

Comité de rédaction

Jean Carbonneau, Marie-Pierre Huard, Danièle Rail et Ginette Roy

Coordination, abonnements, ventes et publicités Alys Favreau 418 368-1534 poste 102 magazine@museedelagaspesie.ca

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Rédactrice en chef

Marie-Josée Lemaire-Caplette 418 368-1534 poste 106 communication@museedelagaspesie.ca

Recherche iconographique Marie-Pierre Huard

Auteurs et collaborateurs

Aryane Babin, Louis Beaulieu, Jean Pierre Bernard, Pierre B. Berthelot, Jacques Bouchard, Vicky Boulay, Gabrielle C. Lauzon, Réginald Day, Éric Devlin, Mylène Henry, Marie-Pierre Huard, Jean-Louis Lebreux, Claude Paquette, Marie-Michèle Plante, sœur Bernadette Marie Roy, Chantal Soucy et Maxime St-Amour.

Conception graphique et infographie Maïlys Ory | Graphiste

Révision linguistique Robert Henry

Distribution en kiosque Camille Leduc

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Impression

Deschamps Impression

DES NOUVELLES DU MUSÉE DE LA GASPÉSIE • Le Centre d’archives du Musée de la Gaspésie fête le 30e anniversaire de son agrément à l’été 2020. Cette certification nous permet d’acquérir, de traiter, de conserver et de rendre accessible des milliers d’images et de documents liés à la Gaspésie et ce, sur son territoire. Depuis quelques années, plusieurs projets de numérisation ont eu lieu, dont celui du fonds Robin, et d’autres sont actuellement en cours.

• La prochaine exposition temporaire est en pleine réalisation. Elle mettra de l’avant les différentes facettes de l’alcool. Contrebande et bootleggers, tavernes, intempérance, microbrasseries et distilleries… L’exposition À la nôtre! vous fera traverser les époques et vous plongera dans l’univers des boissons enivrantes.

• Un projet d’importance est aussi amorcé depuis de nombreux mois : le renouvellement de l’exposition permanente. Après une douzaine d’années, Gaspésie… Le grand voyage! fera place à une toute nouvelle exposition immersive portant sur l’histoire de la Gaspésie et son ouverture sur le monde.

Elle mettra de l’avant les liens que la péninsule gaspésienne entretient depuis longtemps avec le continent américain et l’Europe. Le récit sera appuyé par l’utilisation de dispositifs technologiques et la présentation de plusieurs artefacts.

Plateforme numérique magazinegaspesie.ca

Dépôt légal Bibliothèque et Archives Canada, ISSN 1207-5280 (imprimé) ISSN 2561-410X (numérique) Bibliothèque et Archives nationales du Québec, ISBN 978-2-924362-21-1 (imprimé) Copyright Magazine Gaspésie Reproduction interdite sans autorisation Nous reconnaissons l’appui financier du gouvernement du Canada.

Toute personne intéressée à faire paraître des textes conformes à la politique rédactionnelle du Magazine Gaspésie est invitée à les soumettre à la rédactrice en chef.

Cette dernière présente ensuite les articles reçus au comité de rédaction qui décide des textes à paraître, soit dans l’édition imprimée, soit dans l’édition numérique, ou les deux. Les auteurs sont priés de joindre à leurs textes les illustrations pertinentes.

Le Magazine Gaspésie n’est pas un média écrit d’opinion, mais encourage le pluralisme des idées pour autant qu’elles reposent sur des fondements. La politique rédactionnelle laisse aux auteurs la responsabilité de leurs textes. Seuls les textes où cela est spécifiquement mentionné relèvent de l’éditeur.

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Magazine Gaspésie

80, boulevard de Gaspé, Gaspé (Québec) G4X 1A9 418 368-1534 poste 102 magazine@museedelagaspesie.ca magazinegaspesie.ca

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MAGAZINE GASPÉSIE | Août - Novembre 2020

Le Magazine Gaspésie est tout en couleurs grâce aux caisses Desjardins de la Gaspésie.

Rita Mount, Percé, huile sur toile, 77 x 87,3 cm, vers 1923.

Photo : MNBAQ, Idra Labrie Collection du Musée national des beaux-arts du Québec; achat en ou avant 1930; restauration effectuée par le Centre de conservation du Québec (1934.465)

A

LA GASPÉSIE IMMORTALISÉE

u fil du temps, la Gaspésie a vu naître de nombreux artistes et en a attiré tout autant. Certains n’ont fait que passer, d’autres y sont revenus ou sont devenus saisonniers et d’autres encore s’y sont établis de façon permanente. Originaires d’ici, des artistes y sont demeurés alors que d’autres ont exploré le Québec et le

monde pour y revenir ou non. Peu importe le parcours et l’époque, leur trait d’union, c’est cette source d’inspiration, cette Gaspésie avec ses paysages bruts, ses couleurs si vivantes et sa lumière singulière et probablement cette atmosphère unique, ce quelque chose d’intangible, mais de bien réel, qui éveille la sensibilité.

Une première vague

Premier président de l’Académie royale des arts du Canada en 1880, Lucius O’Brien (18321899) est particulièrement connu du milieu artistique de Toronto où il est très impliqué. Artiste prolifique, O’Brien est parmi les premiers paysagistes canadiens à s’aventurer jusqu’à Gaspé en 1882.

Août - Novembre 2020 | MAGAZINE GASPÉSIE

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[AVANT-PROPOS] Un lieu incontournable

Suzanne Guité et Alberto Tommi au Centre d’art de Percé, années 1950.

Canadien National. X-41425

Peu de temps après, le peintre américain Frederick James tombe sous le charme de Percé et y érige une superbe villa où il passe ses étés de 1888 jusqu’à sa mort en 1907.

D’autres créateurs viendront, dont les membres du Groupe des Sept, aujourd’hui reconnus parmi les artistes les plus importants du début du 20e siècle. D’abord, Lawren S. Harris (1885-1970) séjourne à Métis-sur-Mer et explore ses environs à quelques reprises entre 1916 et 1929. Cette visite, avec son collègue A.Y. Jackson, marque le point de rupture dans son corpus, passant des paysages à l’abstraction. Puis, Edwin Headley Holgate (1892-1977), qui collabore avec le Groupe, immortalise plusieurs vues de Percé au milieu des années 1930. Étudiant l’art à Montréal, Paris et New York, Rita Mount (1885-1967) effectue divers séjours en Gaspésie dans les années 1920 et 1930 et immortalise Rivière-au-Renard, Newport, Percé, L’Anse-à-Beaufils, Coin-du-Banc… En 1943, le Musée de la province de Québec (aujourd’hui le Musée national des beauxarts du Québec) lui consacre une exposition rétrospective dont plusieurs œuvres illustrent la région.

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MAGAZINE GASPÉSIE | Août - Novembre 2020

Les années 1930 sont fastes, l’ouverture de la route qui ceinture la péninsule favorise la venue des touristes, mais aussi des artistes.

Plusieurs Américains viennent s’y inspirer, dont Hoyland Bettinger qui s’installe l’été à l’île Bonaventure de 1934 à 1941. Pour sa part, la peintre américaine Georgia O’keeffe (18871986) séjourne à Cap-des-Rosiers et à Percé en 1932, influencée par son ami le photographe Paul Strand.

Figure majeure de l’art moderne américain, O’Keeffe crée Nature Forms – Gaspé (1932) un jour de tempête. Le 5 mars 2020, ce petit tableau est vendu par Sotheby’s à New York au prix de 6 870 200 $ US. Les paysages de la région sont autant de sujets de prédilection pour les artistes, cependant la Gaspésie inspire aussi par ses personnages. La portraitiste et peintre d’origine irlandaise Kathleen Shackleton (18841961) réalise toute une série de portraits au pastel à Percé en 1933.

C’est en qualité de chef d’équipe chargé de réaliser une enquête photographique sur l’artisanat et le tourisme gaspésien que Paul-Émile Borduas (1905-1960), père du mouvement automatiste, accomplit une tournée de la région en 1938. Lors de son exploration, le peintre en profite aussi pour réaliser quelques huiles inspirées, entre autres, des vues de Rivière-au-Renard, Coin-du-Banc et Newport. Ce séjour est marquant dans son parcours; qui plus est, sa fascination pour le noir et blanc dans ses œuvres futures n’est peutêtre pas étrangère à son expérimentation de la photographie.

Il y a tant d’artistes québécois qui convergent en Gaspésie qu’il est impossible de les nommer tous. Parmi eux, Marc-Aurèle Fortin (1888-1970) y fait cinq séjours dans les années 1940 et Alfred Pellan (1906-1988) s’amuse à créer toute une série ludique de cartes postales alliant diverses créatures et le rocher Percé en 1949 lors de son voyage de noces. Pour leur part, Simone Aubry Beaulieu (1917-2006) découvre Percé dans les années 1950 alors que Kittie Bruneau (1929- ) rencontre l’île

Bonaventure dans les années 1960; toutes deux y demeurent durant la belle saison.

Des talents d’ici

D’un père pêcheur, mais également peintre à ses heures, Tennyson Johnson (1928-2005) s’initie à ce médium alors qu’il est encore très jeune. Issu d’une famille modeste, c’est à l’aide d’allumettes en bois qu’il esquisse ses premières compositions. Tout au long de sa vie à Bougainville, il produit de nombreux tableaux, souvent inspirés de photographies, marqués par son environnement et par la vie quotidienne. À l’image de plusieurs autres artistes anglophones, il a un parcours discret, mais prolifique.

Bien connue, la sculptrice Suzanne Guité (1926-1981) est nommée à l’Académie royale des arts du Canada en 1975. Elle étudie à Chicago, Mexico et Florence où elle rencontre le peintre Alberto Tommi (1917-1959).

Le couple fonde le Centre d’art de Percé en 1957. Véritable lieu de création sous toutes ses formes, il contribue fortement à faire de Percé le cœur artistique de la Gaspésie dont le point culminant se situe à la fin des années 1960. Le Centre fermera ses portes au début des années 1980.

Née à Bonaventure, Françoise Bujold (1933-1981) se joint d’abord au duo Guité-Tommi en 1959 où elle enseigne aux enfants. Cette femme

Tennyson Johnson en train de peindre, entre 1985 et 1995.

Collection famille Johnson

[AVANT-PROPOS]

Percé, 1934 Le graphite sur papier qui orne la couverture est réalisé le 3 août 1934 à L’Anse-du-Nord par le peintre américain Daniel Putnam Brinley. Encore jamais publié, ce dessin fait partie des collections du Musée Le Chafaud qui nous honore de ce partage. À l’été 1934, Daniel Putnam Brinley (1879-1963) effectue, en compagnie de son épouse Katherine Gordon, un séjour en Gaspésie. Celle-ci rédige les textes de l’ouvrage Away to the Gaspé, publié en 1935, dont il réalise toutes les illustrations.

Putnam Brinley et le peintre Edward Hopper (1882-1967) se connaissent.

En 1906, Brinley rend visite à Hopper installé à Paris pour quelques années. En 1913, ill participe à l’organisation de l’Armory Show où Hopper y expose une œuvre.

En 1958, Edward Hopper est hospitalisé; il paye une partie des soins reçus par le don de quelques-uns de ses dessins qui sont apportés par sa femme à l’hôpital pour qu’il les signe. Hopper possède déjà des dessins de Brinley. Après une deuxième chirurgie, il aurait signé par inadvertance ce dessin donné par Brinley.

profondément artiste se distingue, entre autres, par sa poésie et ses gravures ainsi que par son travail avec les enfants mi’gmaqs.

Décorée deux fois de la Croix de Chevalier de la France, d’un prix Sarajevo en Yougoslavie et membre de l’Académie royale des arts du Canada depuis 2007, la céramiste Enid Legros-Wise (1943- ) a une réputation qui dépasse largement les frontières de la Gaspésie. Originaire de Newport, c’est à Hope

Town qu’elle crée toujours ses fines porcelaines.

Pierre Henry, Marie Pouliot et sa fille Ilu Bernard, Claude Picher, Owen Chicoine et son fils Marc, Delphis Bélanger, et tant d’autres pourraient être nommés, passés et actuels, sans compter les artistes de la relève. Preuve s’il en faut une que le talent d’ici est toujours reconnu, la rubrique Sur le radar du Magazin'Art du printemps souligne le travail de plusieurs artistes gaspésiens : Annie Chapados, Catherine Côté, Claude Côté, Yves Gonthier, Mylène Henry et Claude Paquette.

Apprivoiser l’art

Charles Walter Simpson, Le Mont-Louis en Gaspésie, aquarelle et pastel sur papier, 31,8 x 39,6 cm, 1933.

Photo : MNBAQ, Jean-Guy Kérouac Collection du Musée national des beaux-arts du Québec; achat (1941.49)

Pour certains, l’art visuel peut sembler intimidant. Dans ce numéro où il est surtout question de peinture, je vous invite à vous laisser happer par les récits et les parcours humains, et à vous imprégner des œuvres, ces petits bouts de la Gaspésie immortalisés.

L’art vit grâce au regard de l’autre, et celui ou celle qui contemple une œuvre ne peut qu’en ressortir grandi.

Les événements artistiques ont assurément leur importance pour

faire connaître les talents et contribuer à rendre accessible l’art. Pensons, entre autres, au Symposium de sculptures de Matane en 1975 et aux divers symposiums d’art, de dessin et de peinture qui se poursuivent, dont le Weekend des Arts à Port-Daniel, Artistes en Fête à Sainte-Flavie ou encore Barachois In Situ. La multitude de galeries dispersées sur la péninsule montre aussi l’effervescence de cette discipline.

Pour assurer ce bouillonnement, les mécènes et les collectionneurs sont primordiaux, nommons parmi d’autres Lise de Guire qui a fait une place de choix à l’art contemporain dans sa vie et dans son auberge avec Sidney Maloney, d’abord sur l’île Bonaventure puis à Coin-du-Banc.

Créé en 1983, le Musée Le Chafaud est le premier et seul musée consacré uniquement à l’art en Gaspésie; il permet aux visiteurs de découvrir une création artistique remarquable, souvent en étroite relation avec Percé. Pour sa part, le Musée de la Gaspésie, fondé en 1977, possède une collection d’œuvres d’art diversifiée dont vous pourrez voir un aperçu dans le photoreportage. Enfin, le centre d’artistes Vaste et Vague à Carleton-sur-Mer, qui se consacre à l’art actuel, célèbre cette année son 30e anniversaire.

C’est avec un pincement au cœur que nous n’avons pu évoquer tous les talents qui ont façonné l’histoire de l’art en Gaspésie, alors soyez curieux, explorez les collections en ligne, visitez les expositions, rencontrez les artistes dans leur galerie, et pourquoi pas, laissez-vous tenter par un coup de cœur!

Je remercie Françoise de Repentigny pour le bel échange et Jean-Louis Lebreux pour sa précieuse collaboration à ce numéro.

Marie-Josée Lemaire-Caplette

Rédactrice en chef du Magazine Gaspésie et responsable des communications, Musée de la Gaspésie

ÉCOUTEZ L’ENTREVUE SUR LE SÉJOUR DE GEORGIA O’KEEFFE EN GASPÉSIE

Hoyland Bettinger, détail de La Belle Anse, huile sur toile, entre 1934 et 1941.

Photo : Jacques Beardell Collection Chantal Soucy

HOYLAND BETTINGER UN ARTISTE AMÉRICAIN EN QUÊTE DE PITTORESQUE L’artiste américain Hoyland Bettinger adopte la Gaspésie comme lieu de création dans les années 1930. Il y revient régulièrement pendant près d’une décennie, s’installant dans son studio de Percé ou dans sa maison de l’île Bonaventure au cours de la belle saison. Artiste multidisciplinaire, il est à la fois peintre, aquarelliste, lithographe, professeur d’art, photographe, cinéaste, conférencier et écrivain. Ses œuvres picturales et filmiques dégagent une vision pittoresque de la Gaspésie.

Chantal Soucy

Collectionneuse et résidente de Percé

L [6]

a beauté exceptionnelle de Percé a toujours attiré les artistes. L’ouverture du boulevard MAGAZINE GASPÉSIE | Août - Novembre 2020

Perron qui ceinture la Gaspésie en 1929, accompagnée d’une vaste campagne de publicité du gouver-

nement provincial, incite les Canadiens et Américains à faire le tour de la Gaspésie. Quelque 2 000 articles

paraissent dans les journaux américains, en 1933, l’année précédant les fêtes du 400e anniversaire de l’arrivée de Jacques Cartier à Gaspé.

Comme plusieurs de ses compatriotes, l’artiste américain Hoyland Bettinger découvre la Gaspésie en 1934, il a 43 ans.

Né Hoyland Bateman le 1er décembre 1890 à Lima, dans l’État de New York, il se retrouve orphelin de père et de mère en très peu de temps. Ses parents Frank Allen Bateman et Winona Tadder succombent tour à tour en 1894 et 1899.

Dès lors, le jeune Hoyland Bateman grandit chez des concitoyens, Jacob H. Bettinger, entrepreneur de pompes funèbres, et Agnice Shepard. Ce couple va l’élever sans jamais l’adopter, semble-t-il. Il prendra alors le nom de sa nouvelle famille d’accueil en conservant l’initiale de son nom d’origine : Hoyland B. Bettinger. Avec le temps, le « B » de Bateman disparaît de sa signature. À Lima, le jeune Bettinger étudie au Genesee Wesleyan Seminary et fréquente l’église méthodiste. Ses études lui ouvrent les portes d’une vie active où tout s’apprend à la condition d’en avoir le goût et de vouloir partager son savoir. Ainsi, il travaillera comme employé de pompes funèbres dans l’entreprise de son père, deviendra ingénieur mécanique, puis président et secré-

Hoyland Bettinger, Percé Cliffs, gravure, 1937.

Photo : Jacques Beardell Collection Chantal Soucy

Hoyland Bettinger présente sa peinture La Belle Anse à Jessie Ashley, la responsable de la mise en circulation d’œuvres du Dayton Art Institute (DAI), à Dayton, Ohio. La peinture de Bettinger sera offerte en location aux membres du DAI pour 6 $ US par mois. Le programme de location d’œuvres d’art sera en vigueur des années 1920 au milieu des années 1970.

Photo : gracieuseté du Dayton Art Institute, Dayton, Ohio

taire de la Bettinger Enamel Corporation à Waltham, Massachusetts.

Hoyland Bettinger se marie avec Agnes Howe à Waltham en 1914. Le couple aura deux filles : Carol et Mary Lee (Elizabeth).

En 1934, il fonde et dirige, avec l’artiste Kay Peterson, la Hobby School à Newton Lower Falls (Massachusetts). C’est cette année-là qu’il crée une école d’art en Gaspésie (Gaspé Summer School).

D’ingénieur à artiste

An Artist Goes to Gaspe

Bettinger commence très jeune à dessiner. La nature l’inspire. Membre du Boston Art Club, le plus vieux club d’art en Amérique, il expose ses œuvres de temps à autre à Boston, New York et ailleurs. Au même moment, il donne des cours d’art privés. Sa première exposition solo a lieu en 1931 à la galerie Doll & Richards à Boston. Elle regroupe une quarantaine d’œuvres : des peintures, des gravures et des dessins représentant des scènes rurales et des scènes maritimes de la côte de la Nouvelle-Angleterre.

Artiste autodidacte, Hoyland Bettinger a fait seul ses classes. D’après un catalogue d’exposition, « Hoyland Bettinger’art is self-developed. He has had no academic training whatsoever, in fact, circumtances made it impossible for him to have any instruction of drawing. This handicap has only resulted in developing an individual point of view and a form of expression entirely his own. »1 Afin de compléter sa formation, Hoyland Bettinger effectue plusieurs séjours en Europe et en Amérique.

En 1932, il visite, entre autres, la France et l’Italie où il se familiarise avec les œuvres des grands maîtres et produit une douzaine d’aquarelles qui seront présentées à la galerie Doll & Richards à Boston.

Hoyland Bettinger tombe sous le charme de la Gaspésie qu’il dépeint comme le « paradis terrestre ». Il établit son studio et l’école d’art dans le village de Percé. D’après lui, Percé est l’un des rares endroits où le peintre peut trouver autant de sujets d’inspiration. « J’ai parcouru le monde […] et je n’ai rien vu qui puisse égaler Percé. Nous avons ici la mer, les montagnes, l’île Bonaventure où se trouve le sanctuaire des oiseaux, les rochers. »2 À l’école d’art de Percé, Hoyland Bettinger et Kay Peterson offrent des cours de peinture et d’aquarelle aux artistes accomplis ou amateurs, aux enfants du village ou aux touristes, et ce, du début juillet à la fin août. Bettinger se consacre aussi à la création picturale durant ses temps libres. Ainsi, en avril 1935, il présente à la galerie Doll & Richards de Boston les œuvres que son premier séjour lui a inspirées.

Anse à Beaufils, Barachois, Gannet Ledges, Percé Fishing Beach, Gulls and Fishermen, The Three Sisters… sont quelques-unes des peintures exposées.

D’île et d’ailes, une symphonie en couleurs

En plus de son studio à Percé, situé dans l’actuel magasin général des Août - Novembre 2020 | MAGAZINE GASPÉSIE

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Après cet intermède, Hoyland Bettinger se marie en secondes noces avec Margaret Higgins et le couple vient passer leur lune de miel à l’île Bonaventure en 19444. L’été suivant, Bettinger séjourne sur l’île durant deux mois. Selon lui, il n’y a pas une meilleur endroit pour y passer les vacances et rédiger son livre traitant de la télévision.

Aller au bout de ses rêves

Hoyland Bettinger, Percé Fishermen, gravure, vers 1935.

Photo : Jacques Beardell Collection Chantal Soucy

Boulanger dans L'Anse-du-Nord, Hoyland Bettinger possède une maison à l’île Bonaventure. Celle-ci est surnommée le « Bettinger’s Cottage » par les anciens insulaires; elle existe toujours et peut être visitée durant la belle saison. C’est son voisin John Paget qui l’initie à l’île et à la colonie de fous de Bassan. Muni d’une caméra, Bettinger aime se lever avant l’aurore afin de capter les vols d’oiseaux marins aux premières lueurs du soleil levant. Ça va lui prendre cinq années de patience pour tourner en couleur ces oiseaux et réaliser son film Sea Birds in Flight.

Les soirs d’été, le cinéaste Bettinger devient conférencier et donne des causeries illustrées sur les oiseaux de l’île à son studio de Percé.

L’originalité de ses présentations est reconnue. Il accompagne ses films muets d’extraits de la symphonie de César Franck. « Cette musique s’harmonise parfaitement avec les vols d’oiseaux et les paysages qui se déroulent dans des couleurs naturelles d’une précision remarquable. »3 [8]

MAGAZINE GASPÉSIE | Août - Novembre 2020

Fidèle à la Gaspésie et au Québec

Attaché à la Gaspésie et aux Gaspésiens, l’artiste Hoyland Bettinger séjourne l’été à Percé de façon ininterrompue de 1934 à 1941. Plusieurs Percéens ont eu la chance de suivre ses cours d’art ou d’assister à ses brillantes causeries. Durant l’hiver, Bettinger n’oublie pas Percé. Il se fait le promoteur de la Gaspésie et du Québec aux États-Unis. En 1941, il prononce quelque 75 conférences devant des clubs sociaux américains et présente ses films. Parmi ceux-ci, plusieurs sont réalisés au Québec et en Gaspésie : Life Along the Saint Lawrence, An Artist Goes to Gaspe, Gaspé pittoresque et Sea Birds in Flight.

Les étés 1942 et 1943 marquent un tournant dans la vie de Bettinger. La compagnie General Electric de Schenectady, New York, l’engage pour filmer des séances d’entraînement militaire. Elle le nomme ensuite directeur de la station de télévision WRGB. Sa carrière à la télévision supplée pour un temps à son parcours artistique.

L’été 1945 marque le dernier séjour de Hoyland Bettinger en Gaspésie.

Par la suite, il partage son temps entre New York et la Californie avant de faire le grand saut et de déménager à Carmel, nouveau pôle d’attraction pour l’artiste. Ce paysage de la côte californienne, semblable à une magnifique toile grandeur nature, l’inspire.

Le 17 mai 1950, le temps s’arrête pour l’artiste Bettinger. Au moment où il est en train de croquer un paysage dans la réserve naturelle Point Lobo en Californie, il glisse d’une falaise abrupte et fait une chute mortelle sur la plage en contrebas. Cette falaise escarpée n’est pas sans rappeler celle de l’île Bonaventure où il allait filmer les oiseaux marins « un pied sur le bord d’une corniche et l’autre dans les nuages »5.

Remerciements à Martha Sempowski de la Lima Historical Society, Eric Brockman du Dayton Art Institute, Lise Cyr et Jean-Marie Fallu Notes

1. Traduction libre : « Hoyland Bettinger est autodidacte.

Il n'a reçu aucune formation, en fait, les circonstances ne lui ont pas permis de suivre des cours de dessin.

De ce handicap ont résulté un point de vue évolutif et individuel et une forme d'expression qui lui est propre. » Catalogue Announcing an exhibition of Paintings, Etchings and Drawings by Hoyland Bettinger, February 25 to March 10, 1931 at Messrs. Doll & Richards, Boston.

2. Yette, « Confidences », La Tribune, 16 août 1941, p. 2.

3. « M. le peintre Bettinger et la Gaspésie », Le Soleil, 11 décembre 1939, p. 7.

4. M. Casey Grant, Bonaventure – an Expropriated Island, New York, Vantage Press, 1996, p. 146.

5. Yette, op. cit., p. 2.

ADMIREZ D’AUTRES GRAVURES DE BETTINGER

Marc-Aurèle Fortin, Grande-Vallée, huile sur aggloméré, 121,9 x 183 cm, vers 1945.

Collection Banque Nationale Groupe financier (PO 9869 1994) © Fondation Marc-Aurèle Fortin / SOCAN (2020)

LA GASPÉSIE SOUS LE REGARD DE MARC-AURÈLE FORTIN

Attiré très jeune par la peinture, Marc-Aurèle Fortin (1888-1970) en étudie d’abord les rudiments auprès de peintres québécois. Puis, en 1909, il se rend à l’Art Institute of Chicago pour parfaire sa formation artistique. Il commence à exposer dès 1908. En 1934-1935, il séjourne en France et en Italie, où il crée et expose. Que ce « grand maître de la peinture canadienne »1 ait posé son regard artistique sur la Gaspésie constitue assurément un honneur.

Réginald Day

Auteur, originaire de Nouvelle

P

endant une trentaine d’années, Fortin nourrit son inspiration en se déplaçant un peu partout dans la province; en découle une production considérable inspirée de ses voyages. Fortin est donc un artiste renommé lorsqu’il écrit, en 1940, qu’il a décidé « d’aller travailler »2 en

Gaspésie, ce « pays féérique »3; son enthousiasme est confirmé par l’écrivain Albert Laberge qui rapporte que « ce pays fut pour lui une fulgurante révélation »4. Fortin a d’ailleurs avoué que c’est en pratiquant dans les montagnes de la Gaspésie qu’il avait réussi à maîtriser l’aquarelle.

Cinq étés en Gaspésie

Le premier séjour avéré de Fortin en Gaspésie date de juillet 1940. Il s’y rend en goélette, à partir de l’île d’Orléans. Par ailleurs, il semble qu’il y soit venu avant cette année-là, comme en témoigne un de ses tableaux, Épave à Percé, daté de 1935.

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[DOSSIER] En mai 1941, il effectue son deuxième voyage. Il y revient en mai 1942, en juin 1944, puis une dernière fois en mai 1945, « au lendemain d’une tempête de neige », écrit-il. Il se plaint souvent, tantôt du mauvais temps qui l’empêche de créer, tantôt de la chaleur qui l’accable.

Tous ses déplacements suivent le même rituel. Il part de Montréal en autobus avec sa bicyclette et son matériel d’artiste et couche à MontJoli ou à Sainte-Flavie. Le lendemain, il reprend l’autobus pour Percé. Il loge au Three Sisters House and Cabins (motel Les Trois Sœurs), propriété de la famille LeBouthillier. Au bout d’un mois environ, il se rend à bicyclette à L’Anse-auxGascons et s’installe à la villa Patricia, un hôtel appartenant à la famille Morin. Parfois, le curé de Percé, l’abbé Charles-Eugène Roy, le conduit en voiture sur le littoral nord de la Marc-Aurèle Fortin à l’œuvre, photographié par sa sœur Blanche, 1934.

Fondation Marc-Aurèle Fortin

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Alexander Bercovitch Peintre d’origine ukrainienne, Alexander Bercovitch (1891-1951) émigre au Canada en 1926. Ami de Fortin, il passe tous ses étés en Gaspésie de 1934 à 1946. Les deux artistes ont souvent travaillé conjointement : « On a peint ensemble à Percé, à PortDaniel, à Newport, à L’Anse-à-Beaufils et dans d’autres villages », a précisé Fortin. À Montréal, Bercovitch participe à plusieurs expositions où il présente ses interprétations du paysage gaspésien. La plupart des critiques apprécient ses tableaux. L’un d’eux écrit : « Ça au moins, c’est de la Gaspésie où il y a du dramatique latent et non plus de simples sujets de cartes postales. »11.

Alexander Bercovitch.

Archives juives canadiennes Alex Dworkin

Gaspésie. À ce propos, il dit : « C’est quelque chose d’inouï, unique au monde, tout différent de Percé. Il faut le voir. »5.

Le journaliste Jean-Pierre Bonneville cite le souvenir qu’en a gardé Patricia Morin, la fille des propriétaires de la villa Patricia : « J’ai vu Marc-Aurèle Fortin à la villa Patricia que dirigeait ma mère […] Ça faisait pitié de le voir. Il mâchait de la gomme et il était terriblement malpropre.

Il avait des bas blancs et des chaussures délabrées qu’il attachait avec de la corde. Il arrivait à la villa Patricia à bicyclette et chaque fois il semblait venir de Percé […] Il peignait surtout sur une petite colline en arrière de la villa Patricia. C’était un homme qui ne parlait presque jamais […] Il sentait à plein nez les oignons qu’il dévorait cru. Il allait peindre sur la côte et parfois, le matin, il partait à bicyclette pour Port-Daniel ou Newport et revenait le soir. Il montait les tableaux à sa chambre et laissait sa bicyclette à la porte de l’hôtel. Je me souviens de ses tableaux du Gros Morne de L'Anseaux-Gascons. C’était très beau et les couleurs étaient éclatantes. »6 À Percé, il est souvent invité à exposer ses aquarelles dans le salon de l’hôtel Burns. Il vend les aqua-

[DOSSIER] relles et les petits paysages qu’il peint 10 $ ou 15 $. En 1941, ses ventes lui rapportent 1 400 $. En comparaison, son tableau Baie-Saint-Paul sous la neige s’est vendu pour la somme de 360 000 $ en 2004.

La production de Fortin est considérable. L’historien et critique d’art Guy Robert lui attribue quelque 8 000 œuvres, dont 2 000 huiles sur toile. Sachant qu’une quantité considérable de ses œuvres ont été dispersées et même détruites, on peut penser qu’une partie de celles sur la Gaspésie l’a été aussi.

L’influence de la Gaspésie dans l’œuvre de Fortin

« Fortin, écrit Bonneville, a laissé de la Gaspésie des aquarelles et des huiles qui sont parmi les plus belles

de son œuvre. C’est à Percé et à L'Anse-aux-Gascons qu’il a trouvé ses plus beaux accents gaspésiens […] Ses études en vert, amples et bien composées, comptent parmi les plus beaux tableaux de chevalet de Fortin et L’Anse-aux-Gascons dans la verdure est de cette qualité. »7.

Lors de la grande exposition consacrée à Fortin, présentée au Musée national des beaux-arts du Québec en 2011, Richard Foisy a écrit : « Les séjours gaspésiens de Fortin […] sont pour lui l’occasion de s’attaquer à de nouveaux sujets […] il se confronte maintenant aux furies ou au calme de la mer, séduit par les “effets des couleurs splendides comme en Bretagne”. De son crayon ou de son pinceau, il saisira les goélettes au repos, ou ballottées par les flots, les

mâts aux échelles et aux cordages compliqués, les pêcheurs et leurs activités journalières, les cabanes sur pilotis, les épaves qui sont posées là sur la rive dans la beauté de leur abandon, sans oublier évidemment le maître des lieux, le rocher Percé, à la fois immobile et changeant selon l’heure et la lumière, à la masse âpre et acérée, qui pointe son nez en l’air et qu’auréole un vol perpétuel de mouettes et de fous de Bassan […]

L’inspiration est au rendez-vous, le peintre franchit une nouvelle étape tant technique que picturale. C’est une autre couleur de terre, de roche, de verdure, d’eau et de ciel qui s’offre à lui; tout objet, maison ou barque, lui présente une matière neuve et propose un défi à son pinceau et à son ingéniosité de technicien. »8

Marc-Aurèle Fortin, Une Vue de Percé, aquarelle et fusain sur papier, 55,9 x 77,5 cm, années 1940.

Collection privée © Fondation Marc-Aurèle Fortin / SOCAN (2020)

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Une fin de vie tragique

À partir du milieu des années 1950, la maladie met fin à la carrière de Fortin. Son diabète fait des ravages : il est amputé d’une jambe en 1955, de l’autre en 1959 et il perd la vue en 1966. À Sainte-Rose, ses conditions de vie sont misérables, empreintes de graves abus et de grande négligence de la part d’Albert Archambault, qu’il a eu le malheur de désigner son mandataire et fondé de pouvoir. De plus, la personne engagée par Archambault pour déménager les biens de l’artiste lorsque son atelier est exproprié pour la construction d’une autoroute, en 1958, a avoué avoir jeté « certainement 1 500 »9 tableaux. Le mécène René Buisson prend alors l’initiative de le placer en sécurité à l’hôpital Saint-Jean de Macamic en Abitibi, où il peut bénéficier de soins adéquats. Marc-Aurèle Fortin, ce « grand chantre de la Gaspésie »10, est décédé le 2 mars 1970.

«

«

[DOSSIER]

Fortin a laissé de la Gaspésie des aquarelles et des

huiles qui sont parmi les plus belles de son œuvre.

Jean-Pierre Bonneville

Remerciements à la Fondation MarcAurèle Fortin et aux Archives juives canadiennes Alex Dworkin qui ont mis gracieusement à disposition leurs photographies respectives Notes 1. Jean-Pierre Valentin, « Introduction », dans Jean-Pierre Bonneville, Marc-Aurèle Fortin en Gaspésie, Montréal, Éditions internationales Alain Stanké, 1980, p. 12.

6. Jean-Pierre Bonneville, op. cit., pp. 33-34 7. Ibid., p. 36.

8. Richard Foisy, op. cit., pp. 43-44.

9. René Buisson, Marc-Aurèle Fortin, un maître inconnu, Montréal, Musée Marc-Aurèle Fortin, 1995, p. 169.

10. Maurice Huot, « L’œil limpide de Marc-Aurèle Fortin », La Patrie, 26 octobre 1949, p. 16.

11. Reynald (Réginald-Éphrem Bertrand), « Le 54e Salon du printemps », La Presse, 20 mars 1937, p. 49.

2-3. Richard Foisy, « Portrait d’une vie » dans Michèle Grandbois (sous la direction de), Marc-Aurèle Fortin – L’expérience de la couleur, Québec, Musée national des beauxarts du Québec/Les Éditions de l’Homme, 2011, p. 42.

VERSION LONGUE

4. Albert Laberge, Journalistes, écrivains et artistes, Montréal, édition privée, 1945, p. 177.

5. Guy Robert, Marc-Aurèle Fortin – L’homme à l’œuvre, Montréal, Éditions internationales Alain Stanké, 1976, p. 269.

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Ilu Bernard, Débâcle, acrylique sur toile, 25 x 20 cm, 2020.

Collection de l’artiste

ILU BERNARD VIVRE LE PAYSAGE Fille d’un ingénieur d’Hydro-Québec et d’une artiste-peintre de Gaspé, Ilu Bernard a toujours été inspirée par le caractère brut du paysage gaspésien. Tantôt figuratives, tantôt abstraites, ses œuvres font émerger à travers le dialogue entre la terre et la mer une volonté de survivre, de supervivre, dans la péninsule du « bout du monde ». Entrevue avec une artiste d’une grande sensibilité.

Pierre B. Berthelot

Historien

E ses

nfant des chantiers de la Côte-Nord du début des années 1960, Ilu Bernard vit premières années de vie

ballottée entre les murs d’acier inoxydable d’une maison mobile remorquée par la voiture de son père, Raymond Bernard. La vie suit alors

le rythme des travaux d’arpentage, dans une ambiance de déplacements et de dépaysements perpétuels. Plus de 37 déménagements

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Ilu Bernard, Les échos du mois d’août, encre et aquarelle, 29,5 x 24,5 cm, 1981.

Collection Musée de la Gaspésie. Don de l’artiste

en 7 ans, se souvient-elle. Tandis que la caravane familiale fraye son chemin dans cette terre de Caïn, en arrière-fond jouent deux musiques : la guitare de Georges Brassens et les trompettes de la Révolution tranquille.

Une soif d’absolu

« Mon premier contact avec l’art remonte à la petite enfance », raconte Ilu Bernard. Sa mère, Marie Pouliot, elle-même peintre, l’installe toujours à ses côtés lorsqu’elle travaille sur ses œuvres. Placée au beau milieu des pinceaux, des spatules, des contenants et des couleurs, parmi les parfums d’huile et de térébenthine, on peut dire qu’Ilu Bernard est tombée dedans comme Obélix dans la marmite de potion magique. Bien que mouvementée, cette vie de nomade accorde une grande place à la création. Elle fait partie de la vie courante, au même titre que le travail ou que les tâches de la maison. « C’était aussi évident que respirer ou courir pour moi. » Tranquillement, dans ce coin de pays largement sauvage, se développe chez Ilu Bernard une immense soif d’absolu. « Mes parents étaient des libres penseurs », raconte-t-elle. Marginaux, même à cette époque où tout semble encore possible, sa mère et son père sont deux jeunes adultes de l’après-guerre, « épris de liberté

et de non-conformisme ». À la table le soir, avec des invités tout aussi insolites qu’eux, les discussions touchent à tous les sujets : de l’économie à la politique, en passant par le cinéma, la musique, et les craintes du moment, comme celle d’une épidémie mondiale ou d’une guerre nucléaire. « C’était un milieu riche et stimulant. » Ses parents sont deux êtres passionnés, engagés, mais également tourmentés. Leurs caractères exubérants mènent parfois à des scènes complètement invraisemblables, déroutantes et cocasses dans leur démesure, qui ont certainement de quoi stimuler l’imaginaire d’une jeune artiste. « Il y a finalement du grandiose dans tout, pour peu qu’on veuille s’y intéresser! » résume-t-elle en souriant.

Une famille de pionniers

L’influence familiale chez Ilu Bernard ne s’arrête pas là. « Il y avait aussi les oncles et tantes maternels, tous pionniers dans leurs domaines respectifs. » Cela n’est pas peu dire. Une des tantes d’Ilu a été carmélite aux Philippines, l’autre poète et journaliste, même petite amie de Pierre Trudeau pendant un temps. Deux de ses oncles ont été médecins, et un autre, aviateur. Enfin, à l’époque où Maurice Duplessis mène le bateau à Québec, on trouve à ses côtés un homme bien connu en Gaspésie : le docteur Camille Pouliot, le grandpère d’Ilu. Autant de vies incroyables, mais dans un milieu familial forçant en fin de compte à développer dès un jeune âge, trop jeune sans doute, une très grande autonomie. Comment faire sa place dans un pareil arbre généalogique?

Comment trouver sa branche et supporter le poids de telles vies nous ayant précédés? Pour Ilu Bernard, la réponse se trouvera en art. « Je réussissais assez facilement à l’école, malgré un intérêt moyen. J’avais toujours hâte qu’on parle “des vraies affaires”, c’est-àdire de l’art en général, mais j’ai fini par conclure que ce n’était pas le but premier de l’école. »

Vivre le paysage gaspésien

Entre ses cours et ses activités parascolaires, Ilu Bernard devient à l’âge de 13 ans membre de l’Association des artisans créateurs de l’Estdu-Québec (C.R.E.A.), un organisme destiné à la mise en marché des œuvres et à la formation en métiers d’art de ses membres. C’est là qu’elle s’initie au monde professionnel de l’art, des galeries, des exposants, des subventions et des collectionneurs. À travers ces rencontres et ces amitiés, Ilu Bernard poursuit ses études en beaux-arts à Chicoutimi, puis à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). C’est là qu’elle approfondit sa réflexion et qu’elle perfectionne sa technique.

Elle revient ensuite vivre dans la région gaspésienne au début des années 1980. « Je suis revenue en Gaspésie pour vivre le paysage. » S’est alors incarné ce besoin dans les forêts, les montagnes, les champs et les plages, notamment celles d’Haldimand, de Forillon et de Percé. Si d’une manière générale ce sont tous les éléments de la nature qui la stimulent, un des aspects constants des œuvres d’Ilu Bernard est la dimension brute, sauvage, à la fois dure et abrasive, du territoire de la Gaspésie. Bien que selon elle, les activités humaines ne s’insèrent pas

Ilu Bernard, 2020.

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Collection Ilu Bernard

toujours de façon harmonieuse dans cet environnement, la grande richesse de coloris, de lumières et de textures de la région permet de créer des jeux d’opposition et de complémentarité que l’on ne retrouve nulle part ailleurs.

Les saisons occupent également une place importante, faisant bien sentir leur présence. L’abondance de la flore et de la faune, avec leur force et leur beauté, se manifeste dans une large variété de teintes, de formes et de mouvements. On y trouve également des dialogues poétiques entre la terre et la mer, éléments si omniprésents et pourtant si insaisissables, s’attirant et se repoussant l’un l’autre. Derrière ce calme apparent, le territoire gaspésien chez Ilu Bernard renferme en réalité des forces géantes, des énergies qui sont elles aussi, au fond, à l’état brut.

Ilu Bernard, Punk, série Les Combattants, acrylique sur toile, 25 x 25 cm, 2020.

Collection de l’artiste

« Je ne cherche pas à reproduire une copie de paysage, mais à créer une image de ressenti. Mes tableaux sont l’expression de partout à la fois parce que fondés sur l’expérience humaine », raconte-t-elle. « Je suis préoccupée par la précarité et l’évolution des systèmes écologiques, les avancées scientifiques, la condition humaine. Par exemple, pour commenter visuellement les changements climatiques que nous, les Nordiques, vivons en première ligne, je travaille sur l’hiver. Ce sont des tableaux presque abstraits, en noir et blanc, de toutes les nuances, mais qui parlent aussi d’immensité, de solitude, de lutte de survie. » Reflétant son état d’esprit, Ilu Bernard nous renvoie à l’essai d’Hugo Latulippe, Pour nous libérer les rivières, sur la place de l’art dans notre société.

Qu’est-ce qui permet alors à un artiste de tenir le cap dans une région aussi brute que la Gaspésie? Ce pays, que l’on surnomme le « bout du monde », n’est-il pas aussi un endroit où l’on doit aller au bout de soi-même? Bien qu’elle soit très touchée par les contrastes et les associations entre les éléments de la nature, c’est encore son état d’esprit qui anime en bonne partie son travail d’artiste. C’est ici que la relation d’Ilu Bernard avec le territoire gaspésien prend toute son ampleur. Il est plus que physique ou charnel; il est spirituel, et même cosmique : « Je deviens le pays et le pays, c’est moi. ».

Quels projets attendent notre artiste dans un avenir proche? Présentement, elle travaille sur une série

Ilu Bernard, Chute de neige, acrylique sur toile, 46 x 61 cm, 2020.

Collection de l’artiste

de portraits intitulés Les combattants : « Ce sont des hommes et des femmes forts et courageux, qui expriment leur détermination au-delà d’une tristesse, par la volonté de vivre. ». Elle y voit là une forme de beauté assumée telle quelle.

Comme quoi, la vie d’une personne peut être vue elle-même comme une œuvre d’art. La condition humaine, l’œuvre d’un artiste; un seul et même continuum.

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[DOSSIER]

La salle d’exposition principale du Musée alors que les œuvres de Kittie Bruneau sont exposées, 2019.

Photo : Guy Fortin

LE MUSÉE LE CHAFAUD ET LE PATRIMOINE ARTISTIQUE DE PERCÉ

«

«

Le musée est un des lieux qui donnent la plus haute idée de l’homme.1

André Malraux

Il y a près de cent ans, soit vers 1930, Joseph-Camille Pouliot, juge à la Cour Supérieure du Québec, attestait que « Percé est sur le point d’être doté d’un musée gaspésien, grâce à certaines initiatives privées qui ont reçu les plus précieuses et les plus réconfortantes adhésions. »2.

Or ce n’est que 53 années plus tard que voit le jour la Corporation du Musée Le Chafaud. Depuis, elle œuvre avec détermination à la concrétisation d’une telle idée d’autant plus pertinente qu’inhérente à la magnificence de ce lieu qu’est Percé, source d’inspiration d’une prodigieuse création artistique à l’échelle internationale.

Jean-Louis Lebreux

Directeur, Musée Le Chafaud - Percé

T

oute source d’inspiration fait figure de muse et, sans elle, il n’y a pas de musée. À propos du mot « musée », Hélène Ahrweiler, alors présidente du Centre national d’art et de culture [16]

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Georges Pompidou à Paris, s’est exprimée ainsi : « Le mot et la chose sont d’origine grecque. Quand ils apparaissent pour la première fois, à Pergame et à l’époque hellénistique, ils ne désignent point le lieu

d’accumulation et de sauvegarde d’un patrimoine mort, mais l’endroit béni des muses où s’opère l’heureuse rencontre entre le passé et l’avenir à travers l’œuvre accomplie. »3

[DOSSIER] Un musée à Percé, dites-vous!

Aujourd’hui, de très grands musées d’ici et d’ailleurs conservent précieusement dans leurs réserves des œuvres inspirées par tant de splendeur percéenne, entre autres, celles d’Alexander Bercovitch, d’Hoyland Bettinger, de Fritz Brandtner, de Putnam Brinley, de Théophile Hamel, d’Edwin Holgate, de Rita Mount, de Lucius O’Brien, de William Lester Stevens. Le site qui a fait naître ces chefs-d’œuvre est toujours incapable de les conserver, de les présenter et de les mettre en valeur, faute d’équipement muséologique adéquat. Ce que sera demain… On ne peut qu’espérer un avenir meilleur pour le Musée Le Chafaud.

Le Musée Le Chafaud : une saga… non, une épopée!

D’origine jersiaise, l’ancienne Charles Robin and Company érige vers 1845 un imposant bâtiment destiné à l’industrie de la pêche : un chafaud.

Lors de la cessation de ses activités, l’entreprise cède le bâtiment à un nouveau propriétaire, soit l’Association des pêcheurs de Percé. Dans la foulée des expropriations, le gouvernement du Québec évince manu militari tous les habitants de l’île Bonaventure en 1971 et récidive au Chafaud en 1975 en y expropriant l’Association des pêcheurs de Percé.

Celle-ci, devenue entre temps locataire, pense avoir l’assurance de pouvoir y poursuivre ses maigres

Dessin de Charles Devlin, 6 ans, qui a saisi tout l’intérêt de l’architecture du lieu en moins de 3 minutes, 2013.

Musée Le Chafaud

Façade du Musée Le Chafaud, 2012.

Musée Le Chafaud

activités de pêche. Qu’à cela ne tienne, le gouvernement du Québec résilie le bail en conférant à ce bâtiment une vocation à but non lucratif.

Soucieuse de réaliser le rêve de Joseph-Camille Pouliot, la Corporation du Musée Le Chafaud est créée en 1983. Nommé directeur, j’y aménage un musée voué à la défense et à l’illustration de la primauté de la vocation artistique de Percé. Le ministère des Affaires culturelles du Québec, sous prétexte qu’il y a déjà « à peu de distance l’un de l’autre, un musée à Gaspé et un à Bonaventure », n’accorde aucune considération à ce projet. « Le musée est une composante d’un produit touristique au même titre que l’ensemble des autres activités […] Mais cet équipement s’avère essentiel dans le cas d’une destination touristique qui recherche la notoriété. »4 Dès l’inauguration de ses premières expositions, le musée attire des artistes de très grande renommée : Paul-Émile Borduas, Suzanne Guité, Alfred Pellan, Francine Simonin, Françoise Sullivan. Petit à petit, les amateurs d’art viennent, de plus en plus enthousiastes, y découvrir et apprécier des œuvres qui incitent à la contemplation. D’été en été, assurés d’aller à la rencontre du

beau, visiteurs chevronnés, esthètes, inconditionnels ou novices avisés, y effectuent un véritable pèlerinage.

Trop beau pour être vrai!

Le gouvernement du Québec décide toutefois d’utiliser le rez-de-chaussée du musée « à des fins de salle polyvalente, d’espace d’entreposage pour le bois et le petit matériel (magasin), d’atelier de menuiserie et d’entrepôt pour remiser la machinerie lourde, ce dernier veillera à entreposer les produits volatiles [sic] à l’extérieur du bâtiment Le Chafaud tel qu’entendu ». Entre autres désavantages, le projet réduit considérablement l’espace consacré aux expositions.

Lors de la séance du conseil municipal de la Ville de Percé du lundi 9 avril 1990, il est proposé par le conseiller Ralph Bélanger et résolu à l’unanimité « que la Ville s’oppose formellement au projet d’aménagement d’une salle polyvalente, d’un entrepôt pour remiser la machinerie lourde afin de conserver la vocation de musée ».

Le 11 mai 1991, l’Association Coopérative de Consommation de Percé appuie le Musée Le Chafaud « considérant que l’établissement d’un musée permanent à Percé constitue un projet prioritaire pour

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[17]

[DOSSIER] la communauté eu égard au passé artistique de Percé, à son actuelle vocation touristique et au rôle capital d’un musée dans le développement de cette vocation, ce à quoi est sensibilisée toute la population locale, il est proposé et adopté à l’unanimité que l’Association Coopérative de Consommation de Percé s’inscrive en faux contre le projet du ministère du Loisir, de la Chasse et de la Pêche. » Une déclaration importante est faite à Percé en 1990 par Gaston Blackburn, ministre québécois de

DIAPORAMA D’AFFICHES ET DE PUBLICATIONS

Affiche de l’exposition Échappées percéennes : 1950-1964 d’Edmund Alleyn, 2014.

Musée Le Chafaud [18]

MAGAZINE GASPÉSIE | Août - Novembre 2020

Le chafaud, début du 20e siècle. On aperçoit le bâtiment qui abrite aujourd’hui le musée à gauche ainsi que de nombreux vigneaux où sèche la morue.

La provenance de la photo demeure incertaine, mais elle pourrait être attribuée à William Topley qui réalise plusieurs photos à Percé en 1916.

l’Environnement et de la Faune (MEF), devant un auditoire en liesse.

Gilles Gagné, dans le journal Le Soleil du jeudi 28 septembre 1995, relate cet engagement ministériel d’alors : « Le Musée Le Chafaud sera cédé à la corporation qui le dirige depuis sa création il y a douze ans ». Gilles Gagné certifie que l’exministre, en plus d’avoir annoncé la « rétrocession » aux gens de Percé du chef-d’œuvre architectural que constitue le Chafaud, souligne que le « MEF explique l’imminent don du Chafaud et de La Saline par sa stratégie de se départir d’équipements qui n’ont pas de lien réel avec la gestion et l’exploitation des parcs ».

Fort d’une telle déclaration, et bien que le musée ne bénéficie d’aucun budget de fonctionnement du ministère de la Culture et des Communications, le Musée Le Chafaud rêve de lendemains qui chantent… En 1998, il organise une exposition : Paul-Émile Borduas, un regard sur Percé, été 1938, complétée par un catalogue d’une très grande teneur. À l’été 2000, le Musée présente Les très riches heures de Jean-Paul Riopelle. L’exposition, rehaussée d’un catalogue, met de l’avant une sélection d’œuvres inédites en Amérique du Nord. Un coup de maître!

Sur ces entrefaites, l’annonce de la relocalisation du futur centre d’interprétation de la Sépaq dans La Neigère est officialisée. Toutefois, à l’été 2001, le centre ouvre ses portes au rez-de-chaussée du Chafaud.

Une telle mainmise compromet l’implantation du musée et sa survie. C’est faire fi de l’une des plus élémentaires recommandations de l’UNESCO : « Une chose est à éviter dans toute la mesure du possible : la cohabitation, sous un même toit, du musée et d’autres institutions de services. Les principaux inconvénients d’une telle situation sont les suivants : le plus souvent, impossibilité fréquente de s’étendre, trop souvent, « dévoration » des locaux du musée par un voisin plus puissant ». À l’Assemblée nationale du Québec, Georges Mamelonet, député de Gaspé, prend fait et cause pour le Musée Le Chafaud.

Percé, capitale artistique de la Gaspésie!

Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, en 2003, les cimaises du musée s’illuminent des estampes de Miro, Picasso, Braque, Alechinsky, Moore, Tapies et quelques autres grands maîtres européens. En 2004, le musée rend hommage à MarcAurèle Fortin. Maurice Le Bel y triomphe en 2007 alors que René Derouin fascine en 2008 avec Suite Gaspésie. Le vernissage de l’exposition Alberto Tommi… un maître à Percé en 2013 sert de cadre au lancement du seul ouvrage au monde consacré à l’œuvre de ce peintre d’origine toscane, ouvrage entièrement réalisé par le Musée Le Chafaud. Le grand succès, en 2014, de l’exposition Échappées percéennes : 1950-1964 porte la signature

[DOSSIER] d’Edmund Alleyn; Thierry Pertuisot, en 2015, enchante avec Percé… en son rocher ; Pierre-Paul Bertin séduit en 2018 avec Le Fleuve et son espace.

En 2019, Kittie Bruneau dira de sa récente exposition au Musée Le Chafaud, La Fougue de l’envol, que c’était l’exposition de sa vie. Aujourd’hui, avec Percé pour genèse, Fragments d’éternité, décryptant les pulsions de vie et les battements de cœur de Muriel Faille et de Francine Laberge, incitent à rêver d’une éternité aussi inspirante. À l’heure où le projet Georgia O’Keeffe s’échafaude, une rencontre des plus enthousiasmantes avec l’artiste française Fabienne Verdier laisse présager une exposition d’une envergure artistique mémorable.

Gracieusement mis à la disposition du musée depuis plusieurs années par la Ville de Percé, le dernier étage d’un bâtiment municipal abrite les bureaux de la Corporation du

Couverture du catalogue Alberto Tommi… un maître à Percé, 2013.

Musée Le Chafaud

Vue d’une salle d’exposition du Musée Le Chafaud à partir de l’accueil alors que les œuvres présentées sont celles de Thierry Pertuisot, 2015.

Musée Le Chafaud

Musée Le Chafaud. C’est là que sont conservées, dans des conditions correctes, les œuvres des collections permanentes du musée, collections dont font désormais partie les deux seules très anciennes figures de proue connues dans l’Est-duQuébec. Grâce à l’indubitable générosité de certains donateurs, les collections du Musée Le Chafaud illustrent à merveille la richesse du patrimoine artistique de Percé.

D’autant plus apprécié qu’indispensable, l’appui de la Société des Ami(e)s du Musée Le Chafaud incarne le souffle du musée.

Notes

1. André Malraux, Le musée imaginaire, Paris, Gallimard, 1965, 285 p.

2. J. Camille Pouliot, Glanures gaspésiennes, Québec, La Documentation québécoise, Éditeur officiel du Québec, 1934, 328 p.

3. Hélène Ahrweiler, « Un musée sur mer », Connaissance des Arts, décembre 1993, pp. 124-128.

4. Jacques Demers, « Le musée peutil aider la cause touristique? », Musées , vol. 13, mars 1991, pp. 7-8.

VISITEZ LE MUSÉE LE CHAFAUD AVEC GASPÉSIE VIRTUELLE

Spécialités : livres, jeux éducatifs, jeux, papeterie, cartes sportives Août - Novembre 2020 | MAGAZINE GASPÉSIE

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Kittie Bruneau, Une île sur le dos, acrylique sur toile, 66 x 89 cm, 2015.

Photo : Guy L'Heureux Collection Chantal Bourgeois et Jean Marois, Montréal

L’ORIGINE DU MONDE DE KITTIE Artiste inclassable, Kittie Bruneau (1929- ) est aussi colorée que ses tableaux. Elle a réalisé une soixantaine d’expositions et ses œuvres font partie des grandes collections privées et publiques, dont celles des grands musées d’art du Québec. À travers une vie nomade, elle revient toujours en Gaspésie, et ce, depuis le début des années 1960. C’est ici, entre autres, qu’elle sera le plus prolifique.

Éric Devlin

Galeriste et commissaire de l’exposition La Fougue de l’envol

D

epuis le 19e siècle, la Gaspésie a attiré de nombreux artistes fascinés par la beauté de sa nature. Plusieurs se sont ainsi retrouvés à Percé où ils ont réalisé des chefs-d'œuvre magnifiant les

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MAGAZINE GASPÉSIE | Août - Novembre 2020

perspectives sur le rocher et l’île Bonaventure. Mais parmi tous ces artistes, une seule est revenue année après année pendant 60 ans, manifestant ainsi dans ses tableaux le bonheur d’être au cœur de cette

nature qui l’inspire toujours. Durant l’été 2019, le Musée Le Chafaud rendait hommage à Kittie Bruneau par une rétrospective, La Fougue de l’envol, soulignant son 90e anniversaire de naissance. Puis à l’automne,

cette exposition a été présentée à la Galerie d’art Cookshire-Eaton, un centre culturel privé situé au sud de Sherbrooke.

L’île et elle

Kittie Bruneau est une figure unique dans la peinture québécoise, car elle ne peut être rattachée aux deux grands courants esthétiques qui ont marqué les arts visuels dans l’aprèsguerre, soit l’Automatisme (Borduas, Riopelle, Marcelle Ferron, etc.) et les Plasticiens (Fernand Leduc, Molinari, Tousignant, etc.). Comme de nombreux artistes québécois, elle séjourne en France de 1950 à 1958 afin de parfaire sa formation en danse et en art visuel. En 1955, elle participe ainsi à la première création d’une chorégraphie de Maurice Béjart (1927-2007) sur une musique concrète composée par Pierre Henry (1927-2017), Symphonie pour un homme seul. Béjart a énormément contribué à l’essor de la danse moderne en France et en Belgique

Kittie Bruneau en train de créer dans son atelier.

Collection privée

Kittie Bruneau, Oiseaux, acrylique sur toile, 79 x 109 cm, 2015.

Collection Martin Boucher (WAZO), Percé

alors que Pierre Henry est l’un des piliers de la musique concrète et est considéré comme le père de la musique électroacoustique.

C’est au cours de ce séjour qu’elle voit les œuvres d’un groupe hétéroclite de jeunes artistes et écrivains de sa génération regroupés sous le nom de Cobra (pour Copenhague, Bruxelles et Amsterdam, les trois villes d’où ils sont originaires).

Ces artistes prennent pour modèle des formes d’art qui ne sont pas valorisées par l’élite dominante du moment : signes magiques des cultures primitives, art préhistorique, culture populaire, création des enfants et des personnes vivant avec une déficience intellectuelle ou une problématique de santé mentale (art brut). La peinture des membres de Cobra marquera définitivement l’œuvre de Kittie Bruneau.

De retour au Québec, elle découvre la Gaspésie à l’été 1961 et s’installe sur l’île Bonaventure où elle vivra deux années complètes.

Elle y retournera ensuite durant la belle saison. À l’époque, environ 160 personnes habitent sur l’île avant qu’elle ne soit transformée en parc national et refuge faunique par le gouvernement du Québec au début des années 1970. L’hiver, un pont de glace reliait Percé à l’île

Bonaventure permettant à ses habitants de se ravitailler. Mais depuis les années 1990, la mer ne gèle plus entre l’île et Percé, réchauffement du climat oblige.

Ce nouvel environnement marque rapidement les tableaux que Kittie Bruneau présente à Montréal dans les années 1960. Cette peinture colorée, joyeuse, parfois grotesque, mais faussement naïve et empreinte de poésie deviendra sa marque de commerce. « Ma peinture se lit comme un journal », dira-t-elle. En effet, ses tableaux se regroupent autour de

Maison de Kittie Bruneau que l’on peut toujours apercevoir sur l’île Bonaventure, 2000.

Collection Chantal Soucy

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[DOSSIER] quelques thèmes récurrents comme son île Bonaventure, la mer et les oiseaux, le couple, ses nombreux voyages, un bestiaire débridé. À l’occasion d’une exposition en 1981, Kittie Bruneau dira d’ailleurs : « La Gaspésie est bêtes, oiseaux, chats, rats, souris, chevaux, vaches, grenouilles, homards et toujours beaucoup d’oiseaux. Elle est la mer, la mauve, la bleue, la méchante, la douce, la déchaînée, la pêche, les pêcheurs, les filets, les barques, les échelles, la boue, la mère-mer. ».

Chaque fois que j’ai rencontré Kittie Bruneau, elle avait ce sourire narquois accroché aux lèvres et ces yeux pétillants d’une femme heureuse du moment présent. Sa peinture est le fruit de ce regard, sans regret et sans amertume, qu’elle pose sur la vie qui l’entoure.

En 1972 survient le drame : elle est expropriée comme tous les habitants de l’île Bonaventure. Elle affirmera fièrement qu’elle a été la dernière à quitter l’île. Sa maison est toujours là qui l’attend, bien identifiée à son nom par la Sépaq qui gère l’île.

Mais faute de pouvoir y revenir, Kittie a jeté l’ancre du côté de Pointe-Saint-Pierre d’où son regard embrasse son île omniprésente dans ses tableaux. Cet atelier maison sera son nouveau port d’attache, car l’artiste a la bougeotte et est curieuse de l’ailleurs.

Ailleurs c’est aussi chez elle

Déjà en 1965, elle voyage en Haïti et s’intègre à la vie culturelle de Portau-Prince où elle se mariera au poète Serge Gilbert. À la fin des années 1970, sa situation financière lui permet d’envisager de nouveaux horizons. Ainsi en 1979, elle s’installe au Guatemala puis au Pérou. En 1983, elle parcourt l’Europe. L’année suivante, elle se rend au Japon pour y étudier la gravure sur bois. Toujours en 1984, on la retrouve au Mexique où le travail de la céramique la fascine. De retour à Val-David qui est son refuge hivernal, elle réalise des masques en céramique. Puis en 1985, elle part au Népal et en Inde. En 1986, elle peint sur des peaux d’animaux avec

Kittie Bruneau, Rocher dans la brume, acrylique sur papier, 50 x 66 cm, 2013.

Collection privée, Montréal [22]

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Kittie Bruneau, Misère de misère, acrylique sur toile, 174 x 125 cm, 1999.

Photo : Guy L'Heureux Collection famille Rousselle

ses nouveaux amis de la Première Nation des Stoney, située au nordouest de Calgary où elle passe maintenant ses hivers. Puis nouveau départ pour l’Orient, destination la Chine et le Tibet. En 1990, c’est le Maroc et l’année suivante, le Myanmar et la Thaïlande. Dans les années 1990, elle retournera en Inde à quelques reprises et, au début du millénaire, elle effectuera une dizaine de longs séjours en Chine.

De ses nombreux voyages, Kittie Bruneau a rapporté des signes et des couleurs, mais aussi des injustices qu’elle dénonce avec fougue dans ses tableaux.

Mais chaque été, Kittie Bruneau revient à Percé contempler l’île Bonaventure, l’île à elle, l’île coiffée d’ailes d’oiseaux.

VISIONNEZ UNE VIDÉO D’EXTRAITS DU DOCUMENTAIRE FAROUCHEMENT KITTIE, PRODUIT PAR ALAIN GOUDREAU

Claude Paquette, détail de Les deux sœurs, acrylique sur toile, 121,9 x 182,9 cm, 2013.

Collection de l’artiste

CLAUDE PAQUETTE L’APPEL DE L’ART ET DE LA MER Il y a 40 ans, Claude Paquette a choisi de réaliser deux rêves : vivre en Gaspésie et se consacrer entièrement à l’art. Par le fait même, il devient le premier peintre résident en Haute-Gaspésie.

Persévérant malgré les années difficiles, il ouvre sa galerie et se forge peu à peu une réputation. Ses œuvres voyagent aujourd’hui à l’international et font partie de plusieurs collections d’importance. Portrait d’un artiste qui a suivi sa vocation.

Entretien avec Claude Paquette

Artiste peintre et résident de L’Anse-Pleureuse

Récit rédigé par Marie-Josée Lemaire-Caplette

Rédactrice en chef

N

é à Montréal en 1945, Claude Paquette s’intéresse rapidement à l’art. Après un passage au Collège de Rosemont en organisation picturale, il étudie à West Port (Connecticut) en Illustration et

design vers la fin des années 1970. « J’étais inscrit, mais j’étais plus un auditeur libre. Le dessin par contre, ça c’était du sérieux » raconte-t-il.

La tête pleine d’idéaux, il ne veut pas subir d’influence. Aspiration

difficile, voire impossible, il se lie avec d’autres artistes qui possèdent eux aussi un côté rebelle, hors sentier. Parmi d’autres, il travaillera avec Walter Dietrich à Boston, Ray Gilmore à New York et Phil Crugar

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[DOSSIER] à Freeport (Maine). Auprès d’eux, Claude Paquette commencera à développer un style qui lui est particulier. Il reconnaît aujourd’hui que la route est longue avant d’y parvenir.

Le grand saut

Pendant quelques années, la vie suit toutefois son chemin et sa passion demeure en parallèle. Chaque été, il quitte Montréal pour faire du camping en Gaspésie et peindre. Sa conjointe et lui tombent en amour avec le côté nord de la péninsule, celui qui est un peu oublié. Après de nombreux séjours estivaux et une mûre réflexion, ils font le grand saut dans les années 1980 et s’établissent à L’Anse-Pleureuse. C’est là que Claude Paquette exauce son double souhait de vivre au bord de la mer et de se consacrer à son art.

Solitaire, il trace sa propre voie, ce qui ne l’empêche pas d’échanger avec d’autres artistes, dont Claude Picher et Raymond Quirion.

Ce dernier a joué un rôle important dans sa décision de s’installer en Gaspésie. Il le décrit comme « l’aîné des artistes gaspésiens » et relate avec admiration à quel point Quirion a fait preuve de courage en peignant des milliers de fois le rocher Percé sans jamais dire la même chose.

Une galerie à la rescousse

Les débuts sont difficiles. « Je me suis dit : j’en vis ou j’en crève! En même temps, les difficultés certifient notre choix. Si on est capable de les surmonter, on est fait pour ça. » Dans les années 1980, la vente d’œuvres ne lève pas. Ça fonctionne alors par téléphone et par la poste… L’artiste décide donc d’ouvrir sa galerie en 1985, à même sa maison. Ce sera la première à voir le jour en Haute-Gaspésie. Peu à peu, des gens s’arrêtent, des touristes américains et catalans achètent des tableaux et le bouche à oreille fait son travail. Des gens influents acquièrent une œuvre, puis, de fil en aiguille, leurs amis s’y intéressent et veulent aussi se procurer un tableau.

Cela prendra quand même 10 ans avant que la galerie trouve un bon rythme.

Claude Paquette en a vu passer des gens au fil des ans! « Des Mercedes qui n’achètent rien et des petites Corolla qui partent avec un tableau, c’était fréquent. Ça n’a pas d’importance, c’est une question de vibrations. » Voyant que les touristes s’intéressent à ces paysages, il fait une demande au ministère du Tourisme et obtient les fameux panneaux bleus sur le

La première galerie d’art à voir le jour en Haute-Gaspésie, à même la maison de l’artiste à L’Anse-Pleureuse, 2013.

Collection Claude Paquette

bord de la route qui lui permettent de maximiser la visibilité de la galerie.

En complément, il présente ses créations dans divers endroits. Dans les premières années, il fait peu d’expositions; cela nécessite beaucoup d’organisation, de logistique et de ressources financières.

En 1985, il loue un édifice municipal à Murdochville et y présente une trentaine d’œuvres. Il connaît un franc succès : tout est vendu en 45 minutes! À cette époque, la mine bat son plein et des ingénieurs d’Allemagne et d’ailleurs se ruent sur ses tableaux. Ce n’est pas toujours le cas par contre, il se souvient de vernissages avec trois visiteurs… Claude Paquette se rattrapera bien au cours de sa carrière, réalisant de nombreuses expositions solos ou collectives au Canada, aux États-Unis, en Amérique du Sud et en Europe.

Des paysages à l’abstraction

Claude Paquette en pleine création.

Collection Claude Paquette [24]

MAGAZINE GASPÉSIE | Août - Novembre 2020

À l’époque où il réside à Montréal, il réalise des visages semi-abstraits en lavis (technique qui n’utilise qu’une seule couleur qui est diluée pour créer diverses nuances). Il affectionne particulièrement cette technique qu’il ne délaissera jamais complètement. En Gaspésie, ce sont les paysages qui l’appellent. C’est aussi ce que les touristes recherchent. Dans un style impressionniste, il en réalisera des centaines. « Sa touche personnelle, son coup de pinceau volontaire, assuré et mature ont fait de lui l’un des peintres les plus connus et reconnus du Bas-Saint-Laurent et de la péninsule gaspésienne.

Artiste dans l'âme, la Gaspésie, avec

Pour moi, l’art est un langage non verbal qui s’adresse à l’âme, c’est communiquer sans mot, directement au cœur de celui qui regarde.

Claude Paquette

ses paysages uniques de grandeur sauvage et de mystérieuse lumière, l’habite réellement, elle le fascine, elle l'inspire. Aussi, ses tableaux en témoignent-ils à merveille. » écrit Jules Bélanger, signataire de la préface de La Gaspésie des artistes, à propos du peintre.

Puis, le temps file et la réalisation de ces tableaux lui demande moins d’attention. La composition et la chromatique se font de façon plus automatique. Pour sa part, la galerie exige beaucoup de temps, en marge de la création. En 2015, c’est le moment pour Claude Paquette de prendre sa

retraite comme galeriste, mais non comme peintre. Il se fait plaisir et crée des œuvres abstraites qui impliquent un certain rythme, du tempo pour que le résultat soit empreint de vibrations. À sa surprise, ce nouveau style plaît et le public s’y intéresse.

Aujourd’hui, l’homme de 75 ans me raconte qu’il n’a jamais voulu intellectualiser son art, le mettre en mots. Il n’a jamais non plus aspiré à la célébrité, non pas que ce milieu ou la richesse l’intimide, mais simplement parce que ça ne l’intéresse pas. Il me confie être plus à l’aise avec un pinceau

Claude Paquette, Navy Blues, acrylique sur toile, 91,4 x 91,4 cm, 2017.

Collection de l’artiste

qu’un micro. Claude Paquette est sans doute parmi les plus prestigieux ambassadeurs artistiques de l’Est-du-Québec. Qu’à cela ne tienne, il est simplement heureux de peindre et de pouvoir le faire en regardant la mer.

Desjardins Fier partenaire de notre histoire.

Août - Novembre 2020 | MAGAZINE GASPÉSIE

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ILLUSTRER LA VIE DES GENS Depuis plus d’une vingtaine d’années, je pratique le métier d’illustratrice. Pendant ma carrière, j’ai réalisé des mandats d’illustration éditoriale, jeunesse ou même scientifique. Une des demandes qui m’est le plus souvent faite est celle d’illustrer la vie des gens. Des familles veulent immortaliser des moments marquants de leur histoire. C’est avec plaisir que je vous raconte deux d’entre elles qui m’ont particulièrement touchée.

Mylène Henry, Autrefois à l’île Bonaventure, acrylique sur toile, 2016.

Collection Terrence Langlois

La famille Langlois-Mauger

À l’été 2012, je reçois la visite, à ma galerie d’art de Percé, des enfants de Mildred Mauger. Née en 1931 sur l’île Bonaventure, Mildred fonde sa famille en Ontario avec Hewlett Oaklan Langlois, originaire des Îlesde-la-Madeleine.

Mylène Henry

Artiste-illustratrice, originaire de Bonaventure et résidente estivale de Percé

Ses enfants tiennent à lui rendre hommage en son lieu de naissance. Ils me demandent de peindre un tableau représentant leur mère, enfant, sur l’île Bonaventure. Les points de vue que l’on a de la côte gaspésienne à partir de l’île sont splendides. Ils me fournissent plusieurs photos datant des années 1930. On y voit la maison Le Bouthillier, les animaux de ferme ainsi que le magnifique chien de Mildred. Ils me racontent que M. Mauger, le père de Mildred, a porté secours à un équipage de pêcheurs venu de Terre-Neuve ayant fait naufrage sur l’île. Pour remercier la famille Mauger, les pêcheurs reviennent l’année suivante avec un magnifique chien de race, un terre-neuve, en guise de cadeau pour la famille. La petite Mildred s’y attache beaucoup et ses enfants me demandent donc d’en faire le portrait au côté de leur mère.

J’ai aimé imaginer l’enfance d’une petite fille dans un endroit aussi isolé, à l’époque où il n’y avait même pas d’électricité ni d’eau courante.

L’imposante présence estivale des oiseaux marins et la solitude des longs hivers ponctuaient alors la vie des insulaires.

Placide Vigneau ou l’île aux Perroquets

Mildred Mauger et son fidèle compagnon, vers 1940.

Collection famille Mauger-Langlois [26]

MAGAZINE GASPÉSIE | Août - Novembre 2020

L’hiver dernier, deux sœurs me donnent rendez-vous. Elles et leur famille tiennent à offrir un tableau à leur mère, Madeleine Bernard, originaire de Maria. Elle va célébrer

La maison Le Bouthillier sur l’île Bonaventure, 1934.

Collection famille Mauger-Langlois

son 80e anniversaire. Madeleine se passionne à ce moment-là pour l’histoire d’un homme remarquable, Placide Vigneau (1842-1926). Celui-ci est le frère de son grand-père maternel, Jean Vigneau. Les Vigneau sont des Acadiens originaires des Îles-de-la-Madeleine, établis sur la Côte-Nord où ils ont contribué à fonder le village de Pointe-auxEsquimaux (aujourd’hui Havre-SaintPierre).

Placide est pêcheur, capitaine de goélette et devient gardien de phare de l’île aux Perroquets, dans l'archipel de Mingan, en 1892 jusqu’en 1912. Pour sa part, Jean fonde sa famille en Gaspésie. Les deux frères s’écrivent toute leur vie. Placide met

[DOSSIER]

Mylène Henry dans son atelier à Montréal, 2012.

Photo : Florent Dufort Collection Mylène Henry

à profit ses qualités intellectuelles en rédigeant un journal tout au long de son existence. Sa vie d’insulaire, en tant que gardien de phare, lui donne le temps de collecter une grande quantité d’informations sur l’histoire

maritime du fleuve Saint-Laurent, le folklore, la chanson et le détail de la vie quotidienne. La valeur des écrits de cet Acadien est inestimable.

L’histoire de cet homme et de sa petite nièce, Madeleine, m’a séduite. Sans difficulté, je trouve des références photographiques de l’île aux Perroquets. Je choisis de représenter la première construction du phare, fait en bois et datant de la fin du 19e siècle.

C’est à cette époque qu’y travaille Placide Vigneau. Après avoir réalisé plusieurs esquisses, je trouve le bon point de vue sur l’île. Avec la collaboration de la famille de Madeleine, nous choisissons de représenter une rencontre entre cette enfant et le gardien du phare.

Elle n’a pas eu lieu en réalité, mais Madeleine aurait tant voulu qu’elle se produise. Et non, il n’y a pas de perroquet à l’île, mais des macareux. Cet oiseau si particulier mérite sa place en avant-plan.

Enfin, sur le tableau, on voit la calligraphie du jeune Jean Vigneau qui écrit à son grand frère pour lui dire combien il lui manque.

Comme quoi, archives et souvenirs, réalité et fiction peuvent s’entremêler lors de la création pour illustrer un moment de l’histoire des gens.

Deuxième esquisse pour L’île aux Perroquets, 2019.

Collection Mylène Henry

Première esquisse pour L’île aux Perroquets, 2019.

Mylène Henry, L’île aux Perroquets, acrylique sur toile, 2019.

Collection Mylène Henry

Collection Madeleine Bernard Août - Novembre 2020 | MAGAZINE GASPÉSIE

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Lars Larsen, Baie de Gaspé, huile sur aggloméré, 66 x 96,5 cm, 1979.

Collection Musée de la Gaspésie. Don de l’artiste

DANS LES RÉSERVES DU MUSÉE

Vicky Boulay

Gestionnaire des collections, Musée de la Gaspésie

L

a collection d’œuvres d’art du Musée de la Gaspésie reflète le talent artistique régional et national. Nous vous révélons quelques trésors qui se cachent dans les réserves dans ce photoreportage qui fusionne exceptionnellement avec la chronique « Nos objets ».

La production artistique gaspésienne compte parmi les principaux champs de collectionnement que cherche à développer la Société historique de la Gaspésie à ses débuts. Elle inaugure d’ailleurs dans son musée un espace entièrement dédié aux différentes disciplines artistiques, « Le Carré des artisans ».

Ces expositions ont parfois été l’occasion pour le Musée d’acquérir une [28]

des œuvres présentées. C’est ainsi que nous retrouvons dans la collection des œuvres réalisées par des artistes d’ici, parfois autodidactes, d’autres fois ayant reçu une formation en beaux-arts ou qui sont associés à un courant artistique précis.

Nous comptons parmi ceux-ci Tennyson Johnson, Suzanne Guité, Enid Legros-Wise, Gilles Côté, pour n’en nommer que quelquesuns. Elle contient aussi des œuvres d’artistes québécois, canadiens et internationaux, de passage ou saisonniers, comme celles d’Eugène Klimoff, de René Derouin, de Jean-Julien Bourgault et du couple formé de Rachel Potvin et Ulysse L. Marion.

MAGAZINE GASPÉSIE | Août - Novembre 2020

Mais le trait d’union entre ces artistes, c’est la Gaspésie, avec ses paysages grandioses, ses personnages colorés, sa faune et sa flore uniques, son histoire et son folklore qui teintent de façon singulière l’esprit des lieux.

Aux représentations figuratives ou abstraites de la région et de ses habitants, s’ajoute à la collection toute une série d’œuvres à caractère historique, souvent reliées au souvenir de Jacques Cartier.

Grâce aux généreux donateurs, la collection continue toujours de s’enrichir d’œuvres d’artistes d’ici et d’ailleurs, avec l’objectif de conserver et de mettre en valeur la diversité de la production artistique passée et actuelle.

[PHOTOREPORTAGE] 1

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1. Tennyson Johnson, Moose Hunter, huile sur aggloméré, 39 x 45,5 cm, 1978.

Collection Musée de la Gaspésie. Don de l’artiste

2. R. Dacota, Cap-Chat, huile sur toile, 73 x 83,5 cm, 1966.

Collection Musée de la Gaspésie. Don de Jean-Baptiste Cotton

3. Jocelyne Audet, Un songe d’un jour d’été, encre sur soie, 92 x 61,5 cm, 1988.

Collection Musée de la Gaspésie. Don de l’artiste

4. Gilles Côté, Le mont Saint-Joseph, huile sur aggloméré, 50,5 x 61 cm, 1983.

Collection Musée de la Gaspésie. Don de l’artiste

5. Réal Arsenault, Bonaventure 61, huile sur toile, 80 x 80 cm, 1960.

Collection Musée de la Gaspésie. Don de Paul Mercier

Août - Novembre 2020 | MAGAZINE GASPÉSIE

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Simone Aubry Beaulieu, Soleil sur rocher 2, monotype et huile sur papier, 57 x 72 cm, 1975.

Musée de la Gaspésie. Don de Louis Beaulieu

SIMONE AUBRY BEAULIEU VIVRE UN TOUR DU MONDE, MOUILLER SON ANCRE À PERCÉ

Simone Aubry Beaulieu (1917-2006) était amoureuse de la Gaspésie, de ses paysages grandioses et de sa luminosité unique au monde. Et elle l'a parcouru le monde : femme de diplomate, sa carrière d'artiste-peintre s'est essaimée dans les grandes capitales où elle y est plus connue qu'au Québec.

Elle y a rencontré de nombreux grands artistes avec lesquels elle a travaillé ou exposé, se traçant ainsi un parcours international unique dans l’histoire de la peinture canadienne.

Louis Beaulieu

Fils de Simone Aubry Beaulieu

D

éjà au Québec, elle s'inscrit à l'École des Beaux-Arts de Montréal où, malgré un enseignement traditionnel et terne de la peinture, elle découvre avec

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quelques dissidents l'art moderne, Picasso, Matisse, les Surréalistes, les Automatistes. Après quatre ans d’études, une « querelle des anciens et des modernes », à laquelle elle

MAGAZINE GASPÉSIE | Août - Novembre 2020

participe activement, voit le jour et s'intensifie dans les médias. Elle est expulsée de l'École des Beaux-Arts de Montréal dans cette polémique qui a vu naître le Refus global. Elle se

lie alors d'amitié avec Paul-Émile Borduas qui fera d'ailleurs son portrait en 1941, acquis depuis par le Musée national des beaux-arts du Québec. À Paris, où Paul Beaulieu, son conjoint, est alors en poste à titre de conseiller culturel, elle fréquente une pléiade d'artistes et travaille avec certains d'entre eux : Fernand Léger, André Marchand, Braque, le jeune Mathieu, Lurçat... Elle se lie aussi d'une grande amitié avec Teilhard de Chardin.

Un tour du monde jusqu’à Percé

Puis ce sont Boston, Londres, Beyrouth, Rio de Janeiro, Paris de nouveau, New York et finalement Lisbonne : toutes villes où elle se lie avec les artistes qui l'inspirent et où elle peut réaliser des expositions, des fois en solo, d'autres fois en groupe, qui lui permettront d'avoir une certaine notoriété internationale. Peu connue au Québec, quelques-unes de ses créations ont cependant été acquises par le

Musée national des beaux-arts du Québec (dont une nature morte), le Musée de la Gaspésie (plusieurs œuvres), le Musée Le Chafaud et le Musée de la civilisation à Québec.

La petite histoire veut que ce soit un médecin de Boston, où Paul Beaulieu est alors en poste, qui leur recommande la Gaspésie, reconnue pour son air bénéfique et antiallergène. Le couple y séjourne au début des années 1950, au magnifique ancien hôtel La Normandie à Percé, et c’est le coup de foudre.

Ayant gagné en 1949 le premier prix des Concours artistiques de la province de Québec, Simone Aubry Beaulieu décide d'investir ce prix dans un terrain sur le cap Blanc à Percé, face à la baie sur la si bien nommée « côte Surprise ». Elle y fait bâtir une maison par les maîtres charpentiers Simoneau. Par la suite, dans les années 1960, elle fait ajouter un merveilleux atelier en annexe de la maison, comportant une immense fenêtre donnant sur le spectacle de la baie de Percé, le rocher et l'île Bonaventure. Cet atelier est construit par le maître charpentier James Langlois, qui érige seul les murs et qui taille de magnifiques poutres pour poser un toit cathédrale sur des solives qui restent apparentes.

La vie en bord de mer

Simone Aubry Beaulieu, Portrait de Gemma, huile sur papier, 69 x 51 cm, 1968.

Musée de la Gaspésie. Don de Louis Beaulieu

Le couple de diplomates a le privilège de pouvoir passer des vacances de trois mois au pays et ma mère en profite pour venir le plus souvent possible à Percé, devançant souvent son mari, seule avec ses enfants.

Dans les années 1950 et 1960, le voyage en voiture de Montréal n'est pas de tout repos et prend au moins trois jours, sur une route étroite et sinueuse qu'elle négocie avec aplomb.

Elle a une vie active à Percé, se liant avec Suzanne Guité et Alberto Tommi, rencontrant les nombreux artistes qui y fraient, participant à de multiples activités, entre autres aux cours donnés au Centre d'art de Percé ou donnant des cours dans son atelier. Suzanne Guité et Simone ratissent les plages, surtout à Coin-du-Banc, pour trouver

Ce tableau est réalisé à la suite de la polémique à l’École des Beaux-Arts de Montréal. L’artiste ne cherche plus à copier la nature, mais à se libérer des contraintes de la représentativité. Simone Aubry Beaulieu, Bouquet rouge, huile sur toile, 118 x 80 cm, 1942.

Musée de la Gaspésie. Don de Louis Beaulieu

des bois sculptés par la mer qui les inspirent. Lors de l'une de ces expéditions, elles tombent sur une imposante figure de proue, représentant une femme plantureuse coiffée d'une couronne de plumes (en bois). Plutôt que de se chicaner sur qui l'a trouvée en premier, Suzanne et Simone concluent une entente, cosignée sur un document, de se partager la garde de cette figure de proue, chacune l'ayant à tour de rôle pour cinq ans. Suzanne Guité, lors de

Simone et son fils Louis sur la plage à Percé, 1953.

Collection Louis Beaulieu

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[DOSSIER]

L’artiste à l’œuvre dans son atelier à Rio de Janeiro, de 1964 à 1968.

Photo tirée de : Jean-Pierre Duquette et Annie Molin Vasseur, Simone Aubry Beaulieu, Montréal, Édition du Lion Ailé, 1982, p. 34.

sa garde, installe la figure de proue sur le comptoir de la réception du Centre d'art; le décolleté de cette femme est tellement tentant que les nombreuses mains baladeuses créent une belle patine sur cette poitrine invitante. La figure de proue peut maintenant être admirée au Musée Le Chafaud à Percé qui en a fait l'acquisition des héritiers de Suzanne et Simone.

Vers la fin des années 1960, Simone fonde l'Association des amis de Percé

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pour assurer la protection du patrimoine, ce qui n'est pas encore à l'ordre du jour à cette époque. Elle mène plusieurs batailles, entre autres pour éviter l'installation d'un motel sur le « terrain de l'archevêque » du cap Blanc.

Comme elle le dit elle-même : « Percé représenta pour moi, à chacun de mes retours en Gaspésie, un renouement avec mes racines québécoises. C'est là que je me sentais vraiment en accord avec le

milieu où mon travail ne subissait d'autres influences que l'air, la lumière, l'atmosphère humaine de mon pays natal. C'est à Percé [...] que je crois pouvoir faire la synthèse entre l'enrichissement apporté par les contacts étrangers et la sensibilité que je veux exprimer, picturalement. »1 À Percé, Simone Aubry Beaulieu produit de nombreux portraits (qui font l'objet d'une exposition appréciée au Musée Le Chafaud en 2018) et des paysages de la nature unique de la Gaspésie, combinant la montagne et la mer. Simone Aubry Beaulieu a fait beaucoup de dessins, dont tous reconnaissent la vibration dans le tracé et l'intensité dans l'expression; mais comme son œuvre s'exprime surtout dans l'abstraction, on retrouve dans ses tableaux la lumière et les couleurs vibrantes de la Gaspésie qui l'habite, sa nature tellement particulière, ainsi que l'air marin.

Note

1. Propos recueillis par Regulus dans Jean-Pierre Duquette et Annie Molin Vasseur, Simone Aubry Beaulieu, Montréal, Édition du Lion Ailé, 1982, p. 41-42.

[DOSSIER]

Marc Chicoine, Dormir la rivière, installation, 2016.

Barachois In Situ

Le territoire est un espace à visage humain grâce au traitement, à la traduction que l’art en assure.1

«

«

BARACHOIS IN SITU : UNE RENCONTRE ENTRE L’ART ET LE TERRITOIRE Henri Dorion

Initiée en 2016 par John Michaud et Marc Chicoine, la Biennale Barachois In Situ est le plus important événement de création en arts visuels professionnels en Gaspésie. Ce symposium se déroule devant public et investit la plage, la halte routière et, désormais, le village même de Barachois. Cet évènement art-nature nous offre l’occasion de découvrir ce magnifique village gaspésien et de questionner notre rapport à l’espace, au paysage et à la culture du territoire.

Gabrielle C. Lauzon

Historienne de l’art et résidente de Percé

I

l faut prendre conscience qu’à travers ses différentes manifestations, le territoire communique.

Il transporte évidemment des informations entre les écosystèmes, mais il nous transmet également des informations culturelles et historiques. L’historien Jean-Marc Besse

explique en ce sens que la terre est elle-même culture et patrimoine, puisqu’elle contient le « mouvement de l’existence humaine »2.

Ce mouvement est celui depuis lequel émergent les villages, les cultures, les lieux sacrés et les lieux aimés.

Les nombreux espaces de l’in situ

En Gaspésie, l’histoire culturelle du territoire est millénaire. À travers les déplacements, les portages, les caches et les aménagements réalisés et entretenus durant près de 10 000 ans d’occupation du Gespe’gewa’gi, les

Août - Novembre 2020 | MAGAZINE GASPÉSIE

[33]

[DOSSIER] Mi’gmaqs de la Gaspésie ont en effet largement nourri et culturellement échangé avec le territoire. Le village et le barachois de Malbaie font partie de ces lieux à l’histoire et aux cultures multiples et anciennes. On peut en conclure que s’il est évident que les villages contiennent et racontent des histoires, il en va de même des territoires. En investissant la plage de Barachois, les artistes et leurs œuvres créées in situ, participent à raconter, entretenir et réécrire le territoire.

Le terme latin in situ, « sur place », signifie que l’œuvre ne révèle son sens véritable qu’en conjonction avec le lieu où elle se déploie. L’in situ a donc ceci de particulier que l’œuvre et son espace sont indissociables. Cette rencontre entre le site et l’œuvre crée ce qu’Hélène Doyon, artiste et professeure à l’École des arts visuels et médiatiques de l’UQAM, nomme des « lieux autres » 3. L’historienne de l’art Johanne Lamoureux utilise même l’expression d’art « insituable » pour parler de l’art in situ. Ce qui semble a priori un paradoxe révèle au contraire la véritable nature de ce type de manifestation artistique, puisque les œuvres forgent des ponts entre les espaces. Pour reprendre les propos d’Hélène Doyon, on peut donc dire qu’à travers l’art, « l’humain façonne le lieu qui réciproquement le façonne dans un mouvement incessant de l’espace »4.

Des barges de pêche à la morue mouillent dans la baie de Malbaie, à Barachois, entre 1930 et 1940. À droite, on aperçoit deux quais sur pilotis appelés « têtes de chafaud », près desquels sont attachées des petites chaloupes (flats).

Musée de la Gaspésie. Fonds Cornélius Brotherton. P141/1/3-12-18

Barachois, un lieu de passages et de rencontres

Ce « mouvement de l’espace » se manifeste d’ailleurs matériellement dans le barachois même qui est un écosystème de passage, de partage et de transmission. Il s’agit en effet d’un lieu intermédiaire entre plusieurs écosystèmes, où transitent mer et rivières, marées, courants, poissons, oiseaux… Il s’agit également d’un lieu d’échanges entre village et paysage, et, grâce à la Biennale Barachois In Situ, entre art et territoire. Aussi, « les artistes sontils invités, explique John Michaud en 2016, à s’inspirer de l’histoire de Barachois, de la nature, des éléments naturels forts à cet endroit-là et à développer un dialogue avec la communauté et les visiteurs ».

Durant l’édition 2016, Marc Chicoine a, par exemple, réalisé l’œuvre

Marc Chicoine, Dormir la rivière, installation créée à partir des vestiges du dernier quai de Barachois et du sel pour rappeler le séchage de la morue, 2016.

Collection Marc Chicoine

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MAGAZINE GASPÉSIE | Août - Novembre 2020

Dormir la rivière, une installation dans laquelle il a transformé les vestiges du dernier quai de Barachois en grand lit de bois. Ainsi, en référence au salage de la morue, traditionnellement pratiqué à cet endroit, l’artiste a étendu du sel à quelques endroits sur son œuvre dans l’espoir d’y préserver la mémoire du lieu. En 2018, c’est aux savoirs et aux connaissances des habitants de la région que l’artiste Loriane Thibodeau a fait appel pour trouver l’argile locale crue nécessaire à la réalisation de ses sculptures : « En mettant en valeur l’argile locale, j’ai surtout mis en valeur les connaissances des gens. Moi je suis céramiste, oui j’ai certaines connaissances, mais en arrivant ici, sur le territoire, pour trouver de l’argile il a fallu que je trouve des gens. Ça, pour moi, c’est vraiment très poétique. C’est une façon très concrète de dire aux gens : voilà vous connaissez votre territoire et c’est grâce à vous que je peux réaliser mon projet. » Les projets sélectionnés pour la prochaine édition viendront une fois de plus réactiver et enrichir la culture du lieu. Entre autres, celui de l’artiste originaire de Douglastown, Kathy Kennedy, qui consistera en la radiodiffusion locale de collages audio inspirés d’entrevues menées avec des aînés de Barachois. Cette œuvre sonore fera résonner leurs paroles et leurs souvenirs au cœur du village, telle une rencontre entre le passé et le présent, entre les générations et entre l’intime et le public.

En offrant aux artistes la chance de dialoguer avec le territoire, la Bien-

«

«

C’est en établissant une relation enharmonique entre les deux dimensions de l’esprit humain que sont le réel et l’imaginaire que le territoire prend tout son sens comme lieu de l’homme.5

Henri Dorion

nale Barachois In Situ participe à nourrir, enrichir et vitaliser les interactions qui font de nos lieux des territoires culturels.

Entre village et paysage

Au début des années 2000, à l’occasion des symposiums d’art in situ des Jardins du Précambrien à ValDavid, Henri Dorion affirmait que ces rencontres permettent à l’art et

au territoire de participer à une même « interrogation collective »6. À une époque où, pour reprendre l’expression du géographe Claude Raffestin, « les économistes tendent toujours à homogénéiser l’espace »7, cette interrogation collective est plus nécessaire que jamais.

La rencontre art-nature qu’offre la Biennale Barachois In Situ représente donc une occasion privilégiée

Préparation de la morue à Barachois, 1940.

Photo : Herménégilde Lavoie BAnQ Québec. E6,S7,SS1,P1380

de redéfinir notre relation au territoire à travers les composantes immatérielles, telles que l’art et la culture, qui fondent en grande partie notre rapport au monde. Cet évènement artistique est, en ce sens, un acte de création collective réalisée de concert entre village et paysage.

La Biennale Barachois In Situ est organisée par le bureau satellite du Centre d’artistes Vaste et vague à Percé. La 3e édition intitulée Village/Paysage se déroulera en août 2021.

Remerciements à Julie Fournier-Lévesque, coordonnatrice de la Biennale Barachois In Situ pour sa collaboration au texte Notes

1. Henri Dorion, « Le territoire est culture », Les jardins du précambrien : symposiums internationaux d’art in situ, 2001-2006, Montréal, L’Hexagone, 2007, pp. 27-28.

2. Jean-Marc Besse, Voir la terre, six essais sur le paysage et la géographie, Arles, Actes Sud, 2000, p. 143.

3. Hélène Doyon, Hétérotopie : de l’in situ à l’in socius, thèse : Université du Québec à Montréal, 2007, p. 149.

4. Ibid., p. 43.

5. Dorion, op. cit., pp. 27-28.

6. Ibid., p. 39.

7. Claude Raffestin dans Dorion, ibid., p. 26.

Loriane Thibodeau, Puisqu’on ne peut pas se contenir indéfiniment, installation, 2018.

Barachois In Situ

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GALERIE MYLÈNE HENRY Arts visuels et métiers d'art

224, route 132 ouest, PERCÉ, Qc. G0C 2L0 • www.mylenehenry.com • Tél.: 514-793-3443

[DOSSIER]

La villa Frederick-James au sommet du cap Canon, 2019.

Photo : Guy Fortin

DIAPORAMA PHOTO DE LA VILLA

LA VILLA FREDERICK-JAMES OU LA COHABITATION D’ICÔNES Le peintre américain Frederick E. James est principalement connu pour ses représentations de la vie américaine du 18e siècle. Il se spécialise dans les scènes de genre (vie quotidienne), les intérieurs et les sujets religieux. À la fin du 19e siècle, James fait ériger une villa au sommet du cap Canon, surplombant le célèbre rocher. Percé et la villa sont, à une époque, au centre de la fibre artistique, toutes formes d’art confondues. Aujourd’hui, la villa Frederick-James est une icône.

Jean Pierre Bernard

Chroniqueur historique et résident de Barachois

U

ne icône représente une image sacrée en bois qui orne les églises de rite chrétien oriental et occidental. Dans ce texte, je m’inspire de la définition de nos voisins du sud qui, dans la langue de William Shakespeare, lui donne le sens d'idole ou de « vedette », comme dans les icônes du 7e art américain.

Le constructeur et l’artiste

Frederick E. James est né à Philadelphie (Pennsylvanie) en 1845 et est [36]

mort à Percé le 17 juillet 1907. C’est lors de son voyage en tant que jeune marié qu’il tombe amoureux du petit village de pêcheurs qu’est Percé à cette époque. Dans sa villa éponyme, une représentation du village de Percé, comprenant l’église Saint-Michel selon les plans originaux consultés par James, le mont SainteAnne et sa Table à Roland en contreplan, est représentative du style et de l’ensemble de l’œuvre de l’artiste.

L’édifice, construit en 1888, constitue une vaste demeure de style victorien,

MAGAZINE GASPÉSIE | Août - Novembre 2020

Carte postale d’une scène de pêche à Percé, années 1900. La villa trône sur le cap Canon à gauche.

Musée de la Gaspésie. Collection Centre d’archives de la Gaspésie. P57/7,00.2.1

[DOSSIER]

Carte postale d’une scène de pêche à Percé, datant d’avant la construction de la villa (1888).

Photo : J.-E. Livernois Musée de la Gaspésie. Fonds Cornélius Brotherton. P141/1/3-16-2

trônant majestueusement sur le cap Canon, en parallèle avec le monolithique rocher en contrechamp, dans une élégance harmonieuse et ornementale. À la fois atelier et résidence, du fait qu’elle soit constituée physiquement de deux bâtiments, son revêtement Shingle représente une

particularité des bâtiments de style néo-Queen Anne.

Cette villa est construite après l’acquisition par James de la demeure d’Achille Soucy, propriétaire original du logis, qui devait la perdre pour des taxes impayées. James fait déplacer la maison Soucy et en retire les plafonds pour créer son atelier surnommé « The Studio ». L’annexe, appelée « la résidence », suit peu de temps après. À la fois solidement ancrée et fragilisée par la falaise rocheuse et érosive du cap Canon, la villa se divise en deux sections : la partie nord, ornée de l’immense baie vitrée, pièce maîtresse de l’atelier de Frederick

Des œuvres inspirées de Percé Depuis longtemps, Percé attire de très nombreux artistes visuels. Ils ont créé des œuvres iconiques qui ont contribué à marquer le passage du temps depuis la première référence de Percé par Champlain en 1603 jusqu’à aujourd’hui, et à faire connaître le site mondialement.

Durant la Deuxième Guerre mondiale, l'écrivain français André Breton, père du surréalisme, a trouvé à Percé un lieu de refuge et la source d'inspiration de ses grandes œuvres littéraires, dont Arcane 17, un hymne à la beauté d'Élisa, sa muse, et du lieu, Percé.

En 1946, Yvan Goll, sous le nom de plume d'Isaac Lang, rédige, à l’ombre du rocher, Le Mythe de la Roche percée, poème inspiré par ce dernier. Ce poème est illustré par trois eaux-fortes du peintre surréaliste Yves Tanguy.

James. La seconde partie, centrale celle-ci, et la partie sud forment un ensemble qui complète la première.

Elle dispose d’une galerie très lumineuse, d’un escalier en angle, de trois foyers, d’une cuisine et de quartiers de bonnes donnant sur le rocher Percé, d’une salle à manger surplombant L’Anse-du-Sud et le centre du village de Percé ainsi que de trois chambres à coucher à l’étage.

Très peu de renseignements de première source sont disponibles sur la vie des habitants de la villa entre sa construction et la mort de James au début du 20e siècle. On sait cependant que l’intérieur est fortement inspiré de la résidence familiale américaine de James à Philadelphie. Dans un article de 1930, possiblement tiré du Philadelphia Inquirer, on indique que certains des meubles de la villa ont été légués par Mme James à un musée de Montréal. Les autres meubles, selon les informations recueillies auprès des descendants, ont été retournés en Pennsylvanie.

Dans une édition privée parue vers la fin des années 1980, Claude Tremblay et Micheline Boucher racontent l’histoire de celle-ci avec beaucoup de poésie. Tout en laissant la villa parler, Tremblay et Boucher nous accompagnent dans cette demeure déjà centenaire avec beaucoup de verve, doublée d’une iconographie de Claude Tremblay.

Le style néo-Queen Anne

Les éléments de l'ouvrage Arcane 17 se retrouvent dans cette œuvre : le rocher peint en bleu, Élisa couchée représentée dans les teintes de rouge, deux fous de Bassan et deux mains jointes aux extrémités, en référence à l'œuvre La cathédrale d'Auguste Rodin. Dessinées au crayon blanc sur fond noir, des citations du livre bordent l’œuvre, malheureusement non visibles sur cette photo.

Paul Béliveau, Le rêve d’Élisa, acrylique et crayon sur toile, 190,5 x 340,4 cm, 1994.

Collection Musée de la Gaspésie. Don de l’artiste

Toit à deux ou quatre versants imbriqués, faîtière, une à deux tourelles compliquées, deux étages, beaucoup de fioritures, architecture sophistiquée, galerie recouverte, cheminée hors d’œuvre, ornementation infinie.

Ces caractéristiques définissent la villa Frederick-James. Le style néoQueen Anne, qui date de la fin de l'époque victorienne, a surtout été populaire entre 1890 et 1914. Ce style, que l'on désigne parfois comme le style « Renaissance libre », intègre des éléments empruntés à différentes époques, notamment des façades asymétriques, des lignes de toit irrégulières et très inclinées, des pignons en façade, des corniches en

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[DOSSIER] saillie, des tours rondes ou carrées en coin coiffées de tourelles, des fenêtres aux formes inhabituelles, des vérandas enveloppantes, des montants élaborés, des bardeaux en écailles de poisson, des textures détaillées et des couleurs éclatantes. Son caractère fantaisiste en a toujours fait un style difficile à définir. D'ailleurs, on le désigne parfois comme un style exubérant et excessif, sophistiqué et flamboyant.

Un lieu fréquenté par les artistes

L’atelier de la villa est également fréquenté par plusieurs artistes dès le début du 20e siècle. Parmi ceux et celles qui l’ont visité, on retrouve des plaisanciers de passage, mais qui ont imprimé l’image du rocher, de l’arrondissement naturel et du site patrimonial de façon pérenne. En effet, on sait que James et sa femme ont accueilli chez eux plusieurs artistes américains. La période des séjours à Percé du photographe Paul Strand ainsi que de la peintre Georgia O'Keeffe pourraient correspondre sur le plan des dates, mais il n’existe aucune preuve de leur passage ou non à la villa.

La villa Les Goélands

En 1932, à la mort de Lucy, la veuve de Frederick James, la maison est

L’atelier où Frederick James peignait avec la grande fenêtre orientée presque franc nord pour la qualité de la lumière.

Photo : Odile Roy

acquise par le docteur Elphège Éthier et devient la villa Les Goélands. La famille Éthier, dont le vocable « maison Éthier » existe encore aujourd’hui chez certains Percéens, sont les derniers propriétaires individuels de la villa; Mme Éthier en sera la dernière occupante en 1961. C’est grâce à sa correspondance et à son testament, que l’on comprend que le quartier des bonnes était occupé par des domestiques, probablement des locaux; Mme Éthier ayant elle-même effectué un legs à son chauffeur.

La villa est ensuite la propriété du gouvernement du Québec (par l’entremise du ministère de la Chasse et de la Pêche), de la famille Molson et d’Héritage Canada et, finalement, de l’Université Laval à Québec.

Un fragile équilibre

La vue splendide de la galerie.

Photo : Odile Roy [38]

Cette description de la villa Frederick-James, tel que nous l’avons élaborée précédemment, est basée sur l’analyse de peu de documents de première main ainsi que des éléments architecturaux généraux et génériques puisés dans différentes références, étant donné la rareté de sources sur cette villa et son propriétaire.

Ce qui semble incontestable par contre, c’est que le site exceptionnel de cette maison a sûrement inspiré l’artiste qu’était Frederick James de multiples façons. En particulier, l’éclairage fourni par les multiples percées de lumière, selon le moment du jour, devait procurer à cet artiste des moments de travail intenses

MAGAZINE GASPÉSIE | Août - Novembre 2020

dans son atelier. En fait, comment expliquer la présence de cet artiste américain sinon par la grandeur du site qui lui a permis de pratiquer son art en toute quiétude, entouré de beauté, de nature et de lumière?

De nos jours, tout ce qu’il reste de sa vocation artistique est la présence de l’École internationale d’été de Percé qui s’y installe au début des années 2000. La villa est administrée par la faculté d’aménagement, d’architecture, d’art et de design de l’Université Laval.

La relation entre le patrimoine et le tourisme est complexe. Ces concepts s'opposent et se complètent dans une relation qui peut s'avérer compliquée autant en milieu rural qu’en milieu urbain. Sans discrimination, cette relation identifie les éléments qui influencent la perception des groupes pour finalement établir une corrélation entre le développement du tourisme et la conservation du patrimoine dans une perspective de développement durable. Tout un défi pour cette demeure au bord du précipice environnemental.

Remerciements à Jean-Louis Lebreux, directeur du Musée Le Chafaud, pour son immense contribution à la rédaction de cet article par l’accès à un fonds d’archives exceptionnel et à sa mémoire vivante

VERSION LONGUE

[DOSSIER]

La maison et l’atelier-galerie Gal Reid’Art, années 2000.

Collection Françoise Reid

UN LIEU QUI PORTE LA CRÉATION Quelque part entre Gaspé et Percé se dresse une grande maison bleue égaillée de jaune. L’île Bonaventure et le rocher Percé trônent au loin, comme déposés sur l’horizon. Tout près de la résidence, un bâtiment vitré est orienté vers la mer. Derrière sa grande porte se cache un atelier d’artiste où les traces de peinture sont les fragments de souvenirs d’œuvres à imaginer. Ce bâtiment a d’abord été le magasin général du capitaine Duncan, ensuite l’atelier du peintre Owen Chicoine, puis celui de l’artiste Françoise Reid et finalement, le mien. Histoire d’un lieu qui porte la création..

Marie-Michèle Plante

Propriétaire de la maison et artiste

O

wen Chicoine est né le 4 juillet 1916 à Belle-Anse où il grandit. Toute son œuvre est empreinte de sa Gaspésie natale. La vibrance de sa palette et de ses formes est l'écho du paysage qui se dresse sous mes yeux chaque jour depuis que j’y habite, comme c’est le cas pour la toile Marine rouge (1967). Cette dernière capte exactement l’éclat de la lumière et son mouvement, elle transcende les presque 60 ans

qui ont passé depuis sa création. « Les tableaux d’Owen Chicoine, je les ai tous les jours devant les yeux au lever, tous les soirs au coucher. »1 a écrit la journaliste et autrice Evelyn Dumas, native de SaintGeorges-de-Malbaie. Des années plus tard, je retrouve toujours quelque chose de complètement actuel dans l’œuvre de Chicoine, une intensité dans la touche et une tourmente dans le mouvement qui n’ont pas d’âge.

« Owen peint dès l’aube, dans la tranquillité des matins. En fin d’après-midi, c’est la détente; des visiteurs s’attardent jusque tard en soirée. »2 Cet atelier lui sert alors qu’il connaît une période particulièrement prolifique dans les années 1960. Il y tient également la galerie Moult Baies où il expose.

Cette maison et cet atelier sont ensuite le lieu de création et de diffusion de l’artiste Françoise Reid qui y passe ses étés pendant les

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Owen Chicoine, Marine rouge, huile sur aggloméré, 61 x 73,5 cm, 1967.

Collection Musée de la Gaspésie. Don de l’artiste

20 dernières années. Peintre et amoureuse des couleurs issues de ce paysage grandiose, elle y tient une galerie d’art, la Gal Reid’Art, de 2003 à 2009. L’ancien atelier d’Owen Chicoine lui sert également de lieu de création alors que la partie arrière reçoit des expositions

Owen Chicoine dans l’atelier, années 1960.

Collection famille Chicoine [40]

Bien que complètement différentes et uniques, les œuvres des artistes qui ont habité ou qui fréquentent maintenant l’atelier partagent une certaine unité. Je constate que la force du lieu imprègne complètement la création qui s’y fait. Je trouve important d’honorer cette mémoire. J’aime l’idée que le lieu que j’habite voyage dans les yeux des artistes qui y passent. Plus que seulement la création, l’idée de la résidence d’artistes prend ici son sens dans la rencontre. La rencontre avec le territoire, l’histoire, la culture, l’œuvre d’Owen Chicoine, les gens, la peinture de Françoise Reid, la lumière et le terreau fertile qu’est la côte gaspésienne. J’ai la chance et le privilège d’habiter ce lieu magnifique et je continuerai à le partager au profit de la création. J’aurai d’ailleurs le plaisir de recevoir les artistes de la Biennale de Barachois In Situ lors de la prochaine édition.

comme celle de Nadia Aït-Saïd qui y a été présentée.

Remerciements à Louise et Marc Chicoine, Pascale Gagnon et Françoise Reid

Une vocation qui se poursuit

Notes

C’est sans connaître ce prélude que je visite la maison datant de 1864 au printemps 2019. Je pousse la lourde porte qui mène à l’atelier et tout se met à faire sens. Il y a quelque chose qui me happe dans le paysage autant que dans le lieu, une intensité que je retrouverai plus tard dans l’œuvre de Chicoine. Ce n’est pas ce que je cherchais au départ, mais c’est maintenant une évidence : le projet que je chéris depuis plusieurs années d’ouvrir un lieu de création et de rencontres pour inspirer et accueillir des artistes prendra forme.

J’y emménage à l’été. J’ai le plaisir de recevoir une première artiste l’hiver suivant. La peintre Josiane Lanthier passe quelques semaines à préparer son exposition solo qui sera présentée à Montréal. Elle me parle beaucoup de la lumière et des couleurs du ciel qui animeront ses œuvres. Son périple lui permet de faire des rencontres qui l’inciteront certainement à revenir et à exposer ici. Sa présence me confirme que la vocation artistique de la maison doit être conservée.

MAGAZINE GASPÉSIE | Août - Novembre 2020

1. Owen Chicoine, Gaspé, Musée de la Gaspésie, 1990, p. 23.

2. Ibid., p. 8.

La peintre Josiane Lanthier en résidence, 2020.

Collection Marie-Michèle Plante

[NOS ARCHIVES]

Enveloppe du marchand Théodore-Jean Lamontagne, 1894.

Musée de la Gaspésie. P32 Fonds Théodore-Jean Lamontagne

LE CENTRE D’ARCHIVES DE LA GASPÉSIE A 30 ANS! Le 16 août 1990, le ministère des Affaires culturelles du Québec désigne huit premiers centres d’archives privées pour leur attribuer un certificat d’agrément. Il stipule que ces organismes ont démontré leurs habiletés dans la sauvegarde de leur patrimoine et qu’ils sont aptes à conserver les documents historiques de leur région. Venant avec une aide financière de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), l’agrément permet au Centre d’archives du Musée de la Gaspésie de se consacrer à cette tâche depuis maintenant 30 ans!

Marie-Pierre Huard

Archiviste, Musée de la Gaspésie

L

e 22 août 1990, mettant fin à plusieurs années de démarches et reconnaissant le travail amorcé par la Société historique de la Gaspésie, le Centre d’archives reçoit son certificat officiel. Comme l’explique le conservateur des Archives nationales lors de son discours au musée, en présence de l’archiviste régional de BAnQ : « les organismes qui sont agréés le sont parce qu’ils ont démontré leur compétence pour conserver leurs archives et les mettre en valeur, aussi parce qu’ils

ont fait preuve d’initiative et de cette faculté particulière qui consiste à pressentir ce qui peut être utile pour bâtir des pans de notre histoire. »1.

Profitons de cet anniversaire pour mettre de l’avant quelques fonds d’archives acquis, traités et conservés au fils des ans.

Fonds Alexandre et Lemarquand

Acquis en 1980, soit avant l’obtention du certificat d’agrément, le fonds Alexandre et Lemarquand

contient de très beaux négatifs de verre. Témoin d’une autre époque, ce fonds évoque la vie familiale et entrepreneuriale de ces Jersiais d’origine. Grâce à ces documents, nous en apprenons plus sur le commerce et la pêche de cette belle région de Pointe-Saint-Pierre à Belle-Anse à la fin du 19e siècle.

Fonds Théodore-Jean Lamontagne

Théodore-Jean Lamontagne est un homme important de l’histoire

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[NOS ARCHIVES] de Sainte-Anne-des-Monts. Grand marchand de poissons et de bois, il fait construire un manoir que nous avons encore la chance d’apercevoir aujourd’hui. Une grande correspondance familiale nous permet de suivre les membres dès 1852 et ce jusqu’en 1925. Pour leur part, les registres de comptabilité contiennent des informations pertinentes sur les activités commerciales du marchand. Les documents sont transmis au Centre d’archives en 1991.

connaît un franc succès. Elle produit plusieurs types de bois qui sont vendus sur les marchés québécois, ontariens et américains. Alphonse Couturier possède même un magasin dans le village. L’aventure se termine malheureusement avec le décès du père et du fils à un an d’intervalle vers 1973. Le Centre d’archives fait l’acquisition des documents de l’entreprise en 2010.

Collection Chantal Soucy

En 2012 et 2013, le Centre d’archives a la chance de recevoir quelques centaines de photographies grâce au travail de collection de Chantal Soucy.

Elles évoquent majoritairement l’époque suivant l’ouverture du boulevard Perron de 1929. Des paysages, des scènes d’antan et des habitants sont captés par les touristes venus explorer la région. Des photographies plus rares comme celle du congrès de géologie à Percé en 1913 font aussi partie de cette collection.

Fonds Usine du Grand Sault

Don officialisé en 1995, ce fonds ne contient pratiquement que des documents iconographiques. Dès le début du 20e siècle, un ingénieur américain achète un terrain dans la région de Madeleine. Son but?

Construire une usine de pâtes et papiers. Il réussit, non sans embûche jusqu’à l’aube de la crise économique de 1929. Ce fonds d’archives permet à tous les chercheurs de voir l’évolution et l’ampleur qu’était l’usine du Grand Sault.

Fonds Alfred Miller

Alfred Miller est un homme patient.

Il découvre des minerais de cuivre sur le territoire de la future ville de Murdochville alors qu’il n’a même pas 30 ans. Il doit attendre ses 70 ans pour voir le début de l’exploitation. Prospecteur, il travaille aussi pour Gaspé Oil Ventures Limited et doit trouver des gisements de pétrole. Grâce à ce fonds d’archives, les chercheurs peuvent consulter notamment des

Fonds Alphonse Couturier et fils

Alphonse Couturier et fils est pendant plusieurs décennies une entreprise marquante dans le monde forestier de la Haute-Gaspésie, plus précisément à Marsoui. M. Couturier s’installe au village dans les années 1930. Il construit une scierie près de dix ans plus tard qui

Barrage du Grand Sault, entre 1915 et 1929.

Musée de la Gaspésie. Fonds Usine du Grand Sault. P33/1/93

Vue de Belle-Anse, entre 1890 et 1910.

Musée de la Gaspésie. Fonds Alexandre et Lemarquand.

P6,80.49.119

cartes topographiques et géologiques dessinées par Alfred Miller et lire ses nombreuses demandes d’aide financière pour l’exploitation du minerai. En 2007, il est intronisé au Canadian Mining Hall of Fame prouvant ainsi son importance dans le monde minier. En 2018, son petitfils nous offre les documents de son grand-père longtemps conservés dans la maison familiale.

Fonds Pierre Rastoul

Voici ici un grand fonds photographique que le Centre d’archives conserve depuis le tout début de son agrément. Pierre Rastoul est le deuxième directeur de l’histoire du musée, soit de 1979 à 1981. Spécialiste de l’histoire et de l’ethnographie, il est l’auteur de quelques livres sur la région. Les photographies, prises entre 1976 et 1978, témoignent de pans d’une Gaspésie qui n’existe plus. Plus de 1 400 documents iconographiques évoquent la grande importance de la pêche, le déclin plus qu’évident des grandes compagnies de pêche, un mode de vie différent, une architecture maintenant disparue, etc.

Vous venez de parcourir un très petit horizon de ce que le Centre d’archives conserve depuis maintenant 30 ans. Ouvert à tous, nous vous invitons à explorer ses trésors sur place et à nous aider à poursuivre notre mission pour encore très longtemps.

Note

1. « Centre d’archives de la Gaspésie agréé par le ministère des Affaires culturelles », Magazine Gaspésie, volume 28, numéros 3 et 4, nos 111 et 112, 1990, p. 7.

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MAGAZINE GASPÉSIE | Août - Novembre 2020

[NOS PERSONNAGES]

Le nom du soldat Charles Fournier et son matricule sont gravés dans le Mémorial de Vimy, situé dans le département de Pas-de-Calais en France. Cet hommage est le plus prestigieux que le Canada a rendu à ceux qui ont combattu et donné leur vie au cours de la Première Guerre mondiale.

Photo : Tom Eden Musée de la Gaspésie. Série Tom Eden.

P57/28/12/124

LE SOLDAT CHARLES FOURNIER UN GASPÉSIEN MORT AU CHAMP D’HONNEUR Plusieurs Québécois se sont portés volontaires lors de la Première Guerre mondiale. Parmi ceux-ci, de nombreux Gaspésiens ont répondu à l’appel pour servir sous les drapeaux. Le soldat Charles Fournier était l’un de ces militaires.

Jacques Bouchard

Capitaine (retraité) et résident de Petite-Vallée

N

é à Petite-Vallée le 11 mai 1893 au sein d’une nombreuse famille de 14 enfants, il est l’un des cinq fils d’Alexis Fournier et de Joséphine Brousseau. Mesurant à peine 5 pieds et 5 pouces et charretier de métier, il signe ses documents d’enrôlement le 4 mai 1915 à Montréal. Il s’engage à servir pour un an ou toute la durée de cette guerre, incluant une période supplémentaire de six mois après la cessation du conflit.

La seule unité francophone

C’est le colonel Frédéric-Mondelet Gaudet du 22e Bataillon qui atteste

le serment du soldat Fournier. Ce bataillon est formé dès octobre 1914 pour encourager les Canadiens français à joindre l’armée et ainsi servir dans une unité francophone, qui sera d’ailleurs la seule à travailler en français au cours de cette guerre.

Malgré cela, tous les documents du dossier du soldat Fournier sont rédigés uniquement en anglais.

L’entraînement de base au Canada n’est pas trop élaboré, car dès le 29 mai 1915, il arrive en Angleterre après une traversée de l’océan Atlantique de 9 jours, à bord du navire SS Saxonia. Après une instruction plus exhaustive d’un peu plus de trois

mois, c’est à partir de Folkestone, près de Douvres en Angleterre, qu’il est muté en France, au combat.

Une première blessure par balle

Le 8 novembre de la même année, il est blessé à Boulogne d’une balle au cou. Ce n’est que deux jours plus tard qu’il sera admis à l’hôpital de première ligne pour être ensuite envoyé à l’hôpital de Shorncliffe en Angleterre le 11 novembre. Puis, le 16 décembre suivant, le soldat Fournier a suffisamment récupéré pour pouvoir sortir de cet hôpital. Bien que la blessure au cou soit totalement

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[NOS PERSONNAGES] même que des massages avant de retourner au front.

Sa convalescence s’effectue à Ramsgate, un village anglais situé en bordure de la Manche. Au cours de cette période, soit la veille de Noël, il est condamné à une suspension de 5 jours de solde pour avoir fait la fête avec un peu trop de vigueur. Finalement, le 15 mars 1916, il est déclaré suffisamment en forme et reçoit son congé de la part du personnel médical.

Mort au combat

Trois soldats de la Première Guerre mondiale faisant partie du Royal 22e Régiment, dont Élias Tapp de L’Anse-à-Valleau (probablement au centre), vers 1915-1916. Leur uniforme est le même que celui que portait le soldat Fournier.

Musée de la Gaspésie. Série Élias Tapp. P57/26/11/6

guérie, le soldat Fournier a de la difficulté à lever son bras droit au-dessus de l’épaule. Toutefois, le personnel médical recommande un mois supplémentaire de travaux légers et d’exercices physiques de

J’admire le paysage

Le 24 avril suivant, il est transféré du bataillon de réserve à son unité régulière du 22e Bataillon, puis il retourne en France. Tout au long de la bataille de la Somme, le soldat Fournier accomplit son devoir avec ses compagnons d’armes. Le 14 septembre 1916, alors qu’il s’échine à construire un parapet, un tireur d’élite ennemi réussit à l’atteindre et il décède en plein combat.

Sa dépouille n’a pu être retrouvée ni enterrée décemment, toutefois son nom est éternellement gravé sur le monument de Vimy afin d’assurer la pérennité de notre devoir de mémoire collectif.

Remerciements à Miriam Schurman, archiviste des collections du Musée Royal 22e Régiment

Je fais du vélo

J’économise

Plusieurs honneurs Médailles décernées au soldat Fournier à titre posthume le 22 octobre 1920 : -Étoile de 1914-15 -médaille de guerre britannique -médaille de la Victoire -croix du Souvenir (reçue par sa mère Joséphine Fournier, née Brousseau) -plaque de bronze : Dead Man’s Penny (reçue par son père Alexis Fournier)

Trois médailles décernées au soldat Fournier : l'Étoile de 1914-1915, la médaille de guerre britannique et celle de la Victoire.

Musée Royal 22e Régiment

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[NOS GASPÉSIENNES]

Une classe au monastère des Ursulines à Gaspé, 1950.

Photo : Gustave Bédard

BAnQ Québec, Fonds Ministère de la Culture et des Communications - Office du film du Québec, E6,S7,SS1,P81534

AU TEMPS DES URSULINES DE GASPÉ REGARDS ET SOUVENIRS En ce temps-là, les montagnes dominaient la baie et la petite ville, à Gaspé. Elles les dominent toujours, bien sûr, mais en ces années 1950 et début 1960, encore couvertes de forêt, elles étaient coiffées d’impressionnantes constructions qui avaient leur mystique, leur rôle, leur histoire, et comptaient pour beaucoup dans la vie de la population. À l’ouest, il y avait le monastère des Ursulines, grand, de brique rouge, avec de la vigne qui montait si joliment sur le mur, du côté de la grande entrée. Magnifique, ce monastère veillait sur la ville, sur les enfants, sur les jeunes filles qui venaient y étudier en provenance de tous les villages de la Gaspésie.

Sœur Bernadette Marie Roy

Ancienne élève des Ursulines (Marie Roy)

A

u nord, on voyait l’immense Sanatorium Ross, de pierre grise, que d’ailleurs on voyait par l’autre versant, de Rivière-auRenard et même de plus loin. Au sud-est, c’était l’ancien hôpital, avec le monastère des Augustines qui en faisait alors partie.

En ce temps-là, le vieux pont, inauguré en 1932, l’une des conquêtes de Mgr Ross, à qui Gaspé doit le chemin de fer, les institutions enseignantes et hospitalières… le vieux pont, donc, faisait parfois sonner sa cloche. Elle tintait… et dans la petite ville, tout le monde savait qu’on

levait la partie du milieu, comme on le ferait d’un pont-levis, pour laisser passer un navire. Quelle attraction!

Un évènement qui devenait de plus en plus rare! Il était si beau, ce pont, avec ses arcades tissées de fer, une sorte de pont de Québec en plus petit…

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[NOS GASPÉSIENNES] En ce temps-là, là-haut, sur la montagne, il y avait le grand potager des Ursulines, tenu par sœur Véronique, un sourire en grande robe sous son voile et son chapeau.

Et il y avait, plus haut que le monastère, tout près de la forêt, une vieille maison blanche à toit noir, abandonnée, tombant en ruine. On la voyait en allant faire une promenade en raquettes, mais on n’osait entrer, parce que le toit menaçait et peutêtre encore plus, mais l’aurait-on avoué? parce qu’on la disait hantée.

Quand le ballon-balai côtoie le catéchisme et l’anglais

De ces huit années passées sur les bancs d’école et de piano, je garde un souvenir radieux. Les maîtresses ont eu pourtant fort à faire avec une élève indisciplinée et espiègle, mais enfin… c’était merveilleux tout de même! Depuis la 1ere année du primaire où, en cours de catéchisme, mère Marie-Stella nous expliquait « l’âme ». Nous avions donc tous une âme immortelle! Je la dévorais des yeux, et surtout, je fixais sa grande guimpe, ce genre de collerette blanche qui descendait bien bas sous son cou, et j’ai osé lui demander : « Est-ce votre âme qu’on voit là? » pensant que, dans le cas des religieuses, l’âme se portait par-dessus la poitrine,

Monastère des Ursulines à Gaspé, entre 1930 et 1940.

Musée de la Gaspésie. Fonds Cornélius Brotherton. P141/1/1-4-8

visiblement… L’année scolaire se terminait glorieusement par une distribution des prix; René, qui avait commencé l’école à 4 ans, a reçu à juste titre le prix du « charme enfantin »; je m’en tirai avec un prix de « débrouillardise ».

Et puis, il y a eu la 2e année avec mère Marie de la Paix. Tous les enfants n’étaient pas sages. Un jour, pendant la classe, j’ai été demandée au bureau de mère « directrice », avec Donald, le plus turbulent des petits garçons. J’en tremblais d’inquiétude! La cause? « Mes enfants, je vous ai fait venir à part, parce que vos deux mamans m’ont donné une

Souvenirs 1939-1942

Philomène Allard

En 1939, j’avais 16 ans et je quittais Carleton pour entrer pensionnaire à l’École normale de Gaspé, lieu de culture, de formation et de générosité. Du haut de la colline, la vue sur la baie de Gaspé était inspirante.

J’aimais l’étude et j’étais heureuse dans cette enceinte calme et joyeuse. En 1942, je recevais avec fierté la médaille d’enseignement Honneur et mérite décernée par Victor Doré, surintendant de l’Instruction publique d’alors.

«

Je puise, encore aujourd’hui, dans l’héritage que m’ont laissé les Ursulines de Gaspé, une confiance sereine en la Providence et en la vie.

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boîte de chocolats pour Noël, et je veux la remercier… » En 4e année, mère Marie du Bon Pasteur nous a expliqué le mystère de la Sainte Trinité; depuis, je n’ai appris sur le sujet que des précisions complémentaires. Elle nous disait : « C’est un mystère, vous ne comprendrez pas tout… ».

Mais le sommet du bonheur a été atteint en 5e et en 6e années, qui se tenaient en classe réunie avec mère Marie-Médiatrice (sœur Raymonde Francoeur). Elle avait un don pour nous faire retenir. Par exemple, on met un accent circonflexe sur abîme, mais on n’en met pas sur cime. Pourquoi? Parce qu’on peut se pencher pour mettre l’accent sur un abîme, mais la cime est trop haute, on ne pourrait aller y poser ce petit chapeau! Le plus cocasse était le cours d’anglais. Maintenant je comprends que mère MarieMédiatrice n’en parlait pas un mot; elle s’asseyait donc près de nous et nous faisait écouter le cours donné par un monsieur à la radio.

Il disait souvent : « Repeat after me… » Alors, avec un sourire, elle nous faisait signe : « Répétez, mes enfants… ». Le sommet de sa popu-

SOUVENIRS DE PHILOMÈNE ALLARD

DIAPORAMA PHOTO 1939-1942

[NOS GASPÉSIENNES] larité était atteint lors des parties de ballon-balai, car il y avait une patinoire en plein air, qui dominait la baie, la Pointe à castor. Un jour, nous avions si bien suivi son cours qu’elle nous a donné presque tout l’avant-midi pour jouer, et elle jouait avec nous, balai en main!

Musique, mon amour!

Le meilleur de tout, pour moi, a toujours été la musique. Mère SaintJoseph a su me l’inculquer, avec toute l’autorité, la force et, surtout, le grand talent dont la nature l’avait dotée! Sa réputation s’était rendue jusqu’à l’école de musique Vincentd’Indy de Montréal, où j’ai entendu dire : « Il n’y avait qu’elle dans le bas du fleuve qui savait donner une certaine limpidité, une dextérité, une

fluidité du toucher. ». Et les duos de violon et piano, avec Thérèse… ce que nous avons exercé un certain concerto en la mineur de Vivaldi, on recommençait tous les samedis!

Mi la la la la, do si la, do si la…

Il y aurait tant à évoquer, de ces lointaines années : autour des Ursulines, la vie était champêtre. Chaque matin, aux aurores, leur fermier, Esdras, descendait à la ville, debout dans sa charrette, tenant les rênes du cheval… sans doute pour vendre du lait? Et parfois, en montant à l’école, on croisait le personnage légendaire de Gaspé, son mendiant attitré, surnommé « Menoute », car il s’entendait si souvent répondre, lorsqu’il demandait « la charité pour l’amour de Dieu » : « Minute »… Un jour, nous avons été bien méchants :

était-ce moi? ou les garçonnets qui m’entouraient? en lui criant son nom de Menoute ; il a répondu qu’il fallait l’appeler monsieur Vézina. Si j’avais connu alors la belle histoire de saint Benoît Labre…

Que dire maitenant? Au cours des années 1960, le secteur de l'éducation est pris en charge par le gouvernement du Québec. Le monastère des Ursulines cesse d’exister comme maison d’enseignement en 1967-1968.

Après avoir été intégrée au Cégep de la Gaspésie, l'École normale de Gaspé cesse ses activités en 1972. Il y a plus de trente ans, c’est avec un cœur brisé que j’ai lu le récit de la destruction du monastère, qui avait été abandonné et soumis au pillage pendant des années. Même la statue de la Vierge, qui était sur le toit, a été abattue, alors que l’on avait promis aux Ursulines de la leur remettre… Au fond, comme disait sainte Thérèse d’Avila : « Tout passe, tout lasse »; on ajoute parfois : tout casse, mais ce qui a été écrit dans les cœurs demeure éternellement.

Pour finir avec un dernier souvenir : à la fin de nos devoirs d’enfant, il fallait écrire, en bas, un peu à droite : « Merci, mère » (avec la virgule).

Oui : Merci, mères…

Cette chronique fait suite à celle parue dans le numéro précédent : Au temps des Ursulines de Gaspé - Enseigner avec amour et sagesse

VOYEZ UN BULLETIN DE 1928

Les élèves se pratiquent sur des métiers à tisser, 1950.

Photo : Gustave Bédard BAnQ Québec, Fonds Ministère de la Culture et des Communications - Office du film du Québec, E6,S7,SS1,P81522

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[NOS ÉVÈNEMENTS]

Série de maisons alignées le long de la mer du côté sud de la presqu’île de Forillon, années 1930. Au centre, on aperçoit notamment les maisons de Wilson, Peter et Clifford Bourgaize.

Autour des habitations, des vigneaux pour le séchage de la morue, des cordes de bois, des petits potagers et les terrains délimités par des clôtures. À droite, au pied des falaises, on observe notamment la présence d'un chafaud et d'un bâtiment de pêche.

Musée de la Gaspésie. Collection Marcel Lamoureux. P77, 83.16.151.45

L’EXPROPRIATION DU TERRITOIRE DE FORILLON : RETOUR SUR LES DÉCISIONS POLITIQUES Il y a 50 ans, le 22 juillet 1970, le sous-ministre des Travaux publics du Québec, J.-Alphonse Dugas, dépose au greffe du palais de justice de Percé le plan général d’expropriation du territoire de Forillon. L’État provincial devient propriétaire irrévocable des 244 km2 de terres nécessaires à l’aménagement d’un premier parc national fédéral au Québec ainsi que de toutes les propriétés et installations qui s’y trouvent. Dès lors, les 225 familles qui habitent le territoire ne sont plus chez elles.

Aryane Babin

Autrice du livre L’expropriation du territoire de Forillon : les décisions politiques au détriment des citoyens et originaire de Paspébiac

À

ce moment, ni les propriétaires concernés ni aucun citoyen de la région ne sont au courant du déroulement de la procédure légale qui va rendre officielle l’expropriation de la majeure partie de la péninsule de Forillon pour y instaurer ce premier parc national fédéral au Québec.

Les décisions entourant la création du parc

La volonté des responsables politiques provinciaux et fédéraux d’intervenir dans le développement régional [48]

est à l’origine de la création d’un parc national en Gaspésie. Afin de revitaliser l’économie de la région, le Bureau d’aménagement de l’Est-duQuébec (BAEQ) propose l’implantation d’un parc dans la presqu’île de Forillon. Dans son rapport, le BAEQ propose les futures limites du parc : « Le parc lui-même ne s’étendrait pas à la péninsule entière de Gaspé. Sauf pour quelques petites franges côtières et quelques couloirs de pénétration, la majeure partie du littoral ne ferait pas partie du parc lui-même. Cette bande de terre

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variant d’un à deux milles en profondeur et ceinturant le parc, serait donc théoriquement indépendante du contrôle exercé sur le parc luimême. Il va de soi que cette situation serait illogique, car cette zone frontalière possède des attraits incontestables qu’il importe de sauvegarder.

Aussi, même si cette zone frontalière est théoriquement exclue du parc, elle doit y rester organiquement rattachée et son développement doit être contrôlé par l’organisme responsable du développement touristique de la presqu’île. »1

[NOS ÉVÈNEMENTS] L’État fédéral, qui souhaite alors étendre son réseau des parcs nationaux et accentuer sa visibilité au Québec, reprend à son compte les recommandations du BAEQ concernant la création d’un parc national à Forillon. La promotion du projet met d’abord l’accent sur les retombées économiques majeures qu’il apportera à la Gaspésie. Ensuite, pour justifier le choix de cette région, l’État fédéral établit les caractéristiques que le parc doit présenter selon les critères de Parcs Canada. L’importance des attraits naturels et culturels de Forillon, partie du Canada jugée exceptionnelle et représentative du paysage canadien, vient justifier l’intégration de ce territoire au réseau des parcs nationaux.

Le 26 mai 1968, l’État fédéral et l’État provincial signent une Entente de coopération. S’ensuit une longue période de négociations et de discussions entre les parties à propos des questions de cession et d’intégrité du territoire, qui opposent fédéralistes canadiens et nationalistes québécois. Au pouvoir au moment des discussions, le gouvernement de Jean-Jacques Bertrand tarde à conclure une entente officielle avec Ottawa concernant le transfert du territoire et les modalités d’acquisition des terres. De plus, les nombreux acteurs impliqués dans l’opération retardent la concrétisation du parc. Les responsables fédéraux, appuyés par les citoyens

Les activités traditionnelles de pêche se sont poursuivies et les havres sont demeurés des lieux de rencontres privilégiés pour les locaux et les visiteurs. Toutefois, les activités ancestrales de pêche familiale ont pris fin. Dorothy et Clarence Roberts en train de fileter leur morue dans leur anse familiale, 1971.

Photo : Maxime St-Amour

de Forillon qui revendiquent l’implantation du parc dans leur région, exercent des pressions sur leurs homologues provinciaux pour que le projet puisse aller de l’avant.

L’acquisition des terres

Le 21 mai 1969 est ratifié le texte de l’Entente qui officialise la création du premier parc national fédéral au Québec, le parc national Forillon.

L’accord prévoit : « que la province de Québec mettra le territoire du « parc de Gaspé » à la disposition du gouvernement du Canada pour une période de 99 ans. L’accord stipule également que la province de

Les pêcheries William Fruing & Company et William Hyman & Sons se concurrencent et ont leurs sièges sociaux à Grande-Grave. Hyman achète Fruing en 1918 et en 1925 et poursuit ses affaires jusqu’en 1967, année de sa faillite. Grande Grave, entre 1900 et 1930.

Musée de la Gaspésie. Série Marguerite Patterson. P57/24/24/12

Québec aura le droit de reprendre possession du parc après 60 ans moyennant le remboursement de toutes les dépenses d’immobilisations engagées par le gouvernement fédéral au cours de la période de 60 ans. Dans les deux cas, le Québec est d’accord pour que le territoire concerné soit utilisé en tant que parc et à des fins de conservation à perpétuité. Cet accord est renouvelable sur entente des deux parties. » 2. L’Entente prévoit que le Québec est chargé de faire l’acquisition des terrains nécessaires à l’aménagement du parc.

Le processus de négociations entre les responsables fédéraux et provinciaux, qui s’est étendu sur une période de deux ans, permet de constater que la cession puis le transfert du territoire de Forillon ont été longs et complexes. Celui-ci est ralenti par les prises de position partisanes qui ont teinté les débats entourant l’intégrité du territoire québécois ainsi que par les nombreux intervenants impliqués.

Avec l’élection du libéral Robert Bourassa le 29 avril 1970, le projet du parc devient de plus en plus concret puisque la prise de décision s’accélère. La création du premier parc national au Québec est confirmée le 8 juin par la ratification de l’Entente officielle entre Ottawa et Québec.

Selon l’accord : « Le Québec s’engage

[NOS ÉVÈNEMENTS]

Hommage aux « gars des Travaux » Maxime St-Amour

Biologiste et chef de l’interprétation, parc national Forillon de 1970 à 1998

Dès l’arrivée du Surintendant du Parc en septembre 1970, nous avons établi un bureau à Gaspé et engagé du personnel. Il était urgent de démontrer que l’administration du parc était là pour aménager le territoire, que cette administration créerait des emplois ici et qu’elle était une entité tout à fait distincte de l’équipe du gouvernement québécois chargée de l’expropriation.

L’équipe de la section des Travaux a été créée presqu’exclusivement de gens expropriés. Ce sont ces personnes aux savoir-faire et talents diversifiés qui ont physiquement aménagé Forillon dès le début. Ils ont d’abord peiné à démolir les centaines de maisons et bâtiments et ont nettoyé les terrains et les bords de routes (il n’y avait pas de collecte d’ordures en 1970). Ce sont eux aussi qui ont, entre autres, aménagé les sentiers et les terrains de pique-nique, reconstruit des ponts, restauré les maisons gardées à Grande-Grave et construit d’autres infrastructures importantes au fil des ans.

à prendre les mesures nécessaires, avant le 31 décembre 1970, pour libérer les terrains de toutes charges dont ils pourraient être grevés pour en acquérir, le cas échéant, la propriété libre de charges; d’aviser le Canada au fur et à mesure que lesdits terrains auront été libérés ou acquis, et de donner libre jouissance

Scène agricole sur le versant sud de Forillon, entre 1900 et 1930.

Musée de la Gaspésie. Série Marguerite Patterson.

P57/24/24/43 [50]

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desdits terrains au Canada avant le 31 décembre 1970. »3.

Signe de la grande importance accordée à la réalisation du projet, l’entente survient moins d’un mois après la prise officielle du pouvoir par le Parti libéral, le 12 mai 1970.

Toutefois, avant de pouvoir céder les terrains nécessaires à l’aménagement du parc à l’État fédéral, les terres doivent être acquises par l’État provincial. L’éventuelle obligation de quitter le territoire ne suscite aucune appréhension particulière parmi les citoyens. En effet, personne ne pourrait habiter dans les limites du parc selon la Loi sur les parcs nationaux qui stipule que « les terres publiques situées dans les parcs ne doivent pas être aliénées, choisies pour s’y établir, ni colonisées, et personne ne doit employer ni occuper quelques parties de ces terres […] »4. Or, les citoyens de Forillon ne sont toujours pas au courant des intentions de Québec, n’ayant reçu aucun avis les informant de l’inclusion de leurs propriétés dans les limites du parc et de la procédure d’expropriation, le cas échéant.

Devant l’absence de renseignement, la plupart des citoyens ont

Équipe de restauration du Magasin Hyman, 1984. De gauche à droite, en haut : Réjean Pipon, Precillien Blanchette, Reno Boulay, Antonin Côté et Christian Pipon; en bas : Pascal Dupuis, Réal Denis, Armand English, Donald Perry et Romuald Labbé.

Photo : Maxime St-Amour

toujours en tête ce qui a été annoncé dans le rapport du BAEQ, à savoir que le parc ne s’étendra que sur « quelques petites franges côtières et quelques couloirs de pénétration ».

La majorité des résidents s’imaginent donc qu’ils n’ont rien à craindre pour leur propriété.

L’expropriation du territoire de Forillon

Pour accélérer le processus d’acquisition, les responsables provinciaux adoptent à la hâte le 17 juillet 1970 la Loi sur le parc Forillon et ses environs. Cette Loi accorde des pouvoirs spéciaux d’expropriation au ministère des Travaux publics. Il est autorisé à contourner les procédures pour accélérer l’acquisition des terrains, sans d’abord procéder aux offres d’indemnisation et aux négociations avec les expropriés.

Cinq jours plus tard, soit le 22 juillet, l’avis d’expropriation rendant l’État provincial propriétaire irrévocable des propriétés de Forillon est déposé au palais de justice de Percé.

Cette manière hâtive de procéder trahit l’intention des responsables provinciaux d’accomplir rapidement l’expropriation à Forillon.

[NOS ÉVÈNEMENTS] de couper des services essentiels comme l’électricité, le téléphone, le déblaiement des routes pendant l’hiver ou encore le transport scolaire. Ces méthodes abusives, dénoncées plus tard par les jugements des tribunaux, visent à faire respecter les budgets établis et les délais prescrits par l’État fédéral pour le transfert de propriété du territoire.

Une opération sans précédent dans l’histoire du Québec

Le parc national Forillon, dont les traits naturels et culturels jugés exceptionnels ont justifié l’intégration de ce territoire au réseau des parcs nationaux du Canada. Secteur Cap-Bon-Ami, 2017.

Photo : Maxime St-Amour

Au lendemain de l’annonce de l’expropriation, le climat d’incertitude dans lequel sont plongés les expropriés s’intensifie avec le manque d’information et de communication.

Près de deux mois s’écoulent avant qu’ils n’obtiennent des détails de la part des responsables provinciaux à propos du déroulement de l’opération. De plus, les indemnisations proposées sont grandement inférieures à ce à quoi les citoyens s’attendent. Pour une terre de 43,34 acres (175 390 m2) et une maison couvrant une superficie de 1,6 acre (6 474 m2), une propriétaire reçoit 7 010 $. Elle sera obligée d’emprunter pour se reconstruire une maison.

Au cours des négociations, différents moyens de pression sont utilisés par les négociateurs pour amener les expropriés à rapidement accepter les faibles offres d’indemnisation. Par exemple, les experts de la partie expropriante ont fortement découragé les citoyens de recourir aux tribunaux, notamment à la Régie des Services publics, pour obtenir de meilleures indemnisations financières. Dans son mémoire, Me Bernier, l’avocat ayant

défendu les expropriés, dénonce ces méthodes : « Au lieu d’expliquer aux expropriés qu’ils avaient un droit de recours devant les tribunaux, qu’ils avaient droit d’avoir les services d’un évaluateur aux frais de la partie expropriante, et qu’ils avaient droit au service d’un avocat, au moins au niveau de la consultation, ils leur ont présenté tous ces professionnels comme des gens à éviter au risque de faire gruger leur indemnité. Ils leur ont décrit la Régie des Services publics comme un tribunal rangé du coté [sic] de la partie expropriante dont le rôle aurait surtout été de sanctionner l’évaluation des experts aux frais des expropriés. »5 Dans bien des cas, l’utilisation de cet élément de persuasion constitue l’argument principal qui convainc les expropriés d’accepter les indemnités. Quant aux expropriés qui tardent à accepter les offres et à abandonner leurs résidences, une pression constante est exercée sur eux pour les convaincre de conclure une entente. Les expropriants les menacent d’impliquer la police dans le processus,

L’expropriation du territoire de Forillon dans le but d’y implanter le premier parc national fédéral au Québec est une opération sans précédent dans l’histoire du Québec.

Le processus d’expropriation a été long, complexe et pénible pour les expropriés qui se sont vus imposer de nombreuses décisions et restrictions de la part des responsables provinciaux. Les expropriés ont été confrontés à des règles qui n’ont pas favorisé l’octroi d’indemnités justes et équitables. Ils ont également subi des pressions indues lors des négociations. Ces méthodes ont forcé l’acceptation rapide de faibles montants afin que les responsables provinciaux respectent les budgets et les délais prescrits par l’État fédéral pour que le territoire soit libéré et transféré. Il va s’en dire que les décisions des responsables fédéraux et provinciaux ont été appliquées sans aucune considération pour les citoyens occupant le territoire depuis des générations ainsi qu’au détriment de la situation particulière de Forillon.

Pour en savoir plus : visionnez le coffret de DVD Mémoires de Forillon Notes

1. Bureau d’aménagement de l’Est-du-Québec, Plan de développement de la région, pp. 100-101.

2. W. F. Lothian, Petite histoire des parcs nationaux du Canada, Environnement Canada, 1987, pp. 142-143.

3. BAnQ Québec, Fonds OPDQ, E32, Dossier Parc Forillon, « Entente conclue entre le gouvernement du Canada et le gouvernement du Québec », le 8 juin 1970.

4. Loi sur les parcs nationaux, L.R.C. 1970, c. N-13, art. 6.

5. Fonds personnel de Lionel Bernier, Mémoire des expropriés de Forillon au ministre des Travaux publics, pp. 4-5.

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Photo : Charles-Eugène Bernard Musée de la Gaspésie. Fonds Charles-Eugène Bernard. P67/B/6b/2/15

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Méganne Perry Mélançon Députée de Gaspé à l’Assemblée nationale du Québec

Sylvain Roy, Député de Bonaventure Porte-parole de le 3e opposition, en matière d’enseignement supérieur, retraite et travail Agriculture et alimentation, Forêts, faune et parcs

« Des crises comme nous le vivons sont des moments terribles et traumatisants pour de nombreux individus et groupes de nos sociétés. Par contre, c’est un moment où nous avons la responsabilité de réfléchir et rêver notre monde, où nous nous devons d’innover pour nous adapter, d’être créatifs pour évoluer et surtout d’être solidaire pour ne pas perdre notre humanité. »

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