Entretien avec Andreï Ivanov

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Comment les autres migr ants ont- ils réagi à vos observations et à vos prises de notes ?

Eh bien, personne n’a pris ça au sérieux je pense ; en tous cas, personne n’a manifesté d’intérêt particulier. Tout le monde s’en moquait un peu. Dans l’état de désespoir dans lequel les gens se trouvaient, ils ne pouvaient pas imaginer que je ferai un livre, car un temps fou passe entre la serviette de table griffonnée dans votre poche vide et la maison d’édition, particulièrement quand on est un réfugié apatride et sans papiers, c’est à dire personne. Et dans mon cas ce fut particulièrement long : le premier livre n’a été publié qu’en 2009. Quand tu n’es rien, sans domicile ni papiers, on peut tout te dire. C’est facile. C’est comme parler à un abysse. Aujourd’hui je te connais, demain nous nous séparons pour toujours pour aller Dieu sait où, pourquoi ne pas se décharger l’âme ? Ce genre d’histoires t’arrive aux oreilles par hasard… Tu rencontres quelqu’un dans le train, il te raconte son histoire, il te demande d’où tu viens, il te dit d’où il vient, et c’est parti. J’ai vu des gens de beaucoup de camps différents, ils me racontaient spontanément tout, sur ce qui se passait, les autres pays, la vie des réfugiés, c’est une communauté très étendue, un genre de réseau, quand on est en migration avec un troupeau de gens, on rencontre d’autres troupeaux, on partage tout ce qu’on sait et tout ce qu’on a, comme le font les abeilles ou les fourmis, c’est courant, c’est comme être un hippie – hippies avec lesquels j’ai d’ailleurs fini par vivre à la fin, c’était logique… C’est très tribal comme fonctionnement, et très naturel ; quand on vit avec une famille dans une grande maison, une villa ou un bloc d’immeubles dans une grande ville, il y a de l’isolement, de l’intimité. Oui, c’est ça, c’est l’intimité : on en a très peu dans un camp, l’intimité est un luxe, il faut se battre pour l’obtenir, mais si on reste dans un camp suffisamment longtemps, on apprend comment la gagner. Quand je suis resté plus d’un an dans le même camp, j’ai réussi à avoir ma propre chambre, en échange de trucs ; je donnais quelques cours ou je faisais l’interprète, j’essayais d’être utile, j’ai acheté un vieux PC sur un marché aux puces (un compact, écran et disque dur intégré, Windows 3.11 et j’utilisais des disquettes pour sauvegarder ce que j’écrivais, qui finirent par être corrompues avec les années), les gens savaient que j’écrivais – j’allais partout avec un stylo


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