JE N’AI RIEN VU A HIROSHIMA Lou Camino
Je N’AI RIEN VU A HIROSHIMA Lou Camino
Je ne devais pas aller à Hiroshima. En tout cas, pas cette année a priori. En théorie, j’aurais dû être quelque part en Indonésie. J’ai changé d’avis, un peu à la dernière minute, quand bien même l’envie – voire le besoin – d’aller à Hiroshima remonte à des années. Je ne saurais dire quand exactement car je suis malheureusement une piètre archéologue de ma propre mémoire. Le lycée et ses figures imposées – seconde guerre mondiale, histoire du Japon… –, l’université et ses apprentissages choisis – physique atomique, astrophysique, épistémologie… – auxquels se superposent une incompréhension répétée face aux atrocités contemporaines qui jalonnent l’Histoire, une compréhension redoutable de l’illusion pacifique, mais aussi une indéniable fascination pour l’iconographie apocalyptique avec cette pensée dérangeante voire obscène « c’est beau, quand même, un nuage atomique ! ». Il y a aussi cette incrédulité face aux images de cette ville instantanément rasée, de sa population décimée en une nictation, face aussi à cette violence inouïe, inimaginable, dictée et mise en œuvre par des Hommes contre d’autres Hommes. On dit même que le monde moderne est né avec cette guerre… Il y a 13 ans, je creuse le sillon et me plonge dans les images des films « atomiques », rédige un court essai sur la place des images d’archives dans celui d’Alain Resnais au scénario de Marguerite Duras, Hiroshima mon amour, réalisé en 1959,
et dans son remake de 2001, qui n’en est pas réellement un, H Story, de Nobuhiro Suwa, réalisateur japonais né à Hiroshima en 1960. Dès lors, je ne conçois pas ne pas y aller moi-même un jour. C’est toujours un faisceau d’éléments conscients et inconscients qui me conduit quelque part. Même s’il a fallu des décennies, Hiroshima a été totalement reconstruite, les vestiges de l’époque sont rares et sanctuarisés. Je me demande si une ville ayant vécu cette histoire-là laisse filtrer une atmosphère particulière même 72 ans après. Cette histoire quasi unique – je pense à Nagasaki que l’on a tendance à oublier – dans celle de l’Humanité. Je me demande ce que l’on peut ressentir, en tant qu’étrangère et jeune épargnée par ces horreurs, en errant dans ses rues, en visitant ses musées, en croisant ses habitants. Ce n’est pas un utile « vous êtes ici » sur un plan de papier vers lequel on tend, mais un distancié « cela s’est passé ici » sur une plaque de métal. Et, simultanément, je me dis que Hiroshima est désormais une ville comme une autre, que l’on ne peut décemment pas vivre ad vitam aeternam avec le poids de l’Histoire sur ses épaules, a fortiori, celle que l’on n’a pas vécue. Donc, Hiroshima, c’est tout à la fois, le souvenir, l’oubli, le temps, l’inconscient collectif, la fascination de la toute puissance, c’est l’Histoire, c’est l’extra-ordinaire, c’est l’inhumain, c’est l’aveuglement, c’est l’impossibilité de la représentation, c’est la folie humaine, la résilience, le recueillement, la réconciliation mais c’est aussi l’ordinaire, le lieu commun, le banal, le trivial, le normal, le quotidien, les petits riens…
Dans l’avion qui me mène de Taipei à Osaka, je relis attentivement ma réflexion passée pour en extraire de précieux indices alors que je m’apprête à traverser la ville et à la photographier. Je note Little Boy, nom donné à la bombe par les Américains ; je note pikadon – éclair-explosion en japonais – ; je note les incontournables de l’imagerie nucléaire – l’explosion représentée par un écran blanc ou sa métonymie, comme le cadran de la pendule arrêtée à 8h15, les dégâts matériels et humains, les lieux de culte… Je note… Et je mémorise la carte de la ville. C’est un premier séjour. Quelques jours seulement pendant lesquels j’applique mon programme habituel : marcher observer capter. Dans l’ordre. Mais d’abord, j’arrive. Après l’avion, je me glisse dans un shinkansen qui me dépose à Hiroshima en 1h30. Les voies longent le stade Mazda Zoom-Zoom. Les projecteurs crachent leur puissante lumière blanche. Il y a un match ce soir. Baseball. Les gradins sont pleins. C’est le sport national. Et les Hiroshima Carp jouent. A posteriori, c’est drôle d’avoir ce stade pour première image réelle de la ville. J’ai en effet appris depuis, qu’à l’occasion d’un grand sondage réalisé dans les années 80 demandant à la jeunesse japonaise à quoi lui faisait penser Hiroshima, elle avait massivement répondu le nom de son équipe de base-ball… La nuit tombe sur la ville, je sors de la gare centrale, une nuée d’oiseaux fend le ciel qui s’éteint, certainement secoués par le départ d’un des nombreux tramways qui la quadrillent. J’y vois un accueil pacifique. C’est un peu naïf. M’installe dans l’un d’eux et ouvre les yeux. Arrive la station Genbaku Domemae. Le Dôme Atomique est de l’autre côté du pont Aioi, cible originelle de l’Enola Gay pour lâcher la bombe. Je le cherche du regard mais ne le vois pas.
Mon auberge est à proximité. Je pose mon sac et me dirige vers le Parc du Mémorial de la Paix où, cernés par de nombreux arbres bien verts et feuillus à cette époque estivale, se concentrent les principaux espaces commémoratifs de la ville.
Le dôme donc, qui est l’un des rares bâtiments à avoir résisté à la déflagration alors qu’il n’était qu’à 140 mètres de l’hypocentre de la bombe ; le cénotaphe devant lequel on se recueille ou se prend en photo ; la flamme de la paix, qui brûle depuis le 1er août 1964 et ne sera éteinte que lorsque les armes nucléaires auront totalement été éradiquées ; les cloches de la paix dont le son fait partie des « 100 sons du Japon » ; le monument de la paix des enfants, en mémoire des enfants sacrifiés incarnés par Sadako Sasaki, âgée de 2 ans en 1945 et décédée dix ans plus tard des suites d’une leucémie consécutive à son exposition aux radiations. Elle avait plié 1000 grues en papier, symbole de paix au Japon, pour satisfaire la légende selon laquelle son voeu sera alors exaucé. Le geste se perpétue depuis… Dans ce parc, se trouve aussi le musée du Mémorial de la Paix, où se pressent les visiteurs dès l’ouverture. Ils viennent de partout dans le monde et ont tous les âges. Chacun sait que cet endroit est conçu pour être un concentré d’émotions, plus ou moins maîtrisées. Ambiance sombre. L’exposition permanente s’ouvre sur une immense photographie panoramique de Hiroshima avant que la bombe ne la transforme en no man’s land indescriptible, ce que montre le panoramique suivant. Silence. Un autre espace. Grand. Clair. Un écran au fond, des sièges devant. Une succession de témoignages d’ibakusha, ces personnes ayant vécu et survécu à la bombe atomique, l’horreur passée décrite atteint le présent et les présents, fait vibrer les tympans, serrer les gorges et dévaler les larmes. Dans les sanitaires, des sanglots traversent les murs. Bien sûr, cela ne se raconte pas, cela s’écoute soi-même. Un autre espace. En clair-obscur. Pédagogique. Avec des photographies d’archives insoutenables ; des courriers échangés entre les instances militaires pour choisir la ville à rayer de la carte ; des explications scientifiques sur les mécanismes des bombe A et H ; des maquettes de Little Boy et de Fat Man (nom de celle larguée sur
Nagasaki) que les enfants caressent innocemment ; un discours en faveur du démantèlement de l’armement nucléaire ; une promotion de la paix à coup de photos de politiques signant des traités jusqu’aux derniers tests réalisés par la Corée du Nord. Enfin, ceux de 2016. Pas ceux qui ont inquiété la planète, et plus encore les Japonais, cet été, faisant un peu voler en éclats ces beaux discours de paix dans le monde, aussi vitaux soient-ils. Ailleurs, des objets trouvés, récoltés, légués, fondus, brisés, déchiquetés, explosés ; la folie des survivants face une réalité qui dépasse l’entendement. De fait, un sentiment diffus et confus me traverse alors que je me déplace dans cet espace émotionnel où (presque) tout repose sur ce « Plus jamais ça » maintes fois entendu. Preuve que les atrocités du passé ne sont pas une raison suffisante pour ne pas être reproduites, dans d’autres pays, sous d’autres formes, avec d’autres gens... Je suis là au milieu de ce musée et je refuse que mon émotion, ma colère, mon indignation soient confisquées par le passé car le monde actuel continue d’être un véritable enfer pour certains. Je n’aime pas l’idée que l’horreur doive entrer dans un musée pour que l’on s’en offusque. Evidemment, je n’aime pas non plus ce miroir tendu qui me montre que je ne fais rien contre les affronts du présent. Alors, je m’accroche à des micro-histoires encourageantes que j’invente en regardant les visiteurs, comme ce jeune Japonais penché sur une table lumineuse encadré par deux adultes d’autres bords, ou encore ce couple américano-japonais aux tissus plus qu’éloquents…
Et puis je quitte cet endroit particulier qui fait réagir chacun différemment. Je traverse à nouveau le parc et découvre le Dôme Atomique de jour, avec une tristesse qu’il n’avait pas la veille il me semble. Un mélange de lumière sans relief et de ce que je viens de voir sûrement.
L’ancien Hall de la promotion des industries de la Préfecture d’Hiroshima est le seul bâtiment aussi proche de l’hypocentre de l’explosion à être resté partiellement debout, à une époque où quasiment tout était en bois, transformant la ville en un intense brasier des jours durant. Inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1996, le Dôme de Genbaku a, dès le départ, été préservé dans l’état où il était après l’explosion. Ce vestige unique, qui incarne la puissance la plus destructrice jamais créée par l’homme et l’espoir de paix qui en est né, est devenu une image iconique de la ville.
En traversant le court pont Motoyasu et en laissant ainsi derrière moi le Parc du Mémorial de la Paix, un tout autre monde s’ouvre. Je dirais presque que le temps reprend son cours. Il y a la queue devant Nagata-ya, restaurant connu pour ses okonomiyaki, sorte de crêpe garnie par ailleurs l’une des spécialités culinaires de la ville. Les gens déambulent dans les galeries marchandes couvertes dont le Japon raffole. Les collégiens en uniforme rentrent en bande et par genre. Le sol nous dit qu’il est vieux (et donc qu’il en a vu) et qu’il est heureux.
Les chauffeurs de taxi tirés à quatre épingles convoitent des passagers. La bière s’apprête à couler à flots.
Les enseignes lumineuses en sommeil à cette heure-ci s’enchaînent. Les câbles électriques ont des vies bien rangées. Un homme marche dans le sillage d’une femme. On pourrait croire qu’il la suit. Il n’y a déjà plus d’occidentaux.
Le Penseur de Rodin fait une étonnante et inexpliquée apparition à un coin de rue. La rivière Enko laisse entrevoir son lit tandis que la nature part à l’aventure.
On papote à la sortie du 7-Eleven alors que la Cathédrale mémorial pour la paix des nations de Togo Murano faisant écho aux édifices bétonnés d’Auguste Perret se refait, à mon grand dam, une beauté. Porte close, je ne pourrai y entrer.
Il est 5:26 pm. Dans quelques minutes, les salary men vont déferler sur les trottoirs, les passages piétons, se presser dans les tramways… Fin de journée de travail comme une autre à l’autre bout du monde comme un autre. Les mêmes rituels se répètent inlassablement. Certains rentrent directement chez eux, d’autres s’arrêtent faire quelques courses quand une poignée file à la salle de sport, au ciné, au théâtre, voir des amis... Les rituels de la vie quotidienne.
Il est encore temps d’aller voir le Château d’Hiroshima sur son îlot, à l’écart du monde. Pas suffisamment cependant pour ne pas être entièrement détruit le 6 août 1945 alors qu’il a survécu à tout depuis la fin du 16e siècle. C’est donc sa fidèle – mais partielle – reconstruction en béton armé qui a pris le relais depuis 1958. Dans le parc, mangés par les herbes folles, des vestiges des fondations du quartier-général de l’armée impériale. Mais ce n’est pas la pierre qui me fascine le plus dans ce parc, ce sont certains de ses arbres. Des hibaku jumoku. Du nom de ces rares arbres qui ont survécu alors qu’ils n’étaient qu’à quelques centaines de mètres de l’hypocentre de l’explosion. Cela ne veut pas dire qu’ils sont restés debout alors qu’en 3 secondes, la chaleur émise par la bombe a été 40 fois supérieure à celle du Soleil. Cela signifie qu’ils se sont régénérés. Parce que ce qui était sous la surface de la terre n’a pas été directement touché. Et qu’un arbre, ça a des racines. Certaines espèces se sont d’ailleurs avérées plus résistantes que d’autres, Ginkgo biloba, Eucalyptus melliodora, Salix babylonica, Ilex rotunda et 28 autres pour 170 « arbres survivants ». Je m’en approche avec un infini respect, je parle à quelques uns, je pose ma main contre leur tronc, touche leurs feuilles. Héritage maternel. Je les regarde, je les admire.
D’autres arbres ont été replantés autour mais c’est comme si, par empathie, ils avaient eux-mêmes revêtu des atours posttraumatiques. Se parlent-ils encore de ce jour-là ?
Le Dôme de Genbaku s’efface dans la nuit. Un homme veille. Les feuilles font danser les lignes.
Un nouveau jour commence. Avec le soleil. Une journée lambda a priori même si cet étalon varie selon les latitudes et si, pour qui apprend encore à connaître le Japon, toute banalité est relative.
Les détails se cachent dans les arbres. Les hommes grandissent au cœur des musées. La ville a repoussé.
Et continue de pousser. Chantier. La transformation permanente. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Héritage paternel. Puis la métaphore, à la vie à la mort des stèles funéraires de ce cimetière bouddhiste à flanc de montagne veillant sur les vivants, en contrebas.
La Pagode de la Paix, aux allures de stupa, est posée juste au dessus, au sommet du mont Futaba, au nord-est de la ville. Hommage aux victimes de la bombe, appelant à la paix universelle, elle couve, en son cœur, des cendres de Bouddha. C’est le premier sanctuaire de la paix dans le monde à avoir été érigé en 1966. Ils sont aujourd’hui 80.
La pagode argentée, qui luit comme un phare en plein jour, est aussi le point de départ – ou d’arrivée – d’une traversée de forêt épaisse bercée par le chant de centaines de cigales, ponctuée de petits temples et d’autels épars, et d’un tunnel d’une centaine de torii vermillon menant au pied du temple Kinko Inari.
Le Mont Futaba accueille 16 sanctuaires et temples, tous reliĂŠs par un sentier qui fait oublier la ville.
Ville que je retrouve, paisible et accueillante, à l’heure où la ronde des retours reprend.
Mes pas convergent à nouveau vers le Dôme de Genbaku dont je découvre la façade est. Une famille de chats a élu domicile dans l’ombre de ses ruines. Ils sont là, au bord de ce qui fut une fenêtre, à observer les passants et les restants. Les proches et les lointains. Les silencieux et les bavards.
8h15. Tous les jours, une petite musique s’échappe de l’horloge, rappelant ce moment de bascule mondial. La vie ne s’arrête plus autour. Mais étrangement, quelque chose secoue mon corps.
Dans la salle du souvenir du Mémorial national de la Paix de Hiroshima dédié aux victimes de la bombe atomique, ce qui reste de la ville vue depuis l’hypocentre est recomposé avec 140 000 briquettes de terre cuite, autant que le nombre de victimes à la fin de l’année 1945. Car si 70 000 personnes meurent sur le coup ce matin là, 70 000 autres périssent dans les jours, semaines, mois suivants dans d’atroces souffrances. Ground zero. A 300 mètres du pont Aioi initialement visé, là où Little Boy est finalement largué, 580 mètres au dessus de l’hôpital Shima, reconstruit depuis. Une plaque commémorative rappelle sobrement les faits. Quel geste étrange ! Que cherche-t-il ?
S’éloigner. Aller au bout de la ville-delta. Là où se jettent les six bras de la rivière Ota. Aller voir la mer. Même intérieure. Galaxy. Et l’horizon. Pour respirer.
La vie tranquille du littoral. Les chantiers. Navals. Les pĂŞcheurs. De coques. Le grand hĂ´tel. De luxe. Les marcheurs. Y ĂŠtaient-ils ? Non, trop jeunes.
C’est calme. Silencieux. Apaisant. Sur la plage, un homme dresse des bulles de savon qu’il envoie à sa dulcinée mais elles préfèrent les hautes sphères. Comme je les comprends. J’essaye d’oublier où je suis mais je sens qu’inconsciemment, je traque des parallèles. Incrustés sur les rochers. Tapis dans le sable. Gravés dans le sol.
Je pourrais même m’arrêter là. Sur cette cigale qui ne chantera plus.
Mais la balade n’est pas terminée. La vie a déjà repris son rythme. Elle s’agite du côté de Nagarekawa-cho, où les néons transforment la nuit en fête. Les trajectoires se croisent. Les verres se vident. Les rires éclatent mieux quand la nourriture est bonne.
Es-tu sûre de n’avoir rien vu à Hiroshima ?
Hiroshima, Japon, Aoรปt 2017
JE N’AI RIEN VU A HIROSHIMA Lou Camino
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