Migros Magazin 36 2010 f VS

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26 | Migros Magazine 36, 6 septembre 2010

La mue du vilain petit canard Troisième livre, premier enfant, la Vaudoise Anne-Sylvie Sprenger, un des rares auteurs romands publiés à Paris, a laissé loin derrière elle un passé de «feuille morte» complexée.

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ous les fenêtres d’Anne-Sylvie Sprenger, une alignée de pierres tombales. La faute à un voisin marbrier et un exil à Bienne qui ne pouvait avoir, chez cette lémanique enragée, qu’une excuse: celle de l’amour. Ce qui ne l’empêche pas de publier son troisième livre et lui permet de tenir dans les bras une petite Anaïs, son premier enfant. Pour une fois, elle ne sera pas soupçonnée d’impudeur autobiographique. Sa Veuve du Christ s’inspire de l’affaire Kampusch, avec l’idée de «pousser à son paroxysme le syndrome de Stockholm. Pas seulement que la victime aime son bourreau mais qu’elle le prenne pour Dieu.» Les relations entre agresseurs et victimes l’ont toujours interpellée. Le livre précédent, Sale fille, évoquait une mère qui abuse de sa fille et «ce lien trouble de complicité qui se noue quand même. L’illusion de l’amour, pour rendre supportable l’intolérable». Au moment de l’affaire Kampusch, Anne-Sylvie Sprenger avait été frappée par les insinuations contre la jeune fille. «On se demandait ce qui s’était vraiment passé, et si Natascha n’était pas un peu perverse. Moi aussi je l’ai pensé et je me suis sentie coupable.» Alors écrire ce livre, c’était un peu «chercher à comprendre». Dénoncer aussi «notre attitude», celle des psychiatres «trop heureux d’un cas pareil, très bon pour leur petite carrière», de l’entourage aussi. Dans le livre, l’héroïne, Léna Rochat, se retrouve enceinte et c’est arrivé «trente minutes après que j’aie appris l’être moi-même», raconte l’écrivain. Qui met ainsi dans son livre «cette trouble expérience d’être enceinte et en deuil en même temps. J’étais enceinte de mon premier enfant et je vivais le deuil de Jacques Chessex, qui était mon meilleur ami, qui avait été le

témoin de mon mariage. J’étais en deuil, mais j’étais enceinte, la vie était plus forte, la vie continuait.» Quand on demande à la jeune mère si la naissance d’Anaïs va changer sa vie d’écrivain, c’est un «non!» immédiat qui fuse. Son quatrième livre, elle l’a déjà commencé et il sera «très noir». C’est ce qui la motive, «les choses à creuser dans les comportements humains, l’obscur».

Depuis toujours, l’envie d’écrire

L’envie de raconter des histoires, en tout cas, Anne-Sylvie Sprenger l’a toujours eue. A l’âge de 4 ans, elle s’essaie à la bande dessinée. Elle ne sait pas encore écrire, alors elle dicte à sa mère ce qu’il faut mettre dans les bulles. Plus tard, entre 13 et 16 ans, elle rédige un premier roman, déjà du sérieux: «Maman, qui travaillait à 24 heures, le faisait relire par un correcteur.» Et puis un jour patatras, un prof lui sort la remarque qui tue: «Chouette comme hobby.» Après, l’adolescente n’osera plus dire qu’elle veut être écrivain. Mais, aujourd’hui, depuis qu’elle est pu-

«La veuve du Christ» s’inspire de l’histoire de Natascha Kampusch.

bliée, elle dit qu’elle n’est plus la même. «Avant j’étais une petite feuille morte. Aujourd’hui j’ai l’impression d’avoir plongé mes racines dans la terre, d’avoir ma raison d’être.» Etre publiée à Paris qui plus est, cela reste «un rêve d’enfant». Quand elle était petite et qu’elle s’imaginait faire des livres, elle ne savait même pas «qu’il s’en faisait en Suisse». Dans son imaginaire, écrire ça a toujours été «Paris, Saint-Germain-des-Prés, Duras…» Mais d’abord elle se lance dans les matchs d’improvisation, jusqu’à devenir professionnelle, puis tout arrêter. Savoir que les gens payaient lui mettait «trop de pression». Ensuite, désargentée, elle trouve une astuce pour aller au théâtre gratuitement: s’improviser critique pour un ou deux journaux romands. Puis elle tâte un peu de cinéma, quelques courts métrages. Mais le cinéma c’est compliqué. «Mettre en place un budget, motiver les troupes, j’ai trop peu de confiance en moi pour ça.» Alors elle retourne au bon vieux roman. «Là, j’étais seul maître à bord.»

Si on lui demande de quel genre seront les histoires qu’elle racontera bientôt à sa fille, elle ne réfléchit pas longtemps: «Anaïs en tout cas n’aura pas le droit de lire les livres de sa maman avant, mettons, l’âge de 35 ans.» Elle lui proposera «plutôt des histoires normales». Comme Le petit chaperon rouge et bien sûr Le vilain petit canard, son conte préféré: «J’étais une enfant rejetée à l’école, j’étais complexée, on se moquait beaucoup de moi.» Alors le jour où elle découvre le dessin animé de Disney et que le vilain petit canard est en réalité un cygne, elle a pensé «wouah. Un conte qui montre que ce n’est pas parce qu’on est différent qu’on est moins bien.» Son premier livre, Vorace, en 2007, traitait de la boulimie poussée à l’extrême, mais pas seulement. «Je voulais parler du corps, pas celui des magazines, le vrai, avec tout ce que ça englobe, le sang, les muqueuses, le corps malade.» Un peu de religion aussi. «Montrer quelqu’un avec une soif d’absolu, qui exige tout de la vie, une soif de Dieu, une soif d’amour jamais comblée.» Cette place majeure accordée à la chose religieuse dans tous ses livres, Anne-Sylvie Sprenger le jure, Chessex n’y est pour rien. «Plutôt les dimanches, puis les camps chrétiens, j’ai grandi dans une atmosphère très croyante.» Elle lit toujours sa bible «de temps en temps et prie beaucoup». De l’affaire Kampusch et de la version qu’elle en a donnée, AnneSylvie Sprenger dit encore: «Je crois à la rencontre de deux solitudes. J’aime bien cette idée d’un amour qui réunit les malheureux.» Laurent Nicolet Photos David Gagnebin-de Bons

Anne-Sylvie Sprenger: «La veuve du Christ», Fayard.


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