L'image messianique, une écharde dans la chair

Page 1

L’image messianique, une écharde en la chair. Bonjour. Je voulais explorer avec vous l’ontologie de l’image des écrivains néo-testamentaires et la grammaire hébraïque, comment cette grammaire propose une autre lecture du temps et offre à ces images une puissance, qui elle génère une hantise. Nous allons parler lettre, verbe et messianisme. Paul et ses contemporains apôtres ont lu, au travers de la Torah et du récit deutéronomique, deux régimes d’images. La première est celle présentée dans le Décalogue. ‹ Tu ne te feras pas d’image taillée ›. C’est l’interdit des images d’Exode 20 et Deutéronome 5. Le mot hébreu utilisé est thémounah. Thémounah c’est d’abord la lettre Tav {‫}ת‬, la vingt-deuxième et ultime lettre de l’alphabet. Pour rappel, chaque lettre, en hébreu, porte une symbolique qui nous vient du symbole graphique qu’elle représentait avant d’être modernisé – presque des hiéroglyphes.1 La deuxième lettre, beth, par exemple, un carré ouvert à gauche, reprend les murs du foyer et a la valeur symbolique de la maison : {‫}ב‬. Tav, symboliquement, marque la fin, le sceau, l’accomplissement. À cette lettre, s’ajoute pour thémounah le mot émounah : la foi, la fidélité, l’adhésion, la confiance. Ce tav-et-émounah est une foi, une adhérence qui arrive à son terme. Elle sert à désigner l’image de l’arkhê.2 L’arkhê, en grec, c’est l’origine, le fondement, le commencement, le principe.3 C’est une image adéquate pour l’hyperkhê – Dieu chez nos protagonistes – mais interdite en dehors, en ce qu’elle devient une aberration – nul n’est son propre commencement. Repensons au verbe qui découle de arkhê : arkho, qui signifie ‹ commencer ›, ‹ être le premier à faire quelque chose ›. Thémounah, image de l’arkhê, est toujours jeune : l’image d’avant n’existe plus. L’image d’après n’existe pas. Il n’y a que cette image-ci et l’attention qu’elle nous implore.3 Il y a une linéarité temporelle au thémounah en ce qu’elle n’invoque rien si ce n’est elle-même : le passé est passé, le futur est à advenir, il n’y a qu’elle et le présent qui l’accompagne. L’image thémounah est l’image de son propre commencement, une boucle en elle-même, il n’y a pas d’avant, pas d’après, elle est. Vient alors son opposée, le deuxième régime d’image : l’image zelem. Zelem a un principe, une arkhê, qui est autre. Elle est l’antonyme de arkho. Elle n’est pas la première, ne sera pas la dernière, et le sais. Elle prend conscience du contexte conceptuel et historique dans lequel elle se trouve. Si elle est, c’est c’est parce qu’elle estlà dans une interdépendance avec hier, aujourd’hui et demain. Zelem se place dans la conscience de ce qui a été laissé du monde et de ce qu’elle va laisser du monde.4 Zelem et thémounah.

1

DE SOUZENELLE, Annick. La lettre chemin de vie. Le symbolisme des lettres hébraïques. Albin Michel. Spiritualité vivante. 1993 2

Exode 20.4 ; Nombres 12.8 ; Deutéronome 4.12, 15, 16, 23, 25 ; 5.8 ; Job 4.16 ; Psaumes 17.15. 3

AGAMBEN, Giorgio, Qu’est- ce qu’un dispositif, Traduit de l’italien par M. RUEFF. Rivages poches. Editions Payot & Rivages, Paris, 2014. p. 10-11 4

CHALIER, Catherine. L’appel des images. Actes sud, 2017. p. 14-15


Si nous relions par une relation typologique ces deux images avec le temps linéaire et le temps messianique, nous pourrions avancer ceci : l’image zelem transforme le temps. Elle invoque passé et futur dans notre présent.6 Cette opérativité quasiprophétique de l’image nous demande, pour la comprendre, de nous plonger dans la grammaire hébraïque des usagers de cette image. Ce point de grammaire, c’est le vav conversif. Ce terme aux consonances barbares indique un usage particulier de la lettre vav, la sixième de l’alphabet hébraïque. Nous avons déjà vu beth, la maison, et tav, le sceau. Vav {‫}ו‬, chez les proto-hébreux, désignait une petite cheville de bois pour faire des assemblages en charpenterie. Il était représenté par un trait vertical surmonté d’un petit cercle. Petit à petit, le cercle s’est ouvert pour évoquer plus généralement un crochet, un clou. Vav, c’est donc le clou, le pieu, la cheville, ou encore la rame: toujours des objets qui servent à rapprocher, assembler, relier deux éléments ou deux rives d’un fleuve – ou qui font tenir des éléments entre eux. C’est la capacité de relier, de lier, de faire lien. Ce sont ces clou qui tenaient la tente, le tabernacle au sol, ce sont ces mêmes clous qui tiennent aux murs les images de cette école. Le vav peut être placé devant un nom. On se retrouve avec la conjonction de coordination ‹ et ›. C’est lorsqu’il est devant un verbe que ça devient intéressant. Le verbe, précédé du vav, inverse son temps. Le passé devient futur, le futur devient passé. Je m’explique. La pensée hébraïque regarde moins un fait dans sa temporalité que dans son aspect, son accomplissement. Il faut sortir d’une idée de hier/demain, et rentrer dans un paradigme de fait/à faire, accompli/innacompli. Le vav transforme le duratif en ponctuel ; le ponctuel en duratif. Le degré d’accomplissement prime sur la temporalité. Nous avons donc quatre ‹ temps › : accompli ponctuel, accompli duratif, inaccompli ponctuel et inaccompli duratif. C’est cela qu’on appelle le vav conversif.7 Nous prenons un verbe au futur – sachant que c’est le yod {‫}י‬ qui, placé en tête du verbe, le conjugue au futur. Si nous collons devant cette forme verbale au futur un vav, le verbe qui s’étend toujours dans le futur prend également la valeur d’une action dans le passé, ponctuelle, accomplie, finie. Il s’agit là d’un passé qui a été définitif et dure. Les deux lettres vav-yod devant un verbe rendent à la fois le passé et le futur.

6

Voir BENJAMIN, Walter. Sur le concept d’histoire suivi de Fuchs, Eduard, le collectionneur et l’historien ; et de Paris, la capitale du xixe siècle. Éditions Payot & Rivages, 2018, thèse V. 7

LAMBERT, Mayer. Le vav conversif. Revue des études juives, tome 26. 1893. pp. 47-62


Prenons le début de la Genèse, avec la locution ‹ Que la lumière soit, et la lumière fut ›. La première portion, Yehi or en hébreu, serait littéralement ‹ sois, lumière ›. Nous pouvons y lire le yod, le verbe est donc au futur. ‹ Que la lumière soit ›. La seconde partie se lit vayehi or. C’est la même forme verbale, cette foisci précédée d’un vav. Le ‹ soit lumière › au futur devient, par le vav, ‹ fut la Lumière et elle n’a pas fini d’être ›. C’est un accompli duratif. Yehi or, vayehi or. Que la lumière soit, la lumière fut et n’a pas fini d’être. L’image zelem, pour les écrivains du Nouveau Testament, est donc une image qui est au monde ce que la lettre vav est à la grammaire. Nous observons un trou de ver iconographique. C’est une image qui inverse le temps. Le passé devient futur, le futur devient passé. Le duratif devient ponctuel ; le ponctuel devient duratif. L’image est un vav conversif. Ce futur qui hante et conditionne le passé est complètement irrationnel sans une plongée dans ce qu’est le temps messianique. La meilleure description serait celle qu’en fait Paul en 1 Corinthiens 7.29 : ‹ Le temps est court ›. Ce mot, ‹ court ›, retranscrit très mal la subtilité du ‹ sustelo › grec originel. Sustelo, plus que la brièveté, est un terme marin pour désigner une voile de bateau repliée sur elle-même.8 Paul a passé un temps bien long sur des embarcations en Méditerranée. Corinthe, à qui la lettre est adressée, est une ville portuaire. Si le temps est sustelo, l’émissaire comme le récepteur de cette lettre le comprend pleinement. Le temps est à penser comme cette voile de bateau qui se replie sur elle-même, cyclique, loin de notre ligne avantmaintenant-après. C’est ce que nous retrouvons chez les autres penseurs messianiques, je pense à l’Ecclésiaste, avec ‹ rien n’est nouveau sous le soleil ›, ‹ ce qui a été fait hier, c’est ce qui se fera demain ›, et bien d’autres. Le temps messianique est une spirale, une voile de bateau, dont les événements ne font que se répéter dans une intensité toujours plus forte. C’est ce qui fait que le sujet messianique est ininquiété: il sait que ce qui va se passer n’est que ce qui s’est passé. Scholem, lors d’échanges avec Benjamin, lui dit que ‹ Le temps messianique est le temps du vav conversif ›.9 Nous avons donc :

un clou grammatical avec une mystérieuse puissance d’inverser le temps

une voile de bateau qui se replie sur ellemême, figure du temps qui passe

un régime d’image qui disposerait de la même opérativité que le clou

8

AGAMBEN, Giorgio, Le temps qui reste. Rivages poches. Paris, 2017. Traduit de l’italien par Judith REVEL. p. 111 9

SCHOLEM, Gershom. 1995, 295


Je veux vous proposer la thèse suivante : le clou se plante dans la voile du temps. Il vient transpercer chaque couche. Le vav est ce clou qui relie. Il fait du lien. C’est par le trou que fait le clou que chaque couche du temps peut entrapercevoir la précédente et la suivante. L’image messianique est au monde ce que le vav est à la littérature hébraïque : elle délie le nœud du temps, rend inaccompli l’accompli et accompli l’inaccompli. Elle nous ramène hier et nous amène demain. Elle ramène de ce passé et de ce qui est laissé du monde. Elle prophétise sur ce qui peut – et va ? – changer du monde. C’est en cela que l’image peut parler, s’incarner, créer une dialectique avec le spectateur et opérer une adresse dans le présent de l’œuvre, son passé comme son futur : c’est rendu possible par cette puissance opérante et messianique qui tient du vav. Ce trou dans la voile fait du lien, crée du commun. C’est à cet instant que se cristallise la hantise. Ce clou est un excès et crée un excès. Il marque, blesse, crée un trauma. Nous sommes hantés par ces clous. L’espace disponible est limité. Essayez donc de planter un clou sur un clou. Essayez donc de naviguer avec une voile constituée de plus de trous que de tissu. L’image hante en ce qu’elle transperce le temps et le sur-occupe. C’est donc la première hantise : la voile de bateau ne peut pas recevoir indéfiniment des clous. La seconde hantise vient par le petit reste que crée l’arrivée du clou en la voile. Clouer, autant que lier deux éléments, est une violence. C’est transpercer. C’est une blessure, un trauma dans la voile du temps. Toute blessure présuppose un reste, un excès, une matière. Toute lésion en traumatologie entraîne un changement d’état des tissus dont le corps étranger a pris la place. Cette idée du reste est inhérente au messianisme.8 Le reste c’est ce qui est fait en divisant les divisions. C’est ce qui, une fois que tout est séparé, segmenté, catalogué ‹ reste › et ne correspond à aucun de ces critères. C’est le petit rien, c’est le solde après la virgule. Tout groupe divisé en dénominateurs communs finira avec un résidu, un reliquat qui ne correspond à aucun de ces dénominateurs – et permet un renversement des valeurs (parce qu’il ne correspond à aucun de ces groupes). C’est le peuple hébreu, à chaque exil. Ce sont les néo-testamentaires en judée puis en Europe.9 Même dans les textes eschatologiques, je pense à Amos et Esaïe. Il y toujours un reste, un surplus, une hantise, ce qui est en trop; et la question de ce qui va en advenir. C’est cela le reste. C’est cela la hantise. Ce qui est divisé du tout, anomique, un reste sans caractéristique et attache, et qui aspire à retrouver sa place.10 Ce que la blessure a de surplus en ellemême. Ce quelque chose en trop, qui ne correspond plus à rien parce que l’espace qui lui pouvait lui revenir est occupé.11

8

AGAMBEN, Giorgio, Le temps qui reste. Rivages poches. Paris, 2017. Traduit de l’italien par Judith REVEL. p. 95-103 9

SMILÉVITCH, Eric et FERRIER, Luc. Introduction de NAHMANIDE, Rabbi Moïse ben Nahman, 1263. La Dispute de Barcelone. Traduit de l’hébreu et du latin par Eric SMILÉVITCH et Luc FERRIER. Paris : Verdier poche. P. 22 10

PRADO, Plìno W. Ce qui nous fait résister. Résister, encore. Oeuvres d’art, culture & démocratie. FIBICHER Bernard. p. 90-102. coll. Documents sur l’art. JRP editions & Les presses du réel. p.93 11

Esaïe 10.21


Voilà que ce produit la lésion du clou. C’est toujours un reste, un surplus, ce qui est en trop ; une hantise – et la question de ce qui va en advenir. L’image, par sa puissance du vav, produit un petit reste que le temps ne peut recevoir, l’impossibilité pour le présent et le futur de parfaitement coïncider. C’est là l’irréalisme de cette convocation passé-présent-futur. Le clou, l’image, a pris la place de ce reste ; qui nous hante et que nous devons apprendre à gérer. Le messianisme est une pensée de la hantise. Le messianisme est une pensée du reste. Le messianisme est une pensée du reste qui hante par son besoin de salut et de retour. Si l’image est messianique, l’image est génératrice de reste et de hantise. Je vous remercie de votre attention.

Raphaël Lods www.lods.ch contact@lods.ch