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L’ESAC entre collectif et individus L’ESAC entre collectif

et individus

Texte d’Antoine Pickels ESAC 2017

Seuls,Seuls, au monde ! au monde !


Texte d’Antoine Pickels ESAC 2017


Seuls, au monde ! L’ESAC entre collectif et individus


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C’est quoi ce cirque ? Se poser, se reposer la question de qui nous sommes, en ce moment. Inlassable remise en question de l’instant, de la création, des contenus ou des débats. Une école, et particulièrement une école d’art, doit se repenser à chaque instant. Ré-éclairer son passé au regard des expériences nouvelles. Relire son histoire, et ce qui la meut à la continuer.

Entre le soi et le nous, de vastes champs libres, friches en résonance avec les philosophies du moment.

C’est quoi ce cirque, il en est où ? Un grand petit monde qui mute et qui s’adapte, qui évolue au même moment qu’il régresse, comme les cellules de nos corps, et par là-même, fait évoluer nos pratiques de corps. Techniques dévastatrices, techniques réparatrices.

ou « cirque contemporain » ne suffisent plus. Il va falloir réinventer, ou laisser tomber les qualificatifs, particules de noblesse d’une époque.

Ces corps qui font le cirque, celui d’aujourd’hui et celui qui se prépare, sont porteurs d’une suite de gestes mimétique, héritage transmutant. Accélération. Sensation de déjà vu, pourtant bien différent. Aujourd’hui n’est plus hier… En avant, innovation. Serait-ce le cours de l’art ? Ou… Un art qui conjugue l’esthétique à la sensation, l’irréalisable exécuté, dans une monde dévasté ? L’acte de cirque crée un espace-temps. Un cocon lumineux qui rayonne vers sa cible nommée public, et se nourrit de lui. Seraient-ce ces fils tendus à cet instant, invisibles mais palpables, qui feraient sens ? Qui feraient art ?

Cirque. « Je suis du cirque, je viens du cirque, je fais du cirque… et je te reconnais comme l’un des miens ». Les membres d’une famille n’éprouvent pas le besoin de justifier de leur légitimité, ils sont liés, interconnectés, hyper connectés. Entre le soi et le nous, de vastes champs libres, friches en résonance avec les philosophies du moment. Les relier. Faire siennes ces pensées émergentes, en phase avec le temps. Être, aujourd’hui. Ainsi va le texte d’Antoine Pickels, nous emmenant en boucles dans les méandres inversés, rendant l’impossible possible, toute l’idée du cirque.

Les questions qui ont conduit à l’émergence du nouveau cirque, celles de l’engagement et du politique, sont à nouveau sur la table, back clash. Peut-être parce que ce nouveau cirque est déjà vieux, que ce nom générique a fini par englober… on ne sait plus très bien quoi. Les termes « nouveau cirque »,

Toutes les idées de cirque.

Virginie Jortay directrice

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Enfin singulier, jamais seul


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fin de saison, ou presque, aux Halles Une de Schaerbeek à Bruxelles, et une fin de

cycle pour une promotion d’étudiants de l’École supérieure des arts du cirque. Comme il y en a eu de nombreuses déjà, comme il y en aura bien plus on l’espère, à l’ESAC. C’est « Exit », la sortie, à la fois moment de confrontation au public et examen final… sauf pour ceux qui échoueraient. Soit le passeport qui permet de quitter l’école où on a vécu, en mode aquarium1, pendant au moins trois ans, avec un groupe très réduit de condisciples. Or cet examen, cet « exercice finalisant » d’une dizaine de minutes, est la plupart du temps exécuté seul. Parfois le numéro est conçu à deux ou trois, parce que la technique (portés, bascule…) l’impose, mais alors c’est dans une osmose qui ramasse les corps en une proposition – on pourrait dire en un seul corps. Ce qui est donné à voir au public et au jury qui va noter les étudiants, c’est l’expression de talents singuliers, isolés, séparés des autres. Et pourtant cette singularité, l’aboutissement de trois ans, s’est forgée et n’aurait pu se forger qu’au sein d’un groupe.

1. On préférera ce terme à celui de bocal, trop étroit (et moins destiné à être vu, visité) que l’aquarium.

C’est un des (nombreux) paradoxes du cirque, des écoles de cirque, et parmi elles de l’ESAC. Car le travail du cirque appelle ce perfectionnement individuel, qui focalise sur la personnalité, qui nécessite de la part de l’artiste de cirque une obsession de soi-même. Cette obsession est certes comparable à celle du danseur qui se forme ; mais dans une dimension encore plus maniaque, dans la mesure où c’est seulement la répétition infinie des mêmes gestes qui va permettre d’atteindre la qualité exceptionnelle de l’approche de l’artiste. Or, cette obsession de soi se cultive dans un contexte où l’on n’est jamais seul.

Jamais seul Jamais seul, parce que l’espace de travail en lui-même est partagé. Comme un test permanent des capacités de

concentration de l’étudiant, cette pratique obsessionnelle permettant d’augmenter et de maintenir la qualité, le labeur de la répétition, comme les phases de recherche esthétique, ont lieu dans un environnement où d’autres artistes, simultanément, font autre chose, de la même manière. C’est donc mis à l’épreuve de la distraction, de la dispersion produite par le groupe, qu’il faut creuser en soi et s’isoler pour avancer. C’est au milieu du vacarme qu’il faut trouver son silence, de la confusion qu’il faut faire l’épure.

C’est mis à l’épreuve de la distraction produite par le groupe qu’il faut creuser en soi. Jamais seul, parce que même lors de la présentation du numéro, quand le silence du public se sera fait autour de l’être singulier, l’agrès (la corde, le fil, le tissu, le sol…) sera là, entre maîtrise et traîtrise, et qu’évidemment cet agrès est là tout au long du travail d’affinage. Jamais seul, parce que les accompagnants, les professeurs, et en particulier celle ou celui qui enseigne la spécialité choisie par l’étudiant, sont au côté de l’étudiant en quasi-permanence, guidant, corrigeant, encourageant… à la fois regard (et corps-regard, car

la transmission passe par le corps du professeur aussi) constant, miroir critique et empathique. Jamais seul, parce qu’il y faut toujours un autre étudiant pour aider à déplacer un tapis, pour ramasser les balles ou les massues, pour assurer le voltigeur ou la trapéziste, et que ces services rendus (qu’on espère recevoir en retour), font partie du « manuel de savoir-vivre circassien » minimum. Jamais seul ensuite parce que dans ce collectif (dont on verra aux chapitres suivants comment il constitue des communautés), au-delà de ces règles de courtoisie élémentaires, circule un souci de l’autre.

Care Souci. Le terme est faible, et le mot anglais de care correspond mieux à cette valeur si présente dans la micro-société du cirque. A la fois soin (comme dans to take care of : prendre soin de, veiller à) et souci (comme dans to care for : avoir le souci de, être concerné par), le care n’est envisageable que dans la relation. Tout infirmier, même improvisé, tout parent vous le dira : pour soigner (giving care) il faut que l’autre accepte de recevoir le soin (receiving care), et il faut sans cesse se demander et lui demander si le soin lui convient. Enfin, lorsque le care est conçu avec l’autre (caring with), il suppose la confiance, notamment en la réciprocité, donc la croyance en une solidarité. Si le care est si présent dans les relations au cirque (et de manière plus évidente encore au sein d’une école de cirque), ce n’est pas parce que les artistes de cirque seraient des êtres plus humains que d’autres. L’égoïsme, le narcissisme, l’individualisme existent bien sûr parmi eux, et même à la mesure, pourrait-on dire, du sacrifice que la pratique de leur art exige de ces artistes – mais y cohabitent étrangement avec les valeurs du care.

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Est-ce la possibilité constante, et l’expérience fréquente, de la blessure, et du handicap momentané ou définitif qu’elle induit, qui amène chacun à penser sa prévention et son vivre-avec ? Avoir un corps prématurément soumis à de multiples traumatismes, mais envisager son développement extra-ordinaire moins en termes de record (faire plus haut, plus vite, plus longtemps… ce que visent la plupart des sportifs) qu’en termes d’exception (faire différemment, quelque chose qui n’a jamais été fait) confère-t-il un autre entendement de la douleur et de la « moindre validité » ? On pourrait le croire, à entendre l’affection et l’intérêt que manifestent les artistes de cirque pour les corps autres, surpassant leurs handicaps ou leurs blessures. Et même l’appartenance revendiquée, pour certains, à la tribu des Freaks du film culte du même nom2 . C’est un fait en tout cas que dans ce monde du cirque qui semble, au regard du profane, n’être que prise de risques, la société s’avère être beaucoup plus une société du soin et du souci de l’autre qu’une société du risque. Ces termes ne sont pas employés ici indifféremment : ces dernières années, une politologue comme Joan Tronto 3 ou une philosophe comme Chantal Mouffe 4 se sont élevées contre le concept de « Société du risque » tel que théorisé dès les années 1980 par Ulrich Beck. Selon celui-ci et en simplifiant, les États ayant failli à nous protéger des désastres économiques ou écologiques, nous ne devons compter, dans cette « société du risque » avéré, que sur nous-même (ou sur le marché) pour nous en tirer. Une sorte de loi de la jungle post-moderne… qui de fait est l’arrière-plan idéologique qui sous-tend bien des évolutions de nos sociétés depuis les années 1980. Or, ce que nous propose la « société du cirque » face au risque est tout le contraire. C’est la nécessité d’anticiper le risque, et de le gérer. Non par la fuite dans l’individualisme, après que les risques se soient vérifiés ; mais par la

prévention solidaire. Peut-être, on l’a vu, pour des raisons égoïstes ; sûrement parce que c’est plus efficace d’être prévenus solidairement.

La sollicitude crée le groupe, comme la fonction crée l’organe.

Un corps commun Cause ou conséquence de cette solidarité, le soin et le souci de l’autre agissant comme un ciment, il se produit comme une agrégation – et la fabrication d’un corps commun. C’est un constat facilement observable à l’ESAC, y compris dans les cours théoriques. Il se trouve presque toujours un moment où la quinzaine d’étudiants assistant, assis en U, à un cours, forment une espèce de chaîne continue, se touchant les uns les autres, fusionnent en un corps unique. La même scène est observable à d’autres endroits de l’école, à d’autre moments, entre deux cours, pendant une pause : un agroupement dont on sent bien qu’il n’est ni idéologique, ni même amical – des étudiants qui peuvent manifester par ailleurs de très fortes oppositions peuvent se retrouver lovés l’un contre l’autre.On parle souvent du cirque comme

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d’une « famille », en se fondant sur les exemples historiques des cirques-entreprises familiales, se transmettant de génération en génération. Le cirque d’aujourd’hui, dans sa mobilité étendue et ses constellations internationales – frappantes dans une école supérieure comme l’ESAC, où les langues et les continents se croisent et se mêlent – ne me paraît pas correspondre à cette notion. Certes, l’école peut jouer aussi ce rôle d’une famille de substitution pour des étudiants qui souvent sont éloignés de leurs familles, mais c’est plutôt ici, dans un univers fondamentalement égalitaire – ce que ne sont pas les familles en général – la notion de corps social (« ensemble d’individus partageant une société ») que j’ai envie de convoquer. Ce corps social, s’il prend soin de chacun de ses membres (ou de ses organes), c’est parce que la blessure de l’un d’eux, ou pire son ablation, mettrait en péril l’équilibre du corps tout entier. On peut faire l’hypothèse que si le corps social de l’école de cirque prend tant de soin de chacun de ses membres (et vit si profondément le deuil de l’un d’eux, lorsque cela advient), c’est parce qu’il le considère comme une partie de son tout. De même que l’on prend soin des différentes parties de son corps (on se coupe les ongles ou on se lave, on veille à ne pas se casser une jambe, on suit un régime…), et que l’on est concerné par leurs dysfonctionnements ou perturbations (on examine la rougeur suspecte, on est inquiet du vertige ressenti…) À moins que ce ne soit l’inverse, et que la sollicitude crée le groupe, comme la fonction crée l’organe ?

La séparation Revenons à « Exit » ; pour regarder ce qui se donne de prime abord comme le spectacle plutôt joyeux d’une succession de numéros individuels, célébrant des talents singuliers. Regardons ce spectacle au filtre de ces idées de solitude impossible, de philosophie du care et de corps commun. Le risque de ce moment

2. Ou La Monstrueuse Parade, de Tod Browning, États-Unis, 1932. 3. Dans Le Risque ou le Care ?, Presses universitaires de France, coll. « Care Studies », 2012. 4. Dans L’Illusion du Consensus, Albin Michel, 2016.


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souvent à l’école des compagnonnages artistiques qui vont s’avérer de longue durée. Cette séparation, pourtant, est nécessaire pour que la pensée de la communauté puisse s’élargir, et que ce qui a été expérimenté dans le microcosme de l’ESAC puisse être vécu, ensuite, dans le macrocosme de la société internationale du cirque.

« solitaire » apparaîtra alors pour ce qu’il est. Ce moment où l’on est porteur, seul, du regard de ceux qui ont accompagné sans cesse la progression du travail – condisciples ou professeurs – et responsable pour eux autant que de soi-même. Ce moment qui a été anticipé et pensé solidairement avec les autres, avec la force collective que cela sous-tend. Ce moment aussi qui vise à la séparation du groupe – pour reprendre la métaphore du corps social, un moment où la main, assez agile, se séparerait – se désolidariserait – elle-même du reste du corps pour vivre de sa vie propre. On voit bien que le plus grand risque, à ce moment, n’est pas celui de la figure ratée, de la balle qui échappe, du faux pas. C’est celui plutôt, déchirant à sa manière, d’un rite de passage (que l’on refusera d’ailleurs parfois à l’étudiant de passer, si l’on estime qu’il n’est pas « prêt »). Un rituel non sans points communs avec ceux que certaines sociétés inventent à l’adolescence, ou à la fin de celle-ci. Sans doute tous les examens diplômants ont-ils un caractère de rituel. Mais à la différence d’une défense de thèse universitaire par exemple, où le doctorant prouve, dans des dispositifs qui peuvent d’ailleurs être gratuitement humiliants, qu’il réunit les qualités pour entrer dans la confrérie, ici la cérémonie vise à s’affranchir, à sortir de la communauté. Nous verrons plus loin comme cette séparation est parfois plus théorique que réelle ; car sans parler des couples amoureux qui s’y forment, se créent

Enfin singulier, donc, le ou la jeune artiste « coupe le cordon » avec sa famille choisie au sein de l’école. Mais s’il ou elle peut le faire au moment d’« Exit », c’est grâce à la négociation préalable, permanente, qu’a demandé le maintien de sa différence au sein de la pratique collective – et notamment dans les « collectifs » auxquels il participe au cours de sa formation….

À la différence d’une défense de thèse universitaire, la cérémonie vise à sortir de la communauté.

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Ensemble, mais disparates

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5. It’s Now, spectacle mis en scène par Fatou Traoré, Les Halles, 2014. 6. Bang !, spectacle mis en scène par Claudio Stellato et Nicanor de Elia, Les Halles, 2015. 7. Un Minuto, spectacle mis en scène par Roberto Magro, Les Halles, 2016. 8. Folk, atelier mis en scène par Reynaldo Ramperssad, Ceria, 2015. 9. tutti, atelier mis en scène par Charlie Degotte, Ceria, 2016. 10. Pas de 2 chez soi, atelier mis en scène par Ingrid von Wantoch Rekowski, Ceria, 2017.

Un automne, à Bruxelles. L’ESAC présente – c’est une tradition, au même titre que le spectacle de sortie « Exit » – une création collective dirigée par un artiste (ou un collectif), interprétée par toute une promotion en année diplômante – les mêmes qui, quelques mois plus tard, présenteront leurs numéros individuels. À un autre moment dans l’année académique, les étudiants de deuxième année seront également réunis pour un atelier collectif, faisant l’objet de présentations publiques.

Il y va de l’intérêt de tous que chacun trouve sa place dans le spectacle. De 2014 à 2016, on a ainsi vu des créations mises en scène par Fatou Traoré 5, Claudio Stellato et Nicanor de Elia 6 , Roberto Magro 7, ou des présentations d’atelier mises en scène par Reynaldo Ramperssad 8 , Charlie Degotte 9 ou encore Ingrid von Wantoch Rekowski10 . Des démarches très différentes, usant de poétiques de la scène presque opposées. Il y a en effet des lieues entre les architectures fluides en constante évolution de Traoré, l’énergie incandescente néo-punk de Stellato et de Elia, la recherche d’une poétique plus délicate de Magro, l’univers freaky et carnavalesque de Ramperssad, la mécanique burlesque

de haute précision de Degotte, ou la théâtralité perturbée et maniaque de von Wantoch Rekowski.

Partie d’un tout Les démarches ont néanmoins ce point commun de l’exigence, à l’endroit de la technique bien sûr, mais aussi dans l’élaboration et la transmission d’un univers artistique particulier, d’un projet précis, qui requièrent une certaine qualité d’interprétation. Or, être un interprète contemporain, ce n’est plus seulement obéir à des consignes, suivre une partition, se modeler selon les désirs du metteur en scène ou chorégraphe : c’est aussi apporter des idées et une créativité personnelles qui vont être mises au service du projet. Mais en acceptant ce principe que l’on contribue à un projet qui n’est pas le sien, dont la puissance va être trouvée dans la réunion des énergies et des qualités de chacun. Dans une réalisation artistique impliquant le collectif, l’échec de l’un, qui déforcerait un moment l’édifice, est l’échec de tous. Il y va donc de l’intérêt de tous que chacun trouve sa place (sa beauté, sa puissance, sa justesse) dans le spectacle – et ce même si sa qualité individuelle peut sembler en contradiction esthétique ou technique au départ avec l’énergie du groupe. Cette conscience que le groupe doit avoir pour l’individu crée aussi une autre conscience de soi pour l’étudiant. Elle force à chercher en soi des énergies, une poétique, dont on ne se sentait pas porteur. Ceci est à la fois lié au fait que l’on devient courroie de transmission de l’univers du metteur en scène, mais aussi au fait que, dans un collectif de cirque, on n’est pas tout le temps dans « sa » spécialité, dans la mise en valeur de « sa » qualité. Il faut savoir accompagner le travail de l’autre, admettre qu’on est pendant un moment « uniquement » acteur, danseur, figurant, accent visuel ou machiniste… ou montrer ses qualités (relatives) dans une pratique de cirque qui n’est pas sa

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les années 1970), le travail du collectif est devenu beaucoup plus représentatif de l’organisation du chaos, tel que la vie le crée et le gère, que d’un ordre artificiel imposé.

spécialité. Il faut même parfois admettre qu’on inspire peu le metteur en scène et qu’on n’aura pas grand-chose à faire. Mais l’étudiant y gagne aussi cette formidable liberté : la création collective devient l’espace-temps où il peut expérimenter et créer en dehors de ce qui l’obsède usuellement, cette focalisation sur sa spécialité qui occupe son quotidien pendant toute la durée de ses études.

Esthétiques du groupe Ce sont aussi des artistes contemporains qui mettent en scène ces créations. Aussi le collectif n’y correspond-t-il ni à l’uniformité, ni à la discipline militaire. Certes, il y a des moments où la puissance du groupe, exécutant un mouvement dit « d’ensemble » ou permis par la seule réunion des forces, va être exploitée. Mais – aussi parce qu’il s’agit de faire place à des pratiques de cirque différentes – le plus souvent le groupe est perçu dans sa diversité. Une notion du groupe plus proche, si l’on veut prendre des références cinématographiques, des foules du Sergi Eisenstein du Cuirassé Potemkine que de celles de la Leni Riefensthal de Triomphe de la Volonté. La manière dont les metteurs en piste, en scène, et les chorégraphes, conçoivent le groupe, le chœur, l’ensemble, a subi à cet égard un changement de paradigme très net à la fin du siècle passé. Avec l’avènement de la danse dite « contemporaine » (appelée telle à partir du milieu des années 1980, mais dont le mouvement est visible dès

Dans le même mouvement de société et de culture, le cirque est devenu collectif (en tant que spectacle) quand le collectif a cessé d’être militaire, quand la « famille » a pu être choisie. Les spectacles « collectifs » de cirque qui sont montés aujourd’hui – dans le circuit professionnel comme dans les écoles d’art – portent la trace de cette idéologie héritière des années 1970, qui relève plus de la communauté hippie que du défilé des armées. Il y a donc place pour l’expression du singulier dans ces pièces de groupe, mais comme on l’a vu plus haut, ce singulier pourra être pour l’interprète très différent de ce qu’il estime être ses priorités. Il y a surtout l’espace pour une concrétisation artistique de cette réalité du groupe que l’étudiant vit durant ses trois ans à l’école. Cette vie en commun de tous les instants, cette attention aux autres et des autres que constitue le quotidien de l’école – et en particulier de la promotion à laquelle on appartient – devient également un projet commun, un projet où se confrontent – mais où doivent se combiner – les positionnements artistiques de tous. Car ce n’est pas parce qu’on est dans la même école, la même année, que l’on a une idée semblable de ce qu’est l’art en général et en particulier l’art du cirque. À l’ESAC coexistent des visions différentes – c’est d’ailleurs aussi le cas pour les enseignants. De l’entertainment à l’avant-garde, les goûts et les ambitions des étudiants peuvent être très divergents ; l’une rêve de Las Vegas, l’autre voudrait travailler dans la rue ; celui-ci voudrait créer des spectacles familiaux, cette autre voudrait faire du cabaret ; untel se réclame de l’art performance, un autre vise une pratique socio-artistique... Si tous ces parcours sont respectés, tant par l’école que par les pairs, la relative étanchéité des trajectoires artistiques de chacun, de par leur suivi très individualisé, fait que

Le travail du collectif est devenu beaucoup plus représentatif de l’organisation du chaos, tel que la vie le crée et le gère, que d’un ordre imposé.

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les moments de confrontation artistique entre ces différentes positions sont rares… sinon dans ces quelques projets réalisés en commun. C’est d’ailleurs une des difficultés pour les metteurs en scène invités, qui doivent non seulement composer avec les spécialités différentes, mais aussi avec des « valeurs » parfois opposées. Si pour l’étudiant cette confrontation peut parfois être difficile, parce que ses repères usuels, son « système » sont bousculés, et qu’il se trouve désorienté, c’est aussi un moment, souvent jubilatoire, d’exploration dans un genre qu’il ne s’imaginait jamais pratiquer, et parfois une véritable découverte. Enfin, au-delà des progrès que l’on peut effectuer ainsi quant à la qualité de son interprétation c’est, grâce au travail commun, dans le regard sur l’autre, par son propre recul au second plan aussi, un des meilleurs moyens de comprendre l’artisanat de la scène dans toutes ses composantes. Les clés du spectacle vivant, quant aux questions de rythme, de focus, de suspens… se comprennent mieux ensemble que seul. Les aspects les plus laborieux du spectacle aussi : tout ce qui est de l’ordre du « réglage précis », qu’il s’agisse de rapport à la lumière, de chorégraphie, de rythme des « gags » – sans lesquels on manque son but.

Apparaître ensemble

11. Judith Butler, Rassemblement. Pluralité, performativité et politique, Fayard, coll. « à venir », Paris, 2016.

Au-delà de ces acquis pédagogiques, le rassemblement des ces jeunes artistes dans un même acte de création offre aussi aux regards extérieurs un précipité de cette vie commune qui est la leur pendant trois ans, dont le résultat scénique est patent, en particulier dans le spectacle collectif de troisième année. La cohésion de ces groupes d’étudiants est en effet toujours frappante, si elle ne supprime pas la diversité, voire le conflit. Quelle que soit la teneur de sa proposition artistique, l’artiste qui met en scène va vite réaliser à quel point cette cohésion

est précieuse pour porter son discours. Et souvent, la force de la communauté va imposer que le discours artistique traite, in fine, de la communauté : l’outil devenant ainsi le sujet. Dans son livre Rassemblement 11 , la philosophe américaine Judith Butler analyse et problématise ce qui se raconte dans les rassemblements publics de personnes vulnérables, qui par leurs actes « performatifs » (manifestations, occupations de places, travailleurs ou cyclistes précarisés se mettant littéralement à nu…) interrogent l’espace que leur laissent les sociétés. Parmi beaucoup d’éclairages frappants, elle souligne comment la présence persistante du corps y est, au-delà des symboles ou des slogans, le facteur signifiant un « droit d’avoir des droits » universel, et comment ces apparitions en commun dans l’espace public nous renvoient à ce préalable éthique de base, qui est que nous ne pouvons choisir ceux avec qui nous partageons le monde. Le faire, ce serait entrer dans une logique de classification (voire d’élimination) totalitaire. À la lumière de cette réflexion, on peut comprendre en partie ce qui nous émeut tant dans ces spectacles collectifs de l’ESAC. Ici aussi, on voit réunis, s’exposant en public, des êtres vulnérables qui n’ont pas choisi d’être ensemble. Certes, ces artistes de cirque hyper-entraînés nous apparaissent

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plutôt, au premier abord, comme des super-héros dotés de superpouvoirs, qui leur permettent des prouesses physiques plus extraordinaires les unes que les autres. Mais nous savons les risques que prennent ces superhéros, et leur fragilité : notre peur pour eux en témoigne, et au cas où nous l’oublierions, il y aura souvent un étudiant blessé qui viendra saluer avec les autres au moment des saluts. Les membres des Femen ou les cyclistes nus de Mexico sont d’ailleurs aussi, à leur manière, des héros. Certes, c’est le futur métier de ces étudiants d’apparaître en public, ce qui n’est pas le cas de tous les sans-papiers qui osent se manifester publiquement dans le monde. Mais, nous le percevons bien depuis notre siège de spectateur, il faut toujours du courage à celui qui entre en scène, et s’ils le gèrent mieux, les professionnels ne sont pas plus épargnés par le trac que nous. Certes, ceux-ci sont à l’école, ce qui leur impose d’être avec des condisciples qu’ils n’ont pas choisi. Mais – nous le voyons rien qu’à la manière dont les étudiants préparent les agrès et les dispositifs de sécurité pour les autres – ici la question de l’attention à l’autre est non seulement éthique, mais vitale. Ou est-ce parce qu’elle est vitale que son évidence éthique s’impose ? Car si cette signification des corps

rassemblés en public dans leur vulnérabilité ne se résume pas à une métaphore, c’est bien parce que ce sont des corps vivants qui sont face à nous. Des corps dont la diversité – physique, de mobilité, et même de langue si ces corps parlent (et nous font entendre à quel point l’ESAC est une tour de Babel) – nous frappe en premier lieu. Ainsi, face à ces corps disparates qui font œuvre commune, se forme une image qui est comme le reflet inversé de celle de l’artiste « solitaire, mais accompagné », évoquée plus haut : celle d’un ensemble qui considèrerait toujours l’individu comme irréductiblement singulier, et à accepter comme tel.

Ici la question de l’attention à l’autre est non seulement éthique, mais vitale.

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Séparés, toujours liés

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être ensemble tout en étant Peut-on séparés ? Cette question qui, dans le cas

du couple, a trouvé un nom, « LAT » pour Living Apart Together, est-elle pertinente pour une promotion d’étudiants qui, pour la plupart, vont cesser de travailler ensemble et repartir chacun de leur côté une fois les études terminées ?

Certes, il y a à cette dispersion des exceptions. Certaines associations d’artistes qui ont perduré sont sorties de l’ESAC, et de nombreux couples s’y sont formés en même temps qu’ils se formaient dans leurs arts. Ces associations – et certains des couples, car tous ne sont pas aussi des couples en art – ont souvent continué à travailler ensemble bien au-delà de l’école. Mais probablement la manière dont cette école favorise le développement individuel a-t-elle cet effet que l’on voit moins en surgir des collectifs, comme à l’issue d’autres formations. L’hétérogénéité des choix artistiques possibles qui est au cœur de l’enseignement de l’ESAC et permet à un jeune artiste de s’orienter vers des options esthétiques très diverses – des formes les plus commerciales jusqu’aux plus expérimentales – voit aussi les trajectoires, une fois qu’elles s’affirment hors de l’école, diverger plus fortement. Au sein de l’école, quel qu’ait été le désir de l’étudiant d’aller dans un sens ou l’autre, on lui a demandé de « tout essayer » – et même de tout creuser, y compris ce qui ne l’intéressait pas de prime abord. Une fois sorti, le jeune artiste est libre de s’investir dans son projet artistique – dont le numéro présenté à « Exit » est en principe la préfiguration.

12. Tristan Garcia, Nous, Paris, Ed. Bernard Grasset, coll. « Figures », 2016.

Il faut cependant nuancer aussi cette question de l’affirmation dans une voie ou l’autre. Car de nombreux artistes issus de l’école vont finalement déployer leurs talents dans des univers professionnels parallèles. Ou dans des « calques » différents, pour reprendre l’image qu’utilise le philosophe français Tristan Garcia à propos de nos appartenances

simultanées à différents « nous »12 . Un même artiste pourra ainsi mener une pratique de numéros solos dans le circuit des cabarets, participer à un projet collectif développé lentement lors de résidences plus ou moins subventionnées dans des structures dédiées à la recherche en cirque, monter une proposition au caractère plus spontané prenant place dans l’espace public, ou s’investir dans la transmission et l’enseignement. Comme l’écrit Tristan Garcia, nos identités collectives sont aussi inscrites dans des dynamiques, mues par nos rencontres et mutant à mesure que la société et la vision de l’humain se transforment : il n’en va pas autrement des parcours de circassiens, qui outre cette possibilité d’opérer à plusieurs niveaux parallèles, évoluent au long de la vie professionnelle.

L’hétérogénéité des choix artistiques possibles de l’ESAC permet à un jeune artiste des options esthétiques très diverses.

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Nos identités collectives sont aussi inscrites dans des dynamiques, mues par nos rencontres et mutant à mesure que la société et la vision de l’humain se transforment.

Le trajet de l’artiste de cirque – en tout cas celui issu de l’ESAC – semble ainsi être à fois individuel (voire individualiste) et collectif (et parfois communautaire). Ceci ne concerne pas seulement les choix esthétiques, mais aussi des choix économiques et de mode de vie, dont une partie prend sa source dans l’enseignement et la participation à la vie de l’ESAC, et est par ailleurs le reflet de l’époque et de l’évolution du cirque. L’ex-étudiant est souvent aujourd’hui un redoutable auto-entrepreneur qui, ayant appris à penser son travail en solitaire dans l’objectif du numéro de sortie, en a aussi anticipé l’économie, la viabilité, la pertinence dans un certain réseau de diffusion. À l’inverse de leurs prédécesseurs fondateurs du « nouveau cirque » des années 1970-1980, qui étaient en rupture et porteurs d’une certaine utopie, les jeunes artistes de cirque d’aujourd’hui composent pour la plupart avec le néolibéralisme ambiant, défendent dès lors leur travail de manière assez concurrentielle, visent le profit qui leur permettra de vivre bien. Mais tant le travail interne à l’école que les expériences de vie durant les études (colocations, fêtes, partages divers…) vont souvent mener les mêmes à des modes de vie valorisant la vie en commun, manifestant la persistance de l’esprit grégaire qui s’exprimait à l’école.

Un petit monde mondial Au gré de ces différentes configurations et valeurs, les ex-étudiants vont rejoindre la communauté étendue, le « microcosme mondial » qu’est le milieu du cirque. Le caractère paradoxal de ce milieu réduit en nombre d’individus, mais au réseau très étendu et présent par sa mobilité, est sensible en particulier pour ceux qui développent des projets « en compagnie », lesquels ne cessent de se croiser dans le monde entier, de festival en festival. Dès lors que le réseau s’étend, les rapports avec le noyau de base de l’école peuvent se détendre – même si souvent un contact assez étroit est gardé, malgré l’éloignement.

La mobilité des artistes et leurs engagements évoluent évidemment avec le temps. La durée de la carrière – ou du moins la réalisation de certaines prouesses, qui nécessitent des capacités athlétiques exceptionnelles – pouvant s’avérer brève dans certaines spécialités, et le désir de montrer son travail étant grand après la relative rétention des études, les années qui suivent immédiatement la formation sont souvent marquées par une activité intense, et une multiplicité de projets : il s’agit d’enfin donner à voir ce dont on s’est rendu capable, pendant le temps où ce sera possible. Pour ces premiers projets, l’artiste sera prêt à traverser les frontières, voire les océans. Mais cette hyperactivité va peut-être, un peu plus tard, entrer en conflit avec la constitution d’une famille « civile ». Différentes solutions s’offrent alors à ceux qui veulent concilier vie de famille et mobilité circassienne. Les plus radicaux créent des communautés mobiles quasiment autogérées – incluant éventuellement les dimensions d’enseignement pour les enfants –, en caravanes ou pas, ce qui implique une participation (pas forcément artistique, d’ailleurs) au projet circassien de toute la communauté. Il y a aussi moyen d’alterner, bien sûr ; ou de mettre à contribution un milieu qui intègre beaucoup mieux la notion de la gestion des enfants que d’autres milieux artistiques. C’est peut-être cette gestion assez naturelle, organique, qui fait

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écarquiller les yeux de ceux et celles qui n’appartiennent pas au monde du cirque, et les amène à évoquer d’un air attendri, à propos de ce milieu, la « famille »… quand il s’agit peut-être simplement de visions un peu moins « nucléaires » de la famille. La mobilité des ex-étudiants est à la base nourrie par la diversité d’origine de ceux-ci. L’ESAC on le sait a accueilli jusqu’à ce jour relativement peu d’étudiants belges – une particularité qui pourrait changer avec une meilleure offre de formations préparatoires qui se dessine en Belgique. Mais c’est une école-monde, qui accueille chaque année des étudiants sud ou nord-américains, et des européens du sud, du nord, de l’ouest ou de l’est… Après l’école, cette diversité crée du réseau, ne serait-ce que parce que les étudiants originaires d’ailleurs ont aussi le désir de montrer leur travail au pays natal. Ils y deviennent parfois acteurs de la diffusion de projets de cirque eux-mêmes, échangent leurs contacts avec leurs anciens camarades… L’école-monde est l’annonce du monde que l’on arpentera ensuite.

Signatures collectives Dans cette communauté mondiale s’intègre donc chaque année la « communauté momentanée » des ex-étudiants d’une promotion. À vrai dire, chaque promotion est toujours déjà étendue au-delà, car dans une école à taille humaine comme l’ESAC, les étudiants d’une promotion sont aussi connectés, pendant les trois ans de formation, aux deux promotions qui les précèdent et aux deux qui les suivent : soit un réseau de base de plus de quatre-vingt personnes. Comme évoqué plus haut, différentes unités professionnelles en surgissent : individuelles (celles-là trouvent souvent leur expression en formes courtes), en cellule liée à un numéro (duo, trio, voire quatuor), ou, pour des formes souvent plus longues, en collectif. Si l’on regarde de plus près ces projets impliquant un plus grand nombre d’individus, et ce, que les projets visent

l’expérience unique ou fondent un engagement commun de plusieurs années, on verra qu’ils sont la plupart du temps signés au nom du collectif – même s’il y a derrière le projet un porteur ou une porteuse principale. C’est une intéressante singularité du monde du cirque, où la revendication du titre d’auteur (et des droits qui vont avec !) n’est pas si usitée. Sans doute l’impossibilité de l’écriture scénique solitaire (puisque ce qui va être possible sur la piste ou le plateau sera déterminé, lors de la création, par chaque artiste participant) crée-t-elle l’humilité. De quel droit un des créateurs pourrait-il revendiquer, seul, l’autorat d’une œuvre de cirque impliquant plusieurs corps ? En outre, si l’on peut comprendre le maintien de la notion d’auteur dans la danse, où le fantôme de la hiérarchie classique rôde toujours, pourquoi devrait-on introduire une hiérarchie là où elle n’existe pas ?

L’école-monde est l’annonce du monde que l’on arpentera ensuite. Les collectifs de cirque maintiennent ainsi souvent une position à cet égard anarchiste, en rupture avec les usages du monde du spectacle vivant, où l’on n’aime rien tant que d’attribuer à un ou une artiste la responsabilité d’œuvres communes… Dans cette négation du système de l’auteur, les artistes risquent évidemment d’être supplantés par des employeurs-producteurs, qui

reprennent les droits et la gloire à leur compte, ou par des dramaturges, qui gérant le « récit », s’attribuent la paternité d’œuvres dont l’intérêt réside pourtant moins dans le récit que dans la manière dont on le récite…

« Famille » ? Reprenons du début. Revenons à Bruxelles, au début du mois de juillet. À ce qu’on appelle, à l’ESAC, l’« épreuve d’admission ». Ce moment où des communautés se sont formées, qui n’imaginaient pas qu’elles se formeraient. Des candidats étudiants ont convergé vers l’ESAC, isolés souvent, parfois par paires ou trios déjà formés. D’autres appariements ont été initiés durant l’épreuve d’admission : des compagnonnages qui ont duré parfois bien au-delà de l’école. En quelques jours s’y est aussi décidée la constitution d’un groupe – la promotion. La sélection a d’abord cherché la qualité individuelle ; pour des raisons d’espaces et de professeurs disponibles, il a fallu faire un choix parfois draconien dans chacune des spécialités ; on a jaugé, au-delà de la qualité technique et des possibilités corporelles envisagées d’abord, la qualité de présence, l’inventivité, la théâtralité… et, lors d’entretiens, la capacité à être en groupe, notamment à travers les facultés d’humilité ou d’empathie de l’aspirant étudiant. La constitution du groupe s’est alors décidée… Partiellement. Car au-delà des erreurs de casting, toujours possibles, les qualités de ceux qui passent les épreuves d’admission sont d’une part et en premier lieu celles qui se proposent au départ :  à cet égard il y a des années plus fastes que d’autres. Nul ne peut préjuger ensuite de la chimie très particulière qui va résulter de l’association de quinze à vingt personnalités… quels que soient les efforts de composition au départ. Le fait de vivre le temps des études dans un cercle assez restreint est certes commun à de nombreuses écoles

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d’art. Mais ici, comme on l’a vu, la proximité voire la promiscuité physique, l’importance donnée aux pratiques collectives, la nécessité des autres, fondent inévitablement une intimité, un rapport fusionnel – même entre individus sans affinités. Comme dans une vraie famille, où l’on doit composer aussi avec ceux avec lesquels on s’entend moins. Une fois sorti de l’école, l’ex-étudiant ne pourra plus faire abstraction de cette famille décomposée-recomposée (ou « étendue », si l’on veut prendre un modèle sociétal plus africain…) qui d’une certaine manière fait dès lors partie de lui, serait-ce en arrière-plan, et quand bien même il embrasserait une carrière de soliste ou de solitaire.

Il ne semble pas indifférent qu’une école d’art soit non seulement le lieu de l’excellence, mais aussi celui de la solidarité. 13. Judith Butler et Athena Athanasiou, Dépossession, Bienne-Berlin, Éd. Diaphanes, 2016

Libre seul avec les autres Aujourd’hui, face à la violence du monde, il devient difficile de se penser totalement solitaire, et autrement que solidaire : comme Tristan Garcia

l’exprime dans l’ouvrage évoqué plus haut, Nous, et comme Athena Atanasiou et Judith Butler le discutent dans leur dialogue Dépossession13 , la brutalité de la société urbaine contemporaine, en nous dépossédant des identités fixes, stables et certaines qui prévalaient dans le monde de la tradition, en nous rendant vulnérables, nous oblige à nous penser reliés aux autres. C’est l’effet paradoxal du néolibéralisme : là où Margaret Thatcher niait l’existence de la société pour exalter les individus, les politiques inspirées de ce modèle ont fini par recréer de la société entre individus précarisés. Cette précarité, l’artiste de cirque sait ce que c’est – à la fois économiquement et physiquement, pourrait-on dire. Il est dès lors important de comprendre la dimension collective du cirque d’aujourd’hui, non comme le reliquat un peu réactionnaire d’une tradition « familiale » grégaire (comme certaines interprétations romantisées du monde du cirque le font), mais comme un lieu de réinvention de la société, qui ne nie pas l’individu mais le pense, autonome, toujours dans sa relationalité aux autres. Au moment où l’étudiant est admis à l’ESAC, il ne le sait pas encore ; mais ce qui va irriguer ses trois années de formation (et devrait percoler dans sa vie professionnelle ensuite) est bien cette conjugaison entre développement personnel et pensée de groupe. À l’heure où d’autres voix jouent sur l’égoïsme pour inventer des modèles de société excluant l’autre, à l’heure où la précarisation a aussi pour effet de jeter certains dans les bras de l’extrême droite, il ne semble pas indifférent qu’une école d’art soit non seulement le lieu de l’excellence individuelle, mais aussi celui de la solidarité, qui seule permet une puissance d’agir sociale. Un lieu où l’on apprend à penser sa liberté avec les autres, dans une alliance qui ne soit pas fondée sur la similitude. Un lieu où l’on peut à la fois être seul, et au monde.

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L’ESAC est une école du Service public francophone bruxellois. Publication éditée avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles.


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